Des colonies françaises (Schœlcher)/III

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Pagnerre (p. 22-26).

CHAPITRE III.

TRAVAIL DES ESCLAVES.

Journées. — Bons effets du travail en commun. — Plus de femmes que d’hommes aux champs. — Amélioration du sort des nègres. — Cravates. — Abrutissement de quelques esclaves.


Occupons-nous maintenant du travail. Sous ce rapport les esclaves font ce qu’ils doivent, et les maîtres aujourd’hui ne leur demandent pas plus qu’ils ne peuvent faire. L’esclave donne neuf ou dix heures selon la durée du jour, de cinq ou six à huit du matin, de neuf à midi et de deux à six du soir. Le reste du temps lui appartient, et si le chef le lui prend il est rare qu’il ne le paye pas. Cette proportion est raisonnable et convenablement calculée pour un pays où le climat défend d’abuser des forces de l’homme. Il y a d’ailleurs beaucoup plus de jeu dans la prise de l’ouvrage sur les habitations que chez les manufacturiers d’Europe, on ne poursuit pas trop l’atelier, et dix fois pendant notre séjour à la campagne nous l’avons vu partir à deux heures un quart, deux heures vingt minutes au lieu de deux heures. — Personne aux colonies françaises ne se presse et ne presse les autres.

On ne va jamais au jardin (aux champs) que par grandes bandes de trente, quarante et cinquante travailleurs (hommes et femmes), sous la direction d’un ou de deux commandeurs. Ce que ces escouades font d’ouvrage en un jour est énorme. Les campagnes des Antilles offrent de grandes et sérieuses réalisations de la puissance que les fouriéristes attribuent au travail en commun. On peut surtout mieux juger de cela en se plaçant sur une éminence d’où il soit possible de considérer le groupe des laboureurs. On les voit insensiblement avancer avec l’imperceptible rapidité du flux de mer, laissant derrière eux de larges traces de leur passage sur la terre retournée à vif ou nettoyée d’herbes. — La besogne est en outre beaucoup adoucie par l’aide de la musique : c’est une importation africaine. À chaque atelier est attaché un chanteur ou une chanterelle qui, placé derrière les travailleurs et appuyé sur le manche de la houe fait entendre quelques airs d’un rhythme cadencé, dont les autres répètent le refrain. On ne saurait croire combien cette musique allège la fatigue. L’association a des vertus si puissantes que même le travail esclave fait ainsi en commun, présente un aspect moins triste que le travail solitaire et morne de nos paysans.

Il entre assez généralement dans la composition des rangs au jardin plus de femmes que d’hommes, voici comment cela s’explique. Une habitation est un village en petit. Souvent établie à une distance considérable des centres, elle doit être pourvue de tout, et avoir, tonneliers, maçons et forgerons, outre des gardeurs de bestiaux, des cabrouetiers[1], sucriers[2], ratiers[3] ; et canotiers, Tous ces gens qui ont des apprentis destinés à les remplacer, sont pris sur la masse de l’atelier comme aussi les commandeurs, et ils diminuent d’autant la population mâle qu’il est possible d’attacher spécialement à la terre. Or, depuis que la traite n’a plus lieu, depuis que la reproduction est livrée aux forces de la nature, elle a repris son cours naturel et le nombre des femmes, va s’accroissant plus que celui des hommes[4]. Ainsi, d’un côté la population mâle d’un atelier est en partie occupée de travaux spéciaux, de l’autre, la population féminine dépasse un peu celle des hommes, il s’en suit donc forcément que le nombre des femmes doit être plus considérable aux champs. — Il est peu probable que l’on puisse continuer à avoir autant de femmes dans les rangs après l’abolition, déjà quelques-unes d’elles, aux colonies anglaises se sont retirées et c’est un progrès sur l’état barbare que leurs maris ne se croient pas permis de les forcer à y venir.

Bien que les femmes remplissent parfaitement leur fonction au jardin, il est permis de croire sans les réduire exclusivement comme fait la barbarie civilisé au rôle de mères de familles, ou d’ornemens de bal, qu’elles sont appelées à des travaux moins rudes et trouveront d’une manière utile leur place ailleurs.

En tous cas elles supportent facilement la tâche aux colonies, c’est une preuve que l’atelier n’est pas obsédé et que le commandeur n’use point trop de l’horrible fouet dont il est toujours armé.

Les colons disent avec raison que les ouvriers d’Europe dépensent incontestablement plus de force que les esclaves à l’ouvrage. On ne voit pas dans nos Antilles, de nègre ni de négresse quelque soit leur âge, avoir l’épine dorsale brisée comme l’ont nos vieux paysans vignerons et terrassiers. Le travail même de la roulaison, époque à laquelle les nègres sont obligés de fournir des services de nuit, est compensé dans ce qu’il a de pénible par les avantages dont ils jouissent pendant sa durée. Et encore les planteurs de la Guadeloupe qui essayent plus volontiers des innovations que les Martiniquais ont déjà disposé leurs usines de manière à supprimer les veillées. Presque toutes les sucreries de cette île sont fermées à neuf heures du soir. — C’est un exemple à suivre pour la Martinique, qui apprendrait de bonnes choses chez son ancienne vassale, ne fût-ce qu’à jeter avec une admirable hardiesse scientifique des ponts sur ses rivières torrentueuses, à faire de magnifiques routes et à construire pour les terrains mouvans des chaussées auxquelles l’art de l’Europe n’aurait rien à reprendre.

