Des colonies françaises (Schœlcher)/V

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Pagnerre (p. 45-71).


CHAPITRE V.

l’esclave ; le prolétaire.

Les garanties de la vie matérielle ne suffisent pas à l’homme. — L’esclave n’est pas soumis à un pouvoir public. — Il ne peut se défendre contre l’arbitraire. De fait, la loi n’existe pas pour lui. — Ses enfans appartiennent à son maître. — Il n’a pas d’état civil. — La loi le déclare chose mobilière. — Il est vendu aux enchères. — Une vente d’esclaves. — Le prolétaire. — Un mot du peuple sur l’esclavage.


Mais écartons ces horreurs, supposons, qu’en raison de leur caractère exceptionnel elles ne soient pas suffisantes pour nécessiter la transformation d’un état social où elles peuvent se reproduire chaque jour : supposons même qu’elles soient impossibles, et que tous les esclaves jouissent du bien-être matériel dont nous avons reconnu l’existence pour la majorité. Cela supposé, les esclaves sont-ils aussi malheureux moralement que nous le croyons, nous, surtout avec nos idées ? Non, ils sont misérables, mais pas malheureux ; ils s’ignorent eux-mêmes ; l’abrutissement de la masse l’empêche d’apprécier sa misère dégradée, ils ne souffrent véritablement pas. Élevés dans leur enfance, nourris dans leur vieillesse, soignés dans leurs maladies, on prévoit tout pour eux ; et en échange de cette sécurité de l’existence entière, ils n’ont à donner que neuf ou dix heures de travail par jour. Ils sont un peu moins bien traités que les animaux du Jardin des Plantes qui n’ont rien à donner du tout ; mais ils sont assurément mieux approvisionnés, et plus tranquilles que les ouvriers européens. C’est là le grand argument des créoles, ils appuient toujours sur ce point, qu’il n’y a pas en France un paysan aussi heureux que leurs esclaves. Parce que le prolétaire, dans le souverain exercice de son libre arbitre, dans la toute puissance de son individualisme, sous la glorieuse responsabilité de tous ses actes, lutte avec douleur contre l’adversité au milieu d’une société mal construite ; ils disent que le sort de l’esclave est meilleur que celui du prolétaire. Parce que l’esclave est plus ou moins bien pourvu de farine de manioc et de morue, ils soutiennent à la face du soleil « la supériorité de l’esclavage sur la liberté, pour l’homme que la fortune n’a point favorisé de ses dons[1]. » Ne semble-t-il pas, en vérité, que toute la vie consiste à être assuré de manger du manioc et de la morue. Mais, à ce compte, messieurs des colonies, les chevaux de tel ou tel millionnaire sont plus heureux que vos esclaves, car ils sont bien soignés aussi dès leur enfance, on leur donne aussi du vin de Madère lorsqu’ils sont malades ; d’un autre côté, ils sont infiniment mieux nourris ; et pas un d’eux, s’ils parlaient, n’échangerait sa riche couverture contre les haillons de vos ilotes, ni son écurie de marbre blanc pour les ajoupas de paille où vous les logez. Mais songez-y donc ; parviendriez-vous à faire aux nègres une litière toujours aussi fraîche, à leur donner du grain toujours aussi choisi qu’aux vainqueurs d’Epson ou de Chantilly, vous n’en aurez fait encore que des animaux à deux pieds !

On ne voit point d’esclaves mourir de faim chez vous ; mais on ne voit pas non plus de bœufs mourir de faim en Europe. Si le prolétaire y expire de besoin, un aussi horrible accident condamne la société où il a lieu, mais ne justifie pas la permanence de l’infamie qui se commet dans la vôtre.

Au reste nous avons, sur ce point, une observation à présenter. Est-ce bien l’esclavage qu’il faut bénir des garanties données à la vie animale de vos esclaves ? Un des motifs qui vous servent à repousser l’abolition, n’est-il point fait pour susciter quelques doutes à cet égard ? Vous dites toujours que le nègre ne travaillera pas en liberté, parce que la fertilité du sol et la douceur du climat lui fournissant de quoi vivre sans labeur, il ne trouvera point dans les nécessités de la vie, l’excitation nécessaire pour vaincre sa paresse naturelle. Mais alors où est ce bénéfice de l’esclavage dont vous parlez tant ? De votre propre aveu, il se réduit à rien, et nous nous assurons que la liberté nourrira l’émancipé, au moins aussi bien que la servitude nourrit l’esclave. — Que de choses d’ailleurs n’aurions-nous pas à dire sur cette alimentation, dont la garantie vous semble une ample compensation à la perte de la liberté ? L’esclave devant être toujours passif, il est certain que sa nourriture sur les habitations où l’on donne l’ordinaire est laissée à votre discrétion, et qu’il se doit contenter de ce qu’on lui accorde. Dès-lors, n’avons-nous pas droit de supposer pour lui de cruelles privations chez les propriétaires mauvais ou gênés. Nous nous souvenons des deux femmes de la Désirade. « J’ai vu des habitans, dit Léonard, le poète de la Guadeloupe, acheter des barils de harengs gâtés pour leurs nègres. Ils aimaient mieux les empoisonner à peu de frais que de payer plus cher une nourriture salubre, tant l’avarice connaît mal ses intérêts. » Ce que des maîtres ont pu faire il y a un demi-siècle, d’autres le peuvent encore. En admettant ces horribles calculs comme extrêmement rares, il arrive néanmoins que des ateliers souffrent malgré même votre volonté. Vous achetez comme de première qualité deux, trois tonnes de morue. On vous trompe ; la morue sans être gâtée est échauffée, rouge, inférieure ; le marchand reçoit de vifs reproches, vous le quittez, vous êtes très-chagrin, mais vous ne pouvez tout perdre, ou bien vos géreurs ne veulent point s’exposer à de justes réprimandes pour une double dépense, et jusqu’à ce que la provision soit épuisée, le pauvre noir pâtit.

Vous dites encore : on ne sait point aux colonies ce que c’est que la mendicité. Mais on ne voit pas non plus chez nous les moutons mendier ; et, en tous cas, il n’est pas moins vrai que vos esclaves reçoivent de la main qui veut leur donner, et quelquefois la provoquent. Vites-vous jamais cela dans les usines de Saint-Étienne ou de Birmingham ? Nous savons d’ailleurs que l’art. 27 du Code noir, impose aux maîtres l’obligation de nourrir et entretenir leurs esclaves vieux ou infirmes, et en cas d’abandon, ordonne que ceux-ci soient placés à l’hôpital, aux frais du maître. Nous savons, de plus, que cette disposition a été fortifiée par une ordonnance des administrateurs de la Martinique, du 25 décembre 1783, qui fixe à trente sols par jour, les frais de l’entretien de l’esclave.

