Descartes (Fouillée)/Livre I/Chapitre IV

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Librairie Hachette et Cie (Les Grands Écrivains français) (p. 65-71).
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CHAPITRE IV

LA PHYSIOLOGIE MÉCANIQUE


De même que la physique moderne, la physiologie moderne a été établie par Descartes sur ses vrais fondements. Les corps organisés réclament-ils, au point de vue de leurs fonctions vitales, un principe nouveau différent du pur mécanisme ? Nullement ; l’organisme vivant n’est encore, selon Descartes, qu’un mécanisme plus compliqué, la physiologie n’est qu’une physique et une chimie plus complexes. La somme des mouvements, en effet, étant constante dans l’univers, ceux des êtres vivants ne peuvent que provenir d’autres mouvements. « Toutes les fonctions que j’ai attribuées à cette machine suivent naturellement de la seule disposition des organes, ni plus ni moins que font les mouvements d’une horloge ou autre automate de celle de ses contrepoids et de ses roues ; de sorte qu’il ne faut point, à leur occasion, concevoir en elle aucune âme végétative, ni sensitive, ni aucun principe de mouvement et de vie que son sang et ses esprits agités par la chaleur. » Le vitalisme de l’école de Montpellier, avec son « principe vital » digne du moyen âge, l’animisme de certains médecins, qui attribuent à l’âme la vie répandue dans le corps, sont pour Descartes des rêveries scolastiques. Dans son écrit des Passions de l’âme, il fait cette remarque grosse de conséquences, que le cadavre n’est pas mort seulement parce que l’âme lui fait défaut, mais parce que la machine corporelle est elle-même en partie détruite et ne peut plus fonctionner. « C’est se tromper que de croire que l’âme donne du mouvement et de la chaleur au corps. » Quelle différence y a-t-il donc entre un corps vivant et un cadavre ? La même différence qu’entre l’ « horloge qui marche » et l’horloge usée qui ne peut plus marcher.

Sur les origines de la vie et des espèces vivantes, Descartes se tait, par prudence sans doute. Mais ses principes parlent assez haut ; tout ce qui n’est pas la pensée même doit s’expliquer par le mouvement ; la machine organisée ne peut donc être différente des autres et doit avoir son origine dans les lois de la mécanique universelle. Descartes admet les générations spontanées — auxquelles on reviendra un jour, croyons-nous, sous une forme moins enfantine que celle dont M. Pasteur a fait la réfutation ; — Descartes reconnaissait donc la transformation possible du mouvement ordinaire en un tourbillon vital. La génération n’est pour lui qu’un phénomène chimique et calorifique. Et si l’on s’étonne, il répond avec l’éloquence géométrique d’un Pascal : « Quelqu’un dira avec dédain qu’il est ridicule d’attribuer un phénomène aussi important que la formation de l’homme à de si petites causes ; mais quelles plus grandes causes faut-il donc que les lois éternelles de la nature ? Veut-on l’intervention immédiate de l’intelligence ? De quelle intelligence ? De Dieu lui-même ? Pourquoi donc naît-il des monstres ? »

Devançant Darwin, Descartes pressent la loi qui veut que les organismes mal conformés disparaissent, tandis que les autres organismes subsistent avec leurs espèces en apparence immuables. « Il n’est pas étonnant, dit-il, que presque tous les animaux engendrent ; car ceux qui ne peuvent engendrer, à leur tour, ne sont plus engendrés, et dès lors ils ne se retrouvent plus dans le monde. » En conséquence, les espèces bien constituées subsistent seules à la fin. Mais il ne faut pas croire pour cela qu’elles aient été les seules productions de la nature, ni les œuvres d’un dessein spécial, pas plus que les formes de la neige ou de la grêle.

Une fois produit mécaniquement, le germe se développe à son tour suivant les règles de la mécanique. « Si on connaissait bien toutes les parties de la semence de quelque espèce d’animal en particulier, par exemple de l’homme, on pourrait déduire de cela seul, par des raisons entièrement mathématiques, toute la figure et conformation de chacun de ses membres ; comme aussi, réciproquement, en connaissant plusieurs particularités de cette conformation, on en peut déduire quelle est la semence. » Et il s’efforce hardiment de faire ces déductions sur la vie. « La chaleur, conclut-il, est le grand ressort et le principe de tous les mouvements qui sont en la machine. » Et cette chaleur est toute chimique : « Il n’est pas besoin d’imaginer qu’elle soit d’autre nature qu’est généralement toute celle qui est causée par le mélange de certains liquides. »

La respiration, en particulier, est par là entretenue. Après Lamarck et Darwin, voici venir Lavoisier : « La respiration, dit avant lui Descartes, est nécessaire à l’entretien de ce feu qui est le principe corporel de tous les mouvements de nos membres. L’air sert à nourrir la flamme ; de même, l’air de la respiration, se mêlant en quelque façon avec le sang avant qu’il entre dans la concavité gauche du cœur, fait qu’il s’y échauffe encore davantage » Aussi les animaux sans poumons « sont d’une température beaucoup plus froide ». Le sang, à son tour, par sa circulation incessante, « porte la chaleur qu’il acquiert à toutes les parties du corps et leur sert de nourriture ». La matière de notre corps « s’écoulant sans cesse, ainsi que l’eau d’une rivière, il est besoin qu’il en revienne d’autre à sa place ».

