Des conspirations et de la justice politique/II

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Mélanges politiques et historiquesLévy frères. (p. 116-130).


II

DE LA POLITIQUE ET DE LA JUSTICE


Toutes les actions que réprouve la religion ou la morale ne prennent pas place au nombre des délits dans le code pénal. Toutes les lois qui doivent régler la conduite des hommes pour que la société puisse subsister ne sont pas écrites dans les lois criminelles.

Que tout ce qui n’est pas légalement défendu se trouve tout à coup moralement permis, que les citoyens ne se croient plus aucun devoir, ne reconnaissent plus aucun frein partout où ils ne verront pas l’échafaud, l’amende ou la prison, la société sera aussitôt dissoute. Il lui faut d’autres liens que ceux de la crainte, d’autres craintes que celle du sang.

Qu’en revanche le législateur entreprenne d’énumérer tous les actes immoraux, qu’il les qualifie de crimes ou de délits, et leur inflige des peines, la société sera impossible ; car l’homme, être moral, ne consentira point à porter, partout et à toute heure, une chaîne matérielle. Pour que les hommes vivent ensemble, il faut de la liberté ; et il y en a partout où on rencontre des hommes, même dans les prisons.

Aussi n’a-t-on jamais vu la société subsister sans autres freins, sans autres lois, que ce qui est écrit dans ses codes ; ni aucune société écrire dans ses codes et sanctionner par des châtimens tous les freins et toutes les lois.

Ce qui est vrai dans l’ordre moral l’est également dans l’ordre politique.

Tous les dangers que peuvent faire courir à la société les dispositions et la conduite des citoyens ne sont pas prévus et punis par les lois pénales. Toutes les armes dont la société a besoin pour sa conservation ou sa défense ne sont pas remises aux mains des tribunaux.

De même qu’il y a beaucoup d’actes coupables que la législation ne saurait atteindre, et qu’à son défaut la morale et la religion se chargent de prévenir ou de punir, de même il y a beaucoup d’actes nuisibles, beaucoup de périls sociaux qui sont hors de la portée des lois criminelles, et contre lesquels d’autres pouvoirs que celui des tribunaux sont appelés à fournir d’autres remèdes que condamnations et les châtimens.

C’est ce qui sépare le domaine de la politique de celui de la justice.

Pourquoi la société a-t-elle un gouvernement ? N’est-ce que pour lever et commander ses armées, percevoir et dépenser ses revenus ? Si d’ailleurs des lois pouvaient être faites pour toutes choses, et des tribunaux institués pour l’application de toutes les lois, la politique serait grandement réduite ; on supprimerait une bonne partie des pouvoirs publics et de leurs fonctions.

Mais le maintien de la société n’est pas une œuvre si simple. Il y faut plus de sagesse que les hommes n’en peuvent écrire d’avance et en règles générales. Les meilleures lois criminelles et les meilleurs tribunaux ne lui suffisent point. Elle veut que des pouvoirs supérieurs, plus actifs et plus libres, soient là pour étudier ses besoins, y satisfaire, démêler de loin les périls qui l’attendent, porter des remèdes à la source même des maux, propager les dispositions qui préviennent les crimes, changer celles qui y conduisent, empêcher enfin que la conservation de l’ordre social n’exige sans cesse l’intervention de la force matérielle, bientôt funeste et impuissante quand on lui donne trop à faire.

Tel est le but de la politique ; telle est la mission du gouvernement proprement dit

Si les Hollandais, après avoir conquis leur patrie sur l’Océan, s’étaient contentés d’élever des digues et d’infliger des peines à quiconque eût osé les dégrader, depuis longtemps 1’Océan aurait reconquis la Hollande. Ils ont exercé sur les digues une surveillance plus continue et plus habile ; ils ont maintes fois changé leur direction, leur place, le système de leur construction et de leur entretien. Ils ont fait plus ; ils ont inspiré aux citoyens un esprit public qui a soigné et défendu les digues avec une vigilance religieuse, non moins puissante que le travail de l’administration [1]. L’Océan s’est soumis à tant d’efforts et respecte leur pays.


Qu’est-ce que l’entretien des digues de la Hollande auprès des difficultés que présente et des soins qu’exige le maintien de l’ordre social si mobile et si compliqué ?

Voici donc le départ qu’a prescrit la nature des choses entre la politique et la justice, le gouvernement et les tribunaux.