Vous insistez sur ce que vos esclaves sont traités quand ils souffrent, mais on n’a pas du moins à reprocher à la société européenne de laisser mourir ses pauvres de maladie. Il lui reste encore beaucoup à faire, sans doute, mais elle a déjà beaucoup fait. Le département de la Seine à lui seul compte trente-deux mille lits d’hôpitaux où les affligés sont vus par tout ce que la science médicale possède de plus éminent. Les pauvres d’Europe sont soignés dans leurs maladies, comme les esclaves des colonies ; les uns ont l’hôpital du maître, les autres, l’hôpital de la société. Mais quand vous entretiendriez mieux encore vos esclaves, quand vos salles d’infirmerie ne seraient point d’affreuses chambres à lits de camp ; un des malheurs de votre condition sera toujours que votre générosité ne puisse passer pour être sans alliage, et ne point toucher à l’intérêt bien entendu. Socrate disait il y a long-temps déjà : « J’en vois aucuns qui prennent la peine d’amener eux-mêmes le médecin visiter leur esclave souffrant, et donnent ordre soigneusement à tout ce qui lui est propre pour recouvrer la santé. Mais ils n’ont souci de leurs amis[2]. »

Que si l’on pense qu’une race d’hommes tout entière est faite rien que pour boire, manger, travailler et dormir ; que si l’on se juge autorisé à lui enlever à jamais l’usage de ses facultés pour la laisser livrée aux instincts ; que si l’on ne croit pas que toute race humaine noire ou blanche est appelée à jouir des bienfaits de l’intelligence, au prix même de douloureuses crises sociales, comme l’être humain subit les transformations de croissance au prix de douloureuses épreuves physiques ; il n’y a point à s’occuper des nègres. Ils n’ont rien à désirer, et c’est très réellement, comme le disent les colons, une folie d’utopiste vaniteux que de troubler la société pour changer leur sort. Mais l’homme n’a-t-il dans le cerveau que des instincts ? L’homme est-il fait pour en rester là, n’est-ce pas un crime de lèse-humanité que d’imposer des limites à son développement ?

Vous parlez du bien-être matériel de l’esclave, nous n’en avons rien caché, vous nous rendrez cette justice, nous l’espérons et le désirons ; mais laissez-nous maintenant montrer l’autre face de sa destinée. Ce ne sont point des idées philantropiques qui vont être exposées, « de ces rêveries, tant méprisées, auxquelles les abolitionistes s’abandonnent dans leur cabinet » ; ce sont des faits, des faits pris sur nature.

On a vu page 38 comment les latitudes laissées au maître sont tellement étendues, que les lois en faveur des nègres ne sont plus que des mensonges dérisoires. La justice n’intervient guères dans ce qui les concerne que pour l’esclave coupable d’un crime capital. Les conditions où ils sont présentement placés dispensent les maîtres de livrer leurs nègres aux tribunaux, même pour un grand nombre de cas où il y aurait lieu à poursuites criminelles. On peut dire avec toute sûreté d’être moralement vrai, qu’un esclave n’est pas soumis à un pouvoir public : homme chose, il est abandonné à tous les caprices d’une volonté individuelle qui, de gré ou de force, peut en tirer le service qu’il lui plaît[3]. Un maître dur ou injuste, dites-vous, est flétri dans l’opinion ; oui, cela est vrai, mais il n’en est pas moins dur ou injuste ; et ce n’est pas l’opinion qui en souffre, c’est le nègre. L’esclave vit dans l’abrutissement, au sein d’une déplorable promiscuité, avec un tel oubli de sa nature, qu’il ignore même son âge[4]. Ses enfans, ses enfans ! ne sont pas à lui ! il ne peut exercer aucune autorité paternelle ; ils sont les esclaves du maître avant d’être ses fils ; et celui-ci, dès qu’ils ont atteint l’âge de quatorze ans, peut les lui arracher, les donner, les vendre, en disposer à sa fantaisie, les jeter sur le marché public comme des veaux[5]. Le consentement du père et de la mère, dit le Code noir, n’est pas nécessaire pour le mariage de l’esclave, mais celui du maître seulement !

Et les sophistes disent que la servitude est purement et simplement un fait politique, qui ne blesse ni la morale ni la dignité humaine !

Lors même que l’esclave a fini sa tâche, il ne lui est pas permis d’user de son temps et de sa personne en toute liberté. Il est encore obligé de faire ce que le maître lui ordonne, sous peine du fouet, de la prison et de la barre. L’esclave des colonies, en effet, n’est pas seulement attaché à la terre, il l’est aussi au maître, qui peut disposer de lui à tout instant, qui peut entrer dans son domicile, le jour, la nuit, à toute heure. L’esclave reste privé du droit le plus naturel, du droit de locomotion ; il ne peut aller où il veut, et son maître peut le mener où il ne veut pas aller ; il ne s’appartient jamais tout entier ; être moral mutilé, il appartient toujours à l’habitation, il ne s’en peut détacher sans une permission écrite du maître[6]. Le dimanche, il ne lui est pas plus loisible que les autres jours de venir aux marchés des villes et des bourgs sans cette permission, il doit toujours être prêt à la montrer aux gardes de police sous peine d’être conduit à la geôle. L’esclave n’a point une minute qui soit véritablement à lui. Le samedi, ce jour accordé, en remplacement de la nourriture qu’on lui doit, est généralement respecté de même que le dimanche ; mais rien ne les lui garantit intacts, rien n’empêche le maître d’en disposer en tout ou en partie. Le mode et la durée du travail sont réglés, il est vrai, par la loi ; mais l’esclave auquel on vole de son repos n’a point à faire d’observation, il faut obéir sans murmure. Où irait-il se plaindre ? Quel magistrat est institué pour l’écouter et voudrait l’écouter ? Les maires sont des colons qui se moqueraient de lui[7] ; les juges-de-paix habitent les villes, et les tribunaux sont fixés loin des campagnes. Le procureur du roi ordonnera-t-il une enquête, lorsqu’un esclave viendra lui dire : « On m’a fait travailler hier une heure de plus que la loi ne permet. » Disons-le, le nègre ne peut pas être protégé contre l’arbitraire. Privé du droit de résister directement à l’oppression ; privé aussi des moyens de faire observer la loi, sans protection efficace auprès d’elle, « réellement courbé sous un joug de fer, dont rien encore n’a diminué la pesanteur » comme un colon l’a écrit avant nous, il est rigoureusement vrai de dire qu’elle n’existe pas pour lui. Et il faut que cela soit ainsi, car s’il avait la faculté de se défendre contre l’arbitraire du maître, et que les magistrats lui prêtassent l’oreille, la société coloniale ne pourrait subsister un mois ; l’autorité du maître serait ruinée en moins de quinze jours. Le fait de l’esclavage veut que l’esclave doive une obéissance passive, même lorsque son maître lui commande une chose contraire à la loi ou à la morale. On ne saurait admettre qu’il soit juge de ce qui est légal ou honnête ; s’il refuse, il recevra d’abord et avant tout la punition de sa résistance, et puis, quand il ira dire au magistrat : « J’ai été châtié pour n’avoir pas voulu aider un acte immoral », le magistrat lui demandera la preuve. Où la trouvera-t-il ? Supposons que le magistrat aille jusqu’à faire comparaître le maître, celui-ci niera tout, et le lendemain le pauvre esclave sera plus maltraité que jamais non pas, si l’on veut, pour avoir déposé contre son oppresseur, mais pour tel ou tel manquement à ses devoirs. Quel est le soldat que son officier ne puisse trouver en faute dix fois par jour, quand il lui plaît.

