Des colonies françaises (Schœlcher)/Introduction

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INTRODUCTION

« Il n’est pas possible, dit-on, de cultiver les îles autrement que par des esclaves. Dans ce cas il vaudrait mieux renoncer aux colonies qu’à l’humanité. La justice, la charité universelle et la douceur sont plus nécessaires à toutes les nations que le sucre et le café. Mais tout le monde ne convient point de l’impossibilité prétendue de se passer du travail des nègres. Lorsque les Grecs et les Romains faisaient exécuter par leurs esclaves ce que font chez nous les chevaux et les bœufs, ils imaginaient et disaient que l’on ne pouvait faire autrement. »
Abbé Bergier,
Dictionnaire théologique.

§ Ier.

Émancipation des noirs, tel est notre premier vœu. Prospérité des colonies, tel est notre second vœu. Nous demandons l’une au nom de l’humanité, l’autre au nom de la nationalité, toutes deux au nom de la justice. Expliquons-nous.

L’intérêt exclusif de la métropole fut la loi suprême qui présida à la fondation de nos colonies. Elles étaient instituées pour offrir aux produits du sol et de l’industrie du royaume des débouchés constamment ouverts, pour assurer à ces produits des marchés à l’abri de toute concurrence étrangère, et pour obtenir sans numéraire des denrées coloniales. Les hommes d’état du siècle de Louis XIV ne cachèrent point ces vues véritablement barbares.

La France, comme toutes les nations modernes qui se copient les unes les autres, adopta dès le commencement le système de l’exclusion absolue du commerce. La première pierre de nos établissemens d’outre-mer fut posée en 1626, et la première loi prohibitive date du 25 novembre 1634. C’est dix-sept ans après, en 1651, que Cromwell lança le fameux acte de navigation qui interdisait par des moyens violens la liberté commerciale dont jouissaient l’Angleterre et ses colonies. Le privilège des transports pour nos îles fut accordé le 10 septembre 1668, à la compagnie des Indes occidentales. En 1670 nos ports coloniaux furent fermés aux navires étrangers ; en 1671 à toute espèce de marchandises étrangères ; en 1684 on retira aux colons eux-mêmes la faculté d’établir aucune manufacture, ils durent acheter tout de la métropole ; plus encore, on leur défendit de raffiner leurs sucres, le raffinage étant réservé à la métropole.

Un siècle passa sans rien changer à cette étroite économie politique, et les instructions adressées le 25 janvier 1765 au comte d’Ennery, nommé gouverneur-général de nos possessions dans les Antilles, disaient entre autres choses : « La troisième vérité qui fait la destination des colonies, est qu’elles doivent être tenues dans le plus grand état de richesses possible, et sous la loi de la plus austère prohibition en faveur de la métropole. Sans l’opulence elles n’atteindraient point à leur fin[1] ; sans la prohibition ce serait encore pis, elles manqueraient également leur destination, et ce serait au profit des nations rivales. » Dans ces instructions on va jusqu’à dire : « que les colonies ne sont pas provinces de France, que le colon est un planteur libre sur un sol esclave. » Quelques années avant 89 on n’était guère plus avancé, et Malouet écrivait : « Une colonie est établie pour le plus grand avantage de la métropole. Voilà sa fin[2]. »

Ceux qui font de la politique à ce point de vue d’utilité matérielle et immédiate, ont calculé la valeur des îles à culture pour la France ; ils se sont demandé brutalement s’il était profitable de les garder ou de les abandonner. — Les partisans des colonies ont affirmé qu’à elles seules, elles portaient presque la moitié de notre inscription maritime et de notre commerce extérieur. — La vérité sur ce point, la voici : Le président du conseil, dans la séance de la chambre des députés du 8 mai 1840, a prouvé que les colonies n’employaient pas plus de six mille matelots[3] sur un tiers du produit de nos pêches, ce qu’en consomment les colonies. Nos colonies ne représentent donc qu’un cinquième ou un sixième de notre puissance maritime, rien de plus.

Le commerce de France, d’après les tableaux annuels publiés par l’administration des douanes du royaume, importe pour 629 millions de francs et exporte pour 694 millions. C’est donc ensemble 1, 323 millions. Dans ce chiffre les colonies figurent pour 48 millions d’importation, et 47 d’exportation, en tout 95. C’est-à-dire que leur commerce spécial ne dépasse pas le treizième de notre commerce général.

On a dit encore que le principal élément de prospérité du Havre reposait sur les Antilles, autre exagération. Le Havre, Dunkerque et les petits ports environnans, n’emploient que cinquante-un bâtimens à la navigation des Antilles, de Bourbon et de la Guyane[4] ; le débouché du Havre d’après les statistiques industrielles, ne dépasse point soixante-dix mille barriques de sucre. C’est le frêt d’une centaine de navires. Le rapport de soixante-dix mille avec les cinquante-un bâtimens employés, est exact puisqu’il y a là dedans quelques sucres étrangers, et que la plupart des bâtimens font double voyage.

Enfin les droits perçus par la métropole sur les denrées provenant des colonies, ont été en moyenne de 1832 à 1838.

 
Martinique 
10, 483, 191 fr.
 
Guadeloupe 
15, 143, 691
 
Guyane française 
788, 376
 
Bourbon 
8, 289, 813
Total des colonies à cultures. 34, 705, 071 fr.[5]

En somme on voit que les colonies tiennent dans le commerce de France une place importante, mais pas aussi grande qu’il a été dit ; que leur apport au trésor public est peu considérable, surtout si l’on en déduit les dépenses faites pour elles par l’État. Elles seraient donc moins utiles à la métropole et à son trafic extérieur qu’elle ne l’espéra en les fondant, qu’on ne le croit généralement et qu’elles ne le pensent elles-mêmes. Leur perte, au point de vue d’intérêt égoïste pourrait être envisagée sans effroi. — Elles consomment nos produits manufacturés à l’exclusion de ceux des autres nations, auxquelles elles pourraient en acheter quelques-uns meilleur marché ; cela est vrai, mais nous achetons exclusivement leur denrées, et c’est un fait connu que nous leur payons plus cher qu’elles ne nous coûteraient ailleurs. Au-dessous de 50 fr. les cent kilogrammes de sucre, la Martinique et la Guadeloupe perdraient ; on en peut tirer à 30 et 36 fr. des colonies espagnoles. Le consommateur est donc ainsi frappé d’un impôt indirect au profit de nos possessions d’outre-mer. Les colonies, en aussi petit nombre qu’elles sont, centralisent nos débouchés, limitent une portion de la navigation française dans les Antilles, et l’empêchent de se porter autre part, parce qu’on ne pourrait acheter autre part les denrées étrangères sur lesquelles pèsent des droits prohibitifs.

Les ports de mer, dont certes l’opinion est d’un grand poids, se sont déclarés, nous le savons, en faveur des colonies[6] ; mais on peut croire qu’ils ont été aveuglés par le désir de faire tomber le sucre de betterave, nuisible au trafic maritime, et qu’ils ont fait alliance avec les Antilles contre l’ennemi commun. Reste à savoir si l’ennemi abattu, ils continueraient à voir du même œil la protection accordée aux Antilles ? Ce nombre de navires et de matelots qu’occupe le commerce avec nos îles ne trouveraient-ils point d’emploi, si la marine marchande affranchie du privilège colonial pouvait aller faire échange sur tous les marchés du monde qui lui sont ouverts ? C’est une question fort admissible en présence de l’Amérique du nord, qui n’a pas une colonie, et dont la marine marchande cependant a pris plus d’extension que celles de toutes les puissances à établissemens d’outre-mer. Un moyen de favoriser notre navigation de commerce est assurément de lui donner à transporter des marchandises d’encombrement, comme le sucre ; mais parce qu’on n’en achèterait plus à la Guadeloupe ou à la Martinique, serait-ce à dire qu’on n’en pourrait acheter autre part ?

Ne discutons pas davantage, nous n’avons posé la question que pour nous éclairer. Nous n’appartenons point à l’école de la politique des gros sous, nous avons en haine les doctrines des hommes d’état du xviie siècle ; et que les colonies coûtent ou ne coûtent pas à la France, qu’elles lui soient ou ne lui soient pas onéreuses, nous les aimons ; nous voulons que l’on ne s’en sépare pas, et nous les défendrons toujours, parce qu’elles sont françaises. Il y a quelque chose de monstrueux à dire, comme il a été dit, que les colonies ayant été instituées pour l’avantage des métropoles, l’avantage des métropoles doit prévaloir au détriment de tout intérêt colonial. On oublie beaucoup trop, il nous semble, en tout ceci que les créoles ne sont pas des vaincus, que les colonies ne sont pas des pays conquis, mais bien des terres peuplées de nos parens et de nos compatriotes, qui sont allés s’y établir sous la foi du pacte commun. Le quart au moins de la population blanche des îles est composé d’Européens français, le reste de colons français. Traiter de l’abandon possible de la Guadeloupe et de la Guyane ou de l’abandon des départemens des Vosges et du Cantal, à nos yeux c’est tout un. En parlant « de ces petites îles dont la majorité des habitans ne sont pas Français, » un général trop célèbre a proféré une hérésie politique ; les habitans de la Martinique sont aussi Français que les habitans de sa commune.

