Des colonies françaises (Schœlcher)/XXII/III

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Pagnerre (p. 334-338).
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§ III.

AFFRANCHISSEMENT SUCCESSIF PAR LE RACHAT DES ENFANS.


Un enfant coûte assez cher à son maître. — Des esclaves ne peuvent élever des hommes libres.


Auparavant, examinons les autres modes d’état intermédiaire que plusieurs croient opportun d’instituer pour passer de l’esclavage à la liberté, analysons les diverses combinaisons que l’on suppose compatibles avec la justice et ce que l’on appelle la prudence.

Pour cela nous n’avons rien de mieux à faire que d’examiner les systèmes sur lesquels la commission, appelée Commission Broglie, a demandé des renseignemens au ministère.

Premier système : « Émancipation partielle, progressive. On affranchit d’avance les enfans à naître, moyennant une indemnité modique ; on les laisse aux soins de leurs parens dans la condition d’apprentis, leur travail étant acquis au maître jusqu’à un âge déterminé. On attribue en même temps à chaque esclave déjà né, le pécule dont les usages coloniaux lui assu- rent la jouissance, on l’autorise enfin à racheter à prix débattu sa liberté au moyen de ses économies. Chaque esclave arrive ainsi successivement à la liberté pour prix de son travail et de sa bonne conduite. »

Nous avons toujours beaucoup de répugnance à raisonner dans le sens de l’esclavage. Cette loi qui frappe de servitude le sein d’une femme, et lui dit : « Le fruit de tes entrailles est maudit[1], » nous paraît hideuse. À nos yeux tout enfant qui vient au monde est libre, son maître n’a pas plus de droits véritables sur lui que sur sa mère. Mais nous sommes condamné à prendre les choses telles qu’elles sont. Allons donc jusqu’au bout. — D’abord on ne peut affranchir les enfans à naître moyennant une somme modique. Un enfant nouveau-né coûte assez cher à son maître, de même qu’un poulain à son éleveur. La négresse qui se déclare enceinte cesse de travailler comme les autres. Cinquante ou soixante jours avant et quarante jours après ses couches, elle ne fait absolument rien, elle reste à la case et reçoit l’ordinaire ; durant toute l’année qu’elle est nourrice, elle va au travail une heure après et en revient une heure avant les autres.

Ces usages aussi humains que conservateurs de la propriété nègre, nous les avons trouvés établis sur toutes les habitations[2]. Cela est si vrai que la fécondité des esclaves femelles est une véritable charge, on peut dire une calamité pour les petits propriétaires nécessiteux. Ils ne veulent pas forcer la femme enceinte ou nourrice, de crainte de la perdre ; ils doivent, bon gré mal gré se priver de son travail, et son fruit est trop long à mûrir pour être autre chose qu’un embarras. Le nègre est un outil quelque peu pareil aux machines à vapeur où il faut de grands capitaux pour en tirer profit. — Quel a été un des vices les plus signalés de l’apprentissage anglais ? Que reprochait-on le plus vivement aux maîtres ? C’est que sachant qu’ils perdaient leurs droits sur les esclaves au bout de sept années, ils ne craignaient aucunement de les excéder et voulaient obliger les femmes enceintes ou nourrices à ne pas abandonner leur tâche, pendant que celles-ci, de leur côté, abusant de même de l’état mixte où l’on se trouvait, prétendaient ne plus rien faire.

Le rachat au berceau ne donnera donc que fort peu d’économie d’abord, et deviendra fort onéreux ensuite. Effectivement, l’esclave ne pouvant nourrir ni vêtir son enfant, le projet en laisse la charge au maître, et c’est pour cela sans doute qu’on abandonne à ce maître le travail de l’apprenti ; mais alors, où ce jeune apprenti, ce nouveau citoyen prendra-t-il la faculté d’aller à l’école ? ne sait-on pas que sur les habitations, les marmailles, selon le terme d’usage, sont utilisés vers l’âge de six ans, à l’époque même où ils peuvent commencer leur éducation primaire. Supposons une minute qu’il soit possible de tourner ces embarras et qu’on achète l’enfant, supposons qu’on puisse parer à la fraude qui présentera comme esclaves des enfans nés libres, afin de gagner l’indemnité. Que va-t-on en faire ? Les laisser à la garde de leurs parens ! c’est-à-dire que l’on abandonne à des esclaves le soin d’élever des citoyens, et que le fils soustrait par ses prérogatives de libre à l’infamie des châtimens corporels, y verra son père et sa mère soumis tous les jours ! Ne serait-ce pas monstrueux ? Et remarquez encore que l’on donne à l’enfant par droit de naissance une liberté que le père et la mère ne peuvent acquérir que par le travail. Singulier moyen pour créer l’esprit de famille dans la race nègre ! quel autre pourrait-on employer si l’on tenait à faire naître l’envie du père contre le fils, et le mépris du fils à l’égard du père ? Il y a lieu de s’étonner que la commission ait cru devoir demander des lumières sur le mode d’affranchissement auquel M. Passy a donné son nom, Depuis long-temps ce mode est réputé impraticable. Si l’on nous objectait que nous le proposâmes nous même il y a huit ans[3], nous répondrions en toute humilité qu’un examen plus mûr des circonstances environnantes nous y a fait renoncer. Une autre preuve encore que ce projet n’est pas bon, c’est que les créoles pur sang disent qu’il est le meilleur. Ils ont raison dans leur sens : de tous les moyens d’abolir, c’est celui qui abolit le moins.

