Des colonies françaises (Schœlcher)/XIX

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Pagnerre (p. 267-280).

CHAPITRE XIX.

DE LA PARESSE NATIVE DES NÈGRES.

Fécondité des Antilles. — Les blancs ne sont pas moins indolens que les nègres aux colonies. — La paresse est le propre de tous les hommes encore non civilisés. — L’esclave ne peut prendre aucun intérêt au travail. — Pourquoi les affranchis ne travaillent pas. — Aux Antilles, l’esclavage a frappé l’agriculture d’ignominie.


Maintenant que nous avons un peu éclairé notre marche, examinons les choses de plus près. La grande objection des créoles de sens et le grand embarras de quelques abolitionistes pour l’affranchissement, c’est que, dit-on, le travail libre est impossible. Ceux qui ne savent point ou ne veulent point savoir, croient ou feignent de croire que les massacres de Saint-Domingue furent le résultat de l’émancipation ; ils évoquent le sanglant fantôme et s’obstinent à considérer la mort des blancs comme la conséquence de la liberté des noirs. Pour d’autres, en plus grand nombre, c’est dans la fécondité même de la terre et dans la paresse naturelle du nègre qu’ils trouvent leur plus grand sujet de crainte.

Heureux pays que celui où l’on reproche au ciel ses magnificences, où trois mois d’hiver lèveraient tous les obstacles ! Là, en effet, le sol donne des fruits presque sans culture ; c’est une force, une végétation luxuriante qui produisent avec une largesse inouïe ; rien n’est moins rare que de voir aux Antilles sur un manguier, par exemple, des fleurs, des fruits verts, des fruits murs et de vieilles feuilles jaunissantes à côté de bourgeons entr’ouverts. Cette immense fertilité ne s’arrête jamais. La nature semble être embarrassée de ses trésors et les jeter à profusion, comme une mère laisse quelquefois s’épancher inutile le lait de son sein trop fécond. — Pour tout dire en un mot, deux carrés de terre (six arpens) plantés en bananes ont donné à M. Bernard (du Robert), chaque lundi, pendant neuf mois, quinze cents livres de substances nutritives. M. Gosset a fourni l’ordinaire de manioc à cent dix nègres pendant neuf mois, avec une pièce de sept arpens et demi plantée de cette racine. On nous à cité un cadenatier[1] qui rapporte quinze cents francs annuellement à son propriétaire, et M. Brière (Macouba) nous a montré un arbre à pain qui lui donne tous les ans mille fruits, de chacun quatre livres, terme moyen ! — Bienfaisante jusqu’à la prodigalité, la nature ne prend pas même sur la récolte ses élémens de reproduction ; elle ne prélève pas la dîme sur la gerbe du moissonneur. Il suffit de mettre en terre la pointe supérieure de la canne, partie privée de sucre, pour obtenir une canne nouvelle. Les tubercules de manioc restent intacts au cultivateur, les plans se trouvent dans le petit arbuste qui les porte, et il en fournit douze ou quinze. La patate se reproduit aussi par un bout de sa liane sans avoir à sacrifier la moindre parcelle du fruit ; quand le bananier a donné son énorme régime, on le coupe, et il renaît de ses racines plus jeune, plus fécond que la veille !

Les maîtres placent le nègre émancipé, tel qu’il est, sobre, frugal, avec des besoins tellement restreints, qu’à vrai dire, il n’en a pas : habitué à se nourrir depuis le commencement jusqu’à la fin de l’année d’un peu de morue salée et de farine de manioc, à se passer presque d’habillement, à se loger dans une petite hutte enfumée qu’il peut construire et réparer tout seul, l’esprit sans aucun raffinement, le palais sans aucune délicatesse ; les maîtres, disons-nous, qui ont réduit à ce degré les bienfaits de la civilisation qu’ils ont révélée aux noirs, placent l’homme que nous venons de décrire[2] au sein des prodigalités de la nature tropicale, et ils s’épouvantent, supposant qu’il ne travaillera pas. Rien ne pourra vaincre, disent-ils, la paresse native de l’homme noir ; « le travail lui est antipathique, et l’imprévoyance est dans sa nature[3]. » À cela nous ayons une première chose à dire : si vous êtes convaincus que le nègre est nativement paresseux, nous vous tenons pour dénués de sens commun de persister à vouloir faire travailler un être que la nature n’a pas destiné au travail ; d’un autre côté, si vous croyez que cette paresse native puisse être vaincue par des moyens coërcitifs et les douleurs du fouet, nous vous tenons pour mauvais logiciens de ne pas croire qu’elle puisse être vaincue par les passions humaines, les moyens moraux et les douces voies de l’éducation. Ainsi, sur votre propre terrain, nous vous battrions aisément ; mais à notre avis, vous vous êtes trompés : votre proposition, absolue comme vous la posez, est une complète erreur ; elle n’a quelque chose de vrai que relativement. Au lieu de s’appliquer au nègre seulement, elle s’applique à l’homme tropical et surtout esclave.

