Des théorèmes mécaniques (trad. Reinach)/Préambule

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Traduction par Théodore Reinach.
Texte établi par Théodore ReinachArmand Colin (p. 18-24).

ARCHIMÈDE

DES THÉORÈMES MÉCANIQUES
OU
DE LA MÉTHODE
(ÉPHODIQUES)



(Préambule).

Archimède à Ératosthène[1], salut.

Je t’ai envoyé précédemment les énoncés de quelques-uns des théorèmes que j’avais découverts, et dont je t’invitais[2] à trouver les démonstrations, que je ne te donnais pas pour le moment. Voici quels étaient ces énoncés[3] :

1o Si, dans un prisme droit à bases carrées[4], on inscrit un cylindre — ayant les bases inscrites dans celles du prisme et la surface latérale[5] tangente à ses faces latérales — et qu’on mène un plan par le centre d’une des bases et un côté du carré opposé, ce plan détachera du cylindre un segment, limité par le plan sécant, le plan de base et une portion de la surface cylindrique, dont le volume sera le sixième de celui du prisme entier ;

2o Si l’on inscrit dans un cube un premier cylindre, ayant les bases inscrites dans deux faces opposées du cube et la surface latérale tangente aux quatre autres faces ; puis un second cylindre, ayant les bases inscrites dans deux autres faces opposées et la surface latérale-tangente aux quatre restantes ; le volume formé par l’intersection des deux surfaces cylindriques et commun aux deux cylindres vaudra les deux tiers du cube entier.

On voit que ces théorèmes sont d’une toute autre espèce que ceux que je t’avais précédemment communiqués[6]. Dans ceux-là, en effet, je comparais, au point de vue du volume, des figures d’ellipsoïdes ou de paraboloïdes[7] de révolution et des segments de figures ce genre à des cônes et à des cylindres ; mais jamais je ne trouvai qu’une figure pareille fût équivalente à un solide délimité par des plans[8]. Au contraire, dans le cas actuel, j’ai trouvé que chacun des deux volumes considérés — compris entre deux plans et des surfaces cylindriques — est équivalent à un solide compris entre des plans.

J’ai rédigé dans le présent livre et je t’envoie les démonstrations de ces deux théorèmes. Mais te voyant, comme j’ai coutume de le dire, savant zélé, philosophe distingué et grand admirateur des [recherches mathématiques[9]], j’ai cru devoir y consigner également et te communiquer les particularités d’une certaine méthode dont, une fois maître, tu pourras prendre thème pour découvrir, par le moyen de la Mécanique, certaines vérités mathématiques[10]. Je me persuade, d’ailleurs, que cette méthode n’est pas moins utile pour la démonstration même des théorèmes. Souvent, en effet, j’ai découvert par la Mécanique des propositions que j’ai ensuite démontrées par la Géométrie — la méthode en question ne constituant pas une démonstration véritable. Car il est plus facile, une fois que par cette méthode on a acquis une certaine connaissance des questions, d’en imaginer ensuite la démonstration, que si l’on recherchait celle-ci sans aucune notion préalable. Par la même raison, les théorèmes dont Eudoxe[11] a le premier découvert la démonstration, — à savoir que le cône est le tiers du cylindre, la pyramide le tiers du prisme qui ont même base et même hauteur, — il faut en rapporter une bonne part de mérite à Démocrite[12], qui le premier a énoncé, sans démonstration, les propositions relatives à ces figures.

En ce qui concerne aussi ces théorèmes[13], que je publie aujourd’hui, j’en ai fait la découverte d’abord [par la méthode mécanique. Aussi crois-je] devoir nécessairement t’exposer cette méthode, et cela pour deux raisons : d’abord, puisque j’y ai fait allusion ailleurs[14], je ne voudrais pas être accusé par quelques-uns d’avoir parlé en l’air ; ensuite, je suis convaincu que cette publication ne servira pas médiocrement notre science. Car, assurément, des savants actuels où futurs, par le moyen de cette méthode que je vais exposer, seront mis à même de découvrir d’autres théorèmes que je n’ai pas encore rencontrés sur mon chemin.

Je t’exposerai donc, en premier lieu, la première proposition que j’ai découverte par la Mécanique : « Tout segment de parabole[15] vaut une fois et un tiers le triangle ayant même base et même hauteur », ensuite toutes les autres propositions découvertes par la même méthode. À la fin du livre j’inscrirai les [démonstrations] géométriques…[16].


