Des colonies françaises (Schœlcher)/II

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Pagnerre (p. 17-21).

CHAPITRE II.

BIEN-ÊTRE MATÉRIEL DES ESCLAVES.

Familiarité des rapports entre le maître et l’esclave. — Sécurité des maîtres. — Accroissement de la population esclave. — Population générale des colonies françaises.


Malgré ces tristes exceptions le sort matériel, le sort animal des nègres, nous le confessons, n’est pas aussi affreux qu’on le suppose. L’aspect de l’esclavage, pris dans son ensemble, en dehors de ses exceptions dures, cruelles, atroces, ne donne pas les serremens de cœur que l’on craint d’éprouver en l’approchant. Les esclaves sont plus ou moins retenus, selon le caractère de l’habitant, mais ils n’éprouvent pas de contrainte ; la présence du chef ne les courbe point. Nous en avons vu plus d’un rester assis avec le chapeau sur la tête, selon qu’ils se trouvaient à l’instant où le maître leur adressait la parole ; et les femmes avec l’embarras de leur sexe, répondaient comme nos paysannes par un gros rire et en détournant le visage. À de jeunes nègres qui ont dépassé les limites de leur jardin et empiété sur les terres de M. Méat, celui-ci dit : « Mais coquins, vous m’en devez la moitié. — Ah ! monsieur, répliquent-ils sans façon, vous ne voudriez pas faire cela à de pauvres petits esclaves comme nous. » — M. Perrinelle voyant une bonne mère malade s’obstiner à nourrir son fils, exprime la volonté qu’elle le remette à une nourrice, « Ah ! che maite, (cher maître), reprend l’excellente femme, à son aise et assise durant toute la conversation ; ne veuillez pas cela. Je vais encore prendre une grosse médecine et vous verrez que mon lait sera meilleur. » Puis M. Perrinelle en s’en allant : « Vous verrez qu’elle me le tuera. » — Nous nous étonnions, un autre planteur et moi, de la blancheur du nouveau-né que tenait une nouvelle accouchée : « Mais çà, c’est un petit blanc, » dit le maître. « C’est un enfant de vous, » répondit l’esclave en plaisantant. La vie enfin se formule chez ces malheureux, presque comme chez nous ; chacun obéit à son caractère et l’on voit les jeunes filles qui apportent les cannes au moulin, gaies comme leur âge, se les jeter en jouant. Ce tableau est vrai, et je n’hésite pas à le peindre, bien qu’il contrarie ce que j’écrivais, il y a un an à peine. J’avais été trop loin.

Les rapports entre le maître et l’esclave ont même un caractère plus intime qu’il n’arrive entre nous et nos domestiques. Le commandeur de l’habitation Gradis dont il est parlé dans le chapitre précédent envoya emprunter à la maison une grande table qu’il désignait ; il ne se donna pas même la peine de venir la demander lui-même. Tout ce monde-là, voyez-vous, me disait M. Brières, du Macouba, en parcourant ses cases à nègres, nous appartient de père en fils, nous les traitons comme une famille. Et je voyais effectivement les marmailles (les enfans) se pendre aux jupes des dames Brières qui nous accompagnaient. Dans un salon où l’on fait de la musique, où l’on danse, vous voyez nègres et négresses venir tout uniment à la porte, la dépasser et se mettre à regarder où à écouter. Cette liberté de commerce existe surtout entre les dames et leurs servantes, celles-ci à l’église sont toujours dans le banc, à la maison dans la salle où se tient leur maîtresse, elles se mêlent à tout ; c’est de la familiarité, nous allions dire de l’intimité. Rien n’est plus ordinaire que de les voir emprunter pour aller à une fête les plus beaux bijoux et les chaînes d’or de leur maîtresse. Les dames créoles sont douces, bonnes, d’un extrême laisser aller, elles se plaignent beaucoup de l’engeance noire et il n’en est pas une qui n’ait quelque gâtée noire ou de couleur dont l’unique service est de la tourmenter. Qu’est-ce que cette petite fille qui est toujours sur vos genoux ? demandions-nous à une dame, « C’est l’enfant d’une de mes servantes qui est morte ; la pauvre créature me l’a recommandée en mourant. » Il faut voir aussi le plaisir qu’elles prennent au luxe de leurs femmes, on détailla par curiosité devant nous le costume de l’une d’elles, ils se montait à 100 gourdes (500 fr.) à part les colliers d’or et de grenat empruntés. Il y a des choses de la vie coloniale vraiment originales. Vous vendez un domestique, une servante, tant ils vous mécontentent, puis dès le lendemain, ils reviennent chez vous, comme s’ils n’en avaient pas été chassés, mangent à votre cuisine, et laissent dans la maison pendant des huit et quinze jours leurs enfans que vous voyez courir, que vous nourrissez et que vous soignez !

