Des colonies françaises (Schœlcher)/XXII/V

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Pagnerre (p. 342-343).
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§ V.

RACHAT PAR L’ÉTAT.


L’État possesseur et loueur d’esclaves est une conception profondément immorale. — Dans cette hypothèse, comment peut-on régler le sort des 45,000 esclaves de villes et de bourgs ?


Voyons maintenant le deuxième système proposé, celui de l’émancipation simultanée par voie de rachat et au nom de l’état ; c’est à peu près le système proposé par la dernière commission de la chambre des députés. « Les colons sont dépossédés avec indemnité ; l’état, pendant une période de temps déterminée, se substitue à leur place, loue aux anciens maîtres le travail des esclaves et prélève sur le salaire de ceux-ci une somme suffisante pour se couvrir peu à peu de ses avances, en établissant un amortissement. »

Quel autre qu’un avare, à la lueur de sa lampe sans huile, a pu trouver un pareil procédé ? Quoi ! parce que la philosophie, la morale et notre constitution ensemble réprouvent l’esclavage, voici la nation transformée en propriétaire d’esclaves ! « Le nouveau maître, ce sera l’État », comme l’a dit crûment et in- génûment M. Janvier, ancien délégué des blancs de la Guadeloupe, dans une lettre du 10 juin 1840 au président du conseil colonial de cette île. La nation française loue des esclaves à qui en veut, et prélève la dîme sur le labeur de ses ilotes !

La dernière commission de la chambre n’a rien inventé de nouveau : beaucoup de vieilles filles n’ont aux colonies d’autre moyen d’existence que la location de deux ou trois nègres qu’elles possèdent. — Mais comment fixer la durée de cette servitude de nouvelle forme, le moyen de cette retenue avaricieuse, les conditions imposées aux locataires ? Comment déterminer l’état civil et politique de l’hermaphrodite social que l’on veut créer ? C’est ce qu’on ne dit pas, et c’est ce qu’il est peut-être impossible de dire. Si le nègre du gouvernement, l’affranchi d’État, ne gagne pas assez dans une période voulue pour couvrir son prix, restera-t-il toujours esclave ? Mille questions de cette nature se présentent sans qu’on y puisse imaginer une réponse. A-t-on seulement prévu l’insurmontable embarras qu’allaient donner les quarante-cinq mille esclaves de nos colonies qui ne sont pas groupés en atelier : domestiques, ouvriers de villes et de bourgs, gens isolés et formant chacun une unité distincte et essentiellement mobile ? En vérité, de tels projets sont plus que honteux, ils sont ineptes. Assurer le retour au trésor de l’indemnité par un prélèvement sur le salaire de l’esclave mal affranchi, c’est friponner mesquinement le maître et l’esclave tout à la fois ; le maître auquel on ne solde pas le bien qu’on lui prend, l’esclave auquel on fait payer la liberté qui lui est due. Ce serait là de l’économie politique d’usurier, un acte sordide et sans dignité, qui consacrerait un détestable principe. Non, non, il ne faut pas que les esclaves de nos colonies se rachètent ; l’exemple de la France fait loi pour le monde, et nous devons songer à l’avenir. Tous les esclaves qui sont sur le globe, noirs ou blancs, doivent être affranchis, et lorsque les peuples plus éclairés y songeront un jour, ils regarderont ce qu’a fait la grande nation pour les siens.