Celles des colonies que l’odieux régime impérial nous a laissées, par la raison seule qu’elles font partie de la France, ont droit à la prospérité ; et cette prospérité étant, à notre avis, uniquement dans la belle culture de la canne, nous nous déclarons ennemi du sucre de betterave. Un tel motif nous suffit, et nous ne nous croyons pas obligé de rentrer dans une discussion déjà épuisée. Le fait des cent mille hectares enlevés dans le département du Nord aux céréales, pour les livrer à la betterave, nous semble peu grave, quelqu’importance qu’on ait voulu lui donner, il n’entre pour rien dans notre opinion. La betterave ravirait cent mille hectares de plus aux céréales, si on la jugeait utile à nos intérêts, qu’il resterait toujours assez de terres bonnes au blé pour en obtenir la farine nécessaire à la nourriture du pays. Ce n’est point non plus parce que la France ayant le monopole de l’approvisionnement de ses possessions d’outre-mer, il est rigoureusement juste qu’elle leur conserve le monopole du sucre, parce que fermant à leurs produits les marchés étrangers, c’est un devoir impérieux de leur assurer un placement avantageux sur le marché métropolitain ; ce n’est point par de telles causes que nous sommes déterminé, car toutes ces barrières peuvent être levées ; c’est parce que le sucre est le seul mode d’existence possible pour les colonies, parce que le cacao, le girofle, le café, le coton même et le mûrier qu’on tente d’introduire, n’y peuvent être qu’accessoires.

Les deux sucres rivaux en présence, se nuiront toujours l’un à l’autre, ils se ruineront l’un par l’autre, car ensemble, ils produiront toujours plus que la consommation. À quoi bon se troubler l’esprit pour chercher à pondérer leur concurrence ? L’égalité des droits n’est qu’une déception de transigeur timide. Quel avantage tirerait le pays de cette lutte funeste aux intérêts particuliers ? Veut-on entretenir la betterave pour s’en faire une barrière aux exigences impérieuses de la canne, ou pour combattre l’apathie routinière des planteurs ? Le sucre étranger suffit de reste à cette fonction, il ne laissera jamais les colonies maîtresses d’imposer à la France leurs produits aux taux qu’elles voudraient fixer arbitrairement. Ce n’est pas nous que l’on peut croire disposé à laisser peser sur le pays des taxes au profit d’un petit nombre de privilégiés ; il sera toujours temps, si cela devient nécessaire, de fixer le prix du sucre légalement comme on fixe celui du pain, pour maintenir cette indispensable denrée à portée du pauvre. Il faut se résoudre à tuer une des deux industries similaires, car il n’est d’aucune nécessité politique ni économique qu’elles subsistent toutes deux. Et comme le sucre indigène n’est pas une condition de vie pour la métropole, tandis que le sucre exotique est une condition de vie pour ses colonies, comme le sucre indigène ne peut que compromettre l’existence du sucre exotique ; nous disons qu’il faut détruire le sucre de betterave avec indemnité pour les fabriques métropolitaines[7]. Plus tard nous espérons prouver que la France, que le consommateur français, n’auront que profit à cette équitable mesure, rattachée à l’affranchissement et à un système colonial large, intelligent, bien entendu.

Les déclamations ignorantes et honteuses des anti-abolitionistes ne sauraient, en nous passionnant contre eux, nous empêcher de reconnaître la vérité. C’est une erreur de prétendre que les produits coloniaux sont des produits exotiques (ce mot pris dans le sens d’étrangers) qui doivent être sacrifiés en bonne économie aux produits nationaux. Encore une fois nos colonies sont des provinces françaises d’outre-mer, et leur industrie agricole est aussi nationale que celle de la fabrique de Paris. Le pavillon qui flotte sur les créneaux de la Pointe-à-Pitre, de Fort-Royal, de Cayenne ou de Saint-Paul, est le même que celui qui flotte aux tours de Notre-Dame. C’est donc bien une erreur que d’appeler les denrées coloniales des produits étrangers. Si l’on veut nommer les choses avec rigueur grammaticale, il faut les appeler des fruits exotiques nationaux. En s’exprimant d’autre façon, on légitime une certaine prétention familière aux créoles, qui disent que leurs droits sont mal appréciés, parce qu’ils sont mal connus.

IL est une objection à la destruction des fabriques de sucre indigène, qui ne doit pas être dédaignée, parce qu’elle est venue d’amis sincères du pays. Qu’arrivera-t-il, ont-ils demandé, si une collision éclate en Europe et intercepte les voies à nos produits coloniaux ? Faudra-t-il encore, comme sous l’empire, payer le sucre six francs la livre ? Ne regrettera-t-on pas alors d’avoir ruiné une industrie nécessaire ? — Ce serait ici le cas de dire, puisqu’il est question du peuple français :

Je ne sais pas prévoir le malheur de si loin.

Mais ne soyons point si superbe, c’est d’économie industrielle qu’il s’agit ; disons simplement : de telles craintes sont vaines et sans fondement. — L’état actuel de l’Europe ne permet plus de redouter ces guerres désastreuses qui engageaient tous les peuples les uns contre les autres. Si notre marine militaire ne savait pas défendre et convoyer notre marine marchande, nous aurons les neutres, empressés à venir approvisionner nos marchés, parce qu’ils y trouveront intérêt ; et, en supposant le cas le plus extrême, on sera toujours à temps quoi qu’il arrive de rétablir les sucreries métropolitaines. Les champs sont là, les procédés sont connus, les machines ne sont pas longues à construire, et dans un pays comme le nôtre, une année ou deux suffiraient à mettre la production indigène en rapport avec la consommation.

Bonaparte à toujours sacrifié les intérêts maritimes de la France à son développement militaire ; égoïste comme il l’était, il n’a pas voulu de la gloire navale qui pouvait faire ombre à la sienne : il a fait déchoir là France, comme puissance maritime, et après avoir sordidement vendu la Louisiane, après avoir perdu Saint-Domingue, la reine des Antilles, par ses tentatives liberticides, il nous a mis hors d’état de revendiquer nos droits sur des îles qui ne sont plus à nous, quoiqu’elles nous appartiennent[8]. La France en est réduite aujourd’hui à quatre colonies à cultures[9]. Loin de les sacrifier, c’est un devoir pour elle de les conserver, car elles lui sont bonnes comme points militaires, comme asile et lieu de ravitaillement pour sa marine de guerre, aussi bien que pour sa marine marchande. Elles lui peuvent devenir d’un immense avantage commercial, si une fois l’on voulait s’en occuper, si l’on voulait y appliquer un système éclairé d’administration.

Les colonies grecques, on le sait, ne furent fondées que par des migrations de leurs métropoles, auxquelles on accordait toutes les faveurs de la cité. Le souverain et véritable principe des colonies n’est point d’être exclusivement utiles à leur métropole, mais bien d’être utiles et d’offrir un séjour propice à ceux des enfans de la mère-patrie qui vont s’y établir. Voilà leur réelle destination politique et économique ; voilà aussi la source la plus sûre de leur prospérité, de leur grandeur. Nos colonies n’ont pas le quart de la population qu’elles peuvent contenir ; l’esclavage a dévoré les masses énormes de nègres que la traite y avait jetées ; un tiers seul du sol cultivable est en exploitation. N’est-ce pas une chose qui ferait sourire de pitié le plus vulgaire citoyen d’Athènes, s’il en pouvait revenir un au monde, de voir que nous possédons là-bas des plaines immenses, ou la générosité de la nature sollicite des bras qui lui manquent, tandis que le trop plein continental arrive jusqu’à la pléthore avec tous ses symptômes de désorganisation et de souffrance !

