Aller au contenu

Des anciennes provinces de la France - Le Berry/02

La bibliothèque libre.
Des anciennes provinces de la France - Le Berry
Revue des Deux Mondes3e période, tome 109 (p. 883-912).
◄  01
03  ►
DES
ANCIENNES PROVINCES
DE LA FRANCE

LE BERRY.

II.[1]
DE PHILIPPE-AUGUSTE A LOUIS XII.


VI. — DE PHILIPPE-AUGUSTE A SAINT LOUIS, CRÉATION DU PARLEMENT.

Hugues Capet, en prenant le titre de roi de France, donna en quelque sorte le signal de la lutte qui allait s’engager entre la couronne et la féodalité. On sait la fière réponse que fit à Capet le comte Adalbert lorsque celui qui prenait le titre de roi demanda à Adalbert qui l’avait fait comte. — « Et toi, qui t’a fait roi ? » Ce qui n’empêche pas le roi franc de descendre en Berry et en Poitou, pour livrer bataille aux seigneurs qui ruinaient ces deux provinces par leurs querelles individuelles. On vit même des évêques, et, entre autres, le prélat qui gouvernait l’église du Berry, remplacer la mitre par le casque et le goupillon par l’épée à deux mains. Tellement violent devint l’antagonisme entre les nobles, le peuple des villes et des campagnes en souffrait à un tel degré, que l’archevêque de Bourges, Aymon, fils d’Archambaud, sire de Bourbon, essaya d’y mettre un terme en ordonnant un concile où serait proclamée la trêve de Dieu. Une messe solennelle à laquelle assistaient toute la noblesse et le clergé des alentours, fut célébrée en grande pompe dans la basilique de Saint-Étienne, et, après l’Évangile, le prêtre qui l’avait dite prononça ces paroles d’une voix menaçante : « Par l’autorité de Dieu, le père tout-puissant, nous, évêques, excommunions tous les chevaliers de cet évêché de Bourges qui refusent et refuseront de promettre à leur archevêque paix et justice comme il le demande. Qu’ils soient maudits, eux et leurs complices, et leurs armes et leurs chevaux ! Ils seront avec Caïn le fratricide, et Judas le traître ! Et, comme ces cierges vont s’éteindre à vos yeux, ainsi toute leur joie s’éteindra en présence des saints anges, s’ils ne viennent faire satisfaction, réparation et pénitence convenable au jugement de leur archevêque ! »

Aussitôt, tous les prêtres présens jetèrent à leurs pieds les cierges qu’ils tenaient à la main, et qui, en tombant, s’éteignirent. Il y eut comme un frémissement sous les armures sonores des chevaliers, un élan spontané vers la paix, mais cet enthousiasme s’éteignit aussi rapidement que les cierges des prélats, et les guerres entre seigneurs rivaux recommencèrent peu de temps après. Certaines résolutions adoptées dans le concile de Bourges de l’année 1031 sont restées célèbres et méritent d’être remémorées, car elles indiquent bien quelle était, en ces jours troublés, l’organisation du clergé.

Il fut défendu aux prêtres, aux diacres et aux sous-diacres d’avoir désormais des femmes ou des concubines ; s’ils en avaient, ils devaient s’en séparer aussitôt ou tomber dans la catégorie des chantres et des lecteurs. Les fils des prêtres, des diacres et des sous-diacres, nés pendant que leurs pères étaient dans les ordres, ne pouvaient plus être eux-mêmes admis dans le clergé. Défense d’épouser la fille ou la femme d’un clerc ayant déjà la tonsure. Autres particularités : — les hosties ne pouvaient plus se conserver d’un dimanche à l’autre ; — les draps ayant servi à recouvrir les corps des défunts ne devaient plus être posés sur l’autel ; — le prêtre n’était plus autorisé à exiger aucun prix pour le baptême, ou le sacrement de la pénitence : il devait se contenter des offrandes faites par les fidèles ; tonsure obligatoire pour les archidiacres, les abbés, les prévôts, les écolâtres, les chanoines, et tous ceux qui remplissaient un ministère quelconque dans l’église ; barbe rasée avec une couronne de cheveux seulement, telle que la portent les dominicains et les franciscains encore aujourd’hui en Espagne. Autre résolution bien caractéristique : défense aux laïques de posséder les bénéfices ecclésiastiques appelés fiefs presbytéraux. C’était le plus clair, le plus productif du revenu des abbés de haute noblesse, des prieurs et des archevêques ; ils se les réservaient.

En l’année 1145, un nouveau concile prépara à Bourges la seconde croisade ; autre concile en 1226 dans lequel fut décidée une prise d’armes contre les Albigeois. Une grande partie du clergé du Berry s’enrôla pour cette triste guerre à titre de combattant, et il s’y distingua par un fanatisme que Simon de Montfort ne sut que trop aviver.

Au moment où tout homme valide attachait à son vêtement la croix rouge des croisades, Philippe Ier, roi de France, sans souci de l’excommunication qui l’avait frappé à la suite de l’enlèvement de la femme de Foulques, duc d’Anjou, acheta d’Eudes Arpin, au prix de soixante mille écus d’or, la vicomté de Bourges. Cette magnifique acquisition fut le premier pas fait par la royauté vers le Midi de la France. Cet Eudes Arpin, dont les trouvères chantèrent les exploits en terre-sainte, tout d’abord grand seigneur prodigue jusqu’à la ruine, enthousiaste pour la délivrance de Jérusalem, captif ensuite des Turcs de Bagdad, finit par s’enfermer dans l’abbaye des bénédictins de Cluny en Saône-et-Loire. Il en était prieur quand la mort vint terminer cette vie si tourmentée. On verra, par la suite, que le Berry, à cette époque, pays de piété et de chevalerie, eut toujours plusieurs représentans de la noblesse dans chacune des croisades.

C’est peu de temps après que les esprits troublés se furent calmés, — on avait annoncé dans toute la chrétienté la fin du monde pour l’an 1000, — que fut construite, à Neuvy-sur-la-Bouzanne, une église unique en son genre, ayant exactement la forme de celle qui renferme le saint-sépulcre à Jérusalem. Si antique est son autel, qu’il est cité dans une charte du prieuré de Crozon en 1087. L’église est circulaire, et se compose de deux coupoles superposées, offrant à l’extérieur l’aspect d’une tour massive que devait couronner un troisième dôme resté inachevé. A l’intérieur, chacune des coupoles s’appuie sur des colonnes massives, douze au rez-de-chaussée et quatre au premier étage ; tout autour de ces colonnes, règne une galerie sombre invitant au recueillement. Transformée en forteresse au temps des guerres des Anglais, elle ne leur ouvrit jamais ses portes. Sa conservation est parfaite, grâce, sans doute, à M. Muret de Bord, qui, en 1847, obtint du gouvernement la somme de 92,000 francs pour la faire réparer.

On se souvient qu’à la mort du dernier prince de Déols, ce puissant seigneur laissa comme seule et dernière héritière de biens immenses, une enfant de trois ans, Denise. A divers titres, sa tutelle fut réclamée par Henri II d’Angleterre. Les autres parens de Denise qui habitaient en Berry, voulant prévenir une telle prétention, la conduisirent à Eudes, seigneur de La Châtre, son oncle paternel. Le souverain anglais ne l’entendit pas ainsi, et à la tête d’une forte armée, il vint jusqu’à Châteauroux pour faire valoir ses droits. Le comte Eudes, très prudemment, remit l’enfant à qui la réclamait ; elle fut conduite à Chinon sous bonne garde, et puis plus tard en Angleterre.

Louis VII, exaspéré par tout ce que Henri II se permettait sur le continent, lui demanda de se rendre à Graçay, — de nos jours un petit chef-lieu de canton du département du Cher, — afin d’arriver à une entente pacifique. L’entrevue ne donna aucun résultat, et le vieux roi de France se borna à dire à son orgueilleux rival : « O roi ! depuis que le commencement de votre règne et avant, vous m’avez comblé d’outrages en foulant aux pieds la fidélité que vous me deviez et l’hommage que vous m’aviez prêté… et de tous ces outrages, le plus grand, le plus manifeste, c’est votre injuste usurpation de l’Auvergne que vous détenez au détriment de la couronne de France. Certes, la vieillesse m’ôte la force de recouvrer cette terre et d’autres, mais devant Dieu, devant ces barons du royaume et nos fidèles, je proteste publiquement pour les droits de ma couronne, et notamment pour l’Auvergne, le Berry et Châteauroux, Gisors et le Vexin normand ; suppliant le roi des rois qui m’a donné un héritier, de lui accorder ce qu’il m’a dénié à cause de mes péchés, la grâce de recouvrer ces droits ! Donc, je confie la cause du royaume à Dieu, à mon héritier et aux barons de la couronne. » Ce disant, dit le chroniqueur, il se tourna vers les siens, le visage couvert de larmes : Et sic reversus ad suos cum lacrymis, colloquium terminavit. Philippe, l’héritier désigné, le vengeur futur que la postérité devait proclamer Auguste, exauça les vœux de son père outragé ; il infligea à la dynastie des Plantagenets plus d’une humiliation, et, ce qui faisait mieux les affaires de la France, l’obligation de restituer plus d’une terre arrachée par violence ou duplicité à ses maîtres légitimes.

Philippe, déclarant la guerre aux Anglais, quitte Bourges pour envahir le Berry aquitain ; sans rencontrer trop de résistance, il s’empare d’Issoudun, de Graçay, de Châteauroux et d’un grand nombre de forteresses sur lesquelles flottait le drapeau ennemi. Pour surcroît de bonheur, Henri II d’Angleterre meurt à Chinon, le 14 juillet 1189.

La trahison de ses deux fils, Richard Cœur-de-Lion, et Jean sans Terre, surtout celle de Jean sans Terre, son enfant préféré, abrégèrent son existence.

