Des colonies françaises (Schœlcher)/XXII/VIII

La bibliothèque libre.
Pagnerre (p. 359-365).

§ VIII.

les maîtres sont incapables de l’œuvre de transformation
et indignes d’en être chargés.


Sous de certains rapports les blancs ne sont pas plus civilisés que leurs nègres. — Le fait de la servitude a corrompu le maître aussi bien que l’esclave. — Il faut reprendre tout à nouveau. — Attitude de la population blanche durant les débats de l’affaire Mahaudière.


M. Bovis, trompé par ses bons désirs, juge des autres par lui-même ; il dit que les planteurs doivent être chargés de la transformation, parce que seuls ils connaissent le terrain ; qu’ils voudront être bienveillans pour leurs engagés, et s’efforcer de les améliorer, parce que leur avenir serait attaché à cette transformation heureuse ; qu’à défaut de leur humanité, on peut compter sur leur instinct de conservation et leur intérêt.

À notre sens, c’est là méconnaitre le cœur humain : on ne peut compter sur l’intérêt des colons comme garantie de leur participation à la régénération de la race avilie, qu’en leur retirant toute chance d’éviter le grand but. Autrement, tant qu’il leur restera la moindre facilité d’exploiter le nègre, ils voudront toujours l’exploiter, ils ne lui accorderont rien d’eux-mêmes, et ne cesseront de croire que ce qu’il y a de mieux à faire pour eux, c’est d’en tirer tout le parti possible jusqu’au dernier moment, de jouir de leur reste, selon le dicton populaire. — Il ne faut en appeler aux instincts que pour les animaux, dont les mouvemens naturels ne sont point troublés par les erreurs de la raison, et qui sont préservés de la plaie du sophisme. L’instinct de conservation, grâce à la perfection particulière d’entendement dont l’homme a été doué, lui fait quelquefois avaler, en vertu de son raisonnement, du poison qui le tue, en place du médicament qu’il croyait propre à le sauver. Une chose impossible à nier, c’est que l’on avait laissé à l’instinct de conservation des créoles anglais, sept ans pour assurer le succès d’une opération sublime d’où dépendait l’avenir de leurs familles, et qu’il fallut en venir bien vite à un affranchissement général, parce que l’instinct de conservation allait tout perdre. Si c’est la faute des propriétaires, on peut être sûr, par voie de psychologie comparée, que les nôtres n’échapperont pas aux mêmes erreurs ; si c’est la faute des nègres, on voit, ou que le moyen de transformation est mauvais, ou qu’il est raisonnable de renoncer à les transformer. Renoncer est la conclusion des créoles, ce n’est pas la nôtre.

M. Bovis, qui a l’intelligence des nécessités de l’époque, croit son projet bon, parce qu’à son avis les nègres sont perfectibles, et qu’il voudra les perfectionner ; mais la majorité ne consentirait jamais à le suivre dans cette route. La disposition présente des créoles dit assez quels seraient leurs sentimens futurs. Sous de certains rapports, les maîtres ne sont pas plus civilisés que leurs esclaves, j’entends qu’il y a des choses de la civilisation qu’ils ne comprennent pas plus que les nègres n’en comprennent d’autres. Pour qu’ils fussent capables d’accomplir le noble ouvrage auquel on les convie, pour qu’ils fussent dignes qu’on leur accordât cette belle tâche à exécuter, il les faudrait d’abord modifier eux-mêmes ; pour qu’ils fussent propres à entreprendre l’éducation des noirs, il faudrait auparavant faire la leur.

M. Lignières, dont l’avis est des plus précieux, parce que c’est à la fois un créole éclairé, un propriétaire d’esclaves et un abolitioniste dévoué, nous a dit : « Je ne conclus pas à l’abolition immédiate de l’esclavage, mais bien à une abolition qui serait prononcée dans un certain temps, que je réduirais à cinq ans pour en finir le plus tôt possible. Vous devez bien penser que je ne demande pas ce délai pour préparer les esclaves à la liberté, je ne puis pas croire que des esclaves nègres, placés par les préjugés un peu au-dessus du singe, méprisés à cause de l’infériorité de leur race, si soigneusement tenus dans un état de dégradation, d’abrutissement, puissent s’améliorer tant que durera l’esclavage ; il est clair pour moi qui suis témoin des progrès rapides qu’ont fait les gens de couleur depuis qu’ils sont devenus citoyens, que le noir ne deviendra meilleur que dans la liberté. Mais ce délai, je voudrais bien qu’on nous l’accordât, je ne dirai pas pour améliorer les blancs, car je les calomnierais, ils sont meilleurs, bien meilleurs qu’on ne croit ; ils sont dans l’erreur, voilà tout. Je voudrais donc ce délai pour les préparer à la transformation sociale que l’intérêt de mon pays réclame si impérieusement… Je tremble quand je songe aux malheurs qui fondraient sur mon pays, si la France était obligée de briser l’obstacle que nous opposerions à une mesure que son honneur commande, si elle était obligée, pour parler d’une manière plus claire, de prendre cette mesure sans nous, malgré nous. Jugez de quels soucis je suis tourmenté quand je vous dirai que plus je réfléchis sur le changement qui se prépare, plus je me fortifie dans l’opinion que si les colons le voulaient, le travail sans l’esclavage serait non seulement possible, mais facile. »