Le pouvoir, au sein d’une nation mécontente, ne se soutient que par le moyen artificiel de la peur qu’inspirent les révolutions à une bourgeoisie égoïste. Il emploie toutes ses forces à se conserver. La France, loin de recevoir de lui les inspirations qui l’agrandiraient, est sans cesse occupée à combattre ses tendances envahissantes, Si nos hommes d’État avaient de l’ambition pour elle, au lieu d’en avoir pour eux-mêmes, ils tourneraient les yeux vers les colonies. Nulle politique ne serait plus à propos que celle qui, encourageant et protégeant les émigrations d’outre-mer, dégorgerait la métropole d’une population dont le sort misérable fait sa honte et son inquiétude.

« Tous les ans plusieurs milliers des enfans de la France passent les mers ; les États-Unis les accueillent ; ils vont fertiliser, au profit des Américains ; les nouveaux États de l’ouest. C’est une recrue de consommateurs que nous fournissons aux manufactures anglaises ; quand il serait si facile de détourner l’émigration et de conserver à la France ses enfans, à notre industrie des consommateurs, à nos colonies des bras dont elles ont besoin. Chaque émigrant qui se dirigerait vers nos colonies, non seulement irait créer sur un sol français une richesse nouvelle, mais il augmenterait par ses consommations l’étendue du marché national. Et qu’on n’essaie pas d’opposer aux colonies le commerce étranger. Sans parler de la concurrence formidable que nous rencontrons sur toutes les places étrangères, et des caprices de la diplomatie commerciale ; il est prouvé qu’à part même tout monopole exclusif, les populations coloniales ont toujours une préférence marquée pour les produits de la mère-patrie, C’est ainsi que quelques colons français, malgré la triste condition que leur ont faites les institutions coloniales, l’état arriéré de leur industrie et l’absence complète de moyens de crédit, consomment tous les ans pour quarante-huit millions de marchandises françaises. C’est ainsi que malgré la scission politique qui a séparé les États-Unis de l’Angleterre, l’Amérique du nord est encore aujourd’hui le plus important débouché de l’industrie anglaise. »

Rien de plus juste, rien de plus vrai que ces réflexions, que nous empruntons à un autre[10], parce qu’elles expriment toute notre pensée mieux que nous ne le ferions nous-même. On ne peut envisager, sans en être saisi, les bénéfices d’une émigration bien réglée aux colonies. Elle développe les immenses avantages dont elles sont susceptibles, elle en fait des points sûrs, vigoureux, armés d’une population active en état de les défendre presque seule contre nos ennemis. Les émigrans attirent les compagnies financières avec leurs fertiles capitaux ; ils appellent la science, qui vient aider la culture tropicale des merveilleux procédés qu’elle découvre chaque jour[11] ; ils mettent en exploitation les terres délaissées ; ils doublent, triplent, quadruplent les produits coloniaux, le nombre des navires employés à leur transport, celui des matelots qui les portent, et par suite les revenus que la douane en extrait ; enfin recevant de leurs peines une rétribution plus équitable qu’en Europe, il deviennent pour l’industrie métropolitaine des consommateurs aisés, multipliés ; et les ouvriers de France ne gémissent plus sans travail devant des monceaux de produits sans issues. — L’industrie métropolitaine, la marine marchande, la marine de l’état, les hommes, les choses et la morale, trouvent à gagner dans cet heureux mouvement.

Hélas ! de long-temps encore, rien de ce splendide avenir ne se réalisera. Long-temps encore le gouvernement de France, livré aux mains qui l’avilissent, exercera vis-à-vis des colonies à peu près le rôle de ces proconsuls romains qui étouffaient les pays conquis sous leur inique protection ; et les Français ne pourront songer à leurs terres tropicales !

Il n’est pas plus dans le génie de la nation anglaise que dans le nôtre, d’aller peupler toutes les parties du monde, et de hasarder de gros capitaux en de lointains pays. Ce qui contribue à rendre nos voisins faciles à ces entreprises hardies, c’est que leur métropole fait tout pour les y encourager. Quelque part qu’ils aillent, il sont assurés de trouver des consuls et des agens pour les protéger, d’y sentir la main de la mère-patrie qui veille sur eux, d’y avoir des moyens de communication avec elle. Un Anglais établi au Mexique, à la Havane, au Brésil, aux Antilles, dans l’Inde, en Amérique, dans la Guyane, partout, sait à huit jours près quand il recevra ses journaux de Londres. Deux fois par mois, mille vaisseaux sillonnent les mers, sans autre objet que de lui porter des nouvelles de sa ville. Il y compte, il s’appuie sur cette confiance, les relations intimes ne sont point brisées ; il sait ce qui se passe at home, et ces rapports continuels sont des soutiens qui ne l’abandonnent jamais.

On applique la vapeur à la navigation transatlantique, le commerce hasarde sur les vastes mers quelques steamships. À peine cette nouvelle voie est-elle ouverte que le gouvernement anglais s’en empare, passe rapidement des traités, et à l’heure où nous écrivons, un service à vapeur pour le transport des malle-postes et des dépêches de l’état sillonne déjà l’Océan, excite l’admiration des amis comme des ennemis, et par sa rapidité magnifiquement organisée met les principaux points du globe et les frères émigrés à quelque jours de distance de l’Europe !

Le Français qui s’embarque, au contraire perd tout ; il est perdu lui-même, il marche vers un long exil. Ceux qui dirigent nos affaires voient nos petits morceaux de chemin de fer centupler le nombre des voyageurs, un simple service régulier de voitures établi d’une commune à l’autre l’industrie, éclairer les hommes, améliorer tout, et ils ne comprennent pas de quel avantage de tels moyens nous seraient sur les mers. Le voudra-t-on croire, la France n’a pas même une ligne de paquebots avec ses colonies ! Ce sont les Anglais qui portent nos dépêches et nos lettres à Saint-Pierre ou à la Basse-Terre !! C’est par une telle ineptie administrative qu’il faut expliquer la médiocrité de notre commerce maritime. C’est par ce défaut de relations réglées et solides, par cette indifférence pour les enfans du pays qui vont tenter la fortune au dehors, que nous avons perdu (pour citer un exemple) l’immense débouché que nous offrait le Mexique. Nos nationaux à force de s’y voir livrés à eux-mêmes ont quitté la partie, et avant que la dernière expédition militaire, si tardivement entreprise, si détestablement conduite, eut achevé de nous ruiner pour toujours dans ces contrées, leur commerce était échu aux Anglais et aux Américains du nord, quoiqu’individuellement les Mexicains nous préférassent beaucoup à nos antagonistes, et pour notre caractère et pour notre qualité de christianissimos.

Le gouvernement a semblé vouloir jeter un instant les yeux sur cette grave question ; on a parlé de lignes à vapeur. Mais qu’a-t-on fait ? Selon l’usage, les choses ont été remises à l’examen d’une commission, et Dieu sait ce que font les enquêtes chez nous ! Les Anglais auront des steam-packets sur toutes les routes de l’univers, que notre commission n’aura pas rédigé son rapport. Et cependant Marseille, Bordeaux, le Havre, ont offert de créer des lignes à leur propre compte si l’on voulait seulement les aider ! Mais l’administration, avec ses désirs de tout absorber, veut conserver la direction et l’exploitation d’une pareille entreprise, et songe à disposer les paquebots en bâtimens de guerre pour s’en servir dans un cas donné. L’idée nous paraît mauvaise. Construisez des bâtimens de guerre à vapeur tant que vous pourrez, cela est sage, mais laissez au commerce ses navires de commerce avec leur rapidité nécessaire, que vous ralentirez en voulant les rendre propres au combat. Les choses à deux fins ne sont jamais bonnes. En diminuant la vitesse, vous perdez la possibilité d’entrer en concurrence avec nos rivaux. Mais quoi que vous décidiez, au nom du pays décidez promptement. Ce qui peut multiplier et régulariser nos relations avec l’étranger, mérite plus que jamais considération. Vivifiez par tous les moyens imaginables notre commerce extérieur pour augmenter notre force extérieure. Le pavillon anglais couvre une navigation de trois millions de tonneaux, le pavillon français n’en protége pas plus de six cent mille. Jugez. M. Reybaud qui est une autorité dans toutes ces questions, a démontré[12] que c’est dans le fait décisif des cent soixante mille matelots formés par la marine marchande des Anglais, que réside la supériorité de leur marine militaire. Nous n’en avons nous que cinquante-six mille bons à mettre sur les vaisseaux de l’état un jour de guerre[13] !

C’est ainsi que le développement de nos colonies qui sont des marchés tout créés, de larges débouchés tout ouverts, serait à la fois une œuvre nationale propre à nous mettre en état de reprendre notre niveau comme puissance maritime.

