Des colonies françaises (Schœlcher)/XXI

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Pagnerre (p. 296-302).

CHAPITRE XXI.

COMMENT L’INTÉRÊT PRÉSENT DES PLANTEURS S’OPPOSE À L’AFFRANCHISSEMENT.

Motifs de la suspension de l’expropriation forcée. — La plupart des habitans ne sont que les géreurs de leurs créanciers hypothécaires. — La saisie exécution, la saisie brandon et le déguerpissement sont illusoires aux colonies. — Dettes des colons. — Les séparations de corps. — les blanchissages. — Funeste état du crédit. — Urgence de rétablir l’expropriation forcée. — La moitié de l’indemnité devra être déclarée insaisissable.


Nous n’avons pas tout dit. IL faut pénétrer au fond des cœurs. Ce n’est pas seulement la crainte de la paresse des nègres qui entretient la résistance des colons à l’émancipation, l’intérêt personnel qui explique tant de choses de ce monde faites pour épouvanter le juste, y entre encore pour une large part. La condition actuelle de leurs fortunes exerce une fatale influence sur leurs résolutions. — Afin de se rendre mieux compte de cela, on est obligé de remonter un peu haut.

Lors de la fondation des colonies on n’y appliqua point, dans le dessein d’y favoriser les établissemens nouveaux, la législation qui soumet le débiteur insolvable à l’expropriation forcée ; on jugea nécessaire de protéger les spéculateurs qui allaient organiser une nouvelle industrie sur les terres tropicales. Cette législation ne manquait ni de sagesse, ni de portée de vue. Une habitation n’est pas une entreprise que l’on puisse créer aisément, elle demande de vastes terrains, des usines dispendieuses, des bâtimens considérables, des bœufs, des mulets, des travailleurs en grand nombre ; elle exige de gros capitaux. Tout cela ne pouvait se faire qu’avec du crédit, et la métropole qui fondait de riches espérances sur ces grandes machines nouvelles, ne voulut point qu’un créancier mécontent put les arrêter au berceau, ni en compromettre l’avenir, si elle tombaient en quelqu’embarras d’argent. C’est dans cet esprit qu’un arrêt du conseil d’élat du 5 mai 1681, défendit purement et simplement la saisie des nègres attachés à la terre ; que le Code noir ne l’autorisa qu’autant qu’il y avait à la fois saisie des nègres et de la terre. La terre ne pouvant prospérer sans les bras, on entendait ne pas les séparer. — Une propriété rurale aux colonies n’est pas un bien tranquille et de facile administration, c’est une manufacture, son achat ne fut jamais un placement de fonds, mais toujours une spéculation. On n’acquiert une plantation que pour y gagner de l’argent, et cela est si vrai, qu’au dire des hommes versés dans ces matières, « on ne citerait pas depuis la fondation des colonies jusqu’à nos jours un seul exemple de la vente d’une sucrerie faite au comptant[1]. »

Malheureusement il advint que la sagesse du législateur favorisa la fraude et la dissipation de ceux dont elle avait voulu seulement encourager le travail. Les colons sûrs de n’être jamais dépossédés, enivrés de leur prospérité, firent des dettes, qu’ils accumulèrent insoucieusement au milieu des plaisirs d’une vie effrénée. Leur luxe, leur passion du jeu, leur fêtes absorbèrent plus que les immenses bénéfices, et bientôt ils ne laissèrent à leurs enfans que de magnifiques propriétés insaisissables, mais grevées d’hypothèques énormes. Cette fâcheuse position des propriétaires créoles remonte déjà bien haut : Le général J. R disait en 1804[2], « les colons ne sont aujourd’hui que les géreurs de leurs habitations, » aussi lors de la promulgation du Code civil, 16 brumaire an xiv (7 novembre 1805), les arrêtés coloniaux autorisés par la métropole, suspendirent-ils l’exécution du titre XIX relatif à l’expropriation forcée, et celle des articles 2168 et 2169 relatifs au régime hypothécaire. Ils maintenaient les colonies sous l’empire de la déclaration du roi, du 24 août 1726, « considérant que cette exécution serait ruineuse pour les habitans à raison de leurs dettes anciennes, et que la nature des propriétés coloniales principalement composées d’esclaves et de fabriques, exige un mode d’expropriation différent de celui adopté en France. »

Les choses ne sont pas changées, aujourd’hui comme alors, les habitans sont criblés de dettes presqu’insolvables[3] ; aujourd’hui comme alors, le débiteur peut se jouer aux colonies de son créancier, les lois qui régissent les rapports entre eux sont les toiles d’araignée d’Anacharsis.