Elle a dit aux tribunaux : ― On vous remettra des lois que vous n’aurez point faites, que vous ne pourrez changer, et qui seront la règle de vos décisions. Dans ces lois seront énumérés et définis les actes punissables ; elles vous diront quelles peines, y sont attachées. Quand un homme sera amené devant vous, prévenu de l’un de ces actes, vous recueillerez toutes les circonstances qui prouvent qu’il a commis ce dont on l’accuse. Quand le fait sera certain et reconnu, vous ouvrirez la loi ; vous comparerez l’acte réel et individuel qui a été commis à l’acte légal qui a été défini ; si les deux termes coïncident de telle façon que la définition de la loi soit celle du fait, et que, dans le fait se trouve accomplie la définition de la loi, vous déclarerez le crime et appliquerez la peine. ―

Dans ce cercle est enfermé le pouvoir judiciaire. S’il en sort, il viole la loi qui a été connue du coupable ; il en fait une autre qui ne l’était point ; il punit comme crime ce que la loi n’avait pas incriminé.

Cela fait, le pouvoir judiciaire ainsi établi dans ses attributions, qui fera tout 1e reste ? Qui donnera aux juges de bonnes lois, aux justiciables de bons juges ? Qui interviendra dans toutes les affaires que les lois ne peuvent régler ? Qui répondra aux nécessités infinies et infiniment variables de la société ? Qui maintiendra tous les intérêts qu’elle renferme dans un tel état de satisfaction et d’harmonie que les individus ne soient pas sans cesse tentés de se porter à des actes dangereux ou déclarés criminels ? C’est ici la tâche de la politique ; le gouvernement existe pour la remplir, sous la garantie de la responsabilité.

On ne me demandera point d’énumérer ses fonctions, ses devoirs, les moyens dont il dispose pour y satisfaire. Je n’ai voulu que tracer la ligne de démarcation qui sépare absolument la politique de la justice, le pouvoir judiciaire de tous les autres pouvoirs.

La conséquence fondamentale de cette distinction est claire. Le pouvoir judiciaire est lié par des lois qui définissent des actes. Il constate ces actes et leur applique ces lois. Il ne statue que sur des faits isolés et prévus. Il ne doit ni créer de nouveaux faits légaux, c’est-à-dire des lois nouvelles, ni assimiler aux faits légalement définis des faits individuels qui n’y rentrent point.

Il faut bien que cette constitution du pouvoir judiciaire soit fondée en raison, car toutes les sociétés humaines ont constamment tendu à le régler en vertu de ce principe ; et selon qu’elles y ont réussi, elles se sont trouvées plus ou moins voisines de l’ordre ou du désordre, de la liberté ou de l’oppression.

Mais, comme je me suis hâté de le dire, tout n’est pas là. La tâche du gouvernement demeure bien autrement étendue et compliquée. Or il peut arriver que le gouvernement ne sache ou ne veuille pas la remplir. Il peut arriver que l’habileté ou la volonté lui manque pour donner à la société de bonnes lois, de bons juges, pour administrer tous ses intérêts avec prévoyance et sagesse, pour procurer aux existences individuelles cette sécurité, aux esprits cette confiance, vrai principe de l’ordre et du repos. Il se peut faire enfin que le gouvernement, devenu incapable et mauvais, porte le trouble dans la société, et ressente lui-même le trouble que la société troublée porte à son tour dans le gouvernement.

Qu’arrivera-t-il alors ? Ce qu’il est aisé de prévoir. La politique ayant cessé d’être bonne et vraie, c’est-à-dire juste, la justice sortira aussi de ses voies et deviendra politique.

C’est une loi de la providence que le mal naisse du mal, qu’un fléau appelle un fléau. Ne nous en plaignons pas. Sans cet étroit enchaînement des iniquités diverses qui s’invoquent, s’enfantent l’une l’autre, et en s’accumulant deviennent enfin intolérables, le mal parviendrait à se dissimuler et s’établir.

Que fera ce gouvernement qui voit la société mal administrée s’agiter sous sa main ? Inhabile à la gouverner, il entreprendra de la punir. Il n’a pas su s’acquitter de ses fonctions, user de sa force ; il demandera à d’autres pouvoirs de remplir une tâche qui n’est pas la leur, de lui prêter leur force pour un emploi auquel elle n’est pas destinée. Et comme le pouvoir judiciaire se lie de plus près et plus intimement que tout autre à la société, comme tout aboutit ou peut aboutir à des jugemens, c’est le pouvoir judiciaire qui sera appelé à sortir de sa sphère légitime, pour s’exercer dans celle où le gouvernement n’a pu suffire.