À cette mort, Richard, selon sa promesse, rendit hommage au roi de France ; il s’embarqua aussitôt après pour l’Angleterre avec l’intention de marier à un gentilhomme tout dévoué à ses intérêts Denise, la riche héritière de Déols. Son choix se porta sur l’un des plus illustres chevaliers du Poitou, André de Chauvigny, dont le cri de guerre : Chauvigny, Chauvigny, Chauvigny pleuvent ! se faisait entendre en Orient comme en Occident sur tous les champs de bataille. L’homme était parfaitement choisi : c’était the right man in the right place pour garantir à l’Angleterre l’intégrité des possessions de la jeune femme qu’il épousait. Une autre fin tragique, celle de Richard, survenue en 1199 devant le château de Chalus en Limousin, vint encore favoriser le vengeur de l’infortuné Henri Ier, car c’est de cet événement que date la première restitution faite par l’Angleterre du Berry à la France. Je dis avec intention la première ; ce ne fut qu’après les victoires de Duguesclin et de Jeanne d’Arc que la délivrance fut entière.

Par suite d’un traité conclu entre Philippe-Auguste et Jean sans Terre, tous les fiefs de la province furent remis au premier de ces princes. Ils devaient faire partie de la dot de Blanche de Castille, nièce du roi anglais et dont le mariage avec le fils du roi de France, le futur Louis VIII, dit le Lion, était une des conditions ; on sait que c’est de cette union que naquit ce pur esprit qui fut saint Louis.

Philippe-Auguste, aussitôt son traité conclu avec Jean sans Terre, s’occupa de fortifier tout ce qu’il possédait de villes en Berry. Issoudun fut spécialement l’objet de sa sollicitude en raison de sa situation près de plaines fertiles. Sancerre, quoique bien en terre berrichonne, restait en dehors de son action, car elle appartenait au comte de Champagne ; mais ce seigneur rendait hommage à la couronne de France, et, pour le moment, il eût été difficile d’exiger autre chose.

Lorsqu’on 1223 mourut Philippe-Auguste, les grands barons de la province du Berry avaient fait, de gré ou de force, leur soumission à la couronne. Parfois encore, ils rançonnaient les marchands juifs ou autres qui, pour se rendre à des foires lointaines, traversaient leurs domaines ; mais si ces traitans se plaignaient en haut lieu, le roi prenait leur défense et les nobles pillards recevaient de rudes châtimens. Beaucoup de ces hobereaux, qui ne pouvaient vivre chez eux en paix, allaient guerroyer au dehors ; ils ne prenaient part qu’aux querelles de seigneur à seigneur et non de seigneur à souverain.

Avant de mourir, Philippe-Auguste créa les baillis. Ils eurent mission de surveiller les prévôts, magistrats royaux auxquels étaient adressés les mandemens de la couronne. Les foires, les moulins, les pressoirs, les marchés, les étaux, les halles, les rivières, les étangs, les droits de sceaux, de greffe, de tabellionnage et de recouvrement des amendes leur étaient affermés ; que d’imagination dans ces créations de charges qui ne pesaient que sur le peuple ! Il y avait encore le sénéchal, qui n’était alors que le chef d’une justice seigneuriale ou le lieutenant-général d’un comte, et auquel prévôts et baillis devaient obéissance. Philippe-Auguste supprima cette charge.

Des deux règnes de Louis VIII et Louis IX, je ne rappellerai du premier que ce que j’en ai dit au sujet de la guerre des Albigeois. Quant au second, son règne ne fut qu’une succession de croisades. Toutefois, quoique Louis IX fût souvent absorbé par leur organisation, il sut faire de grandes choses, fort habilement utiliser le voyage qu’il fit à Bourges en mettant sous la dépendance de la couronne de France le comté de Sancerre. On a conservé les noms des chevaliers du Berry qui accompagnèrent le pieux monarque en Palestine. Dans la première croisade on trouve Guillaume II, seigneur de Vierzon, et son fils qui, plus tard, mourut à Carthage atteint du mal qui frappa son souverain ; Eudes de Mareuil et Etienne Aigullun, chevaliers ; Herbert de la Châtre, damoiseau ; Ébrard, abbé de Vierzon ; Pierre Ier, seigneur de Mehun dans le Cher, tué à Mansourah, de la Basse-Egypte, et où saint Louis fut fait prisonnier ; Guillaume de Chauvigny qui, pour payer son équipement et ses dettes, dut emprunter quatre cents livres tournois à des marchands de Florence. M. Louis Raynal dit à ce propos : « La royauté mettait son profit à seconder cet unanime empressement que mettaient les chevaliers à se ruiner ; c’était là pour elle l’un des plus utiles résultats des expéditions en terre-sainte[2]. » Je dois aussi citer dans cette liste de preux débarqués en Palestine : Roger de Brosse, seigneur de Boussac, Sainte-Sévère et Huriel ; Ebbes, seigneur de la Châtre, et ses deux fils ; le chevalier Guillaume de Barre, mort en débarquant à l’île de Chypre, et enfin Eudes de Châteauroux et Gaucher de Châtillon, l’un cardinal et légat du pape, l’autre chevalier de grand renom. « Je ne saurois dire, rapporte Joinville de ce dernier, toutes les grandes occasions où Gaucher moult bien se maintint outremer, et moult en valeur se il eust vécu. » Il fut un des rares seigneurs qui s’abstint de prendre part au jeu effréné dont les croisés faisaient leur principal passe-temps devant Damiette. Il fut tué par un musulman en défendant saint Louis. Le meurtrier parcourut le champ de bataille au galop de son cheval en proclamant son triomphe, tellement Gaucher était redouté.

On trouve peu de noms berrichons dans la seconde croisade, et je ne puis citer que ceux de Jean de Seully, Pierre, seigneur de Saint-Palais et de Vaton ; Hervey, seigneur de Vierzon, et le seigneur de Châteauroux, qui y laissa la vie.

Avant de suivre les événemens qui se produisirent en Berry sous Philippe le Hardi, Philippe le Bel et autres monarques, il est impossible de passer sous silence les services que rendit aux provinces placées sous l’autorité des rois de France l’institution du parlement, œuvre de saint Louis. Ce fut la création d’un pouvoir énergique et central, opposé aux exactions et aux privilèges des grands seigneurs. Les baillis, institués par Philippe-Auguste pour remplir leurs devoirs de juges, tenaient des assises dans lesquelles, entourés des vassaux du roi, la justice était rendue, réglés les services militaires et judiciaires. Avec le parlement, s’il y avait des différends que les baillis ne parvenaient pas à arranger, les questions en litige étaient portées en appel devant lui ; il les tranchait définitivement par l’application de mesures équitables, l’autorité des vieilles lois romaines, et les précédons modérés de la justice royale.

Saint Louis, par-dessus tout, avait voulu assurer la paix dans les provinces, et c’est pour cela qu’il combattit les privilèges excessifs de la féodalité, qu’il défendit les duels et les luttes privées de seigneur à seigneur. Les prélats et les prieurs avaient les leurs et ce qu’il y a d’étrange, c’est que les baillis étaient dans l’obligation d’y paraître. Ils s’en dispensèrent dès que saint Louis s’y déclara contraire. De son côté, Innocent III, au commencement du XIIIe siècle, frappa d’excommunication ceux qui en appelaient au jugement de Dieu, mais les nobles ne voulurent que difficilement en tenir compte, prétendant que c’était un « privilège de naissance ; » il en fut de même des clercs qui, cependant, se considéraient comme faisant partie du clergé. L’institution de la trêve de Dieu, œuvre des évêques, ainsi que la « quarantaine du roi, » pendant laquelle aucun duel n’était permis, modifièrent quelque peu les coutumes chères à la féodalité. « Ce fut, dit le sire de Joinville, en parlant de son roi, l’homme qui plus se travailla de pais entre ses soujets, et espécialement entre les riches homes voisins et les princes du royaume. »

Sous Philippe le Hardi et Philippe le Bel, rien de remarquable pour le Berry, sauf la confiscation des propriétés nombreuses que les Templiers possédaient, et une violente persécution contre les Juifs. Philippe le Bel dépouillait tous ceux qui avaient quelque fortune, et cela, avec une cupidité sans vergogne. « C’est un despote égoïste, a dit de lui M. Guizot, qui règne pour lui seul et ne demande au pouvoir que l’accomplissement de sa volonté. » La remarquable étude de M. Ch.-V. Langlois sur le procès des Templiers, procès auquel prirent part plusieurs membres du clergé de Bourges, prouve surabondamment combien cet ordre, vivant ou mort, fut victime des préjugés et de la mauvaise foi de ses ennemis[3]. Dans la tour d’Issoudun furent emprisonnés des juifs qui refusèrent de rendre gorge quand on les engagea de le faire. Sur l’une des parois de la fenêtre du deuxième étage, au midi, on lit encore ces mots profondément gravés dans la pierre : Deux frères sont en prison, Isaac et Hayem. Puissent-ils vivre toujours ! Que Dieu leur soit en aide ! Qu’il les fasse sortir des ténèbres à la lumière et de la servitude à la liberté ! Amen ! amen ! selat ! Ils sont venus le troisième jour de la Parecha Vaëhi, l’an 64 du petit comput. Cette date correspond à l’hiver de l’année 1304.

Avec Louis X le Hutin, la féodalité berrichonne s’efforça de reconquérir son indépendance des premiers jours, et, en effet, elle parvint à rétablir le jugement de ses querelles par ses égaux, et la liberté de batailler tant que bon lui semblerait. Ce roi, pendant un règne des plus courts et des plus mal remplis, 1314-1316, — voulut défendre à ses barons de frapper monnaie, mais sans y réussir. Son père Philippe avait tellement altéré la sienne, que personne ne voulait de l’argent royal. Louis X finit par ordonner que, seuls, trente barons de son royaume auraient ce privilège. Voici les noms des seigneurs du Berry qui obtinrent cette haute faveur : le comte de Sancerre, le seigneur de Charenton, le vicomte de Brosse, les seigneurs d’Huriel, de Vierzon, de Châteauroux, de Château-Meillant et de Mehun. La ville d’Issoudun, qui, pendant très longtemps, avait fourni des pièces au type local et à l’effigie de Richard Cœur-de-Lion, ne fut plus autorisée à jouir de ce privilège. Si le Berry fut à ce point de vue des mieux partagés, c’est parce que les autres provinces de France n’avaient pas, comme lui, terre de féodalité par excellence, un aussi grand nombre de seigneuries et de petites souverainetés.