Oà la guêpe a passé le moucheron demeure.

La saisie exécution (saisie des objets fabriqués et des meubles) ; la saisie brandon (saisie de la récolte sur pied) ; le déguerpissement, accordé par la loi du 24 août 1726 (résolution de la vente, rupture du marché de vente lorsque l’acheteur ne paie pas), sont tellement impraticables et entourées de difficultés si insurmontables en raison des localités, qu’on n’en connaît pas d’application[4] ; et les créoles satisfaits de leurs privilèges, bien assurés que le moindre changement les troublerait dans leurs propriétés, certains que leurs nègres convertis en argent par l’indemnité et devenus saisissables sous cette nouvelle forme, passeraient aux mains de leurs créanciers, veulent le statu quo, tout précaire qu’il soit.

Nous avons là un des motifs secrets de leur résistance à l’affranchissement, et la preuve qu’ils croient plus à l’abolition qu’ils ne le disent, c’est qu’ils cherchent déjà à se mettre à couvert de l’éventualité que nous venons de signaler, en obtenant des séparations de biens qui donnent ouverture aux droits des femmes. Les journaux des colonies de ces derniers temps sont remplis d’annonces légales qui laisseraient croire, si l’on n’en connaissait les raisons cachées, à une cause de trouble survenue spontanément dans tous les ménages.

Bien plus, un trop grand nombre de colons moins scrupuleux se sont liquidés depuis quelques années par une opération odieuse que l’on appelle blanchissage. Elle consiste à faire acheter par un prête-nom (souvent à terme) la première créance en ordre d’hypothèques grevant le bien, et puis à le mettre en vente aux enchères publiques. L’obligation de payer comptant éloigne les acquéreurs. La propriété est adjugée à vil prix au prête-nom, dont le remboursement comme premier créancier inscrit absorbe le montant de la vente, les autres n’ont rien ; et l’habitant est quitte envers tout le monde sans avoir à peine donné un sou. Marché trop onéreux encore, puisqu’il y perd l’honneur.

Effet cruel et fréquent du malheur de l’indigence ; la vieille et fière probité créole est compromise malgré la sauvegarde de l’éducation. La misère a fait un stellionataire de l’orgueilleux planteur !

Et il ne pardonne pas à ses esclaves de lui voler des bananes !

La suspension de l’expropriation forcée ne provoque pas seulement ces fraudes toujours, funestes à la morale publique ; elle a d’autres inconvéniens encore faciles à saisir du premier coup. Elle tue le crédit en lui enlevant toute base de sécurité, en ne laissant plus aucune garantie au créancier, et par suite agrandit sans cesse le gouffre où vient s’abîmer à jamais la fortune du débiteur honnête. Ce crédit put s’établir autrefois, parce que le commerce de la métropole ouvrait volontiers ses caisses aux planteurs qui avaient en ce temps-là des propriétés liquides, et qui expédiaient des sucres sur la vente desquels on faisait des bénéfices considérables ; mais à mesure que le registre des hypothèques s’est rempli, les caisses se sont fermées, et aujourd’hui le capitaliste répugne à aider une industrie sans responsabilité. Tant de vieilles créances d’un recouvrement désespéré rendent de nouveaux emprunts impossibles l’intérêt de l’argent grossit de tous les risques qu’il court et le propriétaire forcé de payer au poids de l’or les fonds dont il a besoin, voit tous ses bénéfices dévorés par l’usure. Il est de notoriété publique que le taux légal ou du moins commercial, le taux courant de l’argent est aujourd’hui de dix, douze et quinze pour cent aux colonies ! Dans un procès que nous entendîmes plaider au tribunal de première instance de Fort-Royal, procès où il s’agissait de l’exécution d’un bail, l’une des parties, M. Morel, procureur du roi, avait ouvertement stipulé à dix pour cent l’intérêt d’une somme employée par lui à des dépenses locatives ! Quand l’homme de la justice demande dix pour cent, que demanderont les autres ? Il n’y a pas d’industrie possible dans un pays où l’instrument de travail appelé capital, coûte si cher !

Le remède à ce mal effrayant est effrayant lui-même. C’est le retour à la loi commune, à l’expropriation forcée. Quelques-uns y périront, sans doute ; on ne peut l’envisager sans douleur, mais nous ne voyons d’autre moyen de sauver les colonies qui languissent écrasés sous l’usure. C’est la situation extrême d’un grand danger où il faut sacrifier quelques hommes pour relever le vaisseau prêt à sombrer.

