Des colonies françaises (Schœlcher)/XX

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Pagnerre (p. 281-295).

CHAPITRE XX.

LES ÉMANCIPÉS TRAVAILLERONT SI ON LES DIRIGE BIEN.

Fût-il vrai que les nègres, une fois émancipés, ne voulussent pas travailler, il n’en faudrait pas moins abolir l’esclavage. — Les affranchis ne s’enfuiront pas dans les bois. — Les nègres de traite libérés. — Si l’on rend le travail attrayant par un bon salaire, les nègres travailleront. — Tout labeur doit rapporter sa juste récompense. — De la question des sucres en Angleterre. — Travail libre et travail forcé. — On ne peut pas juger des dispositions laborieuses de l’homme libre par celles de l’homme esclave.


Le nègre une fois libre, nous assure-t-on, ira dans les bois manger les fruits des arbres au pied desquels il se couchera le jour pour danser la nuit. — Mais les forêts des Antilles, toutes puissantes qu’elles soient, n’ont pas de quoi nourrir spontanément deux cent mille hommes, il faudra bien travailler, à moins qu’on ne trouve moyen de vivre de feuilles et de branches.

On nous menace beaucoup des bois, c’est une chimère. En Haïti, où les nègres végètent dans la licence créée par un gouvernement immoral, aux îles anglaises où ils sont désormais libres, les voit-on aller chercher la vie sauvage au fond des forêts ? — Lorsqu’en visitant les habitations, nous voyions la familiarité des rapports entre le maître et l’esclave, nous disions aux maîtres : Comment me ferez-vous croire que ces gens-là, lorsqu’ils seront libres, n’aimeront pas mieux vivre en paix à vos gages sur une terre où ils ont leurs habitudes d’enfance, plutôt que d’aller courir les bois et se livrer à toutes les chances du hasard ? « Oh ! pour mon compte, m’était-il répondu, je ne crains pas l’affranchissement, pas un de mes nègres ne me quittera, et si je repousse vos projets, c’est parce que je pense aux autres qui perdraient tout leur monde. » Parmi les planteurs, huit sur dix nous tenaient ce langage, et se montraient persuadés que chez eux le travail serait peu compromis. Tout en faisant la part d’un louable amour-propre, n’avons-nous pas droit de conclure que ce dont chacun a si peur n’est pas fort à craindre ?

Mais ils voleront. Il n’est guère possible de répondre sérieusement à une proposition si peu sérieuse ; toutefois, en la prenant même pour ce qu’elle vaut, nous n’aurions qu’une chose à dire. Quand tout le monde vole, il n’y a rien à voler, et le métier de brigand devient peu lucratif. Il faudra volontairement ou non s’assujettir à une tâche quelconque, et les premiers à l’œuvre seront les plus acharnés ennemis des coureurs de rapines.

Ce sont là des craintes qui ne méritent pas qu’on s’y arrête ; allons aux choses sérieuses.

Un nègre, dans l’état actuel de ses connaissances et de ses goûts, peut subsister avec 120 ou 130 fr. par an, et il lui est facile de gagner cette somme en se louant un jour ou deux par semaine. Il travaillera peut-être pour satisfaire aux premières nécessités de la vie, nous dit-on, mais pas davantage, et les colonies, faute de bras, tomberont en friche.

Certes, si cela arrivait, ce serait un grand mal, et cependant il n’en faudrait pas moins prononcer l’abolition ; car c’est un bien plus grand mal que des hommes soient contraints de travailler six jours de la semaine sans rémunération, pour tenir les colonies en culture, procurer des richesses aux créoles et du fret à notre marine marchande, tandis qu’ils peuvent vivre à leur guise en ne s’occupant que quarante-huit heures. On a déplacé la question. Le nègre n’a pas à donner des garanties d’aptitude laborieuse pour mériter l’affranchissement ; — le privilége de tout homme à l’indépendance est imprescriptible ; — il travaillera s’il lui plaît, c’est à vous de savoir l’y engager, l’y exciter, l’y encourager par des moyens que la justice et le droit public ne réprouvent pas.