Triste, triste condition que celle de cet infortuné ! Demande-t-il justice comme victime, on le frappe du fouet comme rebelle ; parle-t-il au nom de l’équité faite pour tous les hommes, on lui répond au nom de la puissance morale nécessaire à l’autorité des maîtres ; succombe-t-il à l’excès du mal, on dit : c’est une exception… Et ceux qui élèvent la voix pour lui, sont des esprits chagrins ou des ambitieux égoïstes qui comptent bâtir leur fortune politique sur la ruine de la fortune coloniale !

L’esclave n’a de volonté que sous le bon plaisir de son maître. Lui prend-il même l’innocente envie de se livrer à sa passion favorite, à son seul délassement, de battre son tambour et de danser le soir ; l’économe peut le lui défendre, et il doit céder.

Nous avons donc eu raison d’affirmer qu’il est soumis à tous les caprices d’une volonté individuelle, qu’il n’a pas une minute qui soit véritablement à lui. Son maître, en effet, peut disposer de lui, à tout instant, d’une manière absolue. Il est toujours esclave, jamais libre ; esclave depuis la première heure jusqu’à la dernière heure du jour ; depuis la première heure jusqu’à la dernière heure de la nuit. À la campagne encore, il a la faculté de courir, après le soleil couché ; car il sait facilement éviter les gendarmes ; mais paraît-il dans une ville sans permis, on l’arrête, on le jette à la geôle : il est toujours en état de suspicion[8].

La loi ne reconnait pas d’état civil à l’esclave ; une circulaire du 6 nivôse an xvi (27 décembre 1805), renouvela cette déclaration de l’édit de 1685, lors de la promulgation du Code civil aux colonies. L’esclave existe, aux yeux de la loi, seulement par les recensemens du maître. En dépit des ordonnances de 1827 et 1828, qui font un devoir à l’autorité de tenir des registres de naissances et de décès des nègres, les naissances et décès de cette vile espèce ne sont constatés, bien souvent, que sur un morceau de papier ou sur le dos d’un vieux livre de compte de l’habitation, comme une note gardée pour mémoire[9]. Leur baptême se fait avec l’importance que la condition pécuniaire des parens peut y mettre, mais leur sépulture s’opère encore partout comme celle des animaux domestiques, du moins selon les idées religieuses des maîtres qui ont tous de grandes prétentions à la piété. Presque toutes les habitations ont un cimetière à elles, du moins un champ appelé cimetière. Le noir qui meurt, est porté là par quelques camarades, sans prêtres, sans prières consacrées, sans aspersion, sans croix, sans avoir été introduit dans l’église comme l’exige le rite catholique ; enfin, sans aucune des cérémonies que commande la religion professée[10].

La servitude est l’annihilation de tous droits, comme de toutes facultés, une éternelle mutilation civile et morale. L’esclave possède, mais ce ne n’est que par tolérance du maître : légalement il n’a rien ; tout ce qu’il possède appartient à son propriétaire ; il ne peut ni contracter, ni vendre ; il ne lui est pas même loisible d’acheter sa liberté, si le maître ne veut pas consentir à la lui céder. Toujours rigoureusement tenu sous la machine pneumatique de l’ignorance, de crainte que son cerveau ne prenne une force dangereuse, il ne sait pas les élans sublimes de l’âme, les joies indicibles du cœur, et il est condamné à ne les savoir jamais. Quel que soit son génie, il ne peut sortir de sa position. Un esclave n’a presque plus rien de commun avec un homme, que l’organisation animale ; c’est un être à part qui n’a aucune relation légale avec les autres membres de la société, c’est une machine à cultiver ; c’est une chose, et il demeure soumis à toutes les misères, à fous les troubles, à tous les accidens qui peuvent suivre l’assimilation d’un homme à une chose possédée.

Lors de notre visite à la geôle de Fort-Royal, un noir attaché à la grande chaîne s’approcha de M. Lemaire, inspecteur des prisons, qui nous faisait l’honneur de nous accompagner, et lui adressa la réclamation suivante : « Je ne suis pas condamné, je n’ai fait aucun mal, j’ai été pris un soir pour n’avoir point de billet. Mon maître eut précisément alors à se défendre contre un autre maître, qui prétend que je lui appartiens. On me laissa en dépôt ; et, depuis sept mois que dure leur procès, je suis en prison et à la chaîne. Les maîtres se disputant à qui m’aura, ni l’un ni l’autre ne veulent me vêtir ; détenu pour leur compte, l’administration ne veut pas non plus se charger de mon entretien, et vous voyez que je suis nu[11]. Je demande à être habillé ; je demande à n’être plus attaché à la chaîne ; je demande à n’être plus envoyé aux travaux publics ; je demande à sortir de prison. » Et il finit comme il avait commencé : « Je n’ai fait aucun mal ; je ne suis pas condamné. » Le réclamant avait l’air fort tranquille, fort peu exaspéré de l’épouvantable iniquité dont il était victime. M. Lemaire, qui a le cœur très-noble, mais qui habite les colonies depuis quinze ans, reçut sa déclaration tranquillement aussi. Nous lui donnâmes chacun quelque chose, et tout fut dit. Il est peut-être encore à la geôle.

Voilà à quoi un esclave est exposé !

Le Code noir dit : art. 44, « Déclarons les esclaves être meubles, et, comme tels, entrer dans la communauté. » Art. 46 : « Seront, dans les saisies des esclaves, observées les formes prescrites par nos ordonnances, et les coutumes pour les saisies des choses mobilières. Sauf les exceptions suivantes. » Et ici l’art. 48, qui défend de saisir pour dettes les esclaves d’une habitation ou l’habitation, les uns sans les autres. Cet article comme on voit est tout-à-fait exceptionnel, il ne repousse que les créanciers qui pourraient compromettre la propriété en la disloquant ; le principe reste debout, et le principe, c’est la qualité mobilière du nègre. Il faudrait être de la mauvaise foi la plus ignorante du monde, pour nier ce que nous disons ici. Non-seulement l’esclave est un meuble, mais plus encore, son immobilisation n’est que fictive et accidentelle ; et son prix, lorsqu’il est vendu, ne revient au créancier, par privilège et hypothèque, qu’autant qu’il est vendu avec le fond. Quelques-uns ont audacieusement avancé que le nègre attaché à la terre ne peut être séparé de la terre. La commission du conseil colonial de la Martinique s’est chargée, elle-même, de confondre une telle affirmation, en disant dans son rapport du 1er octobre 1838 : « Les propriétaires se sont toujours entendus pour faciliter la conclusion des mariages projetés entre des esclaves de différentes habitations, en les affranchissant, ou en les réunissant par la vente ou par l’échange, sous l’autorité d’un seul maître. » Il a été de plus jugé, par un arrêt du tribunal de Fort-Royal (7 juin 1834), confirmé par arrêt de la Cour royale (10 août 1835), que le créancier d’un propriétaire d’esclaves n’avait aucune juste réclamation à faire sur le prix de l’esclave, lorsque celui-ci avait été vendu séparément du fond.