Ceci nous ramène à l’émigration tropicale qui peut, avec une protection éclairée, tripler rapidement l’importance de nos possessions d’outre-mer. Outre les moyens que nous avons déjà indiqués, pour l’encourager et la provoquer, il faut que le sort fait aux colonies ne leur rende point onéreux les échanges qu’elles feront avec la métropole, il faut qu’elles puissent y trouver avantage, et que le gouvernement veille lui-même à ce que les marchandises qui leur sont imposées soient toujours de la meilleure qualité.

Une servante de Fort-Royal qui attachait quelque chose devant nous, prit une feuille d’épingles, et deux ou trois de ces épingles s’étant courbées l’une après l’autre, se prit à dire : « Oh ! ce sont des épingles françaises ». Il n’est que trop vrai, c’est-là un cri spontané hors d’Europe. La manufacture française, même dans les colonies françaises, est déshonorée. Il suffit aux revendeuses foraines qui courent les habitations de dire à un nègre que telle marchandise est anglaise, pour qu’il la prenne de préférence à la nôtre. Les maîtres, de même. Houes[14], chaînes d’attelage, coutelas[15], ils achètent tout de contrebande à prix double, lassés de payer à leurs compatriotes des instrumens qui se brisent ou se tordent après huit jours de service. Nous avons vu, en visitant les magasins de commission de la Dominique, des houes et des coutelas d’une forme spéciale que l’Angleterre fabrique exprès pour nos colonies, où elles entrent en fraude. C’est un fait honteux à dire, mais d’une triste authenticité. La détestable qualité des produits de fabrique française a considérablement nui à notre commerce d’exportation ; la pacotille nous cause sur les marchés étrangers un mal qu’on ne saurait imaginer, et le mot trop commun dans nos ateliers : « Bah ! c’est assez bon pour les colonies, » nous a ravi bien des millions. La mauvaise foi la plus effrontée, préside malheureusement aussi à nos envois au dehors. La parfumerie française est une branche considérable du trafic interlope de nos colonies avec les West-Indies, car les Anglais qui font de nous tous autant de petits maîtres musqués usent dix fois plus de pommades et de senteurs que les Français. J’ai vu sur leurs toilettes des pots de pommade fabriqués de telle manière qu’ils n’avaient pas six lignes de contenu, quoiqu’ils eussent en réalité trois pouces de hauteur. C’est vendre un morceau de faïence pour de l’essence de jasmin.

Il faudrait au contraire que toute marchandise qui sort de France fut particulièrement soignée et expédiée avec la plus rigoureuse probité. Il n’y a pas d’autres moyens de rétablir notre crédit. Puisque nos fabricans entendent si mal leurs devoirs d’honnêtes gens et leurs intérêts de manufacturiers, il serait opportun d’établir aux frontières des bureaux d’examinateurs à la qualité des objets exportés, avec droit de détruire toute chose reconnue mauvaise, comme on coule chez les marchands de vin leurs liquides frelatés. Nous voudrions, en outre, que le nom de l’expéditeur déloyal fût signalé dans les journaux, comme celui des boulangers qui vendent à faux poids. Il y va tout ensemble des intérêts du commerce extérieur, et ce qui est plus précieux encore, de l’honneur national.


§ II.

Utopie, vont dire quelques-uns. Les Européens ne peuvent cultiver les pays tropicaux. Erreur, pouvons-nous répondre. Ceux qui la professent oublient ce que l’histoire rapporte sur la fondation des colonies. Un coup-d’œil jeté en arrière suffit pour expliquer ces craintes et les dissiper.

Lorsqu’en 1635, MM. D’énambuc quittant Saint-Christophe où les Français étaient établis depuis 1625, songèrent à la Martinique : comment y vinrent ils ? « Avec cent hommes braves, bien acclimatés, défricheurs expérimentés, et pourvus de tout ce qui était nécessaire pour y former des habitations. » Lorsque les lieutenans de MM. D’énambuc, Lolive et le chevalier Duplessis, prirent possession de la Guadeloupe la même année ; par qui étaient-ils accompagnés ? Par cinq cent cinquante personnes, dont quatre cents, est-il dit, « étaient des laboureurs qui, moyennant leur passage gratuit, s’étaient engagés à travailler pendant trois années pour le compte de la compagnie des îles de l’Amérique qui les avait embarqués. »

La canne à sucre fut mise en plantation réglée, à la Guadeloupe, vers 1644. Boisseret acheta cette île en 1649, pour une somme nette de 60,000 livres et six cents livres de sucre par an. À la Martinique, la canne à sucre fut introduite en 1650.

Lorsqu’en 1674 la Martinique fut réunie au domaine de l’État, elle était en pleine voie de culture, et produisait déjà du tabac, du coton, de l’indigo et du sucre.

Les colons, à cette époque, formaient deux classes. La première, composée de ceux qui étaient venus à leurs frais, on les appelait habitans ; ils possédaient des terres que le gouvernement local leur avait accordées en toute propriété, moyennant une redevance de tabac, de coton et de sucre.

La seconde classe se composait d’Européens pauvres, attirés aux îles par l’espoir d’y faire fortune. Sous le titre d’engagés, ils étaient contraints de travailler pendant trois années consécutives sur les plantations des colons qui avaient payé leurs frais de passage. À l’expiration de l’engagement, ils recevaient, pour la plupart, des concessions gratuites de terrain.

Ainsi, d’après ces détails, que l’on peut trouver dans le père Dutertre et le père Labat, on le voit très évidemment, les colonies furent défrichées et mises en culture par des Européens. Depuis 1625 à Saint-Christophe, depuis 1635 à la Guadeloupe et à la Martinique, jusqu’en 1738, c’est-à-dire un siècle durant, ce sont des blancs, et des blancs d’Europe qui exploitent ces terres plus redoutées que redoutables. Dans les lettres d’établissement de la première compagnie française d’outre-mer, celle dite des îles de l’Amérique, créée en 1626, il n’est aucunement question d’esclaves comme laboureurs ; on n’y parle que d’Européens.

On associa de bonne heure aux engagés, des nègres de traite, nous le savons. On en voit à Saint-Christophe, en 1659 ; à la Martinique, en 1642 ; mais ils étaient fort peu nombreux. Le trafic des noirs ne commença à prendre sa meurtrière extension que vers 1644, époque à laquelle l’édit du 28 mai, en constituant la Compagnie des Indes-Occidentales, lui octroyait le privilège exclusif de la traite, depuis le cap Vert jusqu’au cap de Bonne-Espérance. Mais la traite fournissait encore si peu de travailleurs en 1719, que les créoles ayant peine à trouver des engagés volontaires, une déclaration du roi, du 2 mai de cette année, ordonna que les vagabonds et gens sans aveu seraient transportés aux colonies pour y travailler comme engagés. Ce ne fut qu’en 1738 que le nombre des esclaves s’étant accru d’une manière suffisante, on mit un terme à ces expéditions que le roman de Manon Lescaut a rendues célèbres.

Mais si les Européens étaient propres à la culture des colonies, pourquoi songea-t-on à y employer des nègres ? C’est que la soif de l’or est insatiable, barbare, impitoyable, et qu’après avoir épuisé la race rouge dans des travaux excessifs, on voulut avoir d’autres instrumens dont les maîtres pussent disposer sans que personne s’intéressât à eux, sans que l’Europe, en se voyant dévorer ses propres enfans, demandât compte de ce qui se passait aux îles.

Le sort des engagés était aussi affreux que celui des nègres ; on les battait comme les nègres, on excédait leurs forces comme celles des nègres, et le grand nombre d’entre eux qui périrent, moururent victimes des mauvais traitemens qu’on leur imposait, et non des fureurs du climat. — Au moment où le père Labat arrive à son couvent, il rencontre un engagé nommé Massonnier qui était venu aux îles sur le même navire que lui. « Guillaume Massonnier était fort épouvanté, il avait appris que la condition des engagés, dans les îles, était un esclavage fort rude et fort pénible, qui ne différait de celui des nègres que parce qu’il ne dure que trois ans. » Le père Labat n’eut pas dit de quelle façon étaient traités les engagés que les vieilles ordonnances nous attesteraient qu’à cette époque on ne faisait guères de différence entre eux et les esclaves. Nous trouvons dans un règlement du conseil de la Martinique, du 2 mai 1666, « qu’il leur est défendu de faire les mutins et les insolens, et qu’il est permis aux habitans de les châtier comme gens à leurs gages ; avec défense à ces gens de s’en plaindre et de discontinuer pour cela leur ouvrage. »