Pour comprendre comment chaque particule de l’aliment « va se rendre à l’endroit du corps qui en a besoin », faut-il, comme on le faisait alors, comme on le fait parfois aujourd’hui, imaginer des affinités, « supposer en chaque partie du corps des facultés qui choisissent et attirent les particules de l’aliment qui lui sont propres ? » Non, « c’est feindre des chimères incompréhensibles, et attribuer beaucoup plus d’intelligence à ces choses chimériques que notre âme même n’en a, vu qu’elle ne connaît en aucune façon, elle, ce qu’il faudrait que ces causes connussent ». Restituons donc, encore ici, les vraies raisons mécaniques, savoir : « la situation de l’organe par rapport au cours que suivent les particules alimentaires, la grandeur et la figure des pores où elles entrent ou des corps auxquels elles s’attachent ». Quant aux particules non assimilées, elles sont excrétées par des organes qui ne sont que « des cribles diversement percés ». La découverte de Harvey avait rencontré une opposition générale ; l’adhésion de Descartes eut une influence décisive en sa faveur.

Les « esprits vitaux ou animaux », dont on s’est moqué assez sottement, bien que Descartes les déclare « purement matériels », ne sont autre chose que le fluide nerveux, qui lui-même, comme tout fluide, se ramène pour Descartes à des phénomènes d’impulsion et de pression. Les esprits vitaux se meuvent et opèrent le mouvement des organes exclusivement d’après les lois de la mécanique. Ce sont les « impulsions venues du dehors » qui produisent des « pressions dans les nerfs », et nous avons déjà remarqué la parente du phénomène de la pression avec celui de l’ondulation.

Loin de trouver ici à rire, nous trouvons encore à admirer ; car c’est à Descartes que remonte la théorie et le nom même des actes réflexes : undulatione reflexa. Tous les mouvements que nous accomplissons, dit-il, sans que notre volonté y contribue, « comme il arrive souvent que nous respirons, que nous marchons, que nous mangeons,… ne dépendent que de la conformation des membres et du cours que les esprits suivent naturellement dans les nerfs et dans les muscles ; de même façon que le mouvement d’une montre est produit par la seule force de son ressort et la figure de ses roues ». En face d’un objet effroyable, par exemple, dont l’image se forme dans le cerveau, les esprits animaux du fluide nerveux, « réfléchis de l’image, vont se rendre en partie dans les nerfs qui servent à tourner le dos et à remuer les jambes pour s’enfuir ». Chez d’autres individus, ceux qui ont le tempérament courageux, « les esprits vitaux, réfléchis de l’image, peuvent entrer dans les pores du cerveau qui les conduisent aux nerfs propres à remuer les mains pour se défendre, et exciter ainsi la hardiesse ». Descartes en conclut que l’homme, s’il avait une science suffisante, pourrait fabriquer un automate accomplissant toutes les fonctions du corps humain, capable même de « répondre par des cris et des mouvements aux coups et aux menaces ». Descartes se sert ici d’une comparaison ingénieuse et frappante. C’était le goût du temps, dans les jardins princiers, de fabriquer des grottes et des fontaines où la seule force de l’eau faisait mouvoir des machines, jouer des instruments, prononcer même des paroles. On entrait dans une grotte, et une Diane au bain prenait la fuite. Descartes compare les nerfs « aux tuyaux des machines de ces fontaines », les muscles et tendons aux « divers engins et ressorts qui servent à les mouvoir », le fluide nerveux « à l’eau qui les remue ». Les objets extérieurs, « qui par leur seule présence agissent sur les organes des sens, et qui, par ce moyen, déterminent des mouvements en diverses façons, sont comme les étrangers qui, entrant dans ces grottes, causent eux-mêmes, sans y penser, les mouvements qui s’y font en leur présence ; car ils n’y peuvent entrer sans marcher sur certains carreaux tellement disposés qu’ils amènent tel ou tel mouvement ». L’âme raisonnable est le « fontainier », qui se rend compte de tout.

Descartes eut le tort de déclarer inutile l’existence d’une conscience chez les animaux. Mais cette théorie même de l’animal-machine, qu’il n’a pas soutenue sans hésitation ni restriction, provoqua des discussions fécondes : elle passionna Mme de Sévigné et La Fontaine ; elle fut utile pour faire comprendre le caractère exclusivement mécanique de toutes les fonctions corporelles, même chez l’homme, à plus forte raison chez les animaux. Dans l’homme, l’automate corporel est certainement lié, selon Descartes, à un automate sentant et pensant ; dans l’animal, Descartes se contente de poser, comme seul certain, l’automate corporel. Par là, il manque à toutes les lois de l’analogie ; mais c’est là une erreur de psychologue, non de naturaliste. Descartes demeure le fondateur de la physiologie moderne.