M. Sully Brunet, ancien délégué des blancs de Bourbon, confirme en ces termes tout ce que nous venons d’exposer. « La loi en vigueur fait de l’esclave un meuble. Elle défend cependant, qu’un bien rural soit saisi sans que la saisie ne comprenne les esclaves qui le cultivent. Le propriétaire est toujours libre de distraire de son immeuble tout ou partie des nègres qui y sont attachés. Cet état de choses n’a pas peu contribué à empêcher les progrès de la civilisation, et à entraver les mariages[12]. »

Que deviennent après cela les allégations de nos adversaires, et pourquoi les ont-ils émises lorsqu’il est si facile de les réduire à néant ?

C’est par ces défenses mensongères que l’on a si fort gâté la cause des colons. La servitude étant, ils ne peuvent empêcher qu’elle ne soit ce qu’elle est, ni paralyser ses conséquences forcées. La vérité est qu’il n’est pas permis de saisir l’esclave d’une habitation sans l’habitation ; mais le maître lui, peut en disposer à son gré ; rien ne lui défend de le déplacer, de l’envoyer sur une plantation ou sur une autre, d’en faire enfin, ce qu’il veut comme d’un meuble, et par conséquent de le vendre, s’il lui plaît, ou de le livrer aux enchères publiques.

L’existence de l’esclave dépend toujours des chances attachées au sort de son maître. Il ne vit pas de sa propre vie. Aujourd’hui ici, il ne sait point s’il ne sera pas demain là-bas ; ses habitudes, ses goûts peuvent être violemment rompus chaque jour et malgré ses désirs, soit par la pure volonté, soit par une cause indépendante de la volonté de son maître, comme la faillite ou la mort.

Ouvrez le premier journal venu des colonies, et vous y pourrez lire, feuille des annonces :

« Au nom du roi, la loi et la justice,

» On fait savoir à tous ceux qu’il appartiendra, que le dimanche 26 du courant, sur la place du marché du bourg du Saint-Esprit, à l’issue de la messe, il sera procédé à la vente aux enchères publiques de :

« L’esclave Suzanne, négresse, âgée d’environ quarante ans, avec ses six enfans de treize, onze, huit, sept, six et trois ans.

« Provenant de saisie-exécution. Payable comptant.

« L’huissier du domaine, J. Chatenay. »

Oui, oui, l’huissier du domaine ; nous ne nous trompons pas. Le gouvernement de France fait vendre, à son profit, des femmes avec leurs enfans sur les places publiques d’une terre française !

« Au nom du roi, etc.

« Le même jour, lieu et heure, il sera vendu divers objets, tels que chaises, tables, etc.

« Provenant de saisie exécution. Payable comptant.

« L’huissier du domaine, J. Chatenay[13]. »

Le gouvernement de France, comme on voit, assimile des femmes avec leurs enfans à des effets mobiliers !


« Le samedi 23 du courant, à onze heures, le commissaire-priseur vendra, au lieu ordinaire des ventes publiques :

« Une montre en or, provenant de la succession de M. Reynoir.

« Même jour et même heure, le commissaire-priseur vendra, au lieu ordinaire, etc.

Les esclaves suivans :

« Nontont, négresse, âgée de quarante-quatre ans ; Marie Rose, dite Rosalia, capresse, âgée de vingt-trois ans, avec son enfant, Stanislas, âgée de quatre ans ; Anne, mulâtresse, âgée de seize ans ; Zéphyrine, âgée de dix-sept-ans ; Catherine, capresse, âgée de vingt-trois ans, et Anne Victoire, capresse, âgée de quarante-huit ans.

« Le tout provenant de la succession de madame veuve Duvilliers.

« Saint-Pierre, 11 février 1840.

« Le commissaire-priseur, d’Éculeville. »


« Vente publique. — À la requête du sieur Pinel-Rochu, etc., etc., le commissaire-priseur soussigné vendra, au Fort-Royal, le vendredi 16 août courant, à dix heures du matin, en présence de qui de droit, savoir :

« 1° Le gros-bois neuf l’Éclair, avec tous ses agrès et apparaux, ainsi que l’équipage, composé de dix nègres nageans, un patron et son second ;

« 2° Dix autres nègres de gros-bois, un patron et son second ; Ciril, tonnelier ; Césaire, Boucher, et Petit-Laurence.

« Ces quinze derniers nègres seront vendus séparément et en quinze lots.

« Le tout dépendant tant de la société de commerce Pinel-Rochu et Glenie, que de la succession de ce dernier.

« La vente se fera au comptant.

« Fort-Royal, le 6 août 1839.

« Le commissaire-priseur Guyardin[14]. »


Encore une, car ces pièces qui nous révoltent jusqu’au fond des entrailles, plaident, à notre sens, pour l’abolition avec une force démonstrative invincible :


« Vente judiciaire. — En vertu d’une ordonnance de M. le juge royal du tribunal de première instance de la Pointe-à-Pitre, en date du 3 juillet courant, dûment enregistrée.

« Il sera procédé, le samedi 25 du présent mois de juillet, heure de midi, par le ministère de M. le commissaire-priseur, à l’encan de la Pointe-à-Pitre.

« À la vente au comptant au plus offrant et dernier enchérisseur.

« De divers effets mobiliers, consistant en linges de corps, deux fusils et une négresse.

« Le tout estimé 1,172 francs, et dépendant de la succession du feu sieur Félix, quand vivait, économe d’habitation, demeurant dans la commune du Port-Louis.

« Pointe-à-Pitre, le 9 juillet 1840.

« Grandmougin. » [15]


Qui sait si les peuples à venir voudront croire à cela, lorsqu’ils le liront ?

Nous avons voulu assister à une de ces ventes où l’on met à la criée, en 1841, des hommes, des femmes, des enfans. C’était une grande salle remplie de meubles et d’objets de toute espèce. Au milieu de ce fouillis, assise dans un coin sur des caisses de vin, était une fille de dix-sept ou dix-huit ans, la tête appuyée sur la main, mécontente, sombre, et surveillée par un agent de police. Chacun venait l’interroger : Êtes-vous bonne fille ? Savez-vous blanchir ? travaillez-vous au jardin ? avez-vous jamais repassé ? pourquoi vous vend-on ? n’êtes-vous pas maronneuse (disposée à aller en marronnage), etc., etc. ? Elle répondait mal, de mauvaise volonté, et on lui disait alors : Ouvre donc la bouche, qu’on t’entende, imbécile ; et elle répliquait à peine quelques mots. Je suis persuadé, moi, qu’elle comprenait sa position. Après avoir vendu une baignoire, un lit, un canapé et une lampe, le commissaire-priseur dit : À la négresse. On s’approcha d’elle, il la fit tenir debout et la mit à prix. — 100 francs, la négresse une telle, âgée de seize ans !… Elle travaille au jardin, 100 fr., 110 ! — Elle, le visage froid et impassible, restait appuyée contre un meuble. — 120 fr., 150, 155 ! enfin elle fut adjugée à 405 francs ; et le commissaire-priseur lui dit, montrant le dernier surenchérisseur : Allez, voici maintenant votre maître. C’était un mulâtre. Elle leva les yeux, le regarda, s’approcha de lui, toujours du même air ; il lui adressa quelques paroles, et je les vis disparaître ensemble.