Le colon n’est pas moins indolent que le nègre, et l’européen lui-même si actif, si impétueux d’abord, quand au bout d’un an il a jeté son premier feu, subit l’influence du climat. Il n’échappe point à cette main brûlante des Antilles qui énerve tous les êtres vivans. Il y aurait mille contes amusans à citer pour donner une idée de la part qu’il faut faire au soleil dans les pays chauds. On voit aux colonies des garçons blancs de sept et huit ans auxquels il faut une négresse pour s’habiller ? Une créole assise laisse tomber son mouchoir à côté d’elle. — Elisia, crie-t-elle avec nonchalance. — Mame, répond l’esclave une minute après, et trois minutes se passent ; alors la maîtresse appelle encore sans humeur, sans colère, tant l’habitude est prise. Elisia ? — Moi qu’a vini, mame, reprend l’autre ; mais tout le monde sait qu’un moi qu’a vini des Antilles se prolonge toujours de cent vingt à cent cinquante secondes. Deux minutes s’écoulent donc encore avant l’arrivée de l’indolente Elisia. — Ça ous v’lé, mame (que voulez-vous, madame) ? — Ous pas vois, ma ché ? ba moi mouchoi la qui tombé là (ne voyez-vous pas, ma chère, donnez-moi ce mouchoir qui est tombé). La négresse se baisse sans aucune marque d’étonnement et remet le mouchoir. — Ous pas vlé rien plus ché maîtresse (vous ne voulez rien de plus, chère maîtresse) ? — Non, Elisia, ous qu’a peut aller (non, vous pouvez vous en aller). — Près d’un quart-d’heure a été dépensé. La belle créole, en se donnant la peine d’allonger le bras, aurait ramassé son mouchoir.

Un de nos amis marié à Bourbon sort le matin de la chambre nuptiale et est tout surpris à l’heure du déjeuné de ne point voir sa femme réunie à la famille ; il monte et la trouve encore couchée. — Êtes-vous malade ? pourquoi ne vous levez-vous pas ? — Mais je ne puis, cette noce a bouleversé la maison apparemment, et la négresse qui me met ordinairement mes bas n’a point encore paru. » Cela ne vaut-il pas bien l’excellente histoire que nous raconta un habitant de la Martinique : « Je voulais, nous dit-il, montrer à un européen, ami presqu’aussi forcené que vous de la race noire, un échantillon de l’incurie caractéristique de vos protégés. Je plaçai mon chapeau en travers de la porte du salon où je le recevais, et je fis gageure que le domestique passerait par-dessus ou à côté mais n’y toucherait pas. J’appelai, un nègre vint, je lui demandai un verre d’eau qu’il me rapporta, et il s’en retourna enjambant quatre fois le malheureux chapeau. » L’aventure n’est pas vraisemblable, et cependant elle est vraie. Il règne aux Antilles, et bien plus chez nous que chez les Anglais, un énervement extraordinaire. Cette insouciance que les colons reprochent aux nègres, ils ne s’aperçoivent point qu’ils la partagent avec eux. Est-il un peuple plus imprévoyant au monde que les créoles et surtout que les créoles Français ? plus follement généreux, plus prodigue, moins occupé de l’avenir, pensant moins au lendemain, plus gaspilleur, plus dépourvu de tout esprit de conservation ? Ne sont-ils pas tous couverts des dettes que leur ont léguées les dissipations de leurs pères ? Toutes leurs habitations ne sont-elles pas dans un désordre à faire honte à un européen ? Savent-ils y trouver un livre, un papier qu’ils cherchent ? Assurément il y a beaucoup de mauvaises habitudes en tout ceci, mais il y a bien un peu du climat. Doit-on s’étonner que les esclaves ressemblent aux maîtres ? — Ces faits posés, nous raisonnons ainsi : Le nègre n’est pas plus paresseux que le blanc. Le climat exerce sur tous les deux son influence donnée. Le blanc résiste et lutte davantage contre elle, parce qu’il est civilisé, parce qu’il est libre, parce qu’il a un intérêt dans le produit du travail. Le nègre cède à cette influence parce qu’il est ignorant, parce qu’il est esclave, parce qu’il n’a pas d’intérêt au travail, Aussi, toutes les fois que le blanc n’est pas placé sous le stimulant direct de son intérêt, le voit-on paresseux comme le nègre.