Philippe V ou le Long, qui, le premier des princes du sang, avait eu pour apanage le titre de comte palatin de Bourges, succéda à son frère, et, c’est de la ville de Bourges qu’il signa presque toutes ses ordonnances. L’une d’elles prouve que les aménités échangées encore de nos jours entre avocats, et les railleries dont ils criblent leurs adversaires sous le couvert de leur robe noire, ne datent pas d’hier. Un article sur la police des audiences dit ceci : « Que cil qui tendront le parlement ne souffrent pas eux vitupérer par outrageuses paroles des avocats et des parties, car l’honneur du roy de qui ils représentent la personne tenant le parlement ne le doit mie souffrir… » L’article qui précède celui-ci n’est pas moins instructif sur les coutumes des anciens membres du parlement. — « Que cil qui tendront le parlement ne beuvent ne ne mangent avec les parties qui ont à faire par-devant eux, ne avec les avocats : car l’on dit pieça que trop grande familiarité engendre grand mal. »


VII. — LE DUC DE BERRY, JEAN. — DU GUESCLIN A SAINTE-SÉVÈRE.

Avec Charles le Bel s’éteignit la première branche des Capétiens, et, avec l’avènement de Philippe le Valois, commença une ère de calamité pour la France et le Berry. C’est d’abord, en 1346, la bataille de Crécy, où les Anglais décimèrent la noblesse française, comme elle avait été décimée à Courtray, en 1302, à la Journée des Éperons, par les Flamands. A Crécy, périt le noble comte de Sancerre, Louis II ; « il succomba, dit Froissart, au milieu de ces vaillans hommes et bons chevaliers qui, pour leur honneur, chevauchoient toujours en avant et avoient plus cher à mourir que fuite vilaine leur fut reprochée. » Jean de Luxembourg, roi de Bohême, seigneur de Mehun-sur-Yèvre en Berry, quoique vieux et aveugle, ordonna à ses chevaliers d’attacher leurs chevaux au sien : ils se lancèrent dans la mêlée, et, raconte encore le chroniqueur déjà cité, « on les retrouva gisant autour de leur maître et leurs chevaux alloiés ensemble. » La peste, celle qui sévissait alors à Florence, fit aussi de grands ravages en Berry. Puis, un incendie terrible qui éclata en 1353, à Bourges, détruisit la plus grande partie de cette ville, n’épargnant que la basilique de Saint-Étienne et l’archevêché. Le prince Noir qui avait ouvert les hostilités contre la France dès l’année 1339, et couvert de ruines les campagnes d’Auvergne et du Berry, fut pourtant repoussé de Bourges, d’Issoudun et de Châteauroux par les habitans qui avaient juré de se sacrifier à la défense de leur ville. Le prince anglais ne tarda pas à prendre une revanche éclatante de ces insuccès en gagnant la bataille de Poitiers. Là, périrent encore bon nombre d’habitans du Berry dont les noms obscurs resteront à jamais perdus dans un éternel oubli. Avec eux tombèrent André de Chauvigny, vicomte de Brosse, seigneur du Chastelet ; Guillaume de Linières, Jean, seigneur de Milly ; Jean et Seguin de Cluis et Jean de Sancerre. D’autres prisonniers de grande noblesse figurent dans ce désastre, au nombre desquels je relève le nom toujours glorieux entre tous les noms glorieux du Berry, celui du comte de Sancerre.

Avec la captivité du roi Jean, en Angleterre, l’histoire de la province reste comme interrompue, disparaissant sous les désastres qui s’abattent sur elle. Au nom du prince Noir, les Anglais occupent Vierzon, qui ne revint définitivement à la France qu’en 1370 ; la ville d’Aubigny, dans le Cher, de l’apanage de la maison d’Évreux, est prise par escalade ; il en est ainsi du château de Gordon sur la Loire et de la riche abbaye de Saint-Satur ; l’Anglais occupe Pallnau, Buzançais, Chabris, Briantes, les châteaux de Mont-rond, du Chassin, du Lys-Saint-Georges et bien d’autres. On fait la guerre dans ce qui est toujours appelé le Berry, soit au nom du prince de Galles, soit au nom du roi de France. Les seigneurs se battent pour leur propre compte, sans distinction de bannière, et l’on voit un Guillaume de Barbançon, seigneur de Sarzay, s’emparer de La Châtre à la tête de quarante lances, et y commettre mille infamies. Les paysans, que leurs seigneurs ne protègent plus, se réunissent en bandes, créent ce qu’on appelle la Jacquerie, et pillent, tuant tout ce qui n’est pas assez fort pour se défendre.

Lorsque fut signé en 1360 le calamiteux et humiliant traité de Brétigny, l’Angleterre stipula que les forteresses du Berry et du Bourbonnais seraient restituées au roi de France, Jean le Bon ; beaucoup de ceux qui les détenaient ne voulurent pas les rendre, et les plus tenaces furent les soldats de fortune qui disaient les garder par ordre du roi de Navarre, Charles le Mauvais. Jean, pour dédommager son troisième fils auquel il enlevait le Poitou pour le donner aux Anglais, détacha le Berry de la couronne, et le lui donna en apanage. C’était presque défaire ce qui avait coûté tant d’efforts, d’argent et de ruse à Philippe Ier et à saint Louis.

À cette occasion, la province fut érigée en duché-pairie, et, depuis lors, elle resta l’apanage des enfans royaux, sauf à revenir à la couronne quand se produirait un manque d’héritiers mâles.

Voici, pour ne plus y revenir, la liste de ceux qui en bénéficièrent. Le premier titulaire étant mort sans enfans, Charles VI donna l’apanage à Jean, son deuxième fils, et à la mort de celui-ci, à son quatrième fils, Charles, comte de Ponthieu, depuis Charles VII. Le frère de Louis XI, le duc Charles, en hérita en 1461 ; à sa mort, il revint à François de France, son troisième fils, puis à Jeanne, femme de Louis XII. En 1517, le duché fut donné à Marguerite de Navarre, sœur de François Ier. La sœur d’Henri II, Marguerite de Savoie, l’obtint ensuite de 1550 à 1576 ; puis, François de France qui prit le titre de duc d’Anjou, et mourut en 1584. Henri IV l’accorda en usufruit à la veuve de son prédécesseur, après quoi le duché fut rattaché à la couronne pour ne plus s’en séparer, quoique plusieurs princes du sang aient encore porté le titre de duc de Berry. « Chose étrange, dit M. Raynal, jusqu’à la révolution de 1789, aucun des princes qui l’obtinrent par suite de concessions personnelles ne laissa de postérité ; comme si, par une loi mystérieuse, la province, qui avait donné tant de preuves de sa fidélité à la couronne, n’avait jamais dû en rester longtemps détachée. »

Le nouveau duc de Berry, Jean, en otage à Londres, ayant obtenu d’Edouard III un sauf-conduit, passa le détroit et vint prendre possession de la province dont, pendant soixante ans, il devait garder le titre et la jouissance. Il la ruina, car ardent amateur d’objets d’art, de riches ciselures, de reliques précieusement enchâssées, grand constructeur, grand jouisseur et dévot avec cela, il puisa dans toutes les poches en pressurant le pays autant qu’il lui fut possible de le faire. Comme à peu près tous les Valois, le duc Jean de Berry aimait à bâtir. Quand à Paris son royal frère, Charles V, élevait le château neuf du Louvre, le Pont-Neuf, la Bastille, sans compter les résidences royales édifiées hors de la capitale, à Bourges, le duc Jean augmentait les dépendances et les fortifications de la Grosse-Tour ; il commandait aux sculpteurs de tailler dans la pierre le drame religieux qui ennoblit le portail de Saint-Étienne ; il reconstruisait le château de Concressault, et se bâtissait un palais qui fut une merveille et qu’il complétait par une autre merveille, la Sainte-Chapelle de la cour de Bourges. Mais où il donna plein cours à sa passion pour le bâtiment, c’est en construisant, vers 1387, le château de Mehun-sur-Yèvre. Les sculptures de cette résidence, ses délicates statues, ses tourelles élancées, ses créneaux et ses mâchicoulis élégans formant galerie tout autour des remparts, ne rappellent plus rien de l’aspect rébarbatif des sombres forteresses de la féodalité. Près de Mehun, pour les délassemens du noble duc, fut créée une garenne où l’on assembla, à peu près comme dans l’arche de Noé, tout animal susceptible d’être chassé à tir et à courre, y compris le chamois. Plus tard, Charles VII fit de ce château sa résidence favorite ; il n’en reste plus que des ruines.

Qui pourra dire ce que sont devenus les meubles, les tapisseries, les tableaux, les livres rares, la riche argenterie et les bijoux qui encombraient la fastueuse résidence de Jean le Magnifique ? Magnifique ! Le duc précipita les hommes de sa province dans une telle pauvreté, tant de malédictions s’attachèrent à sa mémoire, qu’il eût été plus sage de ne pas le qualifier de la sorte. Avec la misère qui accablait les villes et les campagnes, comment de si riches collections ont-elles pu s’amasser, et tant d’édifices splendides s’élever ? Par une oppression incessante, la spoliation de quiconque possédait.

Comme la guerre venait d’être déclarée une autre fois avec l’Angleterre, Charles V ouvrit les hostilités dans l’Aquitaine anglaise. Châteauroux et d’autres localités voisines étant villes frontières, de grands désastres les frappèrent. Le duc Jean, craignant que ses collections ne fussent mises au pillage et ses bâtisses suspendues, supplia son royal frère de le protéger. Bertrand du Guesclin qui, en ce moment, et contre ses habitudes, ne se battait, ni ne prenait aucune ville d’assaut, fut désigné pour le secourir. Il reçut l’ordre du roi de France de se rendre d’Espagne, où il était, à Paris, puis d’aller rejoindre devant Sainte-Sévère les ducs de Berry et de Bourgogne, qui y assiégeaient un corps important de troupes anglaises.

Avant de se rendre sous les remparts de cette ville, Du Guesclin faisait capituler Limoges, enlevait Saint-Yrieix-sur-l’IsIe et Brantôme dans le Périgord. Après avoir vendu sa vaisselle d’argent, comme il vendit dans sa jeunesse les bijoux de sa mère pour se créer des subsides que le souverain lui refusait, il arrive à Vire, rendez-vous d’une armée qu’on lui confiait. Il repart aussitôt avec sa troupe et tombe sur les Anglais à Pontvallain près du Mans ; il les taille en pièces, et fait leur chef prisonnier en compagnie de beaucoup d’autres nobles.