Cependant, prenez confiance. Si la servitude, depuis deux siècles qu’elle s’est chargée de l’éducation de l’homme noir, n’a pu en faire qu’une brute dont vous ayez à redouter les tristes penchans que vous déclarez être ceux de vos esclaves, la liberté, nous en sommes sûrs, saura en tirer meilleur parti. Il faut que la vue des dégradations de l’esclavage vous ait bien pervertis vous-mêmes pour que vous ignoriez à ce point les ressorts du cœur et des instincts humains. Le caractère essentiel de l’homme combat les funestes pronostics que vous portez sur l’affranchi ; l’homme livré à lui-même aspire toujours à mieux lorsqu’il a la connaissance du mieux, et travaille sans cesse pour l’obtenir. Les nègres sont hommes ; si l’on pouvait en douter encore, leur vanité, leur orgueil suffiraient à le prouver ; l’usage de la vie leur créera des besoins artificiels comme à nous, et ces besoins augmenteront comme chez nous avec les moyens de les satisfaire. L’éducation, la jouissance de leurs droits, le mariage, le développement de leurs facultés ne tarderont pas à leur en donner. La fréquentation des hommes civilisés les initiera aux nécessités factices qui soutiennent l’industrie. Comment croire que l’homme libre se satisfasse avec ce qu’il avait, esclave ? pensez-vous qu’alors les nègres se contentent de morue pour toute nourriture, de grosse toile pour tout habit, de calebasses pour toute vaisselle ? ne les voyez-vous pas, même dans la servitude, acheter des gilets de satin ? ne voyez-vous pas leurs femmes rechercher les bijoux d’or, les robes de soie et de mousseline ? Bientôt, dans un livre qui suivra celui-ci, nous vous ferons voir aux colonies anglaises des affranchis ayant déjà cabriolet.

Avec les dispositions qu’ils montrent à imiter les blancs, nous serions fort surpris que les nègres tardassent long-temps à prendre nos habitudes. Il y a chez eux, tels que nous les avons vus dans l’esclavage, une incohérence qui deviendra de l’imagination en se réglant dans la liberté. Le nègre peut passer des mois entiers en guenilles et se couvrir ensuite sans embarras des plus magnifiques habits ; il a un goût effréné pour la parure, pour le luxe, et une extrême aisance à s’y livrer quand il en a la possibilité. Un de nos paysans ne voudra pas porter telle ou telle chose, parce que c’est trop beau ; à un nègre jamais semblable pensée ne viendra, rien ne lui paraît trop beau pour lui ; mais, à la vérité, il jette le lendemain avec indifférence le joyau dont il s’est amusé la veille. Le nègre est un peu philosophe, sans le savoir ; et à l’air narquois, dégagé, mais observateur, dont quelques-uns nous regardent, nous sommes assez disposé à croire qu’en attendant qu’ils aient nos besoins factices, ils nous prennent en pitié pour nous en être forgé des nécessités.