Les hommes sensés, parmi les colons, savent ce qu’il faut penser des vieux préjugés établis contre les nègres. C’est un créole d’un esprit fin et original, M. Chazel, propriétaire de cent cinquante esclaves au Lamentin qui nous disait : « Amenez ici douze enfans européens, et à vingt ans ils seront aussi paresseux que des nègres ; conduisez en France douze négrillons, et à vingt ans, ils seront aussi actifs que les ouvriers de vos manufactures. » M. Guignod a écrit la même chose en d’autres termes : « Envoyez aux colonies vos plus laborieux paysans, et au bout de six mois n’étant plus sujets aux besoins que crée le climat du nord, leurs forces physiques et partant leur énergie morale diminuant sous l’influence intertropicale, voyant que quelques heures de travail suffisent pour fournir à tous les besoins, ces hommes ne voudront bientôt plus prendre que la peine strictement nécessaire. » On voit que même aux colonies la paresse native des nègres est jugée à sa véritable valeur, et toute entière attribuée au climat.

Que l’on pèse bien la parole de ces hommes expérimentés !

Dire que la paresse et l’insouciance sont des vices indélébiles au nègre, des inclinations innées chez lui, c’est ignorer les lois de l’humanité. La paresse n’est le mal de nature d’aucune race d’hommes, dès que la civilisation leur a montré les avantages du travail ; seulement leur activité reste à l’état virtuel jusqu’à ce qu’une circonstance plus ou moins heureuse la vienne développer. Les Caraïbes ne travaillaient pas, les Indiens de la Guyane ne travaillent pas. La paresse est commune à tous les hommes sauvages. Les Germains n’en faisaient pas plus que les Africains.

« Ils ont tous pour vêtement une saye qu’ils attachént avec une agraffe ou avec une épine, à cela près, ils sont nus et passent les journées entières auprès de leurs foyers[4]. Ils prolongent presque tous leur sommeil jusques dans le jour[5]. Le temps qu’ils ne donnent pas à la guerre, ils en passent un peu à chasser, beaucoup à manger et à dormir, sans s’occuper de rien. On voit les plus braves et les plus belliqueux abandonnant aux femmes, aux vieillards le soin de la maison, des pénates et des champs, languir eux-même oisifs et désœuvrés[6]. » N’est-ce pas textuellement ce que les écrivains espagnols nous disent des Caraïbes ? L’homme ignorant prend la paresse pour le repos.

Les Israélites au sortir des fers égyptiens, bruts et grossiers, avaient aussi la haine du travail, ils ne voulaient plus rien faire, et lorsque Josué eut disposé le partage des terres conquises, il y eut sept tribus des enfans d’Israël qui ne s’empressèrent pas du tout d’aller prendre possession de leurs lots ; ils jouissaient du far niente, et il y a grande apparence que cette disposition n’était pas nouvelle chez eux, car Josué leur disait en colère « jusques à quand croupirez vous dans la paresse[7]. »

Si l’on daignait juger les nègres tels qu’ils sont encore, avec un peu plus de critique historique, on n’aurait pas d’eux l’opinion qu’on en montre ; on ne lancerait pas contre eux les paradoxes avec lesquels on espère couvrir le crime de la servitude. Les Germains n’avaient pas même l’excuse de la chaleur du climat pour expliquer leur fainéantise. Qui n’aurait pu dire alors, en se mettant au point de vue étroit des ennemis des nègres, que cette fainéantise était chez eux vice de nature ? Civilisez donc les esclaves, et ils deviendront ce que sont devenus les Germains et les Israélites. L’indolence n’est pas même d’une manière absolue le propre de l’abondance, elle tient au sommeil des facultés intellectuelles ; et nous prouverons, nous l’espérons du moins, que les influences du climat dont nous reconnaissons d’ailleurs la force peuvent être facilement combattues.