Depuis Crécy et Poitiers, les Français n’avaient plus osé attaquer leurs ennemis en rase campagne, aussi le résultat de cette victoire fut-il très grand, car il détachait de la cause du roi d’Angleterre bien des villes qui hésitaient encore à se déclarer en notre faveur. Du Guesclin revint à Paris, en triomphateur, pour remettre au roi les prisonniers faits à la bataille de Pontvallain. Ils furent laissés libres d’aller et venir sans autre lien que leur parole. « On ne les mit point en prison, dit Froissart, en fers, ni en ceps, ainsi que les Allemands font leurs prisonniers quand ils les tiennent, pour obtenir plus grande finance : maudits soient-ils, ce sont gens sans pitié et sans honneur, et aussi on n’en devroit nul prendre à merci[4]. »

De Paris, le connétable, après une pointe en Auvergne, se rendit en Poitou ; il prit les villes de Bressuire, Chauvigny, Moncontour et Montmorillon. Devant La Rochelle, l’amiral espagnol Bocanegra, venu au secours de cette ville sur la demande du roi des Français, battait, de son côté, l’escadre anglaise, et s’emparait du vaisseau sur lequel était le trésor que le roi Edouard d’Angleterre destinait au paiement de ses troupes. Ceci se passait au commencement de 1372. A la même date, Aymon Rose humiliait encore notre ennemi devant Harfleur. Les Anglais occupaient toujours Poitiers ; mais avant de donner l’assaut à cette ville, le connétable voulut s’emparer de Sainte-Sévère, la dernière place forte que l’ennemi eût en son pouvoir dans le Berry. Il s’y présenta avec 4,000 gens d’armes, et sans perdre une minute, en compagnie des ducs de Berry et de Bourbon, du sire de Glisson et du belliqueux abbé de Malepaye, il étudia les défenses de la ville. Elles étaient considérables : murailles hautes et épaisses, tours massives, fossés profonds, garnison vaillante et nombreuse.

L’un des plus empoignans épisodes du moyen âge en Berry est celui évoqué à Sainte-Sévère, par l’aspect d’une tour en ruine, couronnée de vieux lierre, seul débris, aujourd’hui, de ce qui fut un des points les mieux fortifiés de l’ancienne France. Sainte-Sévère était à triples murailles, baignée par les eaux de l’Indre et flanquée sur ses angles par des donjons aux pointes élancées. On la considérait comme imprenable. Un seul et irrésistible assaut devait pourtant l’enlever aux Anglais. C’est un incident de peu d’importance qui en précipita l’attaque. Un homme d’armes du connétable avait laissé tomber par mégarde sa hache dans les fossés. Il jura de la ravoir, mais non sans prier les sentinelles anglaises de l’épargner et de ne pas tirer de flèches sur lui pendant qu’il irait chercher l’objet échappé de ses mains. Les Anglais le criblèrent de traits, mais sans aucun effet, car il portait une armure d’acier à l’épreuve des flèches. L’homme d’armes ayant appelé ses compagnons à l’aide, ceux-ci accoururent au nombre de quatre cents environ, escaladèrent vivement l’escarpe jusqu’au pied du mur et commencèrent l’attaque sans en avoir reçu l’ordre. Du Guesclin déjeunait quand on vint lui faire part de ce qui se passait. Aussitôt, et comme quand une alerte survenait à l’heure de ses repas, renversant la table avec ce qui était dessus, il donna l’ordre à ses lieutenans de continuer la lutte. A l’un, il enjoignit de battre les tours, à l’autre de faire brèche à la muraille, aux archers et arbalétriers de viser les assiégés qui, de leur côté, accouraient en foule sur les remparts. La défense des Anglais fut aussi tenace que l’attaque des Français fut impétueuse. Le connétable y montra les ressources de son expérience et une bravoure qui, selon son expression, transformait les « siens en lions crêtés. » On le voyait partout, il dirigeait tout, prévoyait tout ; un archer s’étant plaint de n’avoir que de l’eau à boire dans une telle « empresse, » le sommelier du connétable reçut l’ordre d’amener des tonneaux de vin et d’en distribuer le contenu aux combattans.

Les Anglais, devant l’impétuosité des assiégeans, sollicitèrent une suspension d’armes qui leur fut accordée ; ils en usèrent pour demander de quitter la ville avec tous leurs biens et leurs alliés, et de plus, réclamer une somme de 30,000 francs contre la livraison de Sainte-Sévère et de son château. L’offre fut repoussée sans débat, et l’assaut repris avec un nouvel acharnement. Le fougueux abbé de Malepaye pénétra l’un des premiers dans la forteresse par une brèche. Ayant vu non loin de la muraille une grange remplie de paille et de foin, il s’empressa d’y jeter une torche et d’attiser l’incendie. Les assiégés cherchèrent à l’éteindre, mais ils divisèrent leurs forces, et les Français en profitèrent pour faire irruption dans la place.

Le butin de la ville procura aux vainqueurs des valeurs très grandes, car Sainte-Sévère était le dépôt où les grandes compagnies avaient amoncelé leur blé, leur farine, des monnaies d’or et d’argent, des épées, des casques, et, en grandes piles, du drap et du linge. Selon la coutume, les prisonniers anglais furent rançonnés ; puis on les laissa partir. Il restait à régler le sort des alliés des Anglais, des Français, hélas ! Lorsque après le combat, le duc de Berry voulut féliciter les soldats au nom de son père le roi de France, du vin fut apporté devant le connétable, qui refusa de boire. « Bertrand, lui dit le duc, que ne prenez-vous du vin ! Doutez-vous que votre chair ne soit ci empoisonnée ? — Je suis prêt à obéir à vos commandemens, répondit Du Guesclin, mais j’ai fait un vœu que je ne voudrais pas violer, et le voici : Vous savez que beaucoup de Français ont été pris dans cette ville, qui ont aidé à prolonger ce siège, et de la main desquels maint vaillant homme a perdu la vie. Par ce motif, j’ai fait vœu et promis de ne boire ni manger tant qu’il y en aura un seul de vivant. — Ce vœu, je le fais aussi, s’écria le duc. Et les prisonniers, traîtres à leur roi et à leur patrie, furent amenés devant Du Guesclin, puis pendus par les valets de l’armée aux abords de la ville. »

Avec Sainte-Sévère, les Anglais perdirent tout ce qu’ils avaient en Berry. Le Poitou leur échappa après l’heureuse bataille de Chiré en 1373. Il ne leur resta plus que Bayonne, Cahors et Bordeaux.

Un demi-siècle plus tard, Jeanne d’Arc dut reprendre, à la suite de nouvelles invasions, l’œuvre commencée par le connétable Bertrand Du Guesclin. Pourquoi le premier libérateur a-t-il reçu moins d’hommage que le second ? Comment a-t-il été possible qu’ils fussent séparés dans le tribut de reconnaissance que la France leur doit ? Entre Mende et Langogne, dans un des sites les plus désolés de la Lozère, non loin d’un ruisseau et à quelques centaines de mètres des ruines de Châteauneuf- Randon, s’élève, sans art aucun, un monument commémoratif du lieu où mourut le héros. Cela manque de grandeur, et c’est indigne du souvenir qu’il prétend évoquer ; visitez ce triste lieu, relisez Froissart, et vous joindrez certainement votre voix à celles qui demandent pour le connétable un monument en rapport avec les services qu’il rendit.


VIII. — JEANNE D’ARC, JACQUES COEUR, AGNÈS SOREL.

Le duc Jean, non satisfait des revenus qu’il retirait de son duché, se fit donner, en outre, la lieutenance-générale de la Guyenne. Il l’exploita, mais d’une façon tellement cynique, que Charles VI, tout rou qu’il était, dut intervenir. Comme le lieutenant-général était trop puissant pour être atteint, et qu’il fallait un exemple, c’est un maltotier du nom de Betizac, âme damnée de son maître, qui en servit. Dans l’espoir d’échapper à la justice du roi, Betizac se prétendit hérétique, et par ce fait devint justiciable de l’évêque de Béziers. Celui-ci, sans une minute d’hésitation, le condamna à être brûlé vif. « Il mourut, dit Froissart, en criant dans son agonie : « Duc Jean, on me fait mourir sans raison ! »

La folie du malheureux Charles VI était intermittente : entre deux éclaircies où sa raison reparut, il autorisa la noblesse du Berry à prendre part à deux lointaines expéditions : l’une en Tunisie, l’autre en Terre-sainte, avec Jean sans Peur. Dans la première figurent Guy de La Trémouille, Philippe d’Artois, de Linières et de Sainte-Sévère, puis Jean III, comte de Sancerre, et Etienne, tous les deux frères du connétable de ce nom, Le Borgne de Cluys et Philippe de Chauvigny. Plusieurs de ces chevaliers batailleurs moururent sur la plage africaine. Dans la seconde, je retrouve encore les noms de Philippe d’Artois, Guy de La Trémouille, maréchal de Boucicaut, messire Philibert de Naillac, seigneur du Blanc, de Châteaubrun et de Gargilesse, Hélion de Naillac et Louis de Culant. En 1403 s’éteignit, à Paris, l’une des plus grandes illustrations du Berry, Louis de Sancerre, connétable de France. En mourant, Du Guesclin lui avait remis, comme au plus digne, l’épée qui était l’insigne de cette dignité. « C’était belle chose, dit Juvénal des Ursins, de l’entendre, quelques heures avant sa mort, remercier Dieu de ce qu’il l’avait préservé de tant de périls où il avait été, de mort soudaine, de guerre et autrement. » Il fut enterré à Saint-Denis, à côté de Du Guesclin, son émule en bravoure et loyauté. « Enfans, disait-il à ses soldats, gaignés bel et perdés bel, c’est-à-dire que, en quelque estat que un homme se trouve, il doit toujours faire son honneur. »

Bayard, Du Guesclin, Chauvigny, Louis de Sancerre, le chevalier d’Ars, voilà les grands noms qui perpétueront à jamais la bravoure chevaleresque de la noblesse française à cette époque. Les rapines de quelques hobereaux, quelques blasons ternis par des chevaliers félons, n’en pourront amoindrir jamais la loyauté et le fier caractère.