Les Anglais n’en usaient pas mieux avec leurs engagés. Labat, qui les vit lors de son voyage à la Barbade (1700), en parle de la sorte : « Leurs engagés sont en grand nombre, mais il n’y faudrait pas beaucoup compter dans une occasion, parce que la plus grande partie sont de pauvres Irlandais enlevés par force ou par surprise, qui gémissent dans une dure servitude de sept ou de cinq ans au moins, qu’on leur fait recommencer quand elle est finie, sous des prétextes dont les maîtres ont toujours une provision toute prête. »

Les engagés soumis à un pareil destin, après une traversée longue et très pénible, seraient morts bien vite, partout autre part qu’aux colonies. Les nègres succombaient en aussi grand nombre qu’eux. C’est une complète erreur de supposer que nos îles aient obtenu, sans sacrifices, à part même les exécrables forfaits de la traite, la population de travailleurs qu’elle possède aujourd’hui. Les nègres paient à une modification de température, à peu près le même tribut que nous, et malgré leurs vieilles relations avec le soleil, les nouveaux-venus noirs, lorsqu’on ne les soigne point avec ménagement, ne résistent pas plus que les nôtres à la chaleur humide des colonies. Nous avons l’autorité d’un médecin distingué de la Martinique, M. Rufz, pour affirmer que les nègres ne sont pas plus que les blancs à l’abri des influences des Antilles, et que leur acclimatement, mal dirigé, a coûté aussi cher que pourrait coûter celui des blancs. Les noirs sont peut être plus sensibles que nous encore à un changement atmosphérique ; ils se font au quartier où ils naissent, et lorsqu’on les déplace, ils ne réussissent pas, selon l’expression créole, ce qui veut dire en bon français qu’ils meurent. Les partisans les plus déterminés de l’esclavage reconnaissent que la mortalité des nègres nouveaux est considérable, et confessent que « malgré les dangers de la fièvre jaune, la mortalité des blancs qui viennent aux colonies est beaucoup plus faible, proportionnellement, que celle des esclaves importés d’Afrique[16]. »

Le climat des Antilles est-il aussi mauvais que sa réputation ? Nous avons des raisons de ne le pas croire. Les vapeurs de l’Océan, continuellement amoncelées autour des pitons et au-dessus des bois qui les couronnent, y occasionnent des pluies continuelles qui, jointes à l’ardeur d’un soleil brulant, y entretiennent une excessive chaleur humide. Cette moiteur en relâchant la fibre musculaire, a certainement une grande influence sur l’économie animale des Européens récemment débarqués. La subite transition de cette atmosphère à l’atmosphère sèche et froide dans laquelle ils vivaient, doit nécessairement agir d’une manière directe sur leurs organes ; mais la perturbation produite ne devient funeste que parce qu’ils ne savent pas en combattre les effets dangereux.

La vie humaine est détruite aux colonies par trois causes principales : la débauche, la peur et l’ignorance des soins hygiéniques indispensables.

Les gens qui arrivent négligent les moyens d’accoutumer leurs organes à la nouvelle température au sein de laquelle ils fonctionnent. Loin d’entretenir une transpiration égale, la chaleur leur fait rechercher ces vifs courans d’air que ménage la construction des maisons combinée avec les brises, les pores se referment, la transpiration arrêtée amène la pleurésie, ils meurent, et l’on accuse le climat d’être pestilentiel. Non, c’est vous qui avez été maladroit en ne sachant point aider à votre constitution.

Une vieille erreur très commune, est aussi extrêmement funeste aux Européens. On est convenu que pour corriger la lassitude et la langueur que donnent les pays chauds, il est bon de boire quelque cordial. On prend le cordial appelé rhum qui est fort abondant aux colonies, et comme on y trouve plaisir, on en prend beaucoup, si bien que l’économie, maintenue dans un état de surexcitation continuelle, et la débilité s’accroissant par l’usage répété du tonique, l’homme est préparé comme à dessein, pour l’envahissement de la fièvre jaune. On a suivi le régime précisément opposé à celui qu’il fallait suivre. — En se rendant compte des législations, on y peut trouver des indications sûres pour certaines règles de conduite. Grand nombre des lois religieuses de l’antiquité qui paraissent fort ridicules à ceux qui n’y regardent pas de près, contiennent des préceptes hygiéniques appropriés aux climats, que les individus devraient observer. Moïse, en défendant aux Israélites de manger du porc, savait que l’usage de la chair de porc, en Orient, donne la lèpre. Mahomet en interdisant le vin et les liqueurs aux croyans, imitait sans le savoir une loi de Carthage qui faisait la même défense aux Carthaginois[17]. Ceci veut dire que les législateurs avaient reconnu que dans les pays chauds les liqueurs sont contraires à la santé. Donc, au lieu de les rechercher, il est sage de s’en abstenir.

Or c’est l’intempérance surtout qui est le premier agent de destruction, c’est dans l’ivresse que le plus grand nombre des malheureux moissonnés par la fièvre jaune puisent le principe du mal qui les tue. Sur qui en effet sévit-elle particulièrement ? Sur les soldats de la garnison ; gens qu’un concours de circonstances déplorables, jointes aux mauvaises habitudes du peuple, semblent dévouer à la mort. — Par une fatalité extraordinaire, chez nos voisins comme chez nous, l’administration ne prend aucun soin de paralyser les dangers de la position. Plutôt que de choisir des hommes d’élite, d’un caractère fait et d’un esprit bien trempé, on n’envoie aux colonies que de jeunes soldats, encore sans expérience. Ils abordent, tremblans, la constitution ébranlée par les souffrances de la traversée, le moral affaibli par les impressions nostalgiques et par la terreur que leur causent les idées reçues sur le soleil meurtrier des Antilles. On croit avoir pris assez de soins pour leur acclimatement quand on leur a fait passer trois mois à la campagne, et on les jette ensuite dans les cités, seuls foyers de l’infection. En cet état le moindre excès ouvre entrée à la maladie qu’ils redoutent, et les voilà à l’hôpital, atteints de la fièvre ou de la dyssenterie. L’hôpital, où est-il situé ? Au milieu des villes, où la chaleur, l’agglomération d’un grand nombre d’individus, les émanations d’un littoral insalubre rassemblent tous les principes constitutifs du fléau. Mais là, qu’arrive-t-il ? Par quelles causes ces terribles maladies deviennent-elles aussi souvent mortelles qu’elles le sont ? De quoi se plaignent tous les médecins ? C’est qu’au lieu d’y suivre un traitement régulier, les malades en s’y livrant encore à leurs grossiers appétits, rendent toute guérison impossible. Ces pauvres gens regardent la diète à laquelle on les condamne comme une économie que l’on veut faire à leurs dépens, ils demandent et reçoivent vivres et boissons du dehors ; ils mangent des fruits, boivent du tafia, meurent, et l’on dit : c’est le climat ! — Il y a des années que les médecins signalent le danger, mais l’apathie créole n’a pu découvrir jusqu’ici le moyen de prévenir l’introduction clandestine des vivres dans les hôpitaux.

À la Jamaïque, c’est mieux encore. Sous prétexte d’éloigner les soldats du danger de la capitale, on les a casernés à une lieue de là. Ils viennent en ville pendant le jour, ils boivent du rhum, toujours du rhum, jusqu’à la dernière minute qu’ils ont de loisir, puis ils courent afin d’être rendus à l’heure, ils arrivent tout échauffés, répondent à l’appel, ôtent ensuite leur habit pour se rafraîchir, prennent froid et le lendemain ils se réveillent mourans. Il faut les transporter à l’hôpital. Mais où a-t-on bâti ce magnifique hôpital qui a coûté 180,000 liv. sterl. ? À Fort-Royal, sur une langue de terre qui ferme la rade, entourée d’eaux stagnantes et de marais qui en font le lieu le plus malsain de la colonie. Le malade amené là aujourd’hui, expire le lendemain, et l’on dit toujours : c’est le climat !

Quand nous visitâmes cet hôpital, un régiment qui venait d’arriver y remplissait tous les lits, et chaque jour envoyait cinq morts au cimetière. Est-ce donc le climat qui les tuait ou bien les funestes circonstances dans lesquelles on les avait placés ? — Est-il étonnant que les régimens perdent ainsi un quart de leur monde en quinze mois ? Ne prépare-t-on pas ces hécatombes au Dieu fièvre pour le plus grand effroi de ceux qui en Europe entendent parler de ses ravages ? Si on les avait cherchés pourrait-on trouver de meilleurs moyens pour organiser les effets destructeurs des influences épidémiques.

Les gouvernemens ont trop accepté la fièvre jaune comme un mal inévitable, et ne l’ont pas assez combattue comme un mal guérissable. Ils y soumettent les populations sans préservatif, et le monstre dévore d’autant plus de victimes, qu’on lui en présente un plus grand nombre de désarmées. Une première mesure très importante serait de réagir contre cet esprit de concession.