Lorsque la paresse se perpétue au sein de la civilisation, c’est la faute de la civilisation. Rien n’est donc moins philosophique que d’accuser l’Africain de fainéantise constitutionnelle, ce n’est pas l’Africain dans l’homme esclave qui est fainéant, c’est l’esclave ; de même que dans le lazzarone de Naples, le lepero du Mexique, l’Ibaro de Puerto-Rico, ce ne sont ni le Napolitain, ni le Mexicain, ni le Puerto-Ricain qui sont fainéans, mais bien le lazzarone, le lepero et l’ibaro. Changez le milieu et l’homme changera.

Ne nous occupons que du nègre des Antilles. Il ne montre aucune ardeur à l’ouvrage, il y répugne, précisément parce qu’il y est forcé ; il ne se presse pas, parce qu’il ne gagnera rien à se presser ; obligé de donner tout son temps, il le donne le moins serré possible, c’est tout simple ; dans les ateliers d’Europe n’a-t-on pas besoin d’un contre-maître pour activer et tenir en haleine les ouvriers à la journée. Ne préfère-t-on pas toujours les mettre à la tâche, quand cela est possible ? Il s’établit nécessairement une lutte entre le maître et l’esclave, celui-ci cherche à donner peu, car tout ce qu’il ne donne pas de fatigue est autant d’épargné pour lui ; celui-là cherche à avoir beaucoup, car tout ce que l’autre fait en plus est autant de gagné à son profit. Comment s’étonner que le nègre n’aime point un travail régulier, perpétuel, au profit et au gré d’autrui ? Comment ce travail pourrait-il avoir le moindre attrait à ses yeux, puisque toute la récolte est pour un autre ? Le sentiment d’aucun avantage personnel n’étant attaché aux résultats de la tâche qui lui est imposée, il est tout naturel que cette tâche lui soit odieuse ou au moins indifférente. Nous nous expliquons très bien l’apathie où tombe l’homme qui n’a aucune volonté à exercer, qui doit toujours obéir. La plante qui végète s’intéresse-t-elle d’une manière active à la vie ? Le fouet ou plutôt la crainte du fouet est presque l’unique stimulant d’un esclave, il est très concevable qu’il fasse seulement juste ce qu’il faut pour échapper au fouet ; « celui qui manque d’un motif d’action, a dit M. Buxton, cesse d’agir aussitôt que s’arrête l’impulsion violente qu’il a reçue. » — La prospérité égaie ou attriste la grande case, l’habitation du maître va bien ou mal ; qu’importe à l’esclave, où est son intérêt ? Il devra toujours porter sa besace, elle ne sera ni plus ni moins lourde. Qu’il mette un ou deux arpens de terre de plus en culture ; je vois distinctivement l’augmentation de sa peine, mais je cherche en vain l’augmentation de son bien-être. Avouons-le, se courber chaque jour sur une tâche sans salaire, rester étranger à une plus grande abondance qu’on a créée, est une situation qui doit amener l’indifférence. Si dans de pareilles données il se trouve, comme on nous l’assure, des nègres zélés ou réellement laborieux, ces hommes là doivent être doués d’une activité naturelle bien extraordinaire. L’esclave à tout prendre, sauf les soins d’hôpital lorsqu’il est malade, n’a véritablement en récompense des cinq jours pleins de labeur donnés par lui à son maître, que le droit de travailler le sixième pour gagner sa nourriture de la semaine entière !