Nous parlons des dames, mais en vérité les hommes aussi ont de la bonté. Malgré leurs farouches passions, tout n’est que de premier feu et leur haine n’a aucune ténacité. Lors des fameuses affaires de 1823 (c’est un mulâtre même qui nous en fit l’observation), les blancs montrèrent un acharnement épouvantable ; à les en croire, il eut fallu déporter toute la couleur, elle conspirait, il n’y avait pas de repos possible à moins. Une fois la déportation décidée, tout-à-coup et comme par enchantement il ne se trouva plus que des innocens, chaque blanc venait à l’autorité recommander tel, tel, et tel. « Oh ! ceux-là je les connais, ce sont des hommes calmes, raisonnables ; » — « Ne renvoyez pas celui-ci il a toujours vécu dans ma famille, j’en réponds. » — « Ne craignez rien de ces deux autres, ils étaient j’en conviens, mêlés aux troubles, mais ils sont jeunes et m’ont promis meilleure conduite. » En un mot, parmi ces libres qui en masse méritaient tous la corde, pris un à un il n’y avait plus de coupables ! En vérité l’émancipation ne sera pas si difficile qu’on le croit. Les colons français ont la fibre fine.

Il n’y a pas moins à dire à la louange des nègres et des gens de couleur, toutes leurs conspirations ont avorté parce qu’il y en a toujours quelques-uns qui avertissent les blancs auxquels ils sont affectionnés, de se garder d’un danger prochain.

Un fait général encore qui plaide en faveur des maîtres, c’est la parfaite sécurité où ils vivent sur les habitations. Isolés, en haut de leurs mornes, au milieu des forêts, ils dorment fort tranquillement dans leurs maisons à jour, de niveau avec les cases à nègres, car on n’a guère que des rez-de-chaussée sur ces crêtes de montagnes où les coups de vent des Antilles rasent un village en vingt minutes. Et notez que tous les noirs ont pris l’habitude de porter constamment avec eux, pour abattre les lianes ou se défendre des serpens le coutelas propre à couper la canne ! Si bien que dans ces îles où les maîtres disent tant de mal de leurs 80,000 esclaves, et où nous autres abolitionistes nous disons tant de mal des 9,000 maîtres, il n’est pas un esclave qui ne marche armé nuit et jour, et pas un maître qui le soit !

Si l’on était tenté de nier les heureuses modifications de l’esclavage actuel, les colons auraient une objection fort simple à présenter, c’est que, d’après les relevés statistiques officiels, les décès et les naissances sont aujourd’hui dans les mêmes rapports chez les noirs que chez les blancs, le nombre des sexagénaires est proportionnellement plus fort parmi les esclaves que parmi les libres, enfin le chiffre de la population nègre au lieu de diminuer comme autrefois, augmente maintenant d’année en année[1].


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  1. La population totale de la Martinique était, au 84 décembre 1835, de 416,054 âmes ; 37,955 libres, dont 9,000 blancs et 78,078 esclaves. — Parmi les libres on ne compte que 2,508 individus au-dessus de soixante ans ; parmi les esclaves on en compte 6,041. La différence en faveur des esclaves, proportion gardée, est donc de presqu’un tiers. — Même différence se présente entre les deux populations de la Guadeloupe, dont le chiffre s’élève en total à 127,574 individus : 31,252 libres, dont 12,000 blancs et 96,322 esclaves.

    La population de nos colonies à esclaves est répartie de la manière suivante :

    Martinique :  
    Villes et bourgs, libres 12,655, esclaves 20,282, en tout 32,937
    Habitations rurales, libres 25, 300, esclaves 57, 794 83,094
      116,031
    Guadeloupe  
    Villes et bourgs, libres 15,477, esclaves 11,741, en tout 27,218
    Habitations rurales libres, 15,575, esclaves 84,781 100,356
    Bourbon :  
    Villes et bourgs, libres 15,601, esclaves 11,950 
    27,551
    Habitations rurales, libres 21,202, esclaves 57,346 
    78,548
    Guyane :  
    Villes et bourgs, libres 2,841, esclaves 2,579 
    5,220
    Habitations rurales, libres 2,215, esclaves 14,213 
    16,428
      21,648
    Esclaves de villes et bourgs, c’est-à-dire non attachés à la terre :  
    Martinique 
    20,282
    Guadeloupe 
    11,141
    Bourbon 
    11,950
    Guyane 
    2,379
      46,352
    Voici le mouvement général des populations de nos îles, depuis 1851 jusqu’à 1858 :
      1831. 1832. 1833. 1834. 1835. 1836. 1837. 1838.
     
    Martin. 109,916 111,337 114,260 114,989 116,031 117,502 117,558 117,569
    Guad. 119,663 122,819 124,849 125,427 127,574 127,835 127,835 128,284
    Guy. 22,862 22,531 22,345 22,083 21,956 21,221 21,221 20,940
    Bourb. 100,558 101,109 103,140 105,850 108,533 108,538 108,548 103,625
      372,418

    Tous ces chiffres sont empruntés aux Notices Statistiques sur les colonies Françaises, publiées par le gouvernement, 4 vol. 1837 à 1840.