Alors abonderont les procès où le gouvernement est intéressé. Alors on verra les lois pénales recevoir une extension non seulement contraire à leurs termes, mais hors de la portée qu’elles peuvent atteindre. Alors leurs définitions seront, pour ainsi dire, contraintes de s’ouvrir et d’admettre ce qu’elles ne contenaient point. Alors les actes seront considérés en raison des personnes ; les intentions tiendront lieu des actes ; les présomptions suppléeront aux preuves. Alors les tribunaux entendront parler de faits généraux, de malveillance évidente, de sentimens factieux. Les dispositions publiques, le penchant des esprits, la vie entière des individus, leurs opinions antérieures, les intérêts de l’avenir, toutes ces considérations générales par lesquelles la conduite du gouvernement devait et n’a pas su se régler, apparaîtront alors devant les tribunaux comme sujet d’accusation ou de preuve, et fourniront l’occasion d’attaquer, par la main des juges, un mal que la raison et la loi n’ont donné aux juges ni la mission, ni les moyens de guérir.

Ceci n’est point une théorie, une conséquence présumée. Les faits parlent et n’ont cessé de parler. Partout où la politique a été faussée, incapable, mauvaise, la justice a été sommée d’agir à sa place, de se régler par des motifs puisés dans la sphère du gouvernement et non dans les lois, de quitter enfin son siège sublime pour descendre dans l’arène des partis.

Cela s’est vu constamment dans les temps qui sont le vrai domaine de la mauvaise politique, sous 1’empire du despotisme et au milieu des révolutions.

Que deviendrait le despotisme dès qu’il ne possède pas absolument la société, dès qu’il essuie quelque résistance ; que deviendrait-il s’il ne faisait pénétrer sa politique dans les tribunaux et ne les prenait pour instrumens ? S’il ne règne partout, il n’est sûr nulle part. Il est si faible de sa nature, que la moindre atteinte le met tout entier en péril ; la présence du plus léger droit le trouble et le menace ; la plus petite liberté, s’il la laisse vivre, a de quoi le frapper à mort. Comment donc se sauvera-t-il s’il existe quelque barrière, quelque asile où se puissent réfugier les libertés et les droits ? Il faut qu’il renverse toutes les barrières, qu’il envahisse tous les asiles, que nulle liberté, nul droit ne puisse lever la tête ni faire un pas sans se trouver devant sa face et sous sa main. Un temps se rencontre où la société, sans défense, est presque partout livrée à la force ; les églises seules sont inviolables ; il faut que la force viole les églises ; si elle les respecte, elle est perdue. Charles II gouverne avec un parlement corrompu ; mais les villes ont des chartes, les corporations des privilèges ; il faut que les chartes et les privilèges soient retirés aux villes et aux corporations. Les juges ne satisfont pas pleinement à l’impatience de Jacques II contre la religion du pays ; il faut que la cour de commission ecclésiastique soit ressuscitée, que ses lettres patentes lui donnent le droit de procéder sur de simples soupçons, et l’affranchissent de toute loi contraire, de tout statut antérieur. Les jurés de Londrès ont acquitté Colledge que poursuivait la cour ; il faut qu’Oxford fournisse des jurés plus dociles qui le condamneront pour les mêmes causes ; et désormais la cour mettra tout en usage pour empêcher la formation de jurys qui n’obéissent pas [2].

Artisans de despotisme, quels que soient le siècle et le pays où vous tenterez de le fonder, ne prétendez pas que la justice demeure ; connaissez mieux votre situation et vous-mêmes. Votre politique sera contraire à la vérité c’est-à-dire, à la justice ; dès lors la justice, sous quelque forme, dans quelque but qu’elle se montre, sera contraire à votre politique. Vous serez forcés de l’usurper, de l’asservir. Si elle ne se donne à vous, elle s’armera contre vous. Il faut qu’elle cesse d’être la justice, qu’elle devienne de la politique, votre politique même. Sidney est mort pour vous apprendre que, dans le fond d’un tiroir, un manuscrit contenant une théorie est pour vous plein de péril. Vous ne pouvez souffrir ni lois ni juges. Des volontés, des commissaires, c’est la conséquence de votre système, la condition de votre pouvoir.

