Des colonies françaises (Schœlcher)/XXII/IV

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Pagnerre (p. 338-342).
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§ IV.

RACHAT FORCÉ PAR LE MOYEN DU PÉCULE.


Les maîtres ne veulent pas du rachat forcé. — Tous les esclaves ne sont pas à même de se faire un pécule. — Le rachat par le pécule nuit à l’établissement spontané du travail libre. — Le maître, s’il le veut, peut empêcher un esclave de gagner de l’argent. — L’esclave ne doit pas payer sa liberté, on lui devrait plutôt donner une indemnité pour tout le temps ou il a été retenu en esclavage.


Le complément de ce premier système est le rachat forcé au moyen du pécule devenu légal. Tous les conseils coloniaux l’ont énergiquement repoussé. « Le pécule légal et le rachat forcé, a dit la commission de la Guadeloupe, n’auraient ni le concours du conseil, ni l’assentiment des colons. Imposés par la force, ils ne trouveraient d’appui que dans la force. » La principale raison que l’on donne de cette répugnance si formelle, c’est que le rachat forcé amènerait la ruine des ateliers, parce que les bons sujets, les hommes capables, se rachèteraient et qu’il ne resterait que les cravates. Peser la valeur d’une telle fin de non recevoir à l’égard d’un pauvre esclave, qui par de rudes économies est parvenu à ramasser de quoi payer son cadavre, cela est inutile ici : il ne s’agit pas de savoir ce qui est bien, il s’agit de constater ce qui est. Les créoles ne voulant pas à tort ou à raison du rachat forcé, il faudra en venir à des arbitrages dans lesquels le maître perd le prestige dont il est entouré, ou bien arrêter un maximum et un minimum de prix dont la fixation ne peut satisfaire personne, et qui engendre des mécontentemens et des procès. N’oublions pas ensuite que toute mesure, mesure de détail s’entend, à laquelle les maîtres seront antipathiques, deviendra d’une exécution très difficile.

Dans l’espèce, il est aisé d’établir que l’application serait à peu de chose près impossible, et que jamais l’esclavage ne pourra finir comme on l’espère par le rachat forcé. Quoi qu’on dise de l’amélioration du sort matériel de l’esclave, quoi que nous en ayons dit nous même avec sincérité, il est un nombre infini d’esclaves qui seront toujours hors d’état de former un pécule assez gros pour se rédimer ; les femmes, la plupart des nègres de villes, ceux attachés au service des maîtres n’y sauraient atteindre ni par la culture du jardin ni par leurs profits. Rappelons en outre que le nègre suit la fortune de son possesseur, et qu’il est pauvre chez un propriétaire pauvre. Il y aurait donc un fonds de population qui resterait éternellement, invinciblement attaché à la servitude, et dont il faudrait craindre un jour le désespoir ou la jalousie. Que si vous dites : Il n’est pas indispensable d’attendre jusqu’aux derniers, on affranchira en masse lorsqu’on sera assez fort, vous n’échappez plus à la commotion tant redoutée d’un affranchissement simultané, et vous consacrez de plus une iniquité révoltante, celle de faire payer à de bons sujets ce que vous donnez gratuitement à des hommes moins intelligens ou moins laborieux. — Notons en passant que dans ce système, l’esclave qui a les habitudes les plus morales, celui qui, marié ou non, vit en ménage et soigne ses enfans, se trouve être précisément celui qui a le moins de moyens de payer sa rançon, car il est obligé de faire des sacrifices pour l’entretien des enfans auxquels le maître ne donne que l’indispensable ; et s’il songe à la liberté pour lui-même, il lui faut amasser de quoi acquérir aussi celle de sa femme et des pauvres petites créatures qui lui doivent le jour. On a déjà aujourd’hui par l’expérience de ce qui se passe, la preuve de ce que nous disons. Plusieurs nègres jugeant impossible de se racheter eux et leur famille, se contentent généreusement de racheter leurs enfans.

Une chose nous effraie encore dans le rachat forcé, c’est qu’il dégarnit les ateliers de leurs plus utiles sujets, sans que la nouvelle discipline qui appliquée en grand maintiendrait le travail, puisse être employée. Il recule ainsi d’autant la solution du problème, la conciliation du travail avec la liberté. Tout ce qui détourne de la culture les libres actuels, saisirait à mesure les nouveaux émancipés ; il ne faut pas croire en effet qu’un affranchi consente jamais à manier la houe tant qu’il restera un esclave pour y toucher.