Quand nous racontions ce que nous vîmes-là, les créoles nous disaient, en baissant cependant un peu la tête : Que voulez-vous, c’est une propriété ; mais du moins ils vivent en paix, ils ne sont pas rongés par la misère comme vos paysans, leur existence est assurée.

Quel est le paysan, bon Dieu, qui voudrait assurer son existence à ce prix ? Ceux que la faim chasse de leurs froides demeures, ceux qui abandonnent la patrie et les doux souvenirs du berceau et de la jeunesse pour aller chercher la subsistance ailleurs, ceux-là vont-ils s’offrir à la servitude du sud de l’union américaine ? Non, c’est du travail qu’ils demandent au nord, du travail avec ses chances d’anciennes privations déjà connues, déjà cruellement éprouvées, mais du travail avec l’indépendance, avec la pleine jouissance de son être.

Le paysan, l’ouvrier qui a fini son ouvrage ne doit plus rien à personne et rentre souverain chez lui ; il lui est loisible d’aller, de venir ; il a une famille et des enfans à lui ; il a une patrie, des intérêts de communauté ; il est citoyen ; il peut être maire, juré, électeur ; il est membre actif du grand corps social ; enfin, il est son propre maître et appelé comme tel à partager ce que l’exercice du libre arbitre et la faculté d’aspirer à tout peuvent amener de nobles et fécondes jouissances pour l’homme. Le domestique même garde la faculté de changer sa condition, de s’en aller lorsqu’il est mécontent ; l’esclave doit rester. L’esclave aux heures de repos n’a pas l’indépendance qu’il paraît avoir, le domestique, au moment où il s’aliène davantage, conserve l’indépendance qu’il ne paraît pas avoir. Sous la liberté du premier est toujours la servitude ; sous la servitude volontaire du second est toujours la liberté.

Parmi nous, le riche exploite encore le pauvre, cela est criminel ; mais il ne le possède pas. Leur contrat peut être rompu à volonté. Le pauvre en subissant la servitude de la nécessité, ne cesse pas d’être libre de choisir un autre exploitateur, il ne perd jamais les chances d’en trouver un plus doux. Entre esclave et prolétaire, il y a la différence d’un outil à un ouvrier. Si l’ouvrier est malheureux, c’est une raison pour améliorer son sort, mais non pas une raison pour se dispenser de faire passer l’outil homme à l’état d’ouvrier.

Ce bonheur attribué à l’esclavage… par les maîtres, n’est pas d’invention moderne ; on en disait autant dans le monde antique. Les guerres serviles ont donné les proportions de ce mensonge. Le magnat de la diète de Pologne n’a-t-il pas répondu aussi : « J’aime mieux une liberté périlleuse qu’une servitude paisible ? »

Il y a une chose péremptoire, il nous semble, à objecter à la perpétuelle comparaison de l’esclavage avec le prolétariat. Certes, l’état de soldat paraît beau en France, puisqu’on en voit qui le prennent par goût ; un soldat, comme un nègre esclave, est nourri, préservé du froid, de la misère ; il n’a rien à penser non plus ; on paie son médecin, on prévoit tout pour lui ; bien mieux, on le revêt d’un costume qui plaît aux femmes, et à sa profession sont attachés des plaisirs de vanité et de gloriole dont les Français ont toujours été friands par dessus tout. Eh bien, il n’est pas un paysan, pas un ouvrier, tel affamé soit-il, qui ne fasse tout ce qui est humainement possible pour éviter la conscription, qui ne préfère la faim et les vicissitudes du prolétariat à la soupe et à la quiétude de la caserne. Pourquoi donc ? C’est qu’à la caserne, la liberté est gênée ; c’est qu’on n’y a plus la libre disposition de soi-même.

Voici un fait qui nous paraît caractéristique. Un ouvrier, mutilé par l’explosion d’une mine, devenu aveugle, réduit à la misère, atteint d’une maladie organique, résultat de son désespoir ; fut tiré d’affliction par les secours, les conseils et la sollicitude d’un de nos amis. Un jour qu’il lui voulait exprimer toute sa reconnaissance, il lui dit en lui baisant les mains. « Ah ! monsieur, vous m’avez sorti de l’esclavage. » Ainsi le misérable, frappé de toutes les douleurs, frappé dans son corps, frappé dans son âme, frappé comme père, comme mari, comme homme, résumait tant de souffrances par un seul mot : Esclavage. Et qu’on ne dise point que les paroles n’ont pas de sens ; les paroles représentent le cœur. Allez donc proposer à ce prolétaire de changer avec un esclave ! La liberté est comme l’argent. Avec elle, quand on est heureux, on est plus heureux ; quand on est malheureux, on est moins malheureux. Les nègres jouiraient de leur bien-être matériel, mieux encore s’ils n’avaient pas de maîtres.

En résumé, jusqu’à ce qu’un colon ait mis ses fils et ses filles en esclavage, personne ne croira à la sincérité de sa préférence pour ce régime. Il n’est pas un seul de ceux qui osent soutenir une pareille thèse auquel nous n’ayons fermé la bouche rien qu’à lui dire : « Un génie malfaisant a condamné le fils qui vient de vous naître à être ou esclave aux colonies, ou prolétaire en Europe : choisissez. » Tous répondaient : « Prolétaire en Europe. » Tous préféraient, pour ceux qu’ils aiment, les inquiètes agitations de l’indépendance à la paix stupide et mortifère de la servitude[16].

Mais s’ils croient, s’ils sont persuadés qu’il y a plus de conditions de vrai bonheur pour leurs esclaves, que pour les pauvres de France, si « l’esclavage n’est en réalité que l’organisation du prolétariat[17]. » Pourquoi donc n’offrent-ils pas hardiment l’esclavage comme remède aux maux de nos classes inférieures ? Que ne nous proposent-ils, de rétrograder vers le moyen-âge ? Ô honte ! voilà pourtant quelle serait la conséquence rigoureuse de leurs doctrines, le retour à la servitude, comme amélioration du sort du plus grand nombre ! En vérité, colons, c’est pour nous un grand sujet d’étonnement, que vous vous contentiez de défendre votre propriété pensante, en vous efforçant de prouver qu’elle est fortunée. Si vous êtes réellement convaincu de l’heureux destin de vos nègres ; si vous le jugez réellement le seul bon pour des êtres aussi stupides ; si vous pensez réellement « qu’ils ne pourront jamais rien sans la tutelle de la race blanche. » Pourquoi donc, au lieu de faire retraite dans la légalité de vos droits, ne prenez-vous pas l’offensive qui serait si naturelle en pareil cas ? pourquoi ne nous attaquez-vous point comme des fous qui s’aviseraient, par philantropie, de vouloir soustraire le cheval au service de l’homme ? Car enfin il n’y a pas de milieu. Où les nègres font partie de l’espèce humaine, et alors sous tous les aspects possibles, leur servitude est une offense à l’humanité ; où ils appartiennent à l’ordre animal, et alors on a raison de s’en servir comme des bœufs ou des chevaux, et ceux qui ne le veulent pas souffrir, ne méritent que le ridicule.