Persuadé, comme M. Lignières, que les colons sont dans l’erreur, nous différons avec lui sur ce point : qu’ils puissent être modifiés par un état transitoire. Cinq ans ne sont pas assez pour effectuer un changement utile dans les habitudes et la nature de toute une population ; demander plus de cinq ans serait impossible, l’esprit des esclaves est en trop grande fermentation pour le permettre. Ils se croient eux-mêmes trop opprimés, pour qu’il soit prudent de leur montrer même de loin l’abolition sans la leur donner. Si parmi les possesseurs d’esclaves il y avait beaucoup d’hommes comme M. Bovis, comme M. Lignières, et quelques autres dont nous avons cité les généreux actes et les nobles paroles, on pourrait encore espérer. Mais quelle garantie la majorité a-t-elle jamais donnée de son bon vouloir, combien de fois au contraire n’a-t-elle pas manifesté son aversion pour toutes mesures de réforme ! Quelle disposition a-t-elle jamais montré à concilier l’intérêt des esclaves avec celui des maîtres ! Elle a toujours été résistante. Depuis des siècles elle s’est constamment renfermée dans un système de désapprobation à priori des moindres tentatives favorables aux esclaves. Les conseils coloniaux ont bien déclaré mauvais tous les projets d’émancipation, mais en ont-ils jamais proposé un qu’ils se déclarassent prêts à accepter ?

Et puis M. Lignières et M. Bovis oublient donc de quel fait ont été nourris les créoles ? Ils oublient donc que l’état social où les maîtres ont été élevés, où ils vivent, a exercé une action aussi délétère sur l’homme possesseur que sur l’homme possédé ? Le nègre, aux yeux des hommes libres, quels qu’ils soient, est un outil, rien qu’un outil. « Pourquoi ne travaillez-vous pas, demande-t-on à un petit mulâtre vivrier ? — Comment voulez-vous que je travaille, reprend-il, j’ai été forcé de vendre mes deux noirs ! » C’est un laboureur privé de sa charrue. « Je ne connais pas de bons nègres, a dit un grand propriétaire, je ne connais que des nègres forts et des nègres faibles. » — « Voyez quelle belle pièce, nous fait observer un autre, en désignant une vigoureuse négresse au milieu de son atelier ! » Nous nous souviendrons toujours de la candeur avec laquelle une jeune dame, fort douce, nous dit en parlant de deux esclaves femelles attachées à son service particulier : « Ce sont des femmes que mon oncle m’a données en cadeau, lors de mon mariage. » L’esclave est tout-à-fait passé à la condition de meuble dans les colonies. La lèpre y gagne rapidement tout le monde, et nous avons entendu un européen, un magistrat très libéral, questionné sur ce qu’était devenu son cheval, répondre tranquillement : « Je l’ai troqué contre un noir et 200 francs. »

Jamais les hommes qui pensent ainsi ne consentiront, volontairement du moins, à traiter en élèves et en pupilles de leur famille, des hommes aussi dégradés à leurs yeux. Pour changer quelque chose à ces idées, il faut faire table rase et renverser le pacte social actuel afin d’en construire un autre entièrement nouveau sur ses ruines. Les profondes préventions des créoles leur enlèvent toute intelligence du bien possible, on n’obtiendra les suffrages de la majorité, on ne pénètrera les esprits de l’utilité de la réforme qu’en les entraînant. Elle sera nulle, si elle n’est entière. Les têtes sont tellement montées, les difficultés si grandes, que moins on compliquera les moyens, plus vite et plus sûrement on atteindra le but.