Et malgré tout, voyons donc. Cette paresse du nègre qui nous est sans cesse représentée comme un obstacle à nos projets libérateurs, est-elle bien réelle ? est-elle foncièrement aussi grande qu’on le dit ? Les nègres paresseux ! mais qui donc fabrique les vingt-quatre millions de kilogrammes de sucre de la Martinique et les trente-quatre millions de la Guadeloupe ? sont-ce les blancs ? En définitive, quelque dur que soit le fouet, est-ce à coups de fouet, rien qu’à coups de fouet, que l’on pourrait faire les soixante-dix sept millions de kilogrammes de sucre que nos quatre colonies à culture exportent année commune en France ? Les propriétaires du Gros-Morne (Martinique), qui généralement ont plus de nègres que de terre, laissent leurs esclaves à eux-mêmes des semaines et des mois, leur disant d’aller se louer et de rapporter tant : les sucriers[8] du Lamentin et du Robert, qui ont plus de terrain que de bras en louent beaucoup, et l’on ne voit pas que ces hommes, qu’il faudrait bien toujours nourrir s’ils disaient n’avoir pas trouvé d’ouvrage, se montrent récalcitrans à cette exploitation de leurs forces. — Nous causions un jour avec un esclave que l’on nous avait donné pour guide, et qui nous montrant des cases couchées au fond d’une vallée nous dit : « Cases à libres mouché. » Il mit dans ces mots un accent qui, malgré la réserve dont nous nous faisions une loi, nous entraîna à cette question : — Que feriez vous si vous étiez libre ? — Moi je travaillerais. — Mais on craint que vous ne veuillez pas travailler. — Oh mouché ! un homme libre y est bien obligé pour vivre, si nous travaillons pour nos maîtres, à plus forte raison le ferons nous à notre profit. — Cela ne me paraît point évident, on dit que vous êtes naturellement paresseux, et que vous n’allez à l’ouvrage que par crainte du fouet. — Comment le croire ? si je refuse d’aller au jardin vous me battrez ce matin, ce soir, demain ; mais je n’irai pas davantage, si je ne veux pas. — Mais je vous battrai tous les jours. — Non, car j’en mourrais. Et il ajouta avec tristesse « c’est pas fouet, c’est bons sentimens qui fait travaié nègue, oh ! Matinique ben ben for injuste pou pauve nègues. » Je me tus car j’étais de l’avis de l’esclave résigné, et je me rappelai ce qu’avait dit un illustre créole de Bourbon. « Les noirs ont la pioche à la main depuis quatre heures du matin jusqu’au coucher du soleil, mais leurs maîtres en revenant d’examiner leur ouvrage répètent tous les soirs, ces geux-là ne travaillent pas[9] ! » — La paresse native des Africains est une invention des blancs créoles pour épouvanter les blancs réformateurs.

Nous sommes complètement dans le vrai, du moins avons-nous tout lieu de le croire, en disant cela, car aux colonies anglaises les nègres nouveaux, les nègres pris sur des négriers et mis à la culture, se montrent généralement laborieux. N’ayant point été gâtés par l’esclavage, il ne se manifeste en eux aucune antipathie pour le travail. C’est un fait constaté par le capitaine Lahirle lors de sa visite à la Jamaïque, et l’on doit y attacher de l’importance, car cet officier de notre marine royale envoyé aux West-Indies pour étudier les résultats de l’émancipation, croit aussi d’ailleurs à la paresse innée des nègres. — « Les noirs d’Alger, dont un grand nombre sont libres, forment une race belle, laborieuse, sage, universellement aimée[10]. »

Ce qui par-dessus tout induit les colons à dire que les nègres ne travailleront pas, c’est le triste spectacle de la fainéantise de la classe libre aux colonies ! Cette classe reste en proie à l’oisiveté, aux mauvaises mœurs ; nous reconnaissons que cela est vrai, et qu’elle ne fait pas ce qu’on pourrait attendre d’elle. Mais n’est-ce pas voir bien courtement que de ne pas mieux mesurer la portée d’un fait social ? l’esprit qui préside à une association n’est-il pas toujours responsable des fautes de ses membres ? Nous avons déjà dit pourquoi les libres ne font rien, c’est qu’ils sont pleins d’ignorance, c’est que l’esclavage ayant toujours représenté pour eux le travail, il va de source que la liberté représente le repos ; c’est que le véritable tyran de l’esclave étant la houe, il est parfaitement naturel que l’affranchi la déteste ; c’est qu’ils sont méprisés, voués à l’ignominie, et que la couleur de leur peau les empêche d’aspirer à rien, les décourage de tout ; et voici la plus grande raison, c’est que les conditions politiques n’y permettant aucune industrie[11], il n’y a plus d’autre occupation possible pour eux que celle de la terre, et celle-là, ils n’en veulent pas.