Maintenant, que cela soit vrai, que le sort matériel des esclaves coloniaux soit préférable à celui des ouvriers européens, que la servitude telle qu’elle est et sera toujours, vaille mieux que la liberté telle qu’elle est encore ; avons-nous jamais dit que le prolétariat fût le dernier degré de bien-être où les masses pussent atteindre ? Qui croit que l’on ait assez fait pour le peuple, sauf les grands coupables qui l’oppriment[18] ? Est-ce que la philosophie et la morale ne prêchent point et n’agissent point tous les jours pour lui ? Quel homme de cœur et d’intelligence ne demande pas l’abolition du prolétariat avec la même énergie que l’abolition de l’esclavage, l’émancipation des blancs aussi ardemment que l’émancipation des noirs ? Long-temps encore on oubliera le forçat dans son bagne infect, long-temps encore on oubliera le malheureux mourant de faim dans son grenier ! Nous ne l’ignorons pas ; cependant, nous avons trop perdu les illusions de la jeunesse pour n’avoir pas appris à espérer… Mais occupez-vous de ceux-là, nous répètent les créoles, au lieu de vous occuper de nos esclaves, qui ont du manioc en abondance. Savent-ils donc, les hommes qui parlent ainsi, mesurer l’expansion de leur charité, et n’ouvrir dans leur cœur qu’un crédit limité aux souffrances qu’ils rencontrent ?

Pourquoi ne pas faire marcher de front l’une et l’autre réforme ? Les créoles attendent-ils que leur fils aîné ait achevé sa rhétorique pour commencer l’éducation du plus jeune ?

Quant à nous, convaincu que la race noire des îles doit être mise en position d’acquérir autant de bien-être que toute autre race que ce soit, nous nous sentons forcé d’obéir à l’entraînement qui nous rend sensible à ses douleurs ; nous pensons qu’il ne nous est pas permis de détourner les yeux du mal qui s’est fait, avant d’en avoir obtenu la réparation. Quiconque a sondé la plaie a pour devoir d’importuner la société de ses plaintes en faveur des esclaves.

Les colons disent encore : « Les nègres se trouvent bien ; ils ne veulent pas changer, et la preuve, c’est qu’ils n’amassent rien pour parvenir à la possession de leur personne ; ceux même qui ont de quoi se racheter, ne le font pas. »

D’abord, cela n’est point d’une exactitude rigoureuse. Les publications officielles du gouvernement évaluent à un dixième du total des affranchis depuis 1830 le nombre de ceux qui se sont rachetés eux-mêmes[19] ; mais ce dixième, non compris ceux auxquels les maîtres ont refusé le rachat, ce dixième ne vînt-il pas contredire l’assertion des créoles, qu’en faudrait-il conclure, sinon, pour quelques nègres, que, dégradés par la servitude, ils ont peur de la liberté comme nous avons peur de mourir, bien qu’on nous assure que le ciel vaut mieux que ce monde-ci ? Pour d’autres, qu’ils se sont accoutumés à leur sort comme les prisonniers de la Bastille, qui ne voulaient pas sortir des cachots ? Pour la très grande majorité, qu’ils ne savent point faire d’économies, et aiment mieux consacrer l’argent qu’ils gagnent peu à peu à satisfaire leurs passions ? Un motif vrai encore de cette fausse indifférence, c’est que, mieux traités qu’ils n’étaient autrefois et sachant, car on leur dit tout, qu’on parle d’abolition, qu’on s’occupe de leur rachat, ils sont moins disposés que jamais à y consacrer ce qu’ils se trouvent capables d’acquérir.

Ils attendent et il ne faudrait pas même les faire attendre trop long-temps.

Il est juste de noter encore que beaucoup d’esclaves, s’ils voulaient se racheter, ne pourraient gagner assez d’argent pour y parvenir ; qu’ils savent tous aussi que les maîtres ont droit de refuser le rachat, et que ce droit, bien qu’ils n’en usent pas généralement, on a vu des hommes très bons l’exercer lorsqu’ils y ont cru leurs intérêts engagés. Si les nègres ignoraient la valeur de l’indépendance, rachèteraient-ils donc leurs enfans comme on le leur voit faire, tout en restant esclaves eux-mêmes. Il nous serait facile d’en citer plusieurs exemples à notre connaissance. Ne vit-on pas aussi, lorsqu’il fut déclaré par l’acte d’abolition du parlement anglais, que les esclaves ayant été en Angleterre avaient droit à revendiquer la liberté ; ne vit-on pas beaucoup de vieux nègres inventer les histoires les plus incroyables et les plus embrouillées pour parvenir à prouver qu’ils avaient fait le voyage libérateur ? Ne vit-on pas plusieurs fois alors deux esclaves s’entendre pour témoigner faussement en faveur l’un de l’autre ?

Mais de telles choses, fussent-elles plus rares encore, la proposition des colons fût-elle d’une vérité absolue, elle ne serait pour nous qu’un irrésistible témoignage de plus contre le fait auquel on veut en forger un appui. Est-il rien en effet de plus épouvantablement criminel qu’un mode d’être dans lequel les hommes se dégradent à ce point par leur long et abject assujétissement qu’ils arrivent à l’insensibilité ? Moins le nègre souffre de son humiliation, plus il doit exciter notre pitié ; moins il désire la délivrance, plus c’est un impérieux devoir de le délivrer.

L’ignorance de sa propre nature, l’abrutissement bestial, sont les seules conditions où un homme esclave puisse trouver son état tolérable ; et il faut le dire, pour expliquer l’erreur des colons et l’existence des colonies, il est un certain nombre de nègres qui en sont là. Élevés dans l’atmosphère de la servitude, familiarisés depuis leur naissance avec leur destin, il ne font aucun doute que cela ne soit comme il était écrit, n’ait toujours été, et ne doive toujours être. Un bon vieux magistrat demandait à une négresse, mère de sept grands enfans, si elle n’était pas exempte du fouet. « Moin maché draite, répondit-elle, mais si moin pas maché draite, moin trapé coups d’fouet comme zautes. » Je marche droit, mais si je ne marchais pas droit, j’attraperais des coups de fouet comme les autres. Elle trouvait cela fort juste, et il ne lui paraissait pas qu’on y put rien changer. Les esclaves arrivés à ce degré de perversité, respectent les blancs comme des hommes supérieurs faits pour être maîtres, de même qu’eux, pour être serviteurs. Ils ont un profond mépris pour les marrons, les arrêtent impitoyablement lorsqu’ils les trouvent, et les regardent à peu près du même œil qu’un bon ouvrier regarde un fainéant. Ils craignent leurs maîtres, mais comme on craint une puissance, sans effroi, sans haine ; plusieurs les aiment véritablement, et adorent avec stupidité, la bienfaisance qui daigne leur donner du bouillon lorsqu’ils sont malades. Sans doute il leur arrive bien quelque soupçon, quelque vague sentiment que cela n’est pas tout bon, ni tout juste pour eux, mais ils ne s’y arrêtent pas ; il en est d’eux, comme de nous, qui percevant le mal d’une manière fort distincte, l’acceptons comme une nécessité de fait, sans révolte ni colère, et bénissons la clémence divine qui témoigne son amour pour la race humaine jusque dans les pestes et les inondations. — L’esclavage a cela de funeste, qu’il enlève tout ressort à l’âme en l’avilissant. Ce terrible effet se produit sur les hommes blancs, comme sur les hommes noirs. N’a-t-on pas lu dernièrement, dans les journaux, l’horrible aventure qui vient de se passer en Russie. Un seigneur commande l’amour à une de ses esclaves, elle s’enfuit ; il ordonne à deux serfs qui se trouvent présens de courir après elle ; ils se mettent à sa poursuite, et la lui ramènent fort ponctuellement. Quels étaient ces deux hommes ? Le frère et le fiancé de la victime ! L’abrutissement peut-il aller plus loin ? Singulière façon de raisonner ! Parce que la servitude dégrade l’âme au point d’enlever à celui qu’elle frappe la volonté de s’y soustraire, on s’en fait un argument en faveur de la bonté du joug, comme si ce n’était pas, au contraire, le plus palpable indice de son immoralité[20]. « Les hommes, a dit Montesquieu, s’accoutument à tout : à la servitude même, pourvu que le maître ne soit pas plus dur que la servitude. Rien ne met plus près de la condition des bêtes, que de voir toujours des hommes libres, et de ne l’être pas. »

