Des délits et des peines (trad. Collin de Plancy)/Des délits et des peines/Chapitre VIII

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Traduction par Jacques Collin de Plancy.
Brière (p. 43-50).

CHAPITRE VIII.

DES TÉMOINS.


Il est important, dans toute bonne législation, de déterminer d’une manière exacte le degré de confiance que l’on doit accorder aux témoins, et la nature des preuves nécessaires pour constater le délit.

Tout homme raisonnable, c’est-à-dire tout homme qui mettra de la raison dans ses idées, et qui éprouvera les mêmes sensations que les autres hommes, pourra être reçu en témoignage. Mais la confiance qu’on lui accorde doit se mesurer sur l’intérêt qu’il a de dire, ou de ne pas dire la vérité.

Ainsi, c’est sur des motifs frivoles et absurdes, que les lois n’admettent en témoignage, ni les femmes, à cause de leur faiblesse, ni les condamnés, parce qu’ils sont morts civilement, ni les personnes notées d’infamie[1], puisque, dans tous ces cas, un témoin peut dire la vérité, lorsqu’il n’a aucun intérêt à mentir[2].

Parmi les abus de mots qui ont eu quelque influence sur les affaires de ce monde, un des plus remarquables est celui qui fait regarder comme nulle la déposition d’un coupable déjà condamné. De graves jurisconsultes font ce raisonnement : Cet homme est frappé de mort civile ; or, un mort n’est plus capable de rien… On a sacrifié bien des victimes à cette vaine métaphore ; et bien souvent on a contesté sérieusement à la vérité sainte, le droit de l’emporter sur les formes judiciaires.

Sans doute, il ne faut pas que les dépositions d’un coupable déjà condamné puissent retarder le cours de la justice ; mais pourquoi, après la sentence, ne pas accorder aux intérêts de la vérité et à la terrible situation du coupable, quelques instans encore, pour justifier, s’il est possible, ou ses complices ou lui-même, par des dépositions nouvelles qui changent la nature du fait ?

Les formalités et de sages lenteurs sont nécessaires dans les procédures criminelles, soit parce qu’elles ne laissent rien à l’arbitraire du juge, soit parce qu’elles font comprendre au peuple que les jugemens sont rendus avec solennité et selon les règles, et non précipitamment dictés par l’intérêt ; soit enfin parce que la plupart des hommes, esclaves de l’habitude, et plus propres à sentir qu’à raisonner, en conçoivent une idée plus auguste des fonctions du magistrat.

La vérité, souvent trop simple ou trop compliquée, a besoin de quelque pompe extérieure pour se concilier les respects du peuple.

Mais les formalités doivent être fixées par les lois, dans des bornes où elles ne puissent nuire à la vérité. Autrement, ce serait une nouvelle source d’inconvéniens funestes.

J’ai dit qu’on pouvait admettre en témoignage toute personne qui n’a aucun intérêt de mentir. On doit donc accorder au témoin plus ou moins de confiance, à proportion de la haine ou de l’amitié qu’il porte à l’accusé, et des autres relations plus ou moins étroites qu’ils ont ensemble.

Un seul témoin ne suffit pas, parce que l’accusé niant ce que le témoin affirme, il n’y a rien de certain, et qu’alors la justice doit respecter le droit que chacun a d’être cru innocent[3]

On doit accorder aux témoins une confiance d’autant plus circonspecte, que les crimes sont plus atroces, et les circonstances de ces crimes plus invraisemblables[4]. Telles sont, par exemple, les accusations de magie et les actions gratuitement cruelles. Dans le premier cas, il vaut mieux croire que les témoins font un mensonge, parce qu’il est plus commun de voir plusieurs hommes calomnier de concert, par haine ou par ignorance, que de voir un homme exercer un pouvoir que Dieu a refusé à tout être créé.

De même, on ne doit pas admettre avec précipitation l’accusation d’une cruauté sans motifs, parce que l’homme n’est cruel que par intérêt, par haine, ou par crainte. Le cœur humain est incapable d’un sentiment inutile ; tous ses sentimens sont le résultat des impressions que les objets ont faites sur les sens.

On doit aussi accorder moins de confiance à un homme qui est membre d’un ordre, ou d’une caste, ou d’une société particulière, dont les coutumes, et les maximes ne sont pas généralement connues, ou diffèrent des usages communs, parce qu’avec ses propres passions cet homme a encore les passions de la société dont il fait partie.

Enfin, les dépositions des témoins doivent être à-peu-près nulles, lorsqu’il s’agit de quelques paroles dont on veut faire un crime, parce que le ton, les gestes, et tout ce qui précède ou suit les différentes idées que les hommes attachent à leurs paroles, altèrent et modifient tellement les discours, qu’il est presque impossible de les répéter avec exactitude.