Il s’est passé à la Martinique deux faits isolés qui malgré leur peu de valeur intrinsèque, en acquièrent une grande par les circonstances présentes. Vingt-quatre noirs, arrachés à un négrier, avaient été placés en 1830 sur la plantation domaniale de Trouvaillant pour s’y former à nos mœurs et à nos usages par un apprentissage de sept ans ; libres en droit, ils étaient attachés à la terre et ne jouissaient pas de la faculté de sortir de l’habitation. Du reste, traités avec douceur, acclimatés avec soin, il n’en mourut que deux dans l’espace des sept années qui précédèrent leur liberté définitive. Il y a dix-huit mois, à l’expiration du temps d’épreuve, le géreur de Trouvaillant les exhorta à rester tous avec lui, il leur promit la continuation des soins matériels qu’ils avaient obtenus, la case, le jardin, l’hôpital et une légitime rétribution de leur travail. Mais on avait laissé ces pauvres gens dans la nuit intellectuelle où ils se trouvaient en arrivant, on ne leur avait rien appris que la nécessité de cultiver la canne pour vivre. Douze d’entre eux ne purent dominer une aussi insuffisante éducation morale, et préférèrent aller courir les chances d’une vie irrégulière plutôt que de continuer à travailler d’une manière libre, mais sûre ; ils quittèrent Trouvaillant et se lancèrent dans le monde. Déjà deux étaient morts lorsqu’on nous en parla ; la conduite des autres n’était pas précisément mauvaise, et pas un n’avait encouru les sévérités de la loi ; mais que font-ils ? Leur ignorance morale et leur isolement enlèvent à leur détermination ce qu’elle pourrait avoir de condamnable. Les dix restant ont fourni à l’esprit d’ordre plus qu’on ne pouvait espérer, autant qu’on pouvait désirer ; ils ont eu la sagesse de demeurer, et ils remplissent leur tâche comme les ouvriers esclaves. Le géreur de l’habitation est assez content d’eux, et nous a dit qu’ils ne répugnaient aucunement à toutes exigences du travail continu.

Trois à quatre cents nègres et négresses, également sauvés de la traite, ont fondé, tout à côté de Fort-Royal, un petit village justement appelé le Misérable. Il n’est point d’établissement de cases sur les habitations, j’en conviens, qui ne soient au-dessus de ce qu’on voit là. Ces malheureux, sous le plus beau ciel du monde, végètent au milieu de flaques d’eau croupissante, de boue, et des fétides émanations qui s’élèvent des parcs à cochon attachés à chaque cabane. Leurs ruelles, appelées rues, sont tellement sales, qu’on se croirait dans un village de France. Ils vivent pauvrement, au jour le jour, des petits gains qu’hommes et femmes vont faire à la ville, en servant les maçons et les ouvriers, ou comme ouvriers eux-mêmes. Presque séparés du reste de la population, ils parlent les idiomes de leurs divers pays, et l’on prétend qu’ils veulent refaire l’Afrique. Ce qu’ils font, ce n’est ni l’Afrique, ni la civilisation : ce n’est rien de bon. Ils ne se conduisent pas d’une manière légalement répréhensible ; nul n’a à se plaindre d’eux ; leurs cases fermant à peine, sont respectées comme dans une grande famille : mais ne point faire mal est une vertu négative en socialisme. L’homme doit faire bien, et il est constant qu’au Misérable on ne fait pas bien, car il n’y existe ni organisation, ni société, ni avenir. La faute en est-elle à ces nègres qui n’étaient dans leur pays, sans doute, que des esclaves obéissans, comme presque tous les noirs de traite ? On n’a rien essayé en leur faveur ; on les a laissés à leur complète ignorance de toutes choses ; on les a livrés à eux-mêmes : la civilisation blanche les a vus s’agglomérer à côté d’une ville capitale, sans s’occuper de ce qu’ils faisaient, sans jeter les yeux sur eux, et ils existent au hasard. Ce n’est pas ainsi que la civilisation doit agir : elle a pour devoir d’éclairer les sauvages, de les instruire, de leur donner une direction, Tous les peuples ont été conduits par des hommes que la science du passé avait perfectionnés eux-mêmes. Ouvrez-leur donc le livre, si vous voulez qu’ils apprennent à lire. Nos bourgs seraient-ils ce qu’ils sont sans les lois municipales et l’impulsion du chef-lieu ? Je m’assure que les blancs, dans une position analogue, ne feraient pas mieux que les nègres du Misérable, et cela est si vrai que ce village s’est augmenté de plusieurs cases habitées par des gens de couleur, et aussi par quelques femmes blanches, qui vivent tous dans le même désordre, qui tous ont leur part du foyer d’infection !

