Des colonies françaises (Schœlcher)/XXII/VII

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§ VII.

ENGAGEMENT AU SOL ; NÉANT DE TOUT MOYEN TRANSITOIRE.


Lettre de M. Bovis sur l’engagement au sol. — Entre l’engagement au sol et la servitude, il n’y a d’autre différence que celle du travail forcé au travail esclave. — Le nègre ne voudra pas de la glèbe. — Les colons l’ont combattue d’avance. — La glèbe reculerait indéfiniment l’abolition.


Reste maintenant l’engagement au sol, celui de tous les modes de transition qui paraît sourire davantage aux colons qui sentent la nécessité de faire un pas quelconque vers l’affranchissement. Nous allons transcrire une longue lettre qui contient toute la théorie de ce système et résume d’une manière très pittoresque les idées généralement émises par les créoles pour l’appuyer. Notre correspondant, M. Bovis (de la Guadeloupe), est un homme progressif, mais à la fois ardemment dévoué à la cause coloniale, qui est la sienne propre.

« Tout ce qui a été écrit sur l’esclavage, soit en bien, soit en mal, me démontre que le monde a tort à l’heure qu’il est, de faire le procès à ceux de l’antiquité qui possédaient des esclaves, comme aux esclaves eux-mêmes qui s’acceptaient pour tels. Je ne dirai certainement pas que l’esclavage est de droit divin, je dis tout simplement que c’est un fait génésiaque, arrivé je ne sais d’où, ni comment, mais certainement le fait le plus anciennement constaté ; il se mêle aux instincts de sociabilité de l’homme, car à peine en voit-on quelques-uns de rassemblés, que déjà quelques-uns sont esclaves : c’est un parasite qui a cru dans la racine de l’arbre et a grandi avec lui.

« L’homme a reçu de Dieu ses instincts de sociabilité, mais Dieu a laissé à l’homme de former sa société, et par conséquent de la modifier. De modifications en modifications, l’homme en est venu à reconnaître que l’esclavage était une injure faite à sa nature, aussi les sociétés les plus avancées ont-elles rejeté l’esclavage. Membre comme vous, monsieur, d’une de ces dernières sociétés, je rejette aussi l’esclavage ; mais en principe d’abord, parce qu’un principe généralise et embrasse tout, sans tenir compte des empêchemens : un principe est comme une course au clocher, il franchit haies et fossés comme une surface plane. Mais il n’en est pas de même de l’application, l’application procède par statistique ; elle note les obstacles, elle tient état des temps et des lieux : un principe agit abstractivement et l’application agit par réaction. Ainsi, humanitaire comme vous, je pourrais bien vouloir l’abolition d’une manière absolue ; mais sociétaire comme moi, vous ne devez la vouloir que d’une manière relative.

« La France a fait son émancipation lentement et graduellement : la révolution n’a été que le bouquet d’une illumination commencée dans la nuit de ses âges ! Sera-t-il dit que parce que la France était parvenue à la maturité nécessaire pour recueillir, d’autres peuples, sous des températures et des conditions différentes, y soient également parvenus ? C’est ce que je conteste, et ce que l’évidence nie avec moi.

« Si le mot de liberté était ineffaçablement écrit sur tous les fronts, il n’y aurait sans doute qu’à le faire lire à chacun sur le front de son voisin ; chaque homme l’y aurait lu lui-même depuis long-temps, il l’y aurait lu toujours, et dès-lors sa nature étant permanente devant ses yeux, il n’aurait jamais souffert l’esclavage. Mais il n’en a pas été ainsi ! c’est le développement de l’intelligence qui a fait trouver à l’homme ce titre caché en lui-même ; il y a donc un développement à produire, il y a une intelligence à former ; c’est là une étude, une éducation, et c’est là précisément mon affaire.

« Je reconnais le nègre perfectible, mais en même temps je le reconnais d’une race inférieure ou dégénérée : vous m’avez accordé le fait, autant qu’il n’en souvient ; comment donc, le fait étant acquis entre nous, pouvez-vous penser que les préceptes de la civilisation la plus avancée du monde, de la civilisation française, soient applicables aux nègres de nos colonies ? et je ne m’engage pas trop en vous attribuant cette opinion, car vous m’avez dit que dans les Cinq Codes vous trouviez toute la formule de l’émancipation des nègres.