Il n’est pas vrai que la nature ait condamné l’homme à payer un tribut humain au minotaure des Antilles.

« La mort que les Européens trouveraient en travaillant sous le soleil des tropiques, a écrit le docteur John Hancock, est une relique de l’antiquité. Les anciens croyaient que les régions équatoriales étaient absolument inhabitables, avec autant de raison qu’ils regardaient les îles britanniques comme les confins du monde occidental. Un séjour de vingt-cinq ans passés dans les colonies, m’a convaincu par expérience qu’il n’est pas de contrée où quelqu’un avec un régime approprié au climat et à sa constitution personnelle, puisse vivre avec plus de sécurité et meilleure santé qu’à la Guyane[18]. Jamais idée plus fausse n’a été accréditée, que celle de croire que les personnes du nord ne peuvent cultiver sous la zône torride[19]. »

La vérité est que l’on diminuerait singulièrement l’action malfaisante du soleil des Antilles, si l’on s’attachait à détruire dans l’esprit des populations occidentales les craintes qui leur deviennent mortelles, en débilitant leur esprit, et si l’on combattait les penchans vicieux qui affaiblissent leurs corps. Qu’on nous comprenne bien. Nous ne disons pas du tout que la fièvre jaune n’existe pas, au contraire, c’est un ennemi vigilant ; mais nous disons qu’elle a le plus ordinairement peur de ceux qui n’ont pas peur d’elle, et qu’il est possible de lui opposer la sobriété avec un succès presque toujours certain.

Cette opinion s’établirait solidement, si l’on voulait en outre secouer la vieille et funeste erreur qui fait de la fièvre jaune une maladie contagieuse. M. le docteur Chervin, un de ces martyrs de la vérité, qui consacrent une existence toute entière à la constatation d’un fait utile, a daigné nous communiquer la formule des propositions qu’il va soutenir dans un nouveau travail sur cette matière. Nous sommes heureux de pouvoir les mettre d’avance sous les yeux du public.

« 1o La maladie que l’on a désignée sous le nom de fièvre jaune dans l’Amérique équinoxiale, dans l’Amérique du nord et dans le midi de l’Europe, est identique et ne présente aucune différence essentielle.

2o Elle n’est point une maladie sui generis, mais simplement le maximum d’intensité des fièvres bilieuses automnales des pays chauds, ou des saisons chaudes dans les régions tempérées.

3o Elle n’est transmissible de l’individu qui l’a à celui qui ne l’a pas, d’aucune manière quelconque.

4o L’encombrement des hôpitaux par les malades de la fièvre jaune, quelque grand qu’il ait été, n’a jamais produit jusqu’ici une infection capable de donner naissance à cette maladie ; en viciant l’atmosphère il a seulement dans certains cas aggravé l’état des malades qui s’y trouvaient plongés.

5o La fièvre jaune ne tire donc son origine ni des malades, ni de leurs vêtemens, mais bien des effluves qui s’exhalent des substances végétales ou animales en putréfaction, secondés par certaines conditions météorologiques.

6o La cause de cette maladie ne paraît différer de celles des fièvres bilieuses ordinaires que par un plus haut degré de concentration. Elle nous est d’ailleurs tout aussi inconnue dans sa nature que celles de ces fièvres.

7o Cette cause locale productrice de la fièvre jaune, peut se rencontrer à bord des bâtimens qui couvrent les mers, tout comme à terre.

8o La fièvre jaune n’étant point contagieuse, toutes les mesures de précaution dirigées contre elle sont en pure perte, et doivent par conséquent être supprimées. On peut remédier à l’infection des bâtimens par des moyens hygiéniques très simples, qui offriront à la santé publique toutes les garanties désirables, et n’entraveront point le commerce comme les mesures dites sanitaires actuellement en vigueur. »

Ces huit propositions sont le fruit de dix années d’études aux colonies et dans les Amériques, elles résument la longue expérience d’un savant honnête, et ses nombreuses recherches sur l’origine, le mode de propagation et la nature de la fièvre jaune.

Combien le gouvernement ne sauverait-il pas de victimes, si par l’adoption ouverte de ces doctrines il rendait la confiance aux esprits ! « Les funestes effets produits par la crainte de la contagion, dit encore M. Chervin, ne se bornent point aux malades, ils s’étendent aux personnes saines que cette crainte prédispose à un haut degré à l’influence épidémique. Tel aurait résisté à l’action de l’agent délétère, s’il eut été persuadé que la contagion est nulle et que l’approche des malades n’augmente point le danger, qui a été victime de l’opinion contraire[20]. »

Que l’on médite ces vérités, que l’on sache s’en convaincre et l’on aura, en menant une vie régulière, de grandes chances d’échapper au fléau ; nous le répétons, la fièvre jaune attaque surtout les gens d’une vie déréglée, celles qui se livrent à des excès. Les personnes fermes et de mœurs régulières, lui échappent presque toujours.

Ceux qu’elle abat sont les viles proies de la débauche, bien plus souvent que les innocentes victimes d’un fléau cruel.

Ce n’est pas à dire qu’il faille faire des émigrans autant de disciples de Pythagore ; ce que nous demandons c’est la modération qui, dans tous les pays du monde, est une sauvegarde de la santé.

En définitive, les hommes que nous appelons aux avantages de l’émigration, quittent une vie bien autrement dure que ne le peut être la privation de quelques misérables plaisirs de cabaret.

Nous avons vu à la Jamaïque, dans la paroisse Sainte-Anne, une compagnie de vingt-deux Américains, occupés à établir une magnanerie. Tous travaillaient avec l’ardeur tenace et sérieuse des Américains, tous depuis quatre mois étaient à l’ouvrage, la hache, le compas et la houe à la main. Quatre mille pieds de mûriers étaient déjà plantés, et pas un de ces hommes, depuis quatre mois, n’avait été indisposé. À la vérité ils sont au milieu des mornes, loin des rivages marécageux de la mer ; et tous, membres scrupuleux d’une société de tempérance, ne boivent que de l’eau.

À moins que la culture du sucre ne soit plus spécialement meurtrière qu’une autre, et que le soleil ne tue plus volontiers celui qui plante une canne que celui qui plante un pied de tabac ou de mûrier. Qu’a-t-on à objecter à cet exemple ?

On encourage beaucoup l’introduction des émigrans à la Jamaïque, il y en a déjà un certain nombre répandu dans la campagne, et ceux qui sont bien soignés ne courent aucun danger.

Sur une sucrerie de cette île, paroisse Clarendon, cent soixante européens se livrent depuis deux ans à tous les travaux sans distinction d’un atelier, ils n’ont eu que dix-sept morts : quatre hommes, trois femmes et dix enfans. Nous le tenons d’eux-mêmes. Nous avons encore rencontré à la Jamaïque des émigrés sur la caféière de l’hermitage appartenant à M. le docteur Spalding, tous ces hommes se félicitaient de leur séjour dans l’île.

S’il était permis de se citer soi-même, nous dirions qu’à deux époques de notre vie, jeune et touchant à la maturité, nous avons parcouru les pays à fièvre jaune, autrefois la Havane, la Vera-Cruz, la Nouvelle Orléans, aujourd’hui les Antilles. Nous y avons passé les mois d’hivernage quand nos convenances de voyageur l’exigeaient ; nous ne nous sommes pas privé de visiter les hôpitaux, ni d’y étudier les cas qui se présentaient à nous, et jamais le mal ne nous a touché, jamais nous n’avons eu que des indispositions de fatigue. Nous ne changeâmes jamais rien, il est vrai, à nos habitudes de régime ; nous ne bûmes jamais ni vin, ni eau-de-vie, ni rhum, que pour ce que valent ces cordiaux, dont l’excès fait des poisons, c’est-à-dire comme remède.

On peut le dire d’une manière presqu’absolue, la modération est un sûr préservatif contre la fièvre jaune.