Nous n’avons nullement peur de fournir ces faits, où nos adversaires voudront prendre un argument en faveur de l’apprentissage préalable, car nous ferons voir, dans la suite de ce livre, que l’apprentissage ne peut rien produire, et l’on remarque, d’ailleurs, qu’il faudrait mettre aussi beaucoup de blancs en apprentissage. Ce que nous avons voulu prouver, c’est que les nègres abandonnés à eux-mêmes, loin de s’aller cacher dans les profondeurs des bois, restent auprès des villes, et loin de manifester les instincts de férocité qu’on leur suppose, montrent, au contraire, une douceur de mœurs extrêmes.

Après cela, c’est l’affaire d’un gouvernement animé de l’esprit de charité politique, de prévenir ces tendances à l’inertie, et cette disposition à la paresse, qui se forment tout à la fois des bontés du climat et de l’état intellectuel d’hommes encore incultes. Sans doute, de toutes les difficultés que nous lègue l’esclavage, la plus grande est une certaine aversion pour le travail que la servitude met au cœur de l’esclave, et cette difficulté s’augmente des splendides prodigalités de la nature. Mais un affranchissement instantané a encore cet avantage, qu’il permet de combiner des mesures générales, inapplicables à des cas particuliers, et d’agir en masse sur l’esprit et le moral des nouveaux libres. Il faut les entourer si bien qu’ils n’aient pas le temps de prendre de mauvaises habitudes. Puisque ces hommes sont neufs dans le régime libre, profitez de la position pour les anoblir d’un seul coup, et créer simultanément entre l’employeur et l’employé des rapports de fraternité, au lieu de rapports d’antagonisme. Attachez-vous particulièrement à rendre la loi de ces rapports simple et peu compliquée, à ce que les conventions de travail et de salaire soient précises et bien déterminées.

La seule véritable difficulté est là, et le génie de l’administrateur consistera à savoir prévenir tous débats, à établir du premier coup la bonne harmonie dans les transactions que les anciens maîtres et les nouveaux libres vont faire entr’eux. La sagesse des colons doit être invoquée, car, plus éclairés que les nègres, ils peuvent mieux comprendre les dangers de la rivalité entre pauvres et riches.

Le point culminant de la question à venir, c’est de savoir rendre le travail libre attrayant, et ils peuvent beaucoup en ceci par la douceur dont ils useront envers les émancipés. Ce sont les dispositions conciliantes des créoles qui ont fait à Antigues la fortune de la liberté. Ne cherchez point à obtenir le travail au taux le plus bas, mais bien le plus équitable. Réglez tout de suite honorablement le salaire pour que vos bras prennent goût fout de suite à des fatigues profitables. Abandonnez ces coupables désirs qu’a toujours le fabricant de réduire la paie de l’ouvrier. On se préoccupe trop à notre sens du bas prix du salaire. On voudrait l’assurer par tous les moyens possibles, et les planteurs représentent avec une insistance qui prouve combien les idées du juste sont faussées en tout ceci, que depuis l’émancipation, « ce n’est qu’à des prix excessifs que les colons Anglais ont pu décider les noirs à travailler. »

Quand je vois les ouvriers en Europe où les bras surabondent, se plaindre si justement qu’on ne les fait travailler qu’avec des gages insuffisans, je me prends à penser qu’aux Antilles, où les bras sont insuffisans et peuvent imposer leur prix, on ne se plaint qu’ils se taxent trop cher que parce qu’ils ne veulent point se donner pour rien. La cruauté des riches en Europe rend fort suspectes leurs lamentations en Amérique.

Nous avons bien entendu les maîtres anglais s’indigner d’être à la discrétion des laboureurs au lieu de les avoir à leur merci, gémir de ne point posséder le droit de fixer la journée des nègres, mais en les écoutant nous avions encore le cœur ému des cris de souffrances de nos prolétaires qui disent que ce droit, dont les maîtres jouissent ici, a réduit leurs gages au-dessous de ce qu’ils doivent être pour les faire vivres honnêtement.