« Concordant avec vous, dans les principes généraux d’humanité, je déclare avec vous qu’il faut abolir l’esclavage ; mais quand ? Voilà où nous nous divisons.

« Comme homme social, membre d’une société dont les élémens constitutifs ne sont pas uniformes, je ne voudrais certainement pas établir une norme commune entre tous : l’esclavage, sous cette nécessité, pourrait bien encore mériter mon acquiescement, quelque soit l’anathème lancé contre lui et contre ceux qui le défendent ; seulement à la différence des temps ou les règles du Code noir ont été publiées, je ne voudrais pas faire de l’esclavage un mot éternel, un état impérissable, j’en voudrais faire une combinaison progressive comme toute autre.

« Rien n’a été fait dans ce sens par la métropole. Elle a fondé l’esclavage, et en le fondant elle a d’abord mis à son seuil une penture de fer, comme à la porte d’un bagne ; elle y avait écrit le mot fameux du Dante : Lasciate ogni speranza. Et voilà que tout-à-coup, par soubresaut, sans préparation, elle voudrait renverser ces portes, déchaîner ceux qu’elle avait abrutis et lancer au milieu de la société des êtres qu’elle a tout fait pour lui rendre hostiles ?

« Mais, me dites-vous, on ne peut pas préparer la liberté dans l’esclavage !… Et qu’en savons-nous, monsieur, puisque rien n’a été fait à cet égard ? Vous dites, non : je dis oui. La question reste au moins indécise, mais elle ne peut l’être, monsieur, pour des personnes qui jugent impartialement ! n’y a-t-il pas une induction qui m’est favorable, à moi ; celle de l’expérience de ces hommes et de ces choses.

« J’affirme que l’esclavage de nos nègres pourrait préparer leur émancipation. Mais ici ne voulant pas faire une thèse inutile, et lutter contre un parti pris, je fais une génuflexion vis-à-vis du désir humanitaire de la France, et je lui dis : Vous ne voulez pas la continuation de l’esclavage, mais au moins pourvoyez à la liberté pour n’en pas faire de la licence : pour y pourvoir, préparez-la, mais préparez-la dans un mode qui ne rompant pas tout-à-fait avec l’ordre établi, marquera le pas pour un acheminement à un mode meilleur ; ne votez pas une mesure absolue, définitive, mais votez une mesure transitoire.

« Vous avez complété votre émancipation en 89, mais vous savez par où et sur quoi il vous à fallu passer ! Les fins de la révolution légitiment sans doute ses moyens ; mais cette révolution si glorieuse pour nous, génération qui en recueillons les fruits, combien a-t-elle été torturaire pour la génération qui en a eu la gestation et le part ! Hommes égoïstes qui applaudissez à une lutte passée dont vous ramassez les dépouilles, voudriez-vous encore vous en renouveler l’émotion sur une partie contemporaine de votre société, sans être vous-mêmes exposés à la mêlée ? La révolution a eu ses horreurs, et cependant c’était une société homogène qui agissait dans et par elle même ; qui avait une intelligence et des sentimens communs. Que serait-ce d’une révolution aux colonies ou les races divergent, ou les sentimens et l’intelligence divergent avec elles ? croyez-vous être assez près pour voir le péril, assez dextres pour y obvier ? Aurez-vous une suffisante conscience des dangers à combattre, des intérêts à satisfaire ? Une révolution sociale, monsieur, ne se fait pas par de la pédagogie ; ce sont les acteurs qui sont les professeurs ? Eh bien ! nous, qui sommes parmi ces acteurs, et entre tous, les plus intelligens, il nous faut laisser le soin d’en être les professeurs : il faut que la France nous abandonne cet enseignement librement et entièrement, sous le contrôle de pure surveillance de ses agens.

« Mais, m’avez-vous dit : Quelles garanties donnerez-vous à votre œuvre ? Qui répondra à la France que votre bonne foi y présidera ? Si l’on vous donné un temps quelconque pour accomplir la transformation, qui assurera que l’échéance arrivée, la France pourra se présenter sa lettre de créance à la main, et qu’elle lui sera payée ?…