Nous disions déjà en 1833, « c’est un préjugé de croire que les blancs ne peuvent pas supporter la chaleur du climat des Antilles, ne sont-ce pas des blancs, des européens qui ont défriché et fondé toutes les colonies sans le secours d’un esclave ? Comment seraient-ils devenus inhabiles à en continuer l’exploitation, aujourd’hui que tant d’améliorations pourraient être introduites si l’esprit routinier des planteurs cédait enfin aux progrès de l’Europe. »

Cet avis est encore tout-à-fait le nôtre. La vérité est qu’en toute hypothèse, il n’y a réellement que les plages qui soient fiévreuses et redoutables. L’intérieur des îles, grâce à l’élévation du terrain[21], est un séjour délicieux et le plus sain de la terre ; on y connaît à peine les maladies, les brises y rafraichissent l’air sans cesse et tempèrent les violences du soleil. Il nous est arrivé d’avoir froid dans les mornes des Antilles. M. Lacharrière, président de la Cour royale de la Guadeloupe, vieux créole, dont la bonne foi est à l’abri de tout soupçon et qui s’exprimait ainsi d’ailleurs, à une époque où il n’avait pas encore été question d’émigration, a dit : « Les montagnes des Antilles leur procurent une variété de températures qui permet d’accoutumer par degré et sans perte, les troupes européennes au climat des tropiques et de l’équateur. »

Ce ne doit donc plus être l’objet même d’un doute, l’émigration réussira si on l’entoure de quelques précautions d’ensemble, si on la prépare avec sagesse et qu’on la fasse avec prudence. Pour cela il est nécessaire que le législateur y mette la main, qu’il n’abandonne plus les émigrés à leur propre inexpérience et à la cupidité des traitans. Il est nécessaire qu’on ne laisse pas se renouveler les cruautés commises envers les trente-six mois[22].

Le gouvernement chargé de veiller d’une manière directe sur l’émigration, lui donnerait les garanties légales dont elle a besoin pour s’opérer en grand, établirait la confiance générale en tranquillisant la nation sur le destin de ses enfans, et pousserait vers nos possessions de la zone torride, non plus des célibataires, comme il est toujours arrivé dans les essais particuliers tentés jusqu’ici, mais des familles complètes.

Cette dernière circonstance est de la plus haute gravité, pour nous qui sommes convaincu que les excès sont les premiers meurtriers des Européens aux colonies. — Le célibataire, sans attache dans la vie, sans devoirs immédiats, sans autres obligations que celles à remplir vis à vis de lui-même et de la société, ne s’inquiétant guère de mourir, parce qu’il meurt tout seul, a trop d’occasions de se déranger et trop peu d’intérêt à éviter ces occasions. Un homme marié, en raison des devoirs intérieurs que lui impose son état, nous offre plus de chance de passions assouvies, de mœurs calmées, d’esprit d’ordre et de retenue. — Le mariage n’est mauvais que parce que l’on en a formé un lien indissoluble. Par lui-même il est excellent, il met un frein à nos folles ardeurs, et les habitudes de la famille donnent à la vie moins d’agitation et d’irrégularité.

Insistons sur ce point des émigrations par famille, il est capital ; et notre pensée entière demande à être bien comprise. Nous ne nous adressons pas du tout à la partie aventureuse de nos compatriotes. C’est aux tristes victimes que fait l’anarchie sociale dans laquelle on laisse marcher la France au hasard, c’est aux pauvres que vont nos paroles. Il ne s’agit plus d’aller jouer un quitte ou double sur le tapis chanceux des îles, d’aller risquer une existence mal entamée à Paris, contre une fortune rapidement amassée en Amérique. Rien de cela, il s’agit de renoncer à la vieille patrie pour la nouvelle, d’échanger un travail insuffisamment rétribué, une huche vide, un âtre glacé où des enfans transis pleurent de froid sous des haillons à jour, une vie misérable et douloureuse comme l’est celle d’un grand nombre d’ouvriers d’Europe, même des plus honnêtes. Il s’agit d’échanger tout cela, non pas contre des richesses prodiguées à un oisif par les fatigues de ses nègres, mais contre un travail rapportant son juste salaire, une abondance perpétuelle assurée à l’homme laborieux, une vie chaude et facile au sein de la nature la plus généreuse du monde des enfans pleins de santé croissent tout joyeux sous un ciel délicieux.

Ces enfans que nous voyons grandir, lèvent les derniers doutes que pourrait rencontrer notre projet, et doivent faire tomber toutes les hésitations. Supposons même que les Européens ne puissent travailler au soleil, il reste encore assez d’ouvrages qu’ils peuvent exécuter à couvert pour justifier des émigrations opérées avec sagesse et humanité, comme le travail du moulin, la fabrication du sucre, la garde et le soin des bestiaux, les métiers de tonneliers, forgerons, charpentiers etc., dont on a besoin sur toutes les habitations. Ceux-là, dussent-ils réellement craindre les insolations, s’ils se joignent aux rangs des nègres, ce qu’encore une fois nous regardons comme erroné, leurs fils en tous cas pourront, sans aucun doute, s’employer à la terre puisqu’ils seront aussi fils du pays, et les îles doivent acquérir ainsi dans l’espace d’un demi-siècle une population qui leur assurerait, tôt ou tard, un brillant avenir. — Sur ce dernier point nous n’avons pas que des hypothèses à présenter. Si les Européens sont réellement incapables de cultiver les terres tropicales, du moins mille preuves abondent que les créoles s’y trouvent propres. À la Havane, à Puerto-Rico, nous avons vu, de nos yeux, des petits blancs[23] aux champs ; on nous a dit qu’à Bourbon la classe de ces laboureurs était fort nombreuse ; à la Martinique, dans le quartier du gros Morne, le sol n’est pas propice à la canne, on peut voir aussi des blancs et même des blanches soigner de leurs mains leurs jardins à vivres.

Ainsi les faits et la théorie, tout nous porte à croire, sert à nous convaincre que les blancs peuvent cultiver sous les tropiques.

L’abbé de Pradt a dit, dans son livre des colonies : « Que les établissemens à sucre des Antilles étaient impossibles sans nègres. » Mais ce n’est pas la faute des Antilles, c’est la faute du jugement de l’abbé de Pradt. La canne n’est pas plus difficile à cultiver que tout autre végétal, et l’application des agens mécaniques comme des procédés économiques que la science fournit tous les jours et que l’argent des capitalistes rassurés permettra d’acheter, ne peuvent que la rendre plus facile encore[24].

Conclusion. L’émigration réussira et sera possible, humaine, profitable pour tous, si l’on prend quelques mesures pour obvier aux chances de péril qu’elle a de commun avec toutes les grandes entreprises[25].

Nous ne pousserons pas plus loin ces réflexions, que nous avons regardées comme l’utile préliminaire d’un livre qui conclut à l’abolition de l’esclavage.

Soutenant une cause dont le triomphe, au dire de ses adversaires, doit amener la perte des colonies, il nous convenait de mettre en évidence tout ce qu’elles ont de valeur politique, présente et future ; de rappeler la gravité avec laquelle on doit peser tout ce qui les concerne. — Les intérêts les plus élevés, les plus précieux du pays, veulent qu’on ne les laisse point périr.

La régénération des colonies françaises, par l’abondante infusion du jeune sang des émigrés dans les veines de ces corps plus malades que caduques, se lie à l’affranchissement des noirs, et viendra lui prêter un efficace secours. Nous ne sommes point tenté de nous faire une arme de l’une pour soutenir l’autre, car l’affranchissement, à nos yeux, est un fait moral absolu, dont la nécessité se manifeste en dehors de toutes considérations environnantes, mais nous sommes heureux qu’un projet, de bonne et de haute politique, puisse être mis au service des droits de l’humanité.


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  1. Celle de consommer beaucoup de produits manufacturés de la métropole.
  2. Mémoires sur les Colonies.
  3. Les notices statistiques publiées par la marine, donnent sur ce point les chiffres suivans pour l’année 1833. La Guadeloupe a reçu 485 navires français *, jaugeant 68,315 tonneaux, et montés de 4,583 hommes d’équipage. La Martinique, 363 navires **, jaugeant 49,976 tonneaux et montés de 3,535 hommes d’équipage. En 1836, l’île Bourbon a reçu 143 navires français ***, jaugeant 41,152 tonneaux et montés de 2,183 hommes d’équipage. Pendant la même année de 1836, la Guyane a reçu 36 navires ****, jaugeant ensemble 5,514 tonneaux et montés de 355 hommes d’équipage. — Nous ne jugeons pas nécessaire de faire observer que la quantité d’hommes d’équipage appartient au mouvement de navigation tout entier, et que plusieurs navires européens dont deux voyages par an.

    * Sur ce nombre, 185 seulement venant d’Europe. Le reste appartient au commerce local des colonies entre elles, ou à la pêche de Terre-Neuve.