Loin de nous est la pensée de vouloir remplacer une tyrannie par une autre, nous avons une haine vigoureuse contre tous les despotismes, qu’ils viennent d’en bas ou d’en haut. Ainsi nous ne voudrions pas justifier les exigences des nègres par celles qu’auraient les blancs, si les positions changeaient ; mais nous sommes entré chez les laboureurs anglais, nous avons regardé leur vie ; et la pauvreté de leur demeure, la modestie de leurs habitudes, la simplicité de leurs femmes, nous ont convaincu que les reproches des propriétaires étaient injustes. Le salaire peut être excessif, comparativement à ce que les conditions de l’esclavage avaient établi, il ne l’est assurément pas comparativement au bien-être de ceux qui le gagnent. Si ce peuple régénéré qui bénit chaque jour l’avènement de l’indépendance est assez heureux pour être assuré de la vie matérielle, pour échapper aux impositions sordides des capitalistes et ne travailler que quand il a besoin de luxe et de beaux habits, c’est une chose dont les anciens propriétaires peuvent être chagrins, mais dont les amis de l’humanité ne peuvent que se réjouir profondément. Qui ne préférera ce retour vers la barbarie, ces effets de la tyrannie du prolétaire à ceux de la tyrannie des riches qui ont amené les union houses à la suite de la loi des pauvres en Angleterre, et qui ont dressé le lugubre étendard des ouvriers de Lyon, sur lequel le monde a pu lire avec compassion et terreur : Du pain ou la mort ! Tant que l’association du travail et du capital ne viendra pas faire de l’employeur et de l’employé des compagnons également intéressés à la chose commune par un bénéfice proportionnellement égal, forcé de choisir entre deux maux ; nous aimerons mieux que l’ouvrier fasse la loi au maître qui gardera toujours une bonne table ; plutôt que le maître à l’ouvrier qui souffre et pâtit, jusqu’à ce qu’il entre dans les demeures inconnues où nous allons tous et où personne n’a faim.

Tout labeur doit rapporter sa juste récompense. En bonne morale et aussi en bonne économie politique, la difficulté n’est pas de chercher à garantir, comme le veulent les propriétaires, le bas prix du salaire, mais de trouver un moyen équitable de rétribuer le travail sans dommage pour le capital. Nous ne nous inquiétons pas de savoir si l’objet fabriqué sera cher où bon marché, ou pour dire mieux, ce n’est là pour nous que la seconde partie du problème ; la première et la plus importante, c’est que l’homme qui fabrique retire de l’emploi de son temps et de ses forces un profit qui lui donne de quoi vivre sans privation. La Grande-Bretagne est la nation du monde européen dont les produits manufacturés sont les moins chers, c’est aussi la nation où la pauvreté de la classe ouvrière est la plus affreusement profonde.

L’esclavage a permis de donner le sucre à bon marché, lorsque celui qui le cultivait n’avait pour compensation d’un travail excessif qu’une mauvaise nourriture et un mauvais gîte, ce ne peut être un motif pour que la liberté s’y conforme. Si la culture libre de la canne doit la rendre plus coûteuse, il nous paraît tout simple que le consommateur s’y résigne ; si les denrées coloniales doivent augmenter de valeur, il nous paraît honorable qu’il se soumette à l’augmentation sans regret, comme à une loi d’équité. Si le sucre manufacturé par des hommes affranchis doit être plus cher que le sucre manufacturé par des hommes esclaves, eh bien ! il faut payer le sucre plus cher ; car il est contraire à justice que pour payer une livre de sucre deux sous, dix sous ou cent sous meilleur marché, on réduise l’homme qui la confectionne à l’état d’animal, Autrement il n’y aurait pas de raison pour que, retournant à la barbarie antique, on ne fit crever les yeux à cet homme comme faisaient les Romains à leurs mouleurs de farine, et qu’on ne le mutilât si cela devenait une condition d’économie ou de perfectionnement dans son ouvrage.