« Qui vous répondra de tout cela, monsieur ? l’intérêt des colons ! l’intérêt, lien qui n’est ni d’or ni de soie, mais qui tissé du fil le plus vil, est cependant le plus solide des liens. Avant d’aviser aux mesures de transformation, la France aurait définitivement statué sur le principe dont les soins de transformation ne seraient que le corollaire ; elle aurait prononcé l’abolition et arrêté l’indemnité, car ce ne serait qu’à cette première condition que nous pourrions nous entendre sur la question secondaire. Eh bien ! monsieur, l’abolition une fois prononcée, ce serait avoir définitivement coupé l’amarre qui nous retient au passé. Espérance et confiance en l’ordre ancien, tout aurait été immuablement laissé sur la rive, ce serait dans l’avenir seul que le colon aurait foi ; force donc serait au colon de se le préparer aujourd’hui pour se l’assurer demain, et s’il faillissait à sa tâche, il aurait sacrifié la sécurité de sa fortune future à l’inertie de son administration présente. Or, l’homme ne vit jamais précisément en lui-même, il s’immobilise à tout ce qui l’entoure : à sa propriété, à sa famille, et ce sont là des choses de long cours qui imposent l’abnégation du soi d’aujourd’hui, pour l’avenir des choses et des personnes dans lesquelles on veut se perpétuer. C’est là de l’étude du cœur humain, et cette étude vient en garantie à la France. Encore une fois le colon ayant définitivement rompu avec le passé, force lui serait de faire de son présent une préparation à son avenir.

« Cet avenir, monsieur, ne serait conquis que par le travail libre ; ce serait donc à l’ordre transitoire, qui succéderait à l’abolition de l’esclavage, de préparer le travail libre, et le colon serait invinciblement intéressé à user de cet ordre transitoire pour amener ce résultat ; car s’il lui arrivait d’y manquer, il aurait sacrifié les intérêts permanens de sa propriété à un simple usufruit plus ou moins long.

« Vous le voyez donc, monsieur, en étant d’accord avec vous sur le principe de l’abolition, je ne le suis pas sur l’opportunité du moment, et je ne le suis pas non plus avec ceux qui disent comme vous que l’esclavage ne peut préparer la liberté. L’esclavage, monsieur, est un sillon plus fertile que vous ne croyez, et vous ne le croyez tel, que parce que vous ne le connaissez pas : jusqu’à présent il n’a rien produit, parce qu’on ne lui a rien demandé[1]. Mais semez-y l’émancipation future, donnez à nos mains expérimentées de l’y cultiver, et laissez le temps à la germination ; la récolte viendra. Mais si la France se refuse à attendre, et qu’elle demande à des voies plus hâtives et aussi plus compromettantes, une réalisation précoce ; eh bien ! que ce soit au moins celles qui rompent le moins avec l’ordre proscrit ! que la France remplace l’esclavage par l’engagement ; qu’elle substitue l’autorité de la loi à celle du maître[2], et sur toutes choses que les colons soient préposés à étudier cette loi, car eux seuls ils en ont l’intelligence.

« Encore une fois, monsieur, il faut vous défier des principes absolus ; Dieu a créé le monde par un principe absolu, universel, parce que dans une seule intuition il voyait tout et pourvoyait à tout, mais nous n’avons ni sa prévoyance ni ses moyens : nous sommes donc obligés de tenir compte des milieux, et dès-lors nous ne pouvons agir que par relation. Je conçois bien que la France, du haut de sa civilisation, dise : « Il faut que toutes les sociétés arrivent à mon principe. » Oui, monsieur, il faut qu’elles y arrivent, mais de la même manière que l’enfant dans la famille : l’aïeule lui tient la lisière et l’entoure du bourrelet ; tirez-les lui, il se casse le cou.

« Pourquoi de la défiance en nous ? Prenez garde ! nous serons ou des obstacles ou des auxiliaires ; si nous devons être des obstacles, la France se doit de les éliminer ; or, elle ne le peut que par une dépossession pleine et entière ; nous sommes prêts, l’est-elle ? Si elle nous veut pour ses auxiliaires, que le concordat soit signé entre nous, et que la mutuelle bonne foi y préside.

« Vous avez visité nos habitations et vous avez loué la sincérité qui vous en ouvrait les moindres recoins. Sont-ce là, monsieur, des hommes contre lesquels il faille prendre tant de garanties ? On connaissait vos principes, on connaissait la mission que vous vous étiez donnée, et la confiance d’un chacun vous a désarmé : aussi vous êtes-vous hâté de dire qu’une partie de vos préventions était tombée dès votre arrivée, et que nos esclaves que vous vous attendiez à voir pitoyables et souffreteux, vous les trouviez plus heureux, physiquement, que le paysan que vous avez laissé en France. C’est un cri arraché à votre examen, et que nous revendiquons de votre loyauté pour prix de notre hospitalité ; j’ose espérer que vous le ferez entendre dans les publications auxquelles vous attacherez votre nom.