    ** Sur ce nombre, 149 seulement viennent d’Europe.

    *** 67 seulement venant d’Europe.

    **** 22 venant d’Europe.

  4. Almanach du Commerce du Havre, chez le Male, au Havre, 1840.
  5. Statiques ministérielles, déjà citées, tome 4.
  6. Lettres des Commissaires des Ports de Mer, à la Chambre des Députés, 26 avril 1840.
  7. Nous sommes partisan de l’indemnité aux betteraviers, parce que la France les a particulièrement encouragés à fonder leur industrie ; qu’elle s’est imposée, pour la faire fructifier, de grands sacrifices, à la vue desquels les fabricans se sont livrés eux-mêmes à des dépenses qu’ils n’eussent pas faites sans cela. Au surplus, nous entendons très fermement que les ouvriers, frappés par la suppression du sucre indigène, aient leur part de l’indemnité accordée à leurs maîtres. C’est justice.
  8. C’est au traité de paix de 1814, que la France a perdu Sainte-Lucie, Tabago, l’île de France et les Seychelles.
  9. Voici la liste des possessions d’outre-mer qui nous restent.

    En Amérique : la Martinique ; la Guadeloupe avec ses dépendances Marie Galante, la Désirade, les Saintes et une partie de l’île Saint-Martin ; la Guyane ; Saint-Pierre et Miquelon, rochers arides à peine peuplés.

    En Afrique : le Sénégal, Gorée, Bourbon et Sainte-Marie, près de Madagascar.

    En Asie : Pondichéry et Karikal côte de Coromandel, Mahé, côte de Malabar, Yanaon, côte d’Orixa, Chandernagor, Bengale.

    De toutes ces possessions, il ne faut considérer que la Martinique, la Guadeloupe, la Guyane et Bourbon comme colonies, les autres ne sont que des établissemens ou des comptoirs.

  10. Article non signé du journal l’Office de Publicité, 10 mars 1841. Nous regrettons de ne pouvoir citer l’auteur de cet excellent morceau.
  11. M. Paul d’Aubrée vient de publier une brochure (Question coloniale sous le rapport industriel, chez Félix Malteste et Cie, 1841), dans laquelle il montre les avantages que l’application des grands procédés industriels procurerait aux colonies, et les bénéfices considérables que l’on trouverait, seulement à séparer l’agriculture de la fabrication, aujourd’hui réunies dans une même main. Le travail de M. Paul d’Aubrée, d’une grande portée de vue, d’une lucidité d’exposition remarquable, mérite toute l’attention des économistes.
  12. Revue des Deux-Mondes, numéro du 1er mai 1840.
  13. Voici ce que le président du conseil a déclaré dans la séance du 8 mai 1840 : « Notre personnel maritime se monte à 110,000 hommes, depuis les mousses pris à 10 ans jusqu’aux hommes âgés de 50 ans. 14,000 mousses, 17,000 novices, 10,000 ouvriers des ports, 10,000 capitaines et maîtres au cabotage. Il reste donc 55 à 56,000 hommes de 18 à 50 ans, bons à mettre sur les vaisseaux de l’état au jour du danger. La marine royale en absorbe 19,000, les diverses navigations marchandes, mer du nord, mer de l’Inde, côte d’Afrique, Méditerranée, 17,000, pêche de la morue, 12,000, pêche de la baleine, 2,000, et enfin, colonies, 6,000.
  14. Instrument aratoire pour la culture de la canne. C’est une bêche en forme de pioche.
  15. Espèce de sabre propre à couper la canne.
  16. Opinion de M. Saco. Voyez la brochure de M. Flinter, intitulée Examen del estado actual de los esclavos de la Isla de Puerto Rico, 1852.
  17. Platon, liv. II, des Lois.
  18. On sait que la Guyane est cependant considérée comme bien plus insalubre encore que les Antilles.
  19. The Dominica Colonist, numéro du 5 septembre 1840.
  20. Pétition à la Chambre sur la nécessité d’une prompte réforme dans notre système sanitaire, 1833.
  21. La hauteur commune du voyage que nous avons fait en parcourant la Jamaïque, était de 1,500 pieds au-dessus du niveau de la mer.
  22. L’engagement de trois ans que prenaient les premiers défricheurs de nos établissemens coloniaux, leur fit donner le sobriquet de trente-six mois.
  23. On appelle petits blancs les hommes pauvres de cette classe, ceux surtout qui vivent du revenu d’un morceau de terre qu’ils cultivent à l’aide d’un ou deux nègres.
  24. On ne saurait croire jusqu’à quel point il est possible d’adoucir le travail par les moyens les plus simples. M. Bouvier, jeune habitant créole de la Guadeloupe, plein d’idées généreuses, donna un jour des gants à ses nègres pour l’opération de l’épaillage *. C’était pure humanité, il voulait seulement préserver ainsi leur mains des petits piquans attachés aux feuilles de cannes. Mais à sa grande surprise, la bonne action devint une excellente affaire. Il se trouva que son atelier fit avec des gants et sans fatigue le double de la besogne qu’il faisait sans gants.

    * L’épaillage consiste à enlever les feuilles jaunies ou trop abondantes de la canne, pour lui donner de l’air et ne lui pas laisser de parasites à nourrir.

  25. Qu’il nous soit permis d’indiquer sommairement quelles pourraient être ces mesures.

    La loi assurerait d’une manière précise les bons traitemens des passagers en mer. Il est important que les émigrans n’arrivent point aux colonies, l’organisation déjà affectée par les privations de la traversée et les mauvais emménagemens des navires sur lesquels les armateurs aujourd’hui, comme autrefois, les entassent et les mettent à la gêne.

    Il serait décrété que nul émigré pendant les cinq premières années de son séjour, ne pourrait être employé sur les habitations qui se trouvent dans un rayon d’une lieue tout à l’entour des bords de la mer. On obtiendrait par là deux avantages : le premier d’éloigner les nouveaux venus des plages fiévreuses, de les soustraire à l’excessive chaleur des plaines ; et le second de les tenir éloignés des villes qui leur offrent des tentations et des occasions de débauche, et dont les populations agglomérées donnent prise aux épidémies.

    Il faudrait aussi que les émigrés avant de partir fussent toujours assurés d’un engagement auprès de l’agent accrédité des planteurs qui résiderait à Paris. Ils seraient reçus par l’habitant qui aurait fait préparer leur gîte sur l’habitation. C’est un moyen d’obvier d’abord aux embarras d’un débarquement isolé, aux exigences des seigneurs terriers, ensuite de soustraire les nouveaux venus à la fièvre jaune qui ne manquerait pas de les frapper au milieu des troubles d’esprit, où tombe l’homme inquiet de son sort.

    Le traité que signerait l’émigrant avec le planteur ou l’agent des planteurs, devra être aussi l’objet de la surveillance administrative. Il ne pourra se faire que dans de certaines conditions, réglée par le législateur.

    Les engagemens de cinq ans contractés par les émigrés auraient cet avantage, qu’une telle période permettrait de graduer la somme de labeur exigible. Ils travailleraient d’abord le matin de cinq à huit ou de six à neuf heures, et le soir de quatre à six ou de cinq à sept heures, selon la durée du jour, et l’on augmenterait chaque année d’une heure jusqu’à la quatrième, où ils seraient tenus de donner neuf heures.

    Des gages de 500 francs par tête d’hommes ou de femmes, et de 200 francs par tête d’enfans, au-dessus de 12 ans et au-dessous de 17 ans, avec une case et un jardin seraient, nous croyons, des termes où l’employeur et l’employé trouveraient une égale convenance.

    Leurs différens auraient les juges-de-paix pour arbitres. La loi serait pondérée de façon à garantir à l’engagiste le travail de l’engagé, et à l’engagé les bons traitemens de l’engagiste. L’engagé, qui après la première, seconde au troisième année, se soustrairait méchamment au contrat, outre la confiscation de la récolte de son jardin au profit du maître, serait enfermé jusqu’à ce qu’il ait remboursé la somme dont il aurait fait tort à l’engagiste *. Cette clause est indispensable, car avec des engagemens comme ceux que nous désirons, le propriétaire aura pu avancer les frais de transport, dont la moitié resterait à son compte, et dont l’engagé lui rembourserait l’autre moitié par cinquième. Nous voyons dans ces avances faites par le planteur, et que le crédit lui rendra peu onéreuses, un actif élément de détermination pour nous pauvres prolétaires, qui ne se trouveraient plus alors arrêtés au premier pas par l’impossibilité de rassembler une somme de 4 ou 500 francs, qu’il leur est toujours si difficile de se procurer dans les conditions actuelles de leur existence.

    * Afin de répondre à ceux qui verraient là une sorte de détention perpétuelle, nous disons tout de suite que l’on travaillera sur les habitations pénitentiaires que nous proposerons en lieu et place d’instituer aux colonies.