La grande affaire est de mettre un terme au travail forcé ; s’inquiéter de ce que coûtera le travail libre ne doit venir qu’après.

Sous ce rapport, la question nous paraît avoir été très mal comprise et très mal posée en Angleterre par le ministère whig, lorsqu’il a voulu modifier le système de taxes qui garantit les marchés de la Grande-Bretagne au sucre des îles émancipées.

Il n’y a pas seulement à plaider ici dans l’intérêt égoïste des propriétaires coloniaux, mais encore dans l’intérêt universel du travail libre. En l’état actuel des choses, le système d’exclusion est seul convenable ; l’égalité des droits compromettrait la culture libre. Le peuple anglais ne saurait vouloir cela, et le peuple français ne le voudra pas non plus. Tant qu’il y aura du sucre esclave, il est humain et politique de ne point lui laisser faire concurrence au sucre libre. Nous disons humain et politique, parce que le sucre esclave anéantirait le sucre libre avec les intérêts d’humanité qui y sont attachés, et cela pour un avantage tout à fait éphémère : puisque la servitude devant finir partout, au nom de la dignité de homme, il faudrait, avant peu, revenir aux prix élevés qu’on aurait voulu fuir. Le surcroît de dépense dont on avait intention de soulager le peuple, est une dépense utile. Il est absolument impossible qu’au milieu surtout des premiers embarras inséparables de la transformation, les produits anglais puissent lutter avec les produits étrangers ; la main qui lèverait les droits presque prohibitifs qui frappent ces derniers[1], ouvrirait les portes de la Grande-Bretagne aux denrées coloniales de Cuba, de Puerto-Rico, du Brésil, de la Louisiane, et tout en ruinant les planteurs des West-Indies, porterait un coup mortel à la civilisation des nègres émancipés, et à la grande épreuve que le parlement a l’honneur d’avoir commencée. Ce serait après avoir donné 500 millions, il y a huit ans pour créer la liberté payer aujourd’hui une prime pour perpétuer la traite et l’esclavage.

C’est déjà un grand malheur que le parlement et le gouvernement de la Grande-Bretagne n’aient point une idée formelle et arrêtée sur une matière aussi grave. L’indécision où on laisse les planteurs anglais sur leur avenir compromet leur présent. Ils ne pourront prendre de mesures décisives et marcher nettement dans les voies nouvelles, tant que la métropole ne leur garantira pas un état de choses stable et régulier, tant qu’ils ne sauront pas sur quelle base opérer, tant qu’ils auront toujours à craindre des mouvemens dans les droits qui assurent le placement de leurs produits.

Loin de partager les idées de nos frères radicaux d’Angleterre à ce sujet, nous sommes, au contraire, disposé à toutes les concessions qui pourraient faciliter le passage de l’esclavage à la liberté. Aucun sacrifice, à notre avis, ne doit être épargné pour que pas une voix sur la terre ne maudisse l’affranchissement. Tout doit être employé afin d’adoucir le choc qu’auront à supporter les fortunes coloniales, C’est pourquoi nous nous associons complètement au vœu que M. Alphonse Bouvier, jeune planteur, dont nous avons déjà eu l’occasion de louer les heureuses inspirations, a exprimé en ces ttermes, dans un mémoire encore inédit sur l’abolition.