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« Donc, monsieur, résumant mes pensées, je conclus :

« Abolition immédiate ! Engagement au sol ! Indemnité d’au moins 1500 fr. par tête ! Transformation laissée aux colons. — »

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Ainsi le parlement décrète l’abolition et l’indemnité d’abord, plus l’engagement des affranchis au sol, jusqu’à ce qu’ils soient en état de jouir de la liberté. Les colons restent chargés du soin de les préparer. Voilà bien les termes, si nous ne trompons, de ce brillant programme.

Je ne vois d’avantage là dedans que pour les maîtres qui touchent l’indemnité et qui gardent leurs anciens esclaves sous le nom d’engagés, avec leur ancien pouvoir, sous le nom de protectorat. C’est le travail forcé substitué au travail esclave. Les mots sont changés, pas les choses ; et nous nous étonnons qu’un esprit aussi sérieux, aussi éclairé que celui de M. Bovis s’y soit laissé tromper. L’engagement au sol, c’est la glèbe. La glèbe a été dans le passé un amendement à la servitude, que les temps barbares pouvaient accepter, mais que l’on n’est pas obligé d’adopter. Glèbe ou esclavage, en définitive, c’est tout un.

L’esclavage actuel n’est en réalité, par la force des choses et pour le plus grand nombre, qu’un état analogue à la glèbe. Ses crimes tiennent à sa nature même, et l’on ne pourra pas les prévenir avec la seule magie du mot glèbe, parce que glèbe et servitude ne sauraient exister sans arbitraire, et que l’arbitraire ne va jamais sans abus. Vous appelleriez l’univers entier en témoignage de votre abolition de la servitude, que si vous la remplacez par une institution semblable, vous n’aurez rien fait. Votre résolution aboutit à un déplacement d’autorité qui passe de vos mains dans celles d’un magistrat, car je suppose que vous l’entendez ainsi ; mais la somme d’autorité exercée n’est point modifiée et l’esclave auquel pendant cette scène d’escamotage vous avez accordé, pour le distraire, le noble titre d’ouvrier, laisse toujours son libre arbitre en des mains étrangères et ne récupère aucun de ses droits d’homme. Or, rien de bon ne peut se faire sans vous, comme vous le dites ; c’est vrai, mais rien de bon non plus ne peut se faire sans le nègre. Pensez-vous qu’il ratifie un traité ou après lui avoir dit qu’il est libre, il retrouvera au fond de l’engagement le travail forcé, c’est-à-dire la servitude ? Pour moi, j’en doute. Le nègre ne tardera pas à comprendre qu’il a été dupe, il rejettera le marché, réagira d’autant plus vivement qu’il avait cru toucher au but ; vous aurez à lutter contre son mauvais vouloir, sa force d’inertie. Ne pouvant plus appliquer directement la punition, il vous faudra pour chaque faute avoir recours au magistrat, les difficultés deviendront de jour en jour plus inextricables, et vous ne les pourrez vaincre que par une compression qui ruinerait les espérances d’un avenir pacifique. Un organe de l’opinion du statu quo l’a dit à sa manière, « substituer à l’esclavage un travail coërcitif quelconque, est une absurdité grosse comme une montagne. Après l’émancipation il n’y a qu’une garantie, qu’un stimulant de travail possibles, c’est le salaire : seul il peut être légalement employé. La contrainte, sous quelque forme qu’elle se présente, est l’esclavage, et l’esclavage actuel est le mode de coërcition le plus convenable, le seul logiquement admissible, Nous le disons souvent : Malheur aux colons, s’ils se laissent prendre aux synonymes. »

Les esclaves ne s’y laisseront pas prendre non plus. C’est M. Lepelletier Duclary lui-même qui nous l’apprend : « L’opinion bien arrêtée des nègres est celle-ci : Point d’état intermédiaire possible entre l’esclavage et la liberté. »

M. Chazelles, dans l’habile rapport dont nous avons déjà parlé, fait aussi indirectement une vive critique du projet de l’engagement au sol, lorsqu’il dit : « Il s’agirait de créer pour l’esclave que la loi aurait affranchi avec solennité, une situation analogue à celle que la loi elle-même aurait détruite et stigmatisée ! On oublie que l’obligation du travail est le but de l’esclavage. Abolir la servitude après l’avoir flétrie et vouloir maintenir la contrainte au travail, seule fin de l’esclavage qui en est le seul moyen, implique donc une contradiction choquante que la raison repousse ; c’est prétendre conserver l’effet après avoir détruit la cause. » M. Bovis et les hommes calmes qui partagent son opinion, voient qu’ils trouveraient jusque parmi leurs frères une forte opposition.