La servitude a frappé le sol d’infamie, qui s’y livre est vil, c’est pure œuvre d’esclave et d’esclave du dernier degré. « Les libres, a dit M. Lignières, travailleraient volontiers à la terre pour vivre, s’ils n’en étaient empêchés par l’esclavage. » Les maîtres n’ont que trop contribué eux-mêmes à dégrader l’agriculture ; car leur commune menace envers un domestique en faute, est de lui dire : « Je vous enverrai au jardin. » Les libres se refusent au labourage, parce qu’il est le signe le plus caractéristique de leur ancien abaissement ; et si vous en doutez, expliquez-nous pourquoi le nouveau libre, celui qui vient d’être affranchi, soit grâce à la faveur de son maître pour bons services, soit grâce au pécule qu’il aura péniblement amassé par des habitudes laborieuses qui deviennent nécessaires à celui qui les contracte ; expliquez-nous pourquoi ceux-là même qui dans l’esclavage s’étaient nécessairement montrés des plus capables et des plus assidus, ne retournent plus à la terre, leur première et bienfaisante nourrice ? — Réellement la situation du travail libre actuel, et en particulier du travail agricole, ne peut être prise avec justice en considération. Dans ces pays criblés de préjugés, hiérarchisés depuis le premier jusqu’au dernier échelon, tout ce qui rappelle la servitude à l’affranchi lui est odieux, insupportable, répugnant au point que le bamboula, cette danse que le nègre aime de passion, il cesse souvent de s’y livrer dès qu’il est affranchi, parce qu’elle appartient exclusivement aux esclaves. Nous avons vu un esclave qui avait racheté sa fille lui interdire le bamboula comme indigne d’une femme libre. La pauvre enfant n’avait pas encore les vanités de sa condition et aurait bien voulu redevenir esclave pour une heure ou deux.

Plusieurs fois, depuis le commencement de cet ouvrage, la similitude des mœurs et des idées dans toutes les Antilles a été mise en évidence. Les mêmes causes ont engendré partout les mêmes effets. À Puerto-Rico, où les Ibaros, race indo-blanche et les nègres libres daignent se louer accidentellement pour couper de la canne lors de la récolte, on n’en trouverait pas un pour la planter et manier la houe, quand on lui donnerait une piastre par jour.

L’objection capitale des créoles raisonnables n’est pas précisément que les libres refusent tout-à-fait de travailler, ils reconnaissent assez volontiers qu’ils se louent pour des ouvrages de terrassement, de nettoyage de canaux, etc., emplois sur lesquels les stigmates de la dégradation sont moins profondément imprimés. La grande affaire est qu’ils ne veulent point se louer pour la canne, et que par conséquent, quelles que soient d’ailleurs leurs dispositions, les colonies sont toujours perdues, puisque la culture de la canne est la seule qui puisse les soutenir. Mais ne voit-on pas bien encore ici que l’antipathie ne porte que sur le travail plus particulièrement représentatif de l’abjection esclave ? Réhabilitez donc la terre flétrie par la servitude, avant de dire que l’émancipé ne la voudra pas remuer ; ennoblissez la houe pour que les anoblis ne croient pas descendre en y touchant ; détruisez l’esclavage des laboureurs pour que faire œuvre de laboureurs ne soit pas faire œuvre vile. Tant qu’il y aura des esclaves au jardin, on ne trouvera point de libres pour les y accompagner. Le jour où la liberté donnera des lettres de franchise à la canne, les affranchis ne craindront pas de se mettre en contact avec elle. Le seul moyen de modifier les idées à cet égard est de changer de fond en comble le milieu où elles se faussent. Nous avons déjà cité une parole de M. Boyer, nous aimons à nous appuyer encore de l’opinion de cette forte tête. « Pour que le régime qu’on établira ne soit pas neutralisé par les circonstances laissées à l’entour, il faut soulever ensemble la masse entière. »