Il est un point sur lequel on ne s’appesantit pas assez lorsqu’on parle du rachat forcé, c’est que l’esclave ne peut y atteindre que par la voie du pécule, et qu’il sera toujours fort aisé à l’habitant de l’empêcher d’en faire un. Le pécule est sacré et il n’est pas besoin de lui créer un titre légal ; tout le monde le respecte, et celui qui ne le respecterait pas, serait déshonoré. Mais comment l’esclave le peut-il former ? En cultivant son jardin. Or, son jardin qui le lui donne, ou plutôt qui le lui prête ? Le maître. Le jour donc où le maître regardera le pécule de l’esclave comme funeste à ses propres intérêts, il lui retirera le jardin et l’esclave restera privé même des moyens qu’il avait d’adoucir sa triste et monotone destinée. La commission de la Guadeloupe ne s’en est pas cachée. « Dans l’état des choses, a-t-elle dit, il est de l’intérêt du maître que l’esclave soit riche (elle aurait pu ajouter que plusieurs y mettent leur amour-propre), aussi lui procure-t-il autant qu’il est en lui le moyen d’acquérir ; mais quand viendront le pécule légal et le rachat forcé, il aura un intérêt contraire, et il s’efforcera d’empêcher que l’esclave ne puisse amasser. » C’est comme cela que les propriétaires espagnols ont annihilé la loi du rachat forcé qui est établi chez eux depuis plus d’un siècle. Ils ne donnent pas de jardin ni de samedi pour qu’il n’y ait point de pécule, et les esclaves, dans l’impossibilité de tirer aucun bénéfice de la loi, perdent les avantages de la tolérance.

Les propriétaires français feront comme les Espagnols. L’ordonnance du 15 octobre 1786 les oblige à concéder le jardin à leurs nègres, il est vrai, mais ce n’est et ce ne peut être qu’une concession appliquée à un cas spécial. Ou il faudra acheter la terre accordée aux esclaves, et probablement les maîtres ne voudront pas la vendre, ou il faudra les forcer législativement à la donner, et alors ils se plaindront avec raison d’être dépouillés injustement.

Mais, pour en finir, n’est-ce pas trop demander vraiment à un misérable esclave accoutumé depuis sa naissance à voir subvenir à ses besoins, livré sans contrepoids à l’entraînement de tous ses instincts, n’est-ce pas trop demander que d’exiger de lui assez d’énergie de volonté pour résister pendant des années à la voix de ces instincts mêmes, et pour économiser à force de privation l’argent qu’il gagnera ? Qui d’entre nous et je parle des meilleurs, ne mange pas souvent au-delà de ses revenus ? La modération, n’est-ce pas la plus éminente vertu des sages ? Comment oserait-on la demander à des esclaves ? Monseigneur, dit Figaro au comte Almaviva, aux vertus qu’on exige d’un serviteur, connaissez-vous bien des maîtres qui soient dignes d’être valets.

Nous sommes entré dans ces détails afin de montrer les difficultés matérielles de la proposition, nous aurions pu nous en dispenser : le rachat par le pécule, en dehors de tous ces raisonnemens doit être repoussé parce qu’il est profondément immoral. Nous regardons comme un attentat à l’équité de forcer un homme, dont on a disposé malgré lui, à payer pour reprendre la libre disposition de soi-même, de le forcer, cet homme que la violence ou sa naissance ont fait esclave contre le droit commun, à donner de l’argent pour rentrer dans la jouissance du droit commun. Ô l’effroyable invention ! Obliger les nègres à se racheter eux-mêmes ! Mais qu’auriez-vous donc à répondre si un esclave montant à la tribune, furtivement, comme un esclave, et découvrant sa poitrine chargée des ignobles cicatrices du fouet, venait dire à la France parlementaire : « Vous exigez que je vous donne 1,000 francs pour ma liberté, et moi au nom de l’espèce humaine dont la majesté a été odieusement, lâchement violée dans ma personne, je demande 30,000 fr. d’indemnité pour les trente ans que j’ai passés en servitude ! »