Arrivé où nous en sommes, le lecteur peut savoir si nous éprouvons le moindre sentiment de haine contre les colons, nous pouvons donc en toute sûreté d’être jugé sans passion, dire qu’en l’état actuel de leurs mœurs ils sont incapables de préparer les nègres à la liberté. Nous avons assisté au procès Mahaudière, et l’attitude de la population blanche durant le cours de ces longs et tristes débats, nous a consterné. Ce qui se passa alors, on ne le voudra pas croire en Europe. Lorsque les propriétaires du quartier de M. Douillard apprennent qu’il est arrêté, tout stupéfaits et indignés, ils signent ensemble une pétition au gouverneur pour demander sa relaxation. À la cour d’assises, l’accusé est entouré d’habitans accourus de toutes parts qui lui prodiguent mille témoignages d’amitié. Ils ne l’excusent pas, ils ne disent pas que c’est un maître qui s’est trompé sur ses droits, un homme doux, estimable, perverti une fois par la maladie et la peur. Non, ils le soutiennent, ils l’approuvent, ils transforment son crime en affaire politique coloniale ; ils n’y ont vu que l’exercice légitime de son autorité légale et ils revendiquent avec affectation la solidarité du forfait. Le prétoire pendant cinq jours est encombré de leur foule toute entière à lui, il y règne une brûlante fermentation, les témoins à décharge exaltent celui à qui la loi demande raison de sa conduite, et l’un d’eux (pour que l’on puisse juger de tout par un mot), interrogé sur la nature du cachot, répond qu’il y est entré et qu’on y est mieux que dans l’enceinte où il se trouve avec plus de trois cents personnes. Enfin, il est avéré que M. Douillard Mahaudière a tenu une femme enfermée pendant vingt-deux mois, de même qu’il avait été acquis aux débats dans l’affaire Amé Noël, que l’esclave mort était depuis cinq jours les pieds enfermés à la barre et les bras liés derrière le dos, et cependant M. Douillard Mahaudière est acquitté comme M. Amé Noël l’avait été ? l’opinion publique le voulait ; le pays les avait absous avant que le tribunal prononçât. Qu’espérer d’une institution sociale dans laquelle de pareils faits, en se représentant, trouvent presque toujours une nouvelle absolution ?

Sans doute en France, nous avons par exception les époux Granger, mais l’opinion publique les réprouve avec énergie, elle veut leur condamnation et les juges qui la veulent aussi, la prononcent. Aux colonies, lorsque le verdict est rendu, à peine si quelques hommes sensés courbent le front et lisent la sentence de mort de leur société dans l’absolution du coupable ; l’assistance joyeuse au contraire entoure M. Douillard, le félicite, lui presse les mains. Ce n’est point un ami égaré qui échappe à la loi, c’est presqu’un triomphateur ; au moment où nous passons auprès de la sellette qu’il vient de quitter, nous entendons un planteur dire avec énergie : « S’ils avaient condamné Mahaudière, il aurait fallu nous mettre tous là, car il n’est pas un colon qui ne fasse ce qu’il a fait. » Et le lendemain plusieurs habitans, y compris l’accusé avec le général Faujas Sainte-Fond (depuis nommé président du conseil), à leur tête, s’en allaient complimenter, remercier l’avocat et lui dire : « C’est la cause du pays que vous avez défendu. »

En montrant cette ferveur de sympathie pour un vrai coupable, les créoles ont donné la mesure de leur esprit public, il se sont accusés tous ensemble au tribunal de la conscience universelle ; en appuyant le criminel de leur sympathie, ils sont devenus complices du crime ; en l’acquittant avec éclat, ils ont prononcé leur propre condamnation. Ils disent les esclaves incapables de jouir de la liberté ; l’opinion européenne les déclarera, eux, incapables de jouir des prérogatives de maîtres ; puisqu’ils ne peuvent sentir là où commence la cruauté dans l’exercice d’un droit ; indignes de la mission d’instituteurs, puisqu’ils ne regardent pas la séquestration indéfinie comme un châtiment excessif. — Quel concours attendre, pour toute forme progressive, de gens auxquels la fièvre de maître peut donner ces vertiges, par lesquels les abus de pouvoir des maîtres sont défendus comme la cause générale, chez lesquels l’homme de la justice qui poursuit Mahaudière est attaqué à titre d’ennemi du pays ? De quelle insignifiance ne sera pas toujours tout moyen partiel au milieu d’une société ainsi faite, quand la grande majorité de ceux qui la dominent par la prépondérance de l’éducation, des talens, de la richesse, des places élevées et d’une antique supériorité, absorbe jusqu’aux autorités qui devraient la conduire ?

Des actes barbares pareils à ceux des subalternes Laffranque et Preschez, sans exciter moins l’horreur, peuvent être considérés comme des faits individuels ; mais lorsque des propriétaires, des hommes jouissant d’une bonne réputation bien acquise, semblables à MM. Amé Noël, Mahaudière, Brafin, Moyencourt, en arrivent aux tortures avouées que nous avons dites, lorsqu’ils sont excusés par leurs pairs, le crime sort de l’individualisme, il appartient à la société toute entière, il fait corps avec elle ; et le législateur, pour être conséquent, n’a d’autre moyen de le prévenir et de l’extirper que de changer les bases mêmes de la société.


Séparateur