Il y a toute raison de croire aux succès d’une telle mesure ; car aujourd’hui même, parmi ces nouveaux libres encore enveloppés des ténèbres serviles, il s’en trouve quelques-uns d’esprit assez fort pour vaincre le préjugé et vivre de la terre. En parcourant les colonies, on rencontre beaucoup de petites cases entourées de champs cultivés par des libres. M. Latuillerie a plusieurs carrés loués à des nègres libres qui les exploitent en vivres. M. Bovis nous a montré sur son habitation du Marquisat (Guadeloupe) des jardins entretenus par des libres et même par des femmes de couleur. M. Portier, un des membres du conseil de la Guadeloupe les plus ennemis de tout progrès, a employé des hommes libres au jardin, et a soutenu devant nous contre son collègue M. Fel. Patron, « qu’on en trouverait autant qu’on en désirerait, si on voulait les bien payer. » Les bien payer ! il y a encore ici une explication de l’oisiveté des affranchis de nos îles. Plus d’une personne désintéressée nous ont dit qu’un bon nombre de libres ne travaillaient pas aux champs, parce qu’ils reçoivent souvent pour salaire des injures ou des coups sans pouvoir obtenir justice des autorités municipales qui sont toutes aux mains des blancs propriéfaires. Quoi qu’il en soit, le préjugé contre la canne lui-même est déjà entamé jusqu’en face de l’esclavage. À notre connaissance, M. Nelson et M. Despointes (Robert, Martinique) ont employé des ouvriers libres à la houe ; le dernier a planté de la canne de compte à demi avec eux, et au moment où nous eûmes l’honneur d’être reçu chez lui, il avait à fabriquer six boucots de sucre pour un nègre libre. On a vu au chapitre IX que M. Latuillerie avait aussi fait de la canne, de compte à demi avec des libres. Il faut tout dire, la mesquinerie du salaire proposé aux libres, la difficulté de le recouvrer, entre pour quelque chose dans leur éloignement du jardin, et nos planteurs ne font aucun effort d’ensemble pour vaincre cet éloignement ; ils n’aiment pas le mélange des affranchis avec leurs esclaves, ils redoutent et peut-être pas sans motif, en raison des idées qui fermentent dans leurs ateliers, ils redoutent cette communion de la liberté avec la servitude.

En somme, nous avons rencontré plus d’un habitant qui croient au travail libre, nous y croyons fermement aussi, et l’on verra pourquoi, lorsque nous en serons à parler des colonies anglaises. Pour juger ce qu’il est permis d’attendre des nègres quand ils vivront à leur compte, il faut voir l’ardeur que le plus grand nombre d’entre eux montrent le samedi dans leurs propres jardins.


Séparateur

    propriétaire ne va pas à 400 livres par an. (Observations sur la situation politique de Saint-Domingue, par M. de Pons, habitant, 1790.)

  1. Arbre portant de petits fruits rouges appelés cadenettes.
  2. Tout calculé, la dépense de chaque nègre à la charge du
  3. Commission du conseil colonial de la Guadeloupe, 4 décembre 1838.
  4. Tacite, Germanie, liv. xvii.
  5. Liv. xxii.
  6. Liv. xxiv.
  7. Josué, ch. 18, v. 3.
  8. Habitans qui ont des sucreries.
  9. Lettres de Parny à Bertin, 1775.
  10. Lettres sur Alger, par M. Ismaël Urbain, chez Paulin, 1839.
  11. Cette interdiction de toute œuvre manufacturière outre l’inconvénient moral déjà signalé dans le cours de notre ouvrage, est aussi matériellement très dommageable aux colonies, et y fait éprouver de grandes pertes à la richesse commune. Que d’élémens industriels s’en vont à la pourriture. En France, on ne sait qu’inventer pour trouver les matières premières propres à faire du papier, aux îles une masse énorme de chiffons, de coton, et surtout de toile est entièrement perdue. Les vieux outils, les vieilles ferrailles de toute espèce se rencontrent à chaque pas sur les routes et dans les rues ; abandonnés, ils se détruisent d’eux-mêmes sans profit pour la société. Bien d’autres choses de cette nature pourraient être citées. Deux commerçans de la Martinique qui s’avisèrent, il y a peu de temps, de s’en aller sur les habitations acheter toutes les chaudières de batteries  * hors de service, font une opération superbe en expédiant en France ces vieux fers. Ils en trouvent des amas qui datent du commencement de la colonie.

    *Une batterie est l’appareil des quatre chaudières qui servent à la fabrique du sucre.