« Pour éviter de compromettre la fortune des créoles dans les embarras et les ralentissemens des premières années d’indépendance, il faudrait que la France protégeât les produits du travail libre, comme elle protège la liberté ; qu’elle accordât aux produits obtenus des ouvriers émancipés des encouragemens et des franchises qui en excitassent les développemens ; en un mot, qu’elle modifiât ses tarifs de douane, en raison des difficultés que la production va rencontrer. Et n’est-ce point justice que les fonds de l’État, que les fonds appartenant à tous, viennent en aide à ceux qui subissent une nécessité imposée par l’honneur de tous, pour la satisfaction de tous ? Si nos sucres ne se présentaient pas sur les marchés de France avec les mêmes avantages que le sucre des colonies anglaises trouve sur les marchés de leur mère-patrie, il en résulterait que le colon anglais pouvant offrir un prix plus élevé de la journée à ses travailleurs, attirerait chez lui nos nouveaux affranchis ; car nous ne comprendrions pas une liberté qui interdirait aux citoyens la faculté de chercher, en pays étranger, des avantages qu’ils ne rencontreraient pas toujours sur le sol natal. Nos îles seraient ainsi exposées à de fréquentes émigrations ; de là, diminution de la population active, cessation de travail, absence de revenus, embarras, misère. Les utiles compensations que nous réclamons étant le corollaire indispensable de l’émancipation, devant assurer en grande partie le succès de l’œuvre sérieuse et difficile que nous entreprenons, devraient être accordées concurremment avec l’affranchissement pour placer le remède à côté du mal. »

Nous voici un peu loin du point d’où nous sommes partis, mais le lecteur nous excusera : la question du salaire, dans la question de l’affranchissement, est une des plus importantes. Il était utile aussi que la France, en votant l’abolition, sût bien tout ce qu’il lui en devra coûter, et qu’elle ne pût regretter plus tard quelques sacrifices pour ne les avoir pas envisagés tout d’abord. La grandeur de notre cause s’accommoderait mal de rien cacher. Il faut, ou garder l’esclavage avec ses horreurs, où donner l’affranchissement avec ses conséquences.

Que les nègres émancipés reçoivent une juste rétribution de leur travail, et ils travailleront. Aimons nos frères, pensons à nous-mêmes en pensant à eux, et veuillons avec un sincère amour du prochain que le fruit de leurs peines leur procure une vie facile et légère. N’oublions pas que le supplicié du Golgotha à recommandé d’aimer la justice avec passion, qu’il n’y veut point de calme ni de restriction, qu’il nous a commandé à tous d’en être altéré et affamé. Si l’on est à la fois bon et juste, il est impossible que l’opération ne réussisse pas ; car se faisant sur une grande échelle, chacun étant obligé de payer pour soi-même, il est impossible que le manque total de ressources du plus grand nombre, et l’embarras d’appuyer l’existence sur des moyens précaires et irréguliers, ne ramènent les individus à l’ouvrage aussi vite qu’il est possible de l’espérer.

Surtout que l’on ne se méprenne pas sur nos paroles, nous ne prétendons pas du tout que les nègres fourniront dès les premiers temps la même quantité de travail que par le passé, il nous paraîtrait aussi puéril de je vouloir, que d’y compter. Nous nous en sommes déjà expliqué en 1839, « rien n’exciterait plus notre dégoût que des efforts sans bonne foi, pour démontrer qu’un esclave produira le lendemain de son émancipation autant qu’il produisait forcément dans les fers. À quoi donc lui servirait la liberté si ce n’est à délier ce qui était lié, à mobiliser ce qui était immuable. » Les nègres feront ce qu’il est naturel qu’il fassent, ils voudront jouir de l’indépendance, et il y aura certainement une diminution momentanée dans la masse des produits, avec le froissement des intérêts particuliers qui peut en être la conséquence. Que promet le catholicisme aux adeptes dans le paradis ? Le repos. Les esclaves voudront certainement jouir un peu du paradis-liberté. Mais l’affranchissement encore une fois est une opération chirurgicale, les légers troubles qu’il fera peut-être éprouver au corps social ne doivent point être un obstacle à sa réalisation. Un homme peut dire j’aime mieux mourir que de subir l’opération ; il parle pour lui, mais les colons ne parlent pas pour eux seuls. C’est en prévision d’un déficit probable de travail, que nous avons insisté au commencement sur la nécessité d’une émigration qui serait aussi profitable pour les îles que pour la métropole. Peu à peu d’ailleurs les besoins se manifesteront, et pour y répondre on se remettra sans regret à l’ouvrage. Devant un produit réel, certain, palpable du labeur, les souvenirs du passé changeront infailliblement, Le travail trouvera son encouragement dans la connaissance immédiate des avantages qu’il procure. C’est à vous de savoir exciter de telles dispositions, à vos bons soins d’initier ces profanes, de leur créer des idées qu’ils n’ont pu puiser dans la servitude ; vous y parviendrez vite si vous êtes équitables, doux et habiles.