L’engagement au sol ne peut au surplus résister à aucune des objections capitales que nous avons présentées contre les autres moyens partiels. Il en a tous les vices, il n’en corrige aucun des inconvéniens. Dans ce mode, comme dans celui du rachat par l’État, on ne sait ce que deviennent les quarante-six-mille nègres de villes ou domestiques, population essentiellement mobile, et dont l’utilité est dans sa mobilité même. En un mot, tous les dangers de l’apprentissage se représentent sans qu’on puisse échapper à un seul, car toute forme d’abolition qui n’est pas l’abolition complète et absolue revient toujours à l’apprentissage.

L’engagement au sol ne se prête pas plus que les autres combinaisons à satisfaire nos désirs, il laisse tout en question. Ou l’on voudra agir directement sur les engagés, et alors les maîtres diront que l’on trouble leur manœuvre, ou on les laissera procéder seuls, et alors l’engagement leur étant aussi profitable que l’esclavage, ils ne se presseront pas de rien changer au moral de leurs nègres, pour que ces nègres restent indignes de passer au degré supérieur ; et comme, en conséquence du principe posé, il serait irrationnel d’assigner un terme à l’entreprise d’amendement, qu’eux seuls peuvent et doivent le fixer, ils le prolongeront indéfiniment. Soyons-en bien sûrs, quelle que soit l’échéance à laquelle on leur présenterait le billet de la glèbe, de même qu’ils disent aujourd’hui, après deux cents ans d’épreuve : « Le temps n’est pas venu d’abolir l’esclavage ; » leurs législateurs assemblés répondraient encore : « Le temps n’est pas venu d’abolir la glèbe. »

Et ici nous ne prétendons pas infliger un blâme particulier aux colons ; ils suivent la loi de l’égoïsme humain. Pas plus chez nous que chez eux on n’a jamais fait convenir ceux qui profitent d’un abus, qu’il est temps de le détruire. C’est pourquoi nous disons et répèterons toujours qu’il faut en finir malgré leurs réclamations. L’esclavage est un nœud qu’aucune science ne pourra dénouer ; il faut se résoudre à le couper. Tout ce qui sera fait avant la complète et radicale extinction du pouvoir du maître, sera vain.

  1. On voit, en entendant M. Bovis, comment les créoles intelligens et de bonne foi apprécient ce que la servitude a fait pour les nègres.

    Moraliser, c’est faire prévaloir les bons penchans sur les mauvais ; or, les maîtres prétendent qu’il ne convient pas d’affranchir, parce que les esclaves n’ont que de mauvais penchans. Que penser ensuite de l’incroyable idée du conseil colonial de Bourbon, qui, répondant au rapport Tocqueville, ose avancer « qu’il faut voir dans l’esclavage de nos colonies la première visite de la Providence à la race noire. » L’aberration peut-elle aller plus loin ? Rapprochez cela de ce que vient de dire M. Bovis, ou de ce qu’à écrit M. Sully Brunet dans sa dernière brochure. « Si nos colonies offrent le spectacle d’une déplorable immoralité parmi les esclaves, c’est que nulle part ceux-ci n’ont été plus abandonnés à leurs grossiers instincts, par l’indifférence de la métropole et les mauvaises institutions qu’elle imposait aux colonies. » Qu’a dit encore un autre colon, M. Guignod, de la Martinique : « Nos hommes sont ignorans, demi-sauvages ; ils ont tous les vices inhérens à la servitude et à une demi-civilisation. » Quels effets de la visite divine ! C’est vraiment une grande impiété de faire intervenir la Providence dans toutes ces abominations. Ils fouettent des femmes nues, et ils nous soutiennent qu’ils les moralisent.

  2. À chaque instant, on le voit, les colons sincères nous fournissent eux-mêmes l’attestation de notre proposition : « L’esclave n’est pas soumis à un pouvoir public. »