Les actions violentes, qui font les véritables délits, laissent des traces remarquables dans la multitude des circonstances qui les accompagnent et des effets qui en dérivent ; mais les paroles ne laissent rien après elles, et ne subsistent que dans la mémoire, presque toujours infidèle et souvent séduite, de ceux qui les ont entendues.

Il est donc infiniment plus aisé de fonder une calomnie sur des discours que sur des actions, puisque le nombre des circonstances qu’on allègue pour prouver les actions, fournit à l’accusé d’autant plus de ressources pour se justifier ; au lieu qu’un délit de paroles ne présente ordinairement aucun moyen de justification[5].


  1. « Qu’on me permette de rappeler ici un usage très-ancien et assez généralement reçu dans les tribunaux, je veux dire l’usage de purger l’infamie des témoins par la torture, comme si la force ou la faiblesse des muscles pouvait décider de la bonne ou mauvaise réputation ; comme si des témoins nerveux étaient nécessairement les plus habiles au témoignage ! Ne dirait-on pas qu’ils déposent leur infamie dans les tourmens, comme les serpens laissent leur hideuse dépouille entre les épines des buissons ?… (Paul Rizzi, Observ. sur la procédure criminelle.)
  2. L’auteur a dit (chap. xviii) : « La peine d’infamie prive un citoyen de la considération, de la confiance que la société avait pour lui. » Le condamné est au moins dans le même cas que l’homme noté d’infamie ; l’un et l’autre ont perdu la confiance publique ; leur témoignage ne doit donc être reçu que comme indice, et non comme preuve. « Des témoins doivent être crus lorsqu’ils n’ont aucun intérêt de mentir. » Mais qui peut jamais s’assurer que les méchans et les infâmes n’ont aucune animosité, aucune haine personnelle, aucun motif caché d’en imposer aux juges ? Si de pareils témoins doivent être crus, qui osera se reposer sur son innocence ? Ils ont perdu la confiance publique, et ils auraient celle de la loi ! et la vie et l’honneur des citoyens dépendraient de leur témoignage !… (Note de Diderot.)
  3. « La raison exige deux témoins, parce qu’un témoin qui affirme, et un accusé qui nie, font un partage, et il faut un tiers pour le vider » (Montesquieu, de l’Esprit des lois, liv. XII, chap. 3). « Quoique, par ce moyen, quelques crimes échappent à la vengeance des tribunaux humains, parce qu’il n’y a qu’un seul témoin, cet inconvénient est moindre cependant que celui auquel on serait exposé, si les biens et la vie de chacun dépendaient de l’habileté à mentir et de l’effronterie d’un scélérat. » (Pufendorf, Droit de la nature et des gens, liv. V.)
  4. Chez les criminalistes, au contraire, la confiance que mérite un témoin augmente en proportion de l’atrocité du crime. Ils s’appuient sur cet axiome de fer, dicté par la plus cruelle imbécillité : In atrocissimis, leviores conjecturæ sufficiunt, et licet judici jura transgredi. Traduisons cette maxime affreuse, et que l’Europe connaisse au moins un de ces principes révoltans et si nombreux, auxquels elle est soumise presque sans le savoir : « Dans les délits les plus atroces, c’est-à-dire, les moins probables, les plus légères circonstances suffisent, et le juge peut se mettre au-dessus des lois. » Les absurdités en usage dans la législation sont souvent l’ouvrage de la crainte, source inépuisable des inconséquences et des erreurs humaines. Les législateurs, ou plutôt les jurisconsultes, dont les opinions sont considérées après leur mort comme des espèces d’oracles, et qui, d’écrivains vendus à l’intérêt, sont devenus les arbitres souverains du sort des hommes, les législateurs, dis-je, effrayés d’avoir vu condamner quelques innocens, ont surchargé la jurisprudence de formalités et d’exceptions inutiles, dont l’exacte observation placerait l’anarchie et l’impunité sur le trône de la justice. D’autres fois, épouvantés par quelques crimes atroces et difficiles à prouver, ils ont cru devoir négliger ces mêmes formalités qu’ils avaient établies. C’est ainsi que, dominés tantôt par un despotisme impatient, tantôt par des craintes puériles, ils ont fait, des jugemens les plus graves, une espèce de jeu livré au hasard et aux caprices de l’arbitraire. (Note de l’auteur.)
  5. Ce chapitre excellent vaut mieux, sans contredit, que tout le fatras débité par nos criminalistes sur les témoins. Mais ce n’est qu’un texte très-court, propre à faire naître des gloses bien philosophiques et bien utiles. (Note de Brissot de Warville.)