Qu’en savent-ils en résumé, ceux qui répètent « rien ne pourra vaincre la paresse des nègres ? » peuvent-ils juger des hommes noirs par leurs nègres ? il est difficile d’induire des dispositions d’un esclave celles qu’il aura étant libre. L’homme libre et l’homme esclave deviennent des hommes différens, entre lesquels il y a peu d’analogie à établir. Il n’est pas plus permis aux colons de nier le travail libre, qu’il ne nous le serait à nous de l’affirmer si nous n’avions pour appuyer notre foi les colonies anglaises, ou malgré les agitations qui ont suivi la funeste mesure de l’apprentissage, le travail libre fait déjà la moitié des récoltes que faisait l’esclavage ; les expériences de tous les peuples qui ont tous travaillé, qui chacun à leur tour se sont tous policés, et enfin l’exemple de l’Afrique elle-même où les voyageurs écrivent en présence de ce qu’ils voient, « que l’on ne dise plus que les nègres livrés à eux-mêmes ne veulent pas travailler. C’est un préjugé suranné démenti par les faits[2]. » — Encore une fois, nous ne sommes nullement tenté de le dissimuler, il y a une difficulté à vaincre aux colonies, celle d’exciter au travail des gens qui n’ont pas besoin de travailler, parce que sous un ciel plein de clémence, ils ont peu ou point de goûts artificiels ; mais l’histoire du monde nous apprend que cette difficulté n’est pas insurmontable. C’est, de l’Éthiopie, de l’Inde, de la Chaldée, de l’Égypte, qu’est sortie la civilisation dans le monde antique. Les Perses, avant les Grecs, excellaient en tous arts et toutes sciences. Dans le monde moderne c’est également des pays chauds, de l’Arabie, de l’Espagne, de l’Italie, que l’on vit sortir la civilisation renaissante. Naples, si indolente aujourd’hui, fut un des sièges les plus actifs de la régénération européenne.

Nous n’avons pas craint d’entrer dans la discussion, nous n’avons fui devant aucune objection, et par bonheur la tâche était facile, il n’y fallait que la vérité et une observation calme des choses. Mais cependant, qu’on le sache, tout en discutant nous n’abandonnons rien du principe souverain, et nous disons : S’il est vrai que les colonies ne se puissent maintenir qu’avec Le travail forcé, il faut les abandonner à l’état sauvage prédit, car cet état n’est un malheur que pour ceux qui s’y livrent, tandis que le travail forcé est un malheur pour ceux qu’il écrase et un crime pour ceux qui l’ordonnent. Le sauvage, un siècle ou l’autre peut naître à la civilisation, l’esclave ne le pourra jamais ; le sauvage est rayé du livre de la destinée humaine pour un temps, l’esclave pour toujours !


Séparateur

  1. Le droit sur les sucres coloniaux est de 24 shillings, plus cinq pour cent de surtaxe (34 fr. 50 c.) par quintal anglais (cinquante-six kilogrammes) ; sur les sucres étrangers il est de 65 shillings, plus les cinq pour cent de surtaxe (82 fr. 70 c.)
  2. M. Laird.