Les colons à courte vue se trompent à de tels symptômes, et demandent pourquoi l’on s’occupe de misérables qui ne paraissent rien désirer ? Les Israélites, non plus, ne voulaient pas sortir d’esclavage, ils étaient arrivés à un point plus horrible encore de dégradation, ils aimaient leur honte, ils disaient à Moïse : « Non, laissez-nous ; servons l’Égypte. » Leur sublime législateur les délivra, presque malgré eux, et à la moindre épreuve dans le désert, ils regrettaient leur servitude. Si Moïse avait consulté les Égyptiens, bien certainement on lui aurait répondu : « Ne vous occupez de ces êtres stupides. Ils sont paresseux par nature, on ne peut les faire travailler qu’à coups de bâton ; et vous voyez qu’ils les supportent, qu’ils n’ont pas envie de changer. Il n’y a qu’un extravagant qui puisse songer à les émanciper, ce serait nous causer beaucoup de mal, sans leur apporter aucun bien, ils ne veulent pas de la liberté. »

Ils ne veulent pas de la liberté ! C’est une chose qui suffirait seule à faire aimer la vertu et la vérité, que de considérer dans quelles contradictions tombent toujours et infailliblement ceux qui soutiennent le vice et le mensonge. Écoutez une histoire ; elle nous fut contée un jour en pleine terre de Martinique par M. Arthur Clay, au moment où un nègre qui passait à côté de nous sur la route, arrêta le trot de son cheval pour le saluer fort respectueusement. « Mon père, dit-il, avait reçu d’un de ses amis à l’article de la mort, une somme de 20,000 fr. pour en faire un usage qu’il voulait cacher. Mon père était accompagné par ce nègre, son domestique favori ; il lui donna l’argent à serrer. L’ami revint à la santé ; mais il n’avait pas encore repris les 20,000 fr. que mon père, presque subitement, mourut lui-même. Rien ne constatait l’existence de la somme en sa possession, ni reçu, ni confidence tierce ; le donateur la chercha sans la trouver et la tenait pour perdue, lorsque, trois jours après, le nègre la lui rapporta, disant simplement : « Mon maître m’avait chargé de cacher cet argent pour un emploi secret, je sais qu’il est à vous, le voici[21]. »

Eh bien ! savez-vous ce que l’on donna au fidèle domestique pour récompense de sa bonne action ? La liberté… Pourquoi donc la liberté, s’il ne la demande pas, s’il ne la désire pas, s’il ne la comprend pas ? Et c’est ainsi qu’ils font tous. Ces créoles qui disent et écrivent à satiété « que l’esclave ne veut pas être libre, que la liberté serait pour lui un présent funeste [22] » dans leur code, ils promettent affranchissement à l’esclave qui dénoncera une conspiration ; chez eux, un nègre leur rend-il un service de marque, ils le font libre ! Quelle logique ! Et il en est peu d’entre eux, les faux méchans, qui ne lèguent en mourant l’indépendance à quelque domestique de prédilection. Allez, nous ne voulons plus vous écouter, possesseurs d’hommes, vous seriez abolitionistes comme nous, si vous n’aviez pas d’esclaves, vous mentez à votre cœur en vous torturant l’esprit pour défendre la servitude…

Après tout, si les nègres sont contents de leur sort, si aucun de ces misérables ne veut se racheter, pourquoi avez-vous donc toujours refusé le rachat forcé[23], en faisant valoir pour une de vos principales raisons « que les nègres voleraient afin de payer leur rançon ! » Mais ce n’est là qu’une de vos moindres contradictions. Si vous êtes sûr qu’ils se trouvent bien, pourquoi ces nombreuses et vigilantes croisières à l’entour de vos îles ? Pourquoi toutes vos côtes sont-elles couvertes de petits postes avec des embarcations uniquement chargées de s’opposer aux évasions sans cesse renouvelées vers les îles anglaises ? Pourquoi tous les canots des riverains de la mer doivent-ils être enchaînés ou enfermés sous clefs ? Pourquoi ce ban publié à la Guadeloupe au mois de mars 1838, qui promet 200 fr. de récompense à quiconque ramènera un esclave déserteur ? Que de soins pour empêcher de sortir des gens qui veulent rester ?… Ne combattons pas davantage des arguties. Tout esclave désire sa liberté, tout maître de bonne foi en convient, et personne aux colonies n’en ignore. Il n’est pas un de ces heureux de la servitude qui ne veuille changer son bonheur contre les misères du prolétariat. Ne cherchez plus à en imposer à personne, autrement nous vous répéterons ce que disait Mirabeau lorsqu’on lui peignit l’esclavage comme le prolétariat organisé. « Tout cela me rassure au sujet des bouleversemens que l’on craint à la suite de l’abolition, car, s’il en est ainsi, ces gens-là ne voudront pas de la liberté. Ils reprendront leurs chaînes, ils ne seront pas assez ennemis d’eux-mêmes pour changer les douceurs de la servitude contre les devoirs qu’a l’homme libre envers lui-même et envers ses semblables. »


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  1. Réponse au rapport Tocqueville, par une commission du conseil colonial de la Martinique, formée de MM. Huc, Bernard-Fessal et Lepelletier-Duclary.
  2. Mémoires de Xénophon, livre second.
  3. « Les esclaves des campagnes sont livrés à l’arbitraire de leurs maîtres, qui peuvent infliger les plus durs châtimens sans le contrôle d’aucune autorité administrative *. »

    M. Chazelles, dans le rapport de la commission du conseil colonial de la Guadeloupe, chargée de l’examen des communications du

    * « La vérité sur les événemens dont la Martinique a été le théâtre en 1841. » L’auteur de cette brochure est un créole auquel il est impossible de refuser une connaissance parfaite de toutes les choses coloniales.