La lutte entre la France et l’Angleterre était à peine suspendue depuis peu d’années, qu’éclata la guerre civile entre Armagnacs et Bourguignons. Elle eut son effet jusqu’en Berry. C’est alors qu’on vit le roi de France, Charles VI, faire le siège de la ville de Bourges pour mettre à la raison l’ingrat duc Jean, qui s’était allié aux Armagnacs. Elle dut ouvrir ses portes. Le duc fut contraint, pour payer ses Irais de guerre, de vendre à des juifs tout ce qu’il possédait en diamans, rubis, saphirs, camées antiques et tableaux. Ce n’était qu’un commencement de ses restitutions. Les Anglais qui, commandés par le duc de Clarence, étaient venus, sur leur demande, au secours des rebelles, leur firent, en gens pratiques, chèrement payer leur aide. Ils réclamèrent 320,000 écus d’or au duc d’Orléans. Celui-ci, ne pouvant s’exécuter, donna en otage Jean d’Orléans, comte d’Angoulême, lequel resta vingt-deux ans en captivité à Londres. Guillaume Le Bouteiller de Senlis, seigneur de Saint-Chartier, Ville-Dieu, Neuvy et Pailloux, tous fiels situés en Berry, fut contraint de vendre ses domaines pour « rembourser aux frais de prison et moyenner sa délivrance. » Non satisfait par tant de sacrifices, le roi Henri V d’Angleterre réclama les duchés de Normandie et de Guyenne, les comtés d’Anjou, de Poitiers, du Maine, de Touraine et de Ponthieu. Le refus qui fut fait à d’exorbitantes prétentions aboutit à la fatale bataille d’Azincourt.

Quant au duc Jean de Berry, auquel revient une grande partie des malheurs du temps, il mourut presque pauvre dans son hôtel de Nesle, à Paris. Grand nombre des richesses artistiques qu’il avait amassées furent vendues à des trafiquans ou livrées aux Anglais. Au château de Mehun, on découvrit de véritables trésors bibliographiques, dont quelques-uns sont restés les purs joyaux de nos bibliothèques actuelles. Les plus remarquables sont : le Livre de Lancelot du Lac, celui de Godefroy de Bouillon, la traduction des Femmes nobles et renommées de Boccace, le Roman de la Rose, de la Violette, le Testament de Jean de Mehun, chef-d’œuvre exquis de la miniature, et le Manuscrit de Jean Froissart. Cette collection précieuse de manuscrits et de livres est la seule circonstance atténuante qui milite en faveur du duc néfaste. Charles VI donna au fils du duc défunt la province du Berry ; ce fils mourut jeune, et la province passa aux mains de son frère Charles. Fiancé à Marie d’Anjou, ce mariage en perspective lui valut, dès l’enfance, la haine de Jean sans Peur et des Bourguignons.

De même que Bourges avait été, au temps de Jules César, l’un des derniers remparts des Gaules, de même, sous Charles VII, dit le Victorieux, cette ville était toute la France. C’est la raison qui fit que l’amant d’Agnès Sorel, la trop célèbre Dame de Beauté, fut ironiquement appelé le roi de Bourges. Le mince royaume de France était menacé de disparaître, lorsqu’une simple fille du peuple, Jeanne la Pucelle, animée du souffle divin qui fait les héros et les martyrs, l’arracha aux mains des Anglais et le sauva des factions qui voulaient le diviser.

Je ne dirai de Jeanne que ce qu’elle fit à Bourges et dans ce Berry, où, par deux fois, battirent les suprêmes pulsations de la patrie expirante, et dont la capitale a été jusqu’à ce jour préservée de l’occupation étrangère. L’histoire est aussi tenue de rappeler les noms des preux de cette province qui combattirent sous l’oriflamme de la vierge inspirée. Nous en retrouverons quelques-uns déjà connus de nous, et dont les ancêtres s’étaient illustrés sur maints champs de bataille : George de La Trémouille et Guillaume d’Albret ; Jean de Brosse et Philippe de Culan, tous les deux maréchaux de France ; l’amiral Louis de Culan et Charles de même nom, grand-maître de France ; Jean de Prie, grand-panetier, et Jean de Naillac ; Jean, baron de Linières, grand-queux de France ; Guillaume de Gamaches, capitaine des francs-archers de Berry et de Sologne ; Jean de Bar, Raoul de Gaucourt, et Potin de Xaintrailles, nommé bailli du Berry et capitaine de la Grosse-Tour de Bourges en 1437.

Aussitôt après la prise d’Orléans, on trouve Jeanne d’Arc à Gien, avec le roi, d’où tous les deux partirent pour la cérémonie du sacre. Puis, retour à Bourges, que la Pucelle quitte encore pour aller assiéger Pierre le Moutier et La Charité. L’argent ayant manqué au cours de l’expédition, les bourgeois de Bourges s’imposèrent pour une somme de 1,300 écus d’or ; ils les donnèrent en disant « qu’il serait grand dommage pour leur ville et le pays du Berry, si un tel siège était levé pour défaut de paiement de ladite somme. » Malgré ce don patriotique, Jeanne et le sire d’Albret perdirent leur artillerie devant La Charité, qui ne devait retourner à la couronne qu’après la paix signée avec le dauphin, et à la suite du traité passé dans une jolie petite ville des environs de Vichy, Cusset, bien déchue aujourd’hui de son beau renom d’autrefois.

Jeanne est encore à Bourges le 20 décembre 1429 ; elle y reçoit des mains du roi ses lettres de noblesse. On la voyait continuellement aller de cette ville à Mehun, où il était plus commode à Charles VII de voir Agnès Sorel. La reine, qu’il n’avait pas voulu conduire à Reims aux fêtes du sacre, restait tristement délaissée dans son palais de Bourges. Quant à Jeanne, elle vivait dans la maison d’une dame Le Touroulde, veuve d’un receveur-général des finances. Une foule enthousiaste l’entourait dès qu’elle apparaissait sur le seuil du logis ; les femmes la suppliaient de bénir et de toucher des chapelets. « Touchez-les et bénissez-les vous-mêmes, répondait-elle gaiment, ils seront aussi bons. » On la mit en rapport avec une femme hallucinée ; après deux essais infructueux d’hypnotisme auxquels la jeune guerrière s’était prêtée par bonté, elle chassa la visionnaire en lui conseillant de ne s’occuper que de son métier et de sa maison. Ce fut enfin du Berry qu’elle partit pour la fatale campagne qui la fit traîtreusement tomber au pouvoir des Anglais et monter sur le bûcher le 30 mai 1431. Longtemps après cette date douloureuse, le clergé et les bourgeois de Bourges se rendirent à chaque anniversaire de la mort de Jeanne, en procession solennelle, de la cathédrale à l’église des Frères-Prêcheurs. M. Raynal suppose que la vierge de Vaucouleurs avait eu pour cette église une dévotion particulière.

Après Jeanne, Jacques Cœur, et la confiscation de la fortune et des biens de celui qui, tant de fois, avait fourni le nerf de la guerre à son roi.

« A vaillans cœurs, rien impossible, » telle était, comme on sait, la devise de cet homme de grand sens, dont la fortune, lentement acquise par le travail, fut toujours mise au service du voluptueux Charles VII et d’une noblesse obérée qui ne lui pardonnèrent jamais d’avoir été ses obligés.

Originaire du Bourbonnais, mais né à Bourges, dans les dernières années du XIVe siècle, Jacques Cœur fut préparé à une vie de négoce par son père, un pelletier de Saint-Pourçain. Participant, avec d’autres marchands, à la fabrication de la monnaie, on l’accusa fort injustement de l’avoir altérée. Si peu fondée était cette imputation, que le roi le plaça plus tard à la direction de la monnaie à Paris. En 1432, il est en Orient, où il étudie sur place les produits exotiques dont il peut tirer parti en Europe. A son retour, on le voit installé à Montpellier ; il y prend la direction d’un commerce international immense. Il a de nombreuses galères voguant sur l’Adriatique et la Méditerranée, et, sur ses galères, trois cents subrécargues chargés de le représenter. Le roi, qui devait y trouver son compte, le nomma son argentier ; il lui confia même des missions importantes en Languedoc et en Savoie, deux provinces dans lesquelles il eut l’honneur insigne, pour le fils d’un pelletier, de représenter son souverain. Les papes le cajolaient ; j’aime à croire que ce n’était pas pour ses richesses, mais pour sa droiture et sa grande expérience des choses. Où il se trompa grossièrement, ce fut en croyant à la reconnaissance de son roi. Comme l’argent, à la suite de spéculations heureuses, abondait dans ses coffres, il prêta à la couronne 200,000 écus pour aider à conquérir la Normandie. Le naïf prêteur ne reconquit jamais ses avances.

Agnès Sorel mourut presque subitement, et les ennemis de Jacques Cœur l’accusèrent de l’avoir empoisonnée ; d’autres méfaits aussi absurdes lui furent imputés. Le malheureux argentier fut précipité du faîte des faveurs et de la fortune dans une prison. Il parvint à s’en évader, heureusement pour lui, et à trouver un asile en Italie. Le pape Calixte III lui confia une expédition contre les infidèles, à la suite de laquelle il mourut à Chio le 25 novembre 1456. Ainsi se termina la carrière d’un homme d’un génie commercial vraiment hors ligne, qui, le premier, avait ouvert à notre pays la voie des échanges extérieurs, échanges qui eussent assurément enrichi la France, comme au siècle suivant ils enrichirent le Portugal et l’Espagne.

« L’hôtel de Jacques, élevé par un bourgeois, dit M. Raynal, était destiné à devenir un jour l’hôtel, même de la bourgeoisie. Vendu en 1501 par le petit-fils de son premier possesseur, il passa successivement aux familles Turpin, Chambellan et L’Aubépine, puis il appartint à un ministre de Louis XIV, enfant du peuple comme Jacques Cœur, le grand Colbert. En 1682, la ville de Bourges l’acheta pour en faire la maison commune, et la fière devise : A vaillans cœurs, rien impossible, se trouva justifiée. Si, dans cette grande œuvre de l’émancipation du tiers-état, beaucoup d’hommes, et des meilleurs, ont succombé à la peine, leur cause devait pourtant triompher un jour : elle avait pour elle le bon droit et l’avenir[5]. »

Charles VII, fréquemment en Berry, y changea souvent de résidence. On le vit à Celles-sur-Cher, à Sully, à Saint-Amant, à Vierzon, à Mouton, à Salle-le-Roi, nom d’un vieux manoir placé en pleine forêt ; puis encore au château de Bois-Trousseau, transformé en Boissire-Aimé, après que la belle Agnès y fut venue trouver son amant. Deux fanaux, placés tout au haut d’une tour, avertissaient celui-ci qu’un tendre accueil l’attendait. Au château de Dames, toujours dans le même voisinage, se trouvent encore les portraits du roi et de sa gentille maîtresse. Le premier est représenté en Hercule, avec peau de lion et massue. La seconde est dans un costume moins mythologique.