Nous avons vu les choses, et nous le répétons, elles ont bien changé, l’habitant soigne aujourd’hui ses nègres avec le même intérêt qu’un éleveur met à soigner ses bestiaux, plus encore, car l’éleveur peut acheter d’autres animaux, tandis que l’habitant ne le peut pas. L’amélioration du sort de l’esclave tient en quelques points à des causes d’économie domestique, qu’il est facile d’apprécier. En effet, si l’esclave ne travaille pas on le fouette, mais quand on l’a taillé[5] à le rendre malade, il faut attendre pour recommencer ; jusque-là le récalcitrant ne fait rien. Supposez-le doué d’une certaine force d’inertie, et vous concevrez que le maître, plus observé d’un côté et dont les mœurs plus policées de l’autre répugnent aux extrêmes violences, se lasse de frapper avant que l’esclave se lasse de l’être. Quand on a épuisé contre lui tous les moyens, on est bien obligé d’en prendre son parti et de le laisser. Nous avons vu de ces rares incorrigibles sur quelques habitations ; maître, géreurs[6], économes, commandeurs, tout le monde a renoncé à en obtenir, aucune besogne et selon l’expression militaire, ils se trouvent véritablement en subsistance sur l’habitation. Personne n’a su nous dire d’où vient le nom de cravates qu’on leur donne.

L’esclavage a engendré une autre sorte de cravates dont le caractère est fort curieux à observer, ce sont des nègres qui ont été tellement dépravés par la servitude, et ont si bien pris l’habitude de s’en remettre à leurs maîtres du soin de leur vie, qu’ils sont devenus incapables de quoi que se soit. Ils ont complètement perdu l’instinct de leur conservation, ils se déchargent de tout sur leur propriétaire : celui-ci est obligé de penser pour eux, d’exercer à leur égard une surveillance de chaque instant, de leur donner leur repas un à un, parce que sans cela ils gaspilleraient le premier jour la ration de la semaine ; de s’occuper de leurs pantalons et de leurs chemises, parce qu’autrement ils iraient nus ; et s’il leur vient une plaie, il faut aussi que le maître sache la découvrir et la soigner, car ils s’en laisseraient dévorer. Ce ne sont point des idiots, ce sont des insoucians, ils semblent avoir pris l’esclavage dans ses termes les plus absolus ; automates sans vices ni vertus, ils existent par la volonté des autres, et font ce qu’on leur dit de faire, mais le font mal, comme des automates. Quand cette atrophie du sentiment règne chez une femme, elle perd jusqu’à la pudeur. Pauvres victimes de la servitude !


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  1. Ceux qui conduisent les charrettes.
  2. Ceux qui font le sucre.
  3. Toutes les Antilles sont perpétuellement frappées d’une des plaies d’Égypte. Infestées d’une quantité innombrable de rats, elle ne peuvent s’en débarrasser, malgré la guerre acharnée qu’elles leur font. Il n’est pas d’habitation qui n’ait un homme ou deux, uniquement occupés, avec huit ou dix chiens, de la chasse aux rats, d’où ces hommes prennent le nom de ratiers. Pour stimuler davantage leur zèle on leur donne une petite prime par cent queues qu’ils apportent. On nous a cité à Puerto-Rico une sucrerie où il avait été tué, en six mois, dix mille de ces bêtes maudites. Les rats aiment la canne de passion, et comme ils savent toujours choisir la plus mûre, et qu’ils en gâtent une par repas, ils font un tort considérable aux récoltes. Les serpens venimeux de la Martinique aident un peu les ratiers, mais on ne leur en sait aucun gré, car ils font payer leurs services trop cher.
  4. Sur les chiffres que nous avons donnés page 20 et 21, Le total des sexes réunis en masse, présente pour la Martinique une différence de 6,025  *, et pour la Guadeloupe de 5,986  **, en faveur des femmes  ***.
      Masculin.   Féminin.
    * Population libre 17,419   20,536.
    Population esclave 37,584   40,496.
      55,003.   61,028.
      Masculin.   Féminin.
    ** Population libre 14,626.   16,626.
    Population esclave 46,168.   40,496.
      60,794.   66,780.

    *** Nous avons observé des différences analogues dans toutes les îles que nous avons visitées, elles corroborent les remarques déjà faites, tendant à établir qu’il naît dans les pays chauds plus de femmes que d’hommes.

  5. Tailler. Battre à coups de fouet.
  6. Le géreur remplace le maître, rarement un propriétaire qui habite sa plantation conserve un géreur ; il dirige lui-même. L’économe prend les ordres du maître ou du géreur, et les fait exécuter.