  4. Un esclave à qui vous demandez son âge, répond : « Je ne sais pas, vingt à vingt-quatre ans ; j’étais tout petit garçon quand telle chose arriva. »
  5. Le lecteur peut se reporter à la note de la page 32 pour s’assurer que ce que nous disons ici est malheureusement de la plus scrupuleuse exactitude.
  6. Arrêté local du 24 août 1828, portant défense aux esclaves de circuler sans permis, Guadeloupe. Code noir.
  7. Le maire de l’anse Bertrand, instruit de la séquestration prolongée de la fille Lucile dans le cachot Mahaudière, et supplié d’intercéder, pour la faire cesser, répondit : « Qu’il ne voulait pas se mêler de l’intérieur d’une habitation. » Cela fut établi aux débats de cette affaire, auxquels nous avons assisté.
  8. Les ordonnances de police prescrivent à tout individu esclave d’être rentré à huit heures du soir chez son maître. Le nègre de ville, même le domestique, a besoin pour passer l’heure légale, d’un billet qui l’y autorise ; mais, comme on donne une demi gourde à chaque agent qui arrête un nègre en délit, il arrive que l’homme de la police anéantit quelquefois violemment le billet, et pousse le pauvre nègre en prison. C’est une demi gourde  * de gagnée pour l’alguazil ; le noir en est quitte le lendemain pour six ou dix coups de fouet, en compensation des frais de geôle qu’il a coûtés pour avoir perdu son billet.

    * On donnait autrefois une gourde, mais on fut obligé de réduire la prime et de la verser dans une caisse commune, parce que les exempts de police trouvaient trop de nègres sans billets.

  9. « Le peu d’exactitude qui a été généralement apportée aux déclarations de naissances et décès des esclaves, fait reconnaître la nécessité de prendre sur la matière des dispositions spéciales. Les administrations coloniales ont été consultées à ce sujet. (Précis sur la législation des colonies françaises, publié par la direction des colonies, 31 décembre 1832.) »

    Nulle mesure, à notre connaissance, n’a été prise depuis.

    « Aucun registre n’est tenu des naissances et décès ; ce qui ouvre un vaste champ à l’injustice et à la barbarie de certains maîtres. » (La vérité sur les événemens dont la Martinique, etc.)

  10. Dans le procès Amé Noël, la justice constate que le cadavre de l’esclave Jean-Pierre a été jeté dans une falaise, portant encore aux bras les cordes qui les étreignaient. Dans un procès qui vient d’être jugé à la Martinique, contre un nommé Laffranque, il est avéré que l’esclave Delphont, tombé d’épuisement au travail où il avait été envoyé, malgré son état de maladie, et mort sur la place, fut enterré huit heures après son décès, sans aucune déclaration préalable. (Rapport de M. Goubert, juge d’instruction, 15 août 1841.)
  11. Le proverbe créole a raison : « Cochon dé maîtes mouri grand gout. » Le cochon qui a deux maîtres, meurt de faim.
  12. Considérations sur le système colonial ; par M. Sully Brunet, 1840.
  13. Journal officiel de la Martinique du 22 juin 1840.
  14. Journal officiel de la Martinique.
  15. Journal commercial de la Pointe-à-Pitre (Guadeloupe).
  16. « Je ne crois pas qu’aucun de ceux qui composent la nation, voulût tirer au sort pour savoir qui serait libre, qui serait esclave. Les hommes les plus misérables auraient horreur de la servitude. Le cri pour l’esclavage est donc le cri du luxe et de la volupté, et non pas celui de l’amour de la félicité publique. Dans ces choses, voulez-vous savoir si les désirs de chacun sont légitimes, examinez les désirs de tous. »
    (Esprit des Lois, liv. 15, chap. ix.)
  17. C’est M. Chazelles qui a osé dire cela. Voyez son mémoire comme rapporteur de la commission du conseil colonial de la Guadeloupe, 1840, page 13.
  18. Ces idées ne sont pas nouvelles chez nous. En 1833 nous écrivions : « Nos lois et nos gouvernans sont proportionnellement plus coupables envers le peuple, que les maîtres ne le sont envers leurs esclaves. Que l’amélioration morale et physique de la classe la plus pauvre et la plus nombreuse devienne l’unique pensée des aristocraties d’argent et d’intelligence, ou elles auront un compte terrible à rendre des bénéfices sociaux qu’elles monopolisent. » (De l’Esclavage des noirs, 1833.)
  19. Notices statistiques sur les colonies françaises, publiées par le ministère de la marine et des colonies, 1837.
  20. L’Univers du 4 décembre 1841 contenait un fait qui prouve à la fois, et l’action que cette espèce de pouvoir surnaturel exerce sur l’esprit de certains esclaves, au milieu de la dépression continuelle où ils vivent, et l’odieux abus que les colons osent quelquefois en faire.

    « Le noir Louis, Jean-Baptiste, fut amené en France, sous l’empire, par son maître. Il servit dans les armées françaises, de 1804 à 1817 ; en dernier lieu, il était cymbalier au 2e régiment de la garde royale. À cette époque, il eut le malheur de rencontrer son maître qui l’engagea à déserter pour aller à la Guadeloupe embrasser sa vieille mère. Le soldat séduit déserte et part du Havre sur le navire le Saint-Jacques, pendant la traversée, son brevet de chevalier du lys et tous ses papiers sont jetés à la mer. Dès son arrivée, il est remis en servitude, puis vendu. Menace de mort lui est faite, s’il révèle la trame infâme ourdie contre lui. Ce n’est qu’en 1839 que le malheureux a osé venir, pendant la nuit, consulter un avocat sur son affaire ; celui-ci fit venir de France un certificat constatant les services de Louis, qui fut à la fin rendu à la liberté en mars 1840 !

    « Le dernier possesseur de Louis lui a crevé un œil d’un coup de rigoise, lui a cassé un doigt d’un coup de bâton, et lui a causé une tumeur au bas-ventre, à la suite d’un coup de pied. »

  21. Nous n’accordons pas plus d’importance qu’il ne convient à des faits individuels ; il n’y a que les faits généraux qui prouvent quelque chose dans une question de la nature de celle qui nous occupe. Nous voulons cependant donner encore au lecteur le plaisir de lire un trait noir d’une délicatesse exquise. Une négresse du jardin  * vint emprunter à madame Perrinelle, peu de temps avant le départ de cette dame pour l’Europe, 15 fr. destinés au baptême de son fils. Madame Perrinelle donna la somme, et n’y songeait plus lorsque, le lendemain de son retour, trois années après, on lui annonce la même négresse. Elle se rappelle alors l’argent prêté, et croit qu’il s’agit d’un nouvel emprunt. Point : la brave jeune femme s’avance, la remercie de nouveau, et lui présente les 15 fr. en petite monnaie. Inutile d’ajouter qu’elle les remporta. En vérité, si la race est mauvaise, il faut du moins convenir qu’elle a de nobles exceptions.

    * On appelle ainsi, par opposition aux domestiques, aux nègres de maisons, ceux qui travaillent à la terre.

  22. M. Fel. Patron, aujourd’hui membre du conseil colonial.
  23. Le rachat forcé est le droit par l’esclave de se racheter, lorsqu’il apporte sa valeur métallique.