D’après La Thaumassière, la belle Agnès aurait été l’un des principaux instrumens de la perte de Jacques Cœur ; elle aurait, affirme-t-il, employé tout son crédit sur l’esprit du roi pour lui donner de mauvaises impressions contre ce ministre ; elle reprochait secrètement à celui-ci d’avoir dit au souverain qu’elle l’empêchait de suivre le cours de ses victoires et de chasser les Anglais hors de son territoire. Un autre historien assure que l’amour que le roi eut pour « cette belle ne lui fit pas si grand tort qu’aucuns ont cru… » Il rapporte qu’Agnès, « voyant ce prince entièrement plongé dans les délices, ne songeant qu’à se divertir, se servit de l’amour qu’il lui témoignait pour exciter son courage. Elle lui dit qu’un astrologue lui avait autrefois prédit qu’elle serait aimée d’un des plus courageux et victorieux rois de l’Europe ; elle avait cru, lorsque le roi de France lui fit l’honneur de la distinguer, qu’il était ce roi magnanime, et cela l’engagea à l’aimer plus volontiers ; mais qu’ayant depuis fait réflexion sur les actions de ce roi et celui d’Angleterre, voyant l’un, dans la volupté, négliger ses affaires et souffrir lâchement la perte de son royaume sans y apporter remède, et les armes de l’autre prospérer de jour en jour et faire de nouvelles conquêtes sur le premier, elle reconnaissait que c’était le roi d’Angleterre qui avait été désigné par la prédiction, et témoigna qu’elle allait le trouver. Ce reproche eut tant de force sur l’esprit du roi, qu’il commença dès lors à penser à ses affaires et s’y appliqua si fortement, qu’avec l’aide de Jeanne d’Arc, de ses bons serviteurs, vaillans capitaines, et par sa bonne conduite, il recouvra son royaume. » A l’appui de ce qui précède, on cite cette épitaphe faite du temps d’Agnès :


Icy dessous des Belles gist l’élite,
Car de louanges sa beauté plus mérite,
Étant cause de France recouvrer,
Que n’est tout ce qu’en cloître peut ouvrer
Clause nonnain, ny en désert hermite.


D’autres chroniqueurs, et dans le nombre Brantôme, ont écrit que là où Agnès venait voir le roi, « il y avait quantité de gens présens, et qui oncques ne la virent toucher par le roy au-dessous du menton. » Ce qui est plus certain, c’est que le roi lui donna les terres d’Issoudun, en Berry, et bien d’autres ; qu’il en eut deux filles, dont l’une épousa Jacques de Brézé, l’autre Olivier de Coitivy, sénéchal de Guyenne.


IX. — LOUIS XI, JEANNE DE FRANGE A BOURGES, CHARLOTTE, DUCHESSE DE VALENTINOIS.

A divers momens, mais surtout en 1431, 1438 et 1440, le clergé français se réunit à Bourges. C’est dans une de ses imposantes assemblées que fut proclamée la Pragmatique-sanction de Bourges pour le règlement des matières ecclésiastiques. La généralité des États européens avait adopté les décrets du concile de Bâle de 1431 comme utiles à l’indépendance des églises nationales, et surtout à l’autorité royale. Charles VII, en 1438, réunit en Berry tous les hauts dignitaires du clergé français pour leur faire adopter les mêmes décrets, « lesquels reconnaissaient l’autorité des conciles œcuméniques comme supérieure à celle du pape, demandaient des conciles annuels, l’élection aux évêchés et aux abbayes par les chapitres et par les moines, la nécessité de l’approbation royale pour la validité des bulles, etc. » L’assemblée adopta et promulgua dans ce sens une ordonnance qui eut force de loi et qu’on nomma la Pragmatique-sanction de Bourges.

Louis XI était né à Bourges, et, devenu roi, il garda pour sa ville natale toute l’affection qu’on pouvait espérer d’un prince rusé et singulièrement entouré. En sa qualité de dauphin du Viennois, il avait fondé l’université de Valence ; puis, en sa qualité de roi, celle de Nantes. Charles, son frère, en faveur duquel il avait reconstitué le duché du Berry, et qui devait se révolter bientôt en se laissant placer, par les seigneurs mécontens, à la tête de la Ligue du bien public, lui demanda de fonder également une université dans la capitale de son duché. Louis XI y consentit, non pour être agréable à ce frère, dont il soupçonnait les intrigues futures, mais parce qu’il lui convenait mieux de tenir dispersée un peu partout la jeunesse studieuse que de la tenir concentrée à Paris. Elle était fort turbulente, frondeuse, cette jeunesse, et c’était une excellente politique que de l’affaiblir. Déjà on reconnaissait que ce n’est pas impunément qu’on laisse à une minorité factieuse l’habitude de troubler une grande ville.

La guerre dite du « Bien Public » et les insolentes prétentions du duc de Bourgogne obligèrent Louis XI à lever de lourds impôts dans tout le royaume et notamment en Berry. Bourges se souleva, mais mal lui en prit, car la répression fut terrible. Le roi y dévoila sa cruauté dans cet ordre adressé de Senlis aux commissaires royaux qui devaient informer et faire prompte justice en Berry : « Faites prendre au corps, mande-t-il, quelque part que trouvez pourront être, en lieu saint ou dehors, tous ceux qui seront coupables ou seulement soupçonnés d’avoir pris part à l’émeute, même ceux qui s’en sont aperceuz ou peu vraisemblablement apercevoir, ceux qui auront murmuré ! .. » Croyant que l’archevêque de Bourges avait été de la révolte, il ajoute : « Et avec ce, prenez, saisissez ou faites prendre, saisir et mettre en notre main tous les biens-immeubles et temporels de l’archevêque. » Sa dévotion à Notre-Dame d’Embrun ne le dominait pas au point de faire fi des richesses ecclésiastiques. Un nombre considérable d’émeutiers furent exécutés, et leurs cadavres restèrent pendant un jour exposés au seuil de leurs maisons. Chose plus grave, Louis XI supprima toutes les anciennes libertés municipales : élection de syndics ou échevins, « droit de faire faire les œuvres de fortifications, emparement et autres choses touchant la défense et les biens de la ville. » Se substituant aux votes des habitans, il nomma lui-même le maire de Bourges et douze échevins qui pouvaient être révoqués, selon son bon plaisir, et il résolut d’anoblir tous ceux qui, par la suite, devinrent maires ou conseillers municipaux. Son idée était d’amoindrir la noblesse d’épée en prodiguant les titres d’une noblesse dite par raillerie « noblesse » de la cloche, sans doute parce que maires et échevins étaient convoqués à la maison de ville au son du beffroi. Ducros raconte ce fait plaisant. Un marchand, nommé Maîtrejean, séduit par les bontés de Louis XI qui le faisait manger souvent à sa table, s’avisa de lui demander des lettres de noblesse ; ce prince les lui accorda, mais lorsque le nouveau noble parut devant lui, il affecta de ne pas le regarder.

Qu’arriva-t-il encore ? C’est que les fonctionnaires municipaux, choisis entre les plus riches manufacturiers, crurent déroger, dès qu’ils eurent un blason, en continuant à s’enrichir et à enrichir leur pays par l’industrie.

La peste, qui tant de fois déjà avait couvert le Berry d’un voile de deuil, ajouta ses tristesses aux terribles supplices ordonnés par Louis XI. Je devrais, au dire de plusieurs historiens, répéter que ce roi aimait sa ville natale. Pourquoi, alors, tant de gens pendus au seuil de leurs portes, la confiscation des franchises communales au détriment des citoyens de Bourges ?

Lorsqu’il mourut, en 1483, il y eut dans toutes les provinces de France comme l’allégement d’un fardeau. Ce fut à sa fille aînée, Anne de France, dame de Beaujeu, dont le père disait qu’elle était « la moins folle femme du monde, car de femme sage il n’y en a point, » que fut confiée la tutelle du futur Charles VIII ; elle ramena à la royauté l’affection de tout un peuple, le rétablissement des franchises telles qu’elles étaient avant la suppression qu’en avait faite Louis XI, ayant été l’un de ses premiers actes. Ici se place un grand événement : la convocation en 1484 des États-généraux de Tours. Les trois ordres du Berry y furent représentés. Leurs tendances, toutefois, parurent si dangereuses à la royauté, que leur dissolution fut vite prononcée ; ils n’en restèrent pas moins comme un précédent de respectueuse, mais libre discussion devant la couronne, un droit qui, plus tard, très tard, si l’on veut, n’en devait pas moins aboutir au plus grand mouvement révolutionnaire connu. Le Berry renaissait donc, grâce à quelques années de paix, à la restitution de ses chères franchises, à la création de foires attirant à Bourges une grande affluence d’étrangers, à l’éclat que jetait au loin une université que Cujas devait illustrer. Un incendie terrible vint mettre toute cette prospérité en question. La malheureuse cité de Bourges fut tellement frappée, qu’une partie de ses manufacturiers l’abandonnèrent pour toujours ; ses foires furent supprimées faute de trafic intérieur ; elles furent données à la ville de Lyon.