Afin de parer autant que l’humanité et la justice le désirent aux malheurs particuliers qu’entraînerait une telle mesure, nous proposerions que le décret d’affranchissement déclarât la moitié de l’indemnité insaisissable.

Les colonies n’eussent-elles pas à subir la crise de l’affranchissement, devraient toujours en venir à l’expropriation forcée, mais l’affranchissement prenant place, comme cela doit être, la mesure césarienne devient impérieuse. L’abolition a besoin pour réussir vite de tous les élémens de succès, et la première condition c’est que le propriétaire, quel qu’il soit, se trouve dans une position financière, franche et pure, qui permette à des banques coloniales de s’établir et de lui prêter l’argent dont il a besoin pour ses exploitations à un taux modéré, comme il arrive maintenant dans les colonies anglaises.

Ce n’est pas d’aujourd’hui que l’expropriation forcée occupe les îles. En 1829 un projet d’ordonnance ayant pour but de prescrire la publication du titre XIX du Code civil, fut soumis inutilement aux administrations locales. Plusieurs fois saisis de la question, les conseils coloniaux y auraient donné leur consentement, si la plupart des membres liés par leur gêne pécuniaire, n’entraînaient le petit nombre qui se laisse aller, tout en sentant bien que le statu quo empire la plaie et mène à la ruine.

« Je ne conclus pas à l’abolition immédiate de l’esclavage, nous écrivait M. Lignières, mais bien à une abolition qui serait prononcée dans un certain temps que je réduirais à cinq ans pour en finir le plutôt possible…

« Ne trouvez point ce délai trop long, songez encore qu’il faut bien que vous nous laissiez nous débarrasser un peu de la lèpre qui nous ronge ! la dette. Vous compteriez ici des abolitionistes par centaines si cette malheureuse dette n’était pas là pour resserrer tant de cœurs, rétrécir tant d’intelligence. »

Quand nous entendons parler ainsi un homme comme M. Lignières, nous ne pouvons qu’exprimer notre profond regret de ne point partager son avis. Plus nous méditons et moins le temps nous semble pouvoir rien faire à cela. Nous sentons tout ce que la vieille pauvreté des créoles leur donne de droit à être ménagés dans ce débat où l’humanité expose ses titres ; nous comprenons, comme on l’a dit, qu’il n’est pas indifférent que la réforme s’opère au milieu d’une société riche plutôt qu’au sein d’une population nécessiteuse et souffrante, cela est vrai de tous points ; mais ce qui nous semble aussi d’une vérité fatale, c’est que plus on reculera la solution, plus la société coloniale deviendra nécessiteuse et souffrante ; car ses dettes actuelles sont hors de proportion avec ses moyens de libération. L’affranchissement, par les motifs que nous avons déduits tout à l’heure, l’affranchissement avec l’expropriation forcée, sont les seules ressources contre son malaise.


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  1. Essai sur des modifications à apporter au Code de procédure civile appliqué à la Martinique, par M. Bally. Le travail que nous citons ici est un traité ex-professo sur la question qui fait l’objet de ce chapitre. Le législateur en le consultant y trouvera de précieuses lumières pratiques.
  2. Voyage à la Martinique.
  3. Les dettes hypothécaires de la Guadeloupe et de la Martinique montent à 130 millions, celles de Bourbon et de la Guyane de 80 à 100 millions ; c’est un quart du capital représenté par les propriétés rurales des îles, du moins pour la Martinique, dont les documens publiés par le ministère de la marine, évaluent les terres à 33, 385, 450 francs, et pour la Guadeloupe, dont les mêmes documens évaluent les terres à 268, 371, 925.    (Notices statistiques.)

    Les ports de mer de France entrent en outre pour 60 millions parmi les créanciers des colonies.

    (Abolition de l’Esclavage, par M. Favard).
  4. Un seul trait du tableau : « On n’a pas d’exemple d’ouverture de portes effectuées à la campagne par un huissier chargé de faire saisie chez un propriétaire qui s’enferme.  * » Voici pourquoi ? les maires et leurs adjoints, habitans eux-mêmes ou occupés d’affaires qui les mettent dans la dépendance des habitans, liés tous d’intérêts communs ou d’affection avec leurs administrés, deviennent les agens de leurs amis au lieu d’en être les magistrats. L’huissier qui ne peut faire ouvrir une porte qu’en présence du maire ou de l’adjoint, lorsque le juge-de-paix de la ville ne l’a pas suivi, ne les trouve jamais chez eux quand il a besoin de leur assistance pour cet office ; ou bien les surprend-il, un mal subit les empêche toujours d’obtempérer à sa réquisition.

    * Travail de M. Bally, déjà cité.