Des délits et des peines (trad. Collin de Plancy)/Des délits et des peines/Chapitre IX

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Traduction par Jacques Collin de Plancy.
Brière (p. 51-55).

CHAPITRE IX.

DES ACCUSATIONS SECRÈTES.


Les accusations secrètes sont un abus manifeste, mais consacré et devenu nécessaire dans plusieurs gouvernemens, par la faiblesse de leur constitution. Un tel usage rend les hommes faux et perfides. Celui qui soupçonne un délateur dans son concitoyen, y voit aussitôt un ennemi. On s’accoutume alors à masquer ses propres sentimens ; et l’habitude de les cacher aux autres fait que bientôt on se les dissimule à soi-même.

Malheur aux peuples qui sont arrivés à ce point funeste ! Égarés, sans guide et sans principes stables, ils flottent à l’aventure sur la vaste mer de l’incertitude, uniquement occupés d’échapper aux monstres qui les menacent. Un avenir entouré de mille dangers empoisonne pour eux les momens présens. Les plaisirs durables de la tranquillité et de la sécurité leur sont inconnus. S’ils ont joui à la hâte et dans le trouble, de quelques instans de bonheur, répandus çà et là sur le triste cours de leur malheureuse vie, ces momens si rares et sitôt passés suffisent-ils pour les consoler d’avoir vécu ?

Est-ce parmi de tels hommes que nous aurons d’intrépides soldats, défenseurs de la patrie et du trône ? Y trouverons-nous des magistrats incorruptibles, qui sachent soutenir et développer les véritables intérêts du souverain, avec une éloquence libre et patriotique, qui déposent en même temps aux pieds du monarque les tributs et les bénédictions de tous les citoyens, qui rapportent dans le palais des grands et sous l’humble toit du pauvre, la sécurité, la paix, l’assurance, et qui donnent au travail et à l’industrie l’espérance d’un sort toujours plus doux ?… C’est sur-tout ce dernier sentiment qui ranime les états et leur donne une vie nouvelle.

Qui pourra se défendre de la calomnie, lorsqu’elle est armée du bouclier le plus sûr de la tyrannie : le secret ?…

Quel misérable gouvernement que celui où le souverain soupçonne un ennemi dans chacun de ses sujets, et se trouve forcé, pour assurer le repos public, de troubler celui de chaque citoyen !

Quels sont donc les motifs sur lesquels on s’appuie pour justifier les accusations et les peines secrètes ? La tranquillité publique ? la sûreté et le maintien de la forme du gouvernement ? Il faut avouer que c’est une étrange constitution, que celle où le gouvernement, qui a pour lui la force, et l’opinion plus puissante que la force, semble cependant redouter chaque citoyen !

Craint-on que l’accusateur ne soit pas en sûreté ? Les lois sont donc insuffisantes pour le défendre, et les sujets plus puissans que le souverain et les lois.

Voudrait-on sauver le délateur de l’infamie où il s’expose ? Ce serait avouer que l’on autorise les calomnies secrètes, mais que l’on punit les calomnies publiques.

S’appuierait-on sur la nature du délit ? Si le gouvernement est assez malheureux pour regarder comme des crimes certaines actions indifférentes ou même utiles au public, il a raison : les accusations et les jugemens ne sauraient jamais être assez secrets.

Mais peut-il y avoir un délit, c’est-à-dire, une offense faite à la société, qu’il ne soit pas de l’intérêt de tous de punir publiquement ? Je respecte tous les gouvernemens ; je ne parle d’aucun en particulier, et je sais qu’il est des circonstances où les abus semblent tellement inhérens à la constitution d’un état, qu’il ne paraît pas possible de les déraciner sans détruire le corps politique. Mais si j’avais à dicter de nouvelles lois dans quelque coin isolé de l’univers, ma main tremblante se refuserait à autoriser les accusations secrètes : je croirais voir toute la postérité me reprocher les maux affreux qu’elles entraînent[1].

Montesquieu l’a déjà dit : Les accusations publiques sont conformes à l’esprit du gouvernement républicain, où le zèle du bien général doit être la première passion des citoyens. Dans les monarchies, où l’amour de la patrie est très-faible, par la nature même du gouvernement, c’est un établissement sage, que ces magistrats chargés de mettre en accusation, au nom du public, les infracteurs des lois. Mais tout gouvernement, républicain ou monarchique, doit infliger au calomniateur la peine que l’accusé eût subie, s’il eût été coupable.


  1. « S’il importe aux sociétés que les délits ne restent pas impunis, il importe bien plus encore que des innocens ne soient pas livrés à des supplices cruels, et qu’on ne fasse pas des exemples en la personne de ceux qui ne sont exposés à l’animadversion publique que parce qu’on admet contre eux les horreurs de la calomnie. » (Heineccius, cité dans les Observations de Paul Rizzi, sur la procédure criminelle.)