Louis d’Orléans, qui fut depuis Louis XII, avait épousé, en 1476, Jeanne de France, douce et timide créature, mais laide et contrefaite. Elle est restée célèbre en Berry, où ceux qui ont la religion des aimables souvenirs l’appellent toujours la bonne duchesse. Aussitôt couronné, son mari se hâta de la répudier pour épouser Anne de Bretagne, la veuve de Charles VIII, son cousin, et rattacher ainsi la Bretagne à la couronne. Jeanne, qui n’avait été répudiée que grâce à la duplicité du pape Alexandre Borgia, se retira dans Bourges, où elle fonda le couvent de l’Annonciade. Elle y reçut souvent la visite d’une princesse non moins infortunée qu’elle, Charlotte d’Albret, dont la vie, d’une grande simplicité, mérite à divers titres d’être remise en mémoire. Le plus puissant de ces titres serait de montrer comment une noble jeune fille, vertueuse et belle, pouvait être sacrifiée par la raison d’État à l’homme le moins fait pour apprécier de tels dons, — depuis Louis XII cela s’est reproduit tant de fois ! — mais je veux me borner à faire connaître ce qu’était, au commencement du XVIe siècle, la maison d’une duchesse ayant du sang royal dans les veines. Ces résidences princières avec leurs suites somptueuses, les largesses qui en découlaient, ont disparu peu à peu, et il est bon de les rappeler pour en raviver le souvenir.

Quelques années avant la fin du XVe siècle, Charlotte d’Albret quitta, très jeune encore, la cour de Navarre pour celle du roi Louis XII. Elle y connut deux reines, vécut dans leur intimité, Jeanne de France et Anne de Bretagne. Celle-ci s’occupait déjà de former l’escadron volant des filles d’honneur qui devaient être attachées à sa personne aussitôt après son élévation à la dignité royale : « C’était, dit le père Hilarion de La Coste, une eschole de vertu, une académie d’honneur. Là, les premiers seigneurs non-seulement de France et de Navarre, mais aussi des pays étrangers, tenaient à très grande faveur de mettre leurs enfans auprès de cette grande reyne qui, comme une autre Vesta ou une autre Diane, tenait ses nymphes à une discipline fort étroite et néanmoins pleine de douceur et de courtoisie. » Charlotte fut une de ces « nymphes. » Elle devait être jolie, car la réputation de sa beauté était allée jusqu’à Brantôme, un « fin connaisseur, » comme on dit en Berry. En disant qu’elle était une des plus belles filles de la cour de France, il eût pu ajouter qu’elle en était une des plus vertueuses, car il ne lui décocha aucun des traits malins qui le rendirent si redoutable aux très hautes et très grandes dames de son temps.

Charlotte d’Albret a été si fidèlement l’amie de Jeanne de France, qu’elle a dû recevoir les confidences de cette reine, aujourd’hui béatifiée. J’ai dit que le roi Louis XII, son époux, l’avait répudiée. Était-ce parce qu’il aimait Anne de Bretagne ou la province de ce nom qu’elle apportait en dot ? Machiavel prétend que c’était la province. Pour répudier la reine, il avait fallu l’autorisation papale. Après vingt-cinq ans d’union, c’était difficile à demander. Mais le souverain pontife était Alexandre VI. Que pouvait-on offrir à Rome en échange d’une bulle permettant le divorce ? On y voulait une étroite alliance avec la France et l’on s’empressa de l’accorder.

La reine Jeanne fut sommée de comparaître à Tours, puis à Amboise, pour entendre prononcer sa séparation devant un tribunal apostolique composé de délégués du pape. Elle se défendit avec énergie, et trouva dans le cours de son procès des paroles que Catherine d’Aragon semble avoir répétées dans le Henri VIII de Shakspeare. On voulut la soumettre à un odieux examen de matrones gagnées à la cause du roi, comme l’étaient aussi les envoyés du pontife. Elle s’y refusa. Brantôme fait à ce sujet une amusante remarque : « Cette princesse se montra très sage et n’en fit la réponse de Richarde, femme de Charles le Gros, lorsque son mari la répudia, affirmant par serment et jurement ne l’avoir ni connue ni touchée. — Or cela va bien ! dit-elle, puisque, par le serment de mon mari, je demeure vierge et pucelle. »

Le 17 décembre 1498, dans l’église de Saint-Denis d’Amboise, la sentence du divorce fut prononcée, et, peu de temps après, Louis XII épousait Anne de Bretagne.

La bulle avait été libellée à Rome. César Borgia s’en empara, offrant à son père de la porter lui-même au roi de France, avec l’espérance que cette attention lui vaudrait plus d’une faveur. César s’embarqua à Ostie sur de royales galères envoyées de Marseille pour l’embarquer. En arrivant à Paris, son premier soin fut de remettre au premier ministre, l’évêque d’Amboise, un chapeau de cardinal. Puis, en échange de la bulle, il reçut l’investiture du duché de Valentinois, le brevet d’une pension de 20,000 livres et une somme semblable pour l’équipement d’une compagnie de 100 hommes d’armes. Ce n’était pas assez. Frédéric, roi de Naples, avait rejeté avec indignation la demande qu’Alexandre VI avait faite pour son fils de la main de sa fille, la princesse de Tarente. Qu’imagine Louis XII pour guérir la blessure faite à l’amour paternel du souverain pontife ? Il offrit à César sa propre cousine, la belle Charlotte d’Albret, qui venait d’atteindre sa dix-neuvième année. Cette union faisait d’un personnage étranger, — et quel personnage ! — presque un prince français. On s’empressa de la conclure, car le futur époux paraissait fort épris, et le mariage fut célébré avec une pompe inouïe, à Chinon, le 12 mai 1499.

Messire de La Mark, maréchal de France, qui a raconté l’entrée triomphale de Borgia à Chinon, a terminé son récit par une anecdote dont les expressions choqueraient notre bon goût, mais qui, dans ce temps-là, étaient monnaie courante. La voici, aussi décemment résumée que possible.

La veille du mariage, le duc de Valentinois demanda quelques conseils et surtout quelques drogues de circonstance au pharmacien de la cour ; mais le pharmacien se trompa de bocal, et remit au duc, au lieu de ce qu’il désirait, une composition qui l’indisposa toute la nuit : « Comme les dames en firent au matin le rapport, je n’en dirai rien, raconte le malin chroniqueur. Je ne dirai rien non plus des vertus et des vices du duc, car on en a assez parlé. » Valentinois prit la chose gaîment et ne vit dans cette mésaventure qu’un accident passager, car, par courrier spécial, il envoya à son père une longue dépêche dans laquelle il raconta très joyeusement sa nuit de noce, sans négliger de faire l’éloge des charmes de sa femme, dépeints par sa plume libertine. Cette lettre parvint au pape onze jours seulement après le mariage, et Alexandre VI s’en amusa beaucoup avec son maître des cérémonies, dom Burchard. C’est du moins ce que ce dernier affirme. Jamais alliance plus monstrueuse ne s’était vue. D’un côté, le sacrilège, l’inceste, l’assassinat poussé jusqu’au fratricide. De l’autre, l’innocence, la pureté et tout un être charmant soumis aveuglément à ce que l’on exigeait de lui. A n’en point douter, Charlotte d’Albret s’éprit, comme l’eussent fait tant d’autres femmes, de l’homme qui lui était présenté par son cousin, un roi ! Elle fut séduite par la jeunesse du fiancé, ses prodigalités, sa bravoure et l’éclat de sa maison. Loin d’être l’épouvantail aux yeux vipérins, au visage repoussant et suant le crime tel que le représente Paul Jove, César était un cavalier magnifique, à l’esprit subtil, à la gaîté intarissable, tutto festa. Un auteur italien affirme qu’il était plus beau que le duc de Gandia, son frère et sa victime. On a dit du père qu’il attirait les femmes à lui comme l’aimant attire le fer. César avait ce même pouvoir de fascination. Et quels soins il donnait à sa personne et à ses costumes ! Quels chevaux magnifiques et fougueux il montait ! Pour éblouir la cour de France, il fit son entrée à Chinon avec des mules caparaçonnées de velours, aux housses brodées de perles et aux ferrures d’argent.

Après combien de mois ou peut-être de jours de mariage, le duc de Valentinois quitta-t-il la France et sa jeune femme pour ne plus revoir jamais ni l’une ni l’autre ? Les uns disent quelques jours à peine ; d’autres quatre mois. De toute façon, il resta fort peu de temps auprès de Charlotte, trop peut-être, car un chroniqueur non suspect, le père Hilarion de La Coste, écrivit ceci : « La sage et vertueuse Charlotte d’Albret n’eut pas peu à souffrir avec César Borgia, son mari, pour ses mauvaises mœurs et ses déportemens. »

A cet abandon imprévu, devant l’évanouissement de ses rêves d’amour et de grandeur, la duchesse de Valentinois se sentit frappée au cœur. Comme ces orages qui, pendant de longs jours, troublent la limpidité du ciel, la paix de son âme s’était obscurcie, et peut-être fut-elle heureuse de se sentir frappée, pour trouver dans la mort l’oubli et le repos. Pour les deux Borgia, Charlotte n’avait été que le lien qui resserrait leur alliance avec la monarchie française. Et pour que personne n’en doutât, on vit aussitôt après le mariage, César signant ses actes : CESAR DE FRANCE ; à son écusson portant le bœuf de Borgia, il ajouta les lis. Le bœuf en fit litière.

La duchesse de Valentinois ne songea bientôt plus qu’à quitter une cour trop pleine du souvenir de l’homme qui l’avait délaissée. Elle s’y trouvait sans amies ; la seule qu’elle y eût intimement connue, l’ex-reine Jeanne, la répudiée, devenue simplement duchesse de Berry, s’était retirée, ainsi que je l’ai dit, dans son couvent de l’Annonciade, à Bourges. Pour s’en rapprocher, Charlotte acheta, non loin de cette ville, des seigneurs de Culan et par acte du 20 juin 1501, la terre de La Motte-Feuilly. Une enfant du nom de Loïse était née de son union avec César. Toutes deux vinrent habiter ce domaine, mais après un court séjour à Issoudun, ville dont Borgia était devenu le seigneur par son mariage.

Au temps où la duchesse Charlotte de Valentinois vint à La Motte-Feuilly, de grands bois couvraient le pays ; des loups les peuplaient comme il y a peu d’années encore, et l’unique pièce d’eau que l’on vît dans le voisinage, l’étang de Rongères, n’était animée que par des passages de grues qui se plaisent sur ces rives désertes. S’il est un ciel exempt d’orages, une atmosphère tiède et calme, des nuits silencieuses aux claires étoiles, des levers et des couchers de soleil empreints d’une grande tristesse, c’est bien dans cette région du centre de la France qu’on les rencontre. A celle qui voulait oublier le monde et s’en faire oublier, le site convenait. La duchesse s’en éloignait parfois pour se rendre à cheval ou en litière à Bourges, au couvent des Annonciades. Elle s’y rencontrait avec des femmes de qualité également éprouvées par des tristesses morales. Citons l’ex-reine de Hongrie, séparée de son époux comme Jeanne l’était du sien, Mines de Chaumont, Jeanne Mallet de Gréville, d’Aumont et bien d’autres grandes dames. Fortifiée par les témoignages de sympathie dont on l’entourait, elle reprenait le chemin de sa retraite avec le pressentiment d’une fin prochaine.