Les artisans de révolutions y sont également condamnés. Dans 1’état de dissolution et de guerre où sont alors jetés les peuples, dans cette terrible suspension de la société, la politique envahit aussi tous les pouvoirs. Alors, tout indifférent devient un mécontent, tout mécontent un ennemi, tout ennemi un conspirateur. J’ouvre une loi d’horrible mémoire, la loi du 17 septembre 1793, et j’y lis : « Sont réputés suspects ceux qui, soit par leur conduite, soit par leurs relations, soit par leurs propres écrits, se sont montrés les partisans de la tyrannie ou du fédéralisme, et ennemis de la liberté, ceux qui ne peuvent justifier de l’acquit de leurs devoirs civiques ; ceux à qui il a été refusé des certificats de civisme ; ceux des ci-devant nobles, ensemble les maris, femmes, pères, mères, fils ou filles, frères ou sœurs, et agens, d’émigrés qui n’ont pas constamment manifesté leur attachement à la révolution. » Vous croyez que cela doit suffire, que la politique se contentera de la justice qu’elle a ainsi faite ; vous vous trompez ; il reste encore des jurés et des défenseurs : on décrètera : « La loi donne pour défenseurs aux patriotes calomniés des jurés patriotes ; elle n’en accorde point aux conspirateurs. »

L’institution des défenseurs officieux sera traitée d’absurde, d’immorale, d’impolitique. Il sera solennellement déclaré que les hommes suspects répondront sur leur tête des malheurs de l’état ; qu’en arrêtant un homme suspect on n’aura pas besoin d’expliquer ses motifs ; et les actes répondront aux lois, et les faits surpasseront les paroles. Quel est, je le demande, le caractère dominant, le principe infernal de ces œuvres épouvantables ? N’est-ce pas l’invasion de la justice par la politique, le pouvoir judiciaire devenu 1’instrument des intérêts et des fureurs des autres pouvoirs ? Et n’imputez pas à la méchanceté de quelques hommes cet odieux résultat. Dès que la politique pénètre dans l’enceinte des tribunaux, peu importent la main et l’intention qui lui en ont fait franchir le seuil ; il faut que la justice s’enfuie. Entre la politique et la justice toute intelligence est corruptrice, tout contact est pestilentiel.

Que la société regarde donc bien aux moindres symptômes de ce rapprochement ; qu’elle s’en inquiète dès le premier jour, et ne se laisse imposer par aucune excuse. Ni les circonstances, ni les hommes, rien ne doit rassurer contre le fait même. Si les circonstances sont graves, elles s’aggraveront ; si les hommes sont honnêtes, ils se pervertiront. Les pouvoirs n’ont point de privilège sur la nature humaine ; pour eux comme pour les individus, le mal enfante le mal, l’abîme invoque l’abîme. Pour eux comme pour nous, un pas fait hors de la bonne voie révèle et les fautes antérieures, et les fautes futures. Et la condition de la politique et de la justice est ici la même ; à l’une et à l’autre leur rapprochement est également fatal ; en le recherchant la politique s’accuse ; en s’y prêtant la justice se perd : et il est du devoir de tout bon citoyen d’observer avec anxiété tout ce qui l’annonce, dans l’intérêt des pouvoirs eux-mêmes, comme dans celui de la société.

Pouvons-nous concevoir de telles craintes ? Je le pense, et vais dire quels symptômes m’apportent le pressentiment de ce danger.

  1. Un enfant Hollandais, se promenant seul le long d’une digue, aperçut une fissure par où l’eau commençait à couler. Il essaya de la boucher avec du sable, de la terre, tout ce qu’il trouva sous sa main. N’y pouvant réussir et ne voyant venir personne, il s’assit, le dos appuyé contre la fente, empêchant, à tout risque, le progrès de l’eau et attendant du secours. Là où existe un sentiment public si général et si impérieux, on peut être assuré que le but vers lequel il se dirige sera atteint. Que la politique sache inspirer en faveur de l’ordre établi un sentiment de ce genre, les tribunaux auront peu de conspirateurs à punir.
  2. Vie de Jacques II, d’après les mémoires écrits de sa propre main, etc. Tome II, page 259.