  1. Les enfans qui naissent des esclaves appartiennent aux maîtres des femmes esclaves, art. 12 du Code noir.
  2. C’est la règle, c’est l’usage commun, mais ici comme toujours nous devons signaler des exceptions qui tiennent essentiellement à l’état d’esclavage où l’individu possédé est contraint, d’abord et avant tout de se conformer aux ordres de l’individu possesseur, sous peine du fouet, de la prison et des chaînes. Ainsi le rapport du juge d’instruction dans une plainte en sévices, portée contre un M. Vaultier Moyencourt (28 juillet 1841), établit que l’esclave Antoinette, enceinte et malade, ayant reçu l’ordre de se rendre au jardin malgré la demande qu’elle faisait d’aller à l’hôpital et n’ayant pas obéi, fut mise au cachot à neuf heures du matin ; que là elle se sentit prise de mal d’enfant et accoucha dans la journée de deux jumeaux. M. Vaultier disait pour sa justification, qu’ignorant l’état avancé de grossesse d’Antoinette (une femme qui accouche le jour même de deux jumeaux), il avait voulu la punir d’un acte de paresse compliqué de désobéissance.

    M. Vaultier n’était pas compromis pour ce seul fait.

    Le juge d’instruction avait en outre constaté par procès-verbal, qu’un petit nègre de douze à quatorze ans, était enchaîné depuis sept mois dans l’écurie de cet habitant. La chaîne pesant ensemble seize livres, était assez longue pour que l’enfant put donner aux chevaux l’herbe que l’on déposait à côté de lui. Il portait sur le corps des traces de coups de fouet et se trouvait dans un grand état de débilité.

    C’est là un fait constant, positif, irrévocable, le colon ne le nie pas, il n’avait, disait-il, d’autre moyen de punir ce petit nègre marron et maraudeur incorrigible. — Il y a torture, elle est malheureusement trop évidente ; ce jeune nègre a été pendant sept mois un chien à l’attache ; la seule différence est qu’il avait la chaîne au pied au lieu de l’avoir an cou. Mais les mœurs coloniales sont telles, le délire que donne l’esprit maître va si loin, M. Vaultier avait si peu la conscience de son crime, que le lieu de séquestration était l’écurie ; or les écuries n’ont pas de portes aux colonies, tout le monde a la faculté de voir ce qui s’y passe, et le juge d’instruction, tant on avait peu l’envie de se cacher, ne fut instruit du mal que par un gendarme envoyé là pour y mettre les chevaux ! Le coupable n’est pas du tout un méchant homme, il a bonne réputation de maître, et il est certain que se privant une fois des services de son mauvais petit esclave, il aurait pu le plonger dans un cachot infect s’il l’avait voulu.

    M. Vaultier a été poursuivi, et bien entendu acquitté. En revanche, M. Goubert, le juge d’instruction, reconnu à quelques enquêtes semblables pour magistrat abolitioniste, exposé aux coups de la coalition créole, fut révoqué assez brusquement de l’office qu’il remplissait par intérim. — Les colons voient un ennemi personnel dans tout magistrat qui se déclare ami des esclaves, et en le faisant chasser promptement, ils dégoûtent ceux qui pourraient être tentés de l’imiter. Peut-être est-il bien que ce soit ainsi ? Les obstacles que l’on oppose à l’action émancipatrice servent encore à accélérer son triomphe, en démontrant par leur nature même combien la cause est juste et bonne, Le désordre moral de la société des Antilles, l’odieux de certains actes des hauts fonctionnaires et le scandale des acquittemens judiciaires sont devenus, comme le disent les créoles sensés, d’énergiques dissolvans du pouvoir dominical, et les causes qui hâtent le plus la mesure de l’affranchissement.

  3. De l’esclavage des noirs, etc. Si l’on était tenté de lire notre projet, on y verrait que nous n’échappions à son vice principal qu’en arrachant les enfans aux père et mère pour les élever dans de grands établissemens publics, aux frais de la nation.