Cette retraite n’était pas cependant dans les conditions de simplicité que ce mot peut faire supposer. Charlotte d’Albret, duchesse de Valentinois, sœur et cousine de rois, y vivait avec un appareil princier. Espérait-elle y voir revenir un jour le duc, son époux ? Le doute n’est plus permis lorsqu’on a lu l’inventaire du riche mobilier qu’elle avait à La Motte-Feuilly[6]. Ses écuyers, tous titrés, étaient au nombre de cinq ; quatre filles d’honneur, toutes les quatre de grande noblesse, faisaient partie de sa maison. Il y avait en outre : un aumônier, un receveur, un clerc de l’argenterie, un sommelier de la paneterie, un tailleur, un tapissier, un clerc de dépenses, deux cuisiniers, un boulanger. Loïse avait sa gouvernante. L’office du clerc de l’argenterie n’était pas une sinécure, car, d’après l’inventaire remis en lumière par M. Edmond Bonnaffé, on trouva dans les coffres du château treize pièces d’orfèvrerie en or massif, treize pièces en cristal de roche et trois cent trente-quatre pièces en argent, presque toutes travaillées avec art ; beaucoup étaient espagnoles et italiennes. Quatre-vingt-huit tapisseries de Felletin et de Normandie, des tentures en fils d’or, de soie et de satin cramoisi, décoraient les salles et les chambres du château. Charlotte aimait le velours, les draps riches, les fines toiles, les fourrures d’hermine et de martre zibeline. La selle de sa haquenée était recouverte de drap d’or et de velours. Quand le temps l’empêchait de sortir à cheval, elle se servait d’une litière toute doublée en dedans de satin vert et portée par deux chevaux caparaçonnés de velours. Sa grande joie était de marier ses demoiselles d’honneur ; elle les dotait, et, à sa mort, on trouva dans sa chambre un coffre d’objets destinés à habiller les « espousées » : « ceintures d’orfaverie, aulmonières, gorgerettes, coeffes et thourets aux fils d’or. »

En l’an 1505, elle perdit sa royale et meilleure amie, Jeanne de France, et sa douleur dut être profonde, car, dès ce moment, elle se condamna à la réclusion : on ne la revit plus dans la capitale du Berry. Deux ans plus tard, elle apprenait la fin tragique de César Borgia.

On pourrait supposer qu’ayant été abandonnée, Charlotte d’Albret, libre à vingt-cinq ans, s’empresserait de retourner à la cour de France pour y prendre un mari de son choix. Elle n’en fit rien. N’ai-je pas dit qu’elle aimait le duc son époux ? Elle l’aimait d’un amour tellement profond qu’elle en mourut. Aussitôt veuve, elle prend le deuil, et son entourage doit l’imiter. Les meubles en velours écarlate et jaune, — les couleurs de César, — sont revêtus de housses sombres. Des tentures noires couvrent les riches tentures de sa chambre à coucher ; son lit est tendu de satin noir. En deuil, la chapelle et les ornemens du culte ; en deuil la selle de sa monture, ainsi que la litière et les harnais des chevaux. Sa jeune enfant, Loïse, voit le damas écarlate de sa couchette remplacé par une serge noire.

Le 11 mars 1514, Charlotte d’Albret, à peine âgée de trente-deux ans, rendait son âme à Dieu. Elle mourut entourée de sa fille, de sa maison et de quelques pauvres familles de vassaux admises à prier pour elle dans la cour du manoir. Sa dépouille mortelle fut transportée à Bourges et placée à côté de celle de Jeanne de France. Quand éclata la discorde entre catholiques et réformés, les deux tombes furent profanées, et ce qu’elles contenaient disparut dispersé à tous les vents. Loïse, sa seule héritière, fut remise, en raison de sa jeunesse, aux mains de Louise de Savoie, Mme d’Angoulême, mère de François Ier. Elle épousa, en 1517, le chevalier sans reproche, Louis II de La Trémouille, un vaillant Berrichon, tué en 1525 à la bataille de Pavie. Sa veuve se remaria à Philippe de Bourbon, seigneur de Busset, fils aîné de Pierre de Bourbon. Loïse fit élever à sa mère un mausolée magnifique dans la chapelle de La Motte-Feuilly. Des huguenots iconoclastes vinrent, en 1562, décapiter la statue de Charlotte qui le surmontait et briser, sur les dalles de la chapelle, les piliers de marbre aux fines ciselures, les médaillons en relief dont il était décoré. Dans la sacristie de l’église de La Motte-Feuilly se trouvent encore des débris du mausolée et de la statue. Par l’effet des siècles, l’albâtre du tombeau et des médaillons a pris une admirable teinte rosée, et c’est à peine si une patine légèrement dorée en ternit la transparence. La statue a été réellement décapitée ; le visage est broyé par des coups de marteau, et la couronne ducale a perdu presque tous ses fleurons. L’ensemble des débris n’en reste pas moins empreint d’une grande majesté : la duchesse avec ses cheveux tressés qui encadrent son visage meurtri, ses mains fort belles et pieusement jointes, son manteau de cour, sa robe traînante serrée à la taille par la longue ceinture que portaient les nobles dames de son temps, semble attendre l’heure d’une réparation.

L’ancienne châtellenie de La Motte-Feuilly s’est transformée, de nos jours, en une modeste commune de 126 habitans. On arrive au manoir par un sentier plein d’ombre, émaillé de pâquerettes, et, dès le premier coup d’œil jeté sur le vieil édifice, on se sent transporté dans le passé. La porte d’entrée a gardé ses vieux mâchicoulis, mais elle a perdu son pont-levis, deux grosses tours et une enceinte crénelée. Les fossés ont été en partie comblés : l’eau qui les remplissait coule maintenant, peuplée de cygnes et de sarcelles, dans un parc feuillu et touffu. Le château et ses dépendances sont relativement modernes, et ils passeraient inaperçus s’ils n’étaient accolés au plus aristocratique des donjons, ainsi qu’à deux lourds et très anciens piliers se terminant en arcades. Ces piliers massifs supportent un oratoire de style gothique où les premières châtelaines de La Motte-Feuilly durent s’agenouiller, car dès le XIIIe siècle il est question, dans les chroniques berrichonnes, d’un seigneur de ce nom. Combien de fois, dans les derniers jours de sa courte existence, la veuve de César Borgia, sortant de son appartement par la petite porte hérissée de clous que l’on voit encore, a dû prier devant l’autel de cet oratoire !

L’extérieur du donjon a gardé son ancien hourdis avec sa charpente et ses planches verticales. Intérieurement, il est admirablement conservé. A peine si les gradins de pierre de l’escalier portent trace d’usage. Au premier comme au second étage, deux chambres sont prêtes à habiter ; elles ont leurs cheminées à manteau élevé, mais sans aucun ornement architectural. Deux fenêtres les éclairent assez peu. Tout auprès de ces ouvertures, encastrés dans la muraille, se trouvent deux bancs, les sièges de pierre d’où Charlotte pouvait découvrir l’horizon. Une échauguette, ou lanterne en forme de poivrière, est placée au sommet du donjon ; immédiatement au-dessous, sur des poutres à jour laissant voir le vide et convergeant vers le centre, se dresse un instrument de torture, un cadeau peut-être, sui generis, de César à sa femme. C’est un cep ou carcan, l’un des signes visibles, avec les fourches patibulaires et le pilori, du droit de haute justice. Il est là, comme une araignée gigantesque au milieu de sa toile. Il y a un parc plein de riches essences et s’ouvrant sur des points de vue d’un grand effet. Il faut en jouir, car au-delà s’étendent les Chaumois, landes d’une grande tristesse, imprégnées des acres senteurs des genêts, des ajoncs et des bruyères roses.

Au centre du parc, à deux pas du château, est resté debout un témoin muet de la tristesse de la duchesse de Valentinois et des ébats de sa fille Loïse. C’est un if colossal, aux racines monstrueuses, quatre ou cinq fois centenaire, et ne tenant debout qu’à l’aide de béquilles. Pour l’étayer, il a fallu employer des poutres et des blocs de roche. Des baies d’un rouge écarlate, se détachant ainsi que des gouttelettes de sang sur le vert sombre du feuillage, attestent que sa sève est loin d’être épuisée.

L’église est à cent pas du château. Un sentier couvert y conduit. En entrant, au pied de l’autel, sont deux tombeaux dont les dalles noires ne portent aucune description. Deux membres de la famille de Bourbon-Busset y reposent. A droite, formant un des bras de la croix que toute église bien construite doit figurer, se trouve la petite chapelle édifiée en 1521 par Claustre, « tailleur d’images » et constructeur du mausolée. Là se trouve le cœur de l’infortunée veuve de César Borgia ; sur la dalle funéraire qui le recouvre se lit : « Là gist le cueur de très haulte et très puissante dame Charlotte Dalbret, en son vivant vefve de très hault puissant prince Domp Cesard, duc de Valentinois, comte de Diois, seigneur d’Issouldun et de la Motte de Feuilly, laquelle trespassa à sond. lieu de la Motte… du mois de mars, l’an de grâce mil cinq cens quatorze. » Tout cela paraît fort délaissé ; Charlotte d’Albret était vouée aux abandons.


EDMOND PLAUCHUT.

  1. Voyez la Revue du 1er janvier.
  2. Histoire du Berry, par M. Louis Raynal, premier avocat-général à la cour royale de Bourges. Bourges, 1844 ; Vermeil, éditeur.
  3. Voyez la Revue du 15 janvier 1891.
  4. Froissart, liv. Ier, part, II, p. 623.
  5. Histoire du Berry, par Raynal, 1845.
  6. Inventaire de la duchesse de Valentinois, Charlotte d’Albret, publié par M. Edmond Bonnaffé. Paris, 1878 ; A. Quantin.