  1. Ératosthène de Cyrène (environ 275-195 av. J.-C.), célèbre polygraphe — grammairien, géographe, chronologiste, mathématicien, philosophe, poète didactique — prit le premier le titre de « philologue » et fut surnommé « Bêta » (deuxième lettre de l’alphabet grec), parce qu’il était le second dans toutes les branches spéciales de la connaissance. Il fut longtemps administrateur de la Bibliothèque d’Alexandrie.
  2. φάμενος εὑρίσκειν, expression singulière. J’adopte l’interprétation de Zeuthen.
  3. Les énoncés de ces deux théorèmes sont cités en abrégé par Héron, Métriques (éd. Schöne), p. 130.
  4. Le texte dit « à bases rectangulaires » (παραλληλόγραμμος a presque constamment le sens de rectangle chez Archimède) ; mais la suite prouve qu’il s’agit bien de carrés. Au lieu de prisme, nous dirions parallélipipède (plus correctement : parallélépipède), mais ce terme, déjà employé par Euclide, n’est pas usité par Archimède.
  5. Archimède dit : « les côtés » (πλευραί).
  6. C’est-à-dire les théorèmes sur les volumes des conoïdes (paraboloïdes) et sphéroïdes (ellipsoïdes). Archimède avait également communiqué ces théorèmes (ou du moins ceux sur les paraboloïdes) à l’astronome alexandrin Conon ; après la mort de celui-ci, il en envoya les démonstrations à Dosithéos, élève de Conon, dans le Traité (conservé) Περὶ κωνοειδέων καὶ σφαιροειδέων.
  7. Je substitue, pour plus de clarté, le mot ellipsoïde (de révolution) à celui de « sphéroïde » employé par Archimède, et de même paraboloïde (de révolution) à « conoïde ». Il faut dire toutefois que les termes d’Archimède sont plus expressifs que les nôtres : le corps formé par la rotation d’une ellipse ressemble à une sphère, et de là le nom sphéroïde ; de même le corps engendré par la rotation d’une parabole ressemble à un cône.
  8. Ce que nous appelons un polyèdre (terme inconnu des anciens).
  9. Ici un mot illisible. M. Heiberg m’écrit que les restes des caractères ne permettent pas de suppléer le mot μαθήμασιν (les mathématiques). On remarquera le ton légèrement protecteur dont Archimède (né en 287) s’adresse à Ératosthène, son cadet d’une douzaine d’années.
  10. Voilà bien la définition de la méthode exposée ou plutôt exemplifiée dans le présent traité. La considération des infiniment petits et leur sommation ne sont qu’un des procédés de cette méthode.
  11. Eudoxe de Cnide, célèbre astronome et géomètre (408-355 av. J.-C.), élève d’Archytas et de Platon. Nous savions déjà par Archimède (I, 4 ; II, 296, Heiberg) qu’Eudoxe avait le premier scientifiquement établi les théorèmes en question, en se fondant sur le postulat (aussi employé par Euclide et Archimède, Sphère et cylindre, init.) que toute grandeur donnée peut être multipliée un nombre suffisant de fois pour dépasser une autre grandeur donnée.
  12. Démocrite d’Abdère (460-370 ?), le célèbre philosophe, qui se vantait de son habileté dans les constructions géométriques. Nous savions par un texte de Plutarque (Contre les stoïciens, 39) que Démocrite s’était occupé des sections d’un cône parallèles à sa base, mais nous ignorions absolument — et Archimède, dans son Traité Sphère et cylindre, probablement antérieur à notre livre, paraît avoir ignoré lui-même — qu’il eût énoncé les deux théorèmes d’Eudoxe.
  13. Le texte dit : « ce théorème », peut-être, comme me le fait observer M. R. Prévost, parce que le second théorème n’est, au fond, qu’un corollaire du premier.
  14. Notamment dans le traité Quadrature de la parabole, dédié à Dosithée, où il est dit (II, 294, Heiberg) : « Je t’envoie un théorème inédit de Géométrie, que j’ai découvert d’abord par la Mécanique, ensuite démontré géométriquement. » La démonstration qui suit est mi-partie mécanique (nos 6-16) mi-partie géométrique.
  15. Archimède dit toujours, au lieu de « parabole » (terme introduit un peu plus tard par Apollonius de Perge), « une section de cône rectangulaire », c’est-à-dire la section produite, par un plan perpendiculaire à une génératrice, dans un cône dont l’angle au sommet vaut un droit.
  16. La phrase étant incomplète, on ne sait pas si Archimède s’engageait à donner à la fin du livre les démonstrations géométriques de toutes les propositions (telle est l’interprétation de Zeuthen) ou seulement des deux principales. Il semble probable qu’il faut y ajouter en tout cas celle du théorème Ier (voir la fin de ce théorème).