Des colonies françaises (Schœlcher)/À mes hôtes

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Pagnerre (p. v-vii).

À
MES HÔTES
DES
COLONIES FRANÇAISES.


Vous connaissez mes principes, et quoique vous regardiez comme vos ennemis tous ceux qui les professent, partout vous m’avez ouvert vos portes. Vous avez tendu la main au voyageur abolitionniste, et il a long-temps vécu sous votre toit comme on vit chez un ami.

C’est pourquoi je vous adresse mon livre : aussi bien n’est-ce qu’une dette acquittée ; sans vous je ne l’eusse pu faire. Jamais je ne déposerai ma haine contre l’esclavage, mais je veux qu’on sache que je vous suis attaché par ces liens de grave fraternité qui, aux belles époques de l’antiquité grecque et romaine, unissaient l’hôte à son hôte.

J’aime vos esclaves, parce qu’ils souffrent. Je vous aime, parce que vous avez été bons et généreux pour moi.


L’ambition est sans doute au-dessus de mes forces et de ce que j’appellerai mon talent, faute d’un mot plus humble, mais j’ai rêvé d’être un utile intermédiaire entre vous qui défendez la fortune de vos femmes et de vos enfans, et la métropole qui doit la liberté aux nègres.

Vos intérêts actuels et les imprescriptibles intérêts de l’humanité sont en lutte. Le problème à résoudre est de les concilier.

Tel est le but de mon livre.

Je voudrais entraîner votre plein consentement à l’abolition de l’esclavage, car abolition de l’esclavage, c’est justice. Je voudrais que la métropole vous donnât une indemnité, car indemnité, c’est justice. La résistance aveugle et folle de quelques-uns de vos frères, qui a tant nuit aux créoles vis-à-vis des honnêtes gens, se perdrait alors dans la paix et la sainteté de la grande œuvre accomplie.

Si, malgré mes efforts, l’invincible horreur que m’inspire l’état social des colonies avait quelquefois revêtu mes expressions d’une âpreté irritante, n’en tenez aucun compte. Imitez-moi. Je vous garde affection, quoique vous soyez maîtres, parce qu’il n’y a que cela de mauvais en vous ; reconnaissez-moi pour votre ami, quoique je me fasse le défenseur des esclaves, parce que je désire avec une égale ardeur le bien de tous.

Maintenant, si les déplorables passions qui agitent votre société finissent par vous dominer, si l’auteur vous fait regretter d’avoir accueilli l’homme, je m’en affligerai ; mais, quoi qu’il arrive, ma conscience restera calme, et je n’oublierai pas, moi, que je fus votre hôte.

Fais ce que dois, advienne que pourra.


V. Schœlcher.