Descartes (Fouillée)/Livre I/Chapitre V

La bibliothèque libre.
Librairie Hachette et Cie (Les Grands Écrivains français) (p. 72-80).


CHAPITRE V

VALEUR DU SYSTÈME SCIENTIFIQUE DE DESCARTES


Le génie de Descartes, qui n’a guère d’égal, réunissait le souci scientifique des détails à la recherche philosophique des plus vastes ensembles. S’il s’est montré tellement curieux de toutes choses, depuis les lois de la musique jusqu’à celles des météores ou à celles du développement de l’embryon, ce n’était point pour chaque chose en elle-même, mais pour la lumière qui peut en rejaillir sur tout le reste ; ou plutôt, pour celle qui descend d’un foyer supérieur et que le moindre des objets reflète.

De nos jours, on a beau vouloir séparer la science positive de la philosophie, l’idéal de la vraie science, celui que Descartes a poursuivi, demeure toujours le même : la philosophie ne cessera jamais d’être nécessaire pour apercevoir les choses dans leur unité ; Kant était fidèle à la pensée de Descartes, quand il disait que « les sciences n’ont rien à perdre à s’inspirer de la vraie métaphysique ». Rien, en effet, n’est plus propre à susciter les grandes inventions que le retour aux principes dominateurs de la science. Depuis un demi-siècle, dans le pays même de Descartes, les savants l’ont trop oublié. Il en est résulté que les grandes hypothèses et généralisations scientifiques sont venues d’ailleurs, et qu’à force de « positivisme » nous avons laissé stériles les vérités qui étaient déjà dans Descartes. N’est-ce pas à la France qu’il appartenait d’établir la théorie mécanique de la chaleur ? Cette théorie, nous venons de le voir, est en toutes lettres dans Descartes qu’on ne lit pas, et elle n’avait plus besoin que de quelques confirmations expérimentales. Et la théorie de la corrélation des forces vives ? Et celle de l’évolutionnisme ? Elles sont encore dans Descartes. On a dit avec raison que l’esprit français a manqué les plus grandes découvertes de notre siècle faute d’idées philosophiques. Il n’y a pas lieu d’en féliciter Auguste Comte, qui a rétréci et découronné le cartésianisme en même temps que le kantisme. Est-ce en plein xixe siècle qu’il était utile de proclamer la science indépendante de la métaphysique, comme si la métaphysique était aujourd’hui gênante ? Quant à confondre la métaphysique, comme le fait Auguste Comte, avec l’ « explication des choses par des entités », c’est oublier que ce sont précisément les grands métaphysiciens et, plus que les autres, Descartes, qui ont chassé toutes les entités du domaine de la science. N’avons-nous pas vu qu’avant Descartes la science était anthropocentrique, comme l’astronomie de Ptolémée, puisqu’elle expliquait tout par des qualités, des forces, des causes et des fins, qui ne dépendent que de la nature humaine et n’existent que d’un point de vue humain ? Ce n’est donc pas Auguste Comte, ce n’est pas même Kant, c’est Descartes qui est le vrai Copernic de la science moderne.

Descartes a remarqué avec raison que le plus important pour la science est encore moins la solution actuelle des problèmes que la détermination par avance des « conditions de la solution juste ». Or Descartes a lui-même déterminé par avance, et sans erreur, toutes les conditions de solution juste dans les problèmes que posent les sciences de la nature. S’il est des questions particulières qu’il n’ait pas exactement résolues, qu’importe en comparaison de son infaillible conception du mécanisme universel ? Pris en son ensemble et au point de vue purement physique, le système cartésien du monde est le vrai ; aussi peut-on dire que Descartes est le père spirituel de tous les savants de notre époque.

On a cependant adressé à ce système du monde bien des objections. Deux seulement, selon nous, ont de la valeur. D’abord, dit-on, comment les parties d’un tout absolument plein peuvent-elles se mouvoir ? Votre monde purement géométrique n’est-il point à jamais « pris dans les glaces » ? — Mais, répondrons-nous, on peut concevoir, avec Descartes, que les vides qui tendraient à se former par le déplacement de telles parties soient, à l’instant même, comblés par d’autres parties. — Pour cela, réplique-t-on, il faut que tout mouvement se communique instantanément. — C’est bien là, il est vrai, ce que Descartes a admis lui-même : tout mouvement se transmet instantanément et produit instantanément « quelque anneau ou cercle de mouvement ». Mais Descartes a eu tort d’aller si vite et d’en conclure que la lumière du soleil, par exemple, « étend ses rayons en un instant depuis le soleil jusqu’à nous ». Il compare chaque rayon à un bâton dont on ne peut mouvoir un bout sans que l’autre soit mû en même temps. C’était là une application fausse d’une théorie qui peut être vraie en son principe. Selon nous, le plein universel peut ne pas s’opposer aux ondulations du mouvement, et ce sont celles-ci qui l’empêchent de se transmettre en un seul instant sous la même forme, par exemple sous la forme lumineuse. L’onde éthérée qui produit la lumière peut décrire sur soi des cercles innombrables, elle peut, en tournant ainsi, aller en avant, revenir en arrière, aller de nouveau en avant. Cette danse réglée peut exiger et exige un certain temps pour faire arriver les ondes lumineuses depuis le soleil jusqu’à la terre. Dès lors que la transmission de la lumière n’est pas rectiligne, mais ondulatoire, c’est-à-dire « par tourbillons », on n’a plus le droit d’en conclure immédiatement l’instantanéité de la transmission entre le soleil et la terre. Ce qui rend si difficile ce problème, c’est que la nature de la durée y est impliquée ; mais le temps exigé par la lumière pour venir jusqu’à nos yeux ne prouve pas l’existence du vide, comme le croient beaucoup de savants à notre époque.

On a objecté, en second lieu, au mécanisme cartésien l’élasticité de la matière. C’est l’objection capitale de Leibniz, reprise de nos jours par MM. Renouvier et Ravaisson, par Lange et beaucoup d’autres. On veut voir dans l’élasticité la preuve d’une force inhérente à la matière ; mais, au point de vue cartésien, l’élasticité ne peut pas plus être une qualité primordiale que la pesanteur. L’idée d’atome dur et indivisible serait sans doute incompatible avec celle d’élasticité ; car celle-ci suppose une molécule composée dont les différentes parties, sous le choc d’un corps extérieur, se déplacent en se comprimant, puis reprennent leur position en rendant l’impulsion qu’elles ont reçue. Mais Descartes n’admet pas d’atome : toute particule de matière est pour lui composée ; il n’y a donc aucune molécule qui ne puisse avoir de l’espace pour se comprimer et rebondir. Seulement, ici encore, il faut que le mouvement qui cause l’élasticité soit un tourbillon. Or les belles recherches de Poinsot sur les corps tournants expliquent comment des particules éthérées, sans être (comme le croyait Huygens) élastiques « par nature », peuvent cependant rebondir les unes sur les autres et produire les effets apparents de l’élasticité : un corps non élastique peut, s’il tourne, être renvoyé par un obstacle, tout comme un corps doué d’élasticité ; il a même souvent, après le choc, une vitesse beaucoup plus grande qu’auparavant, car une partie du mouvement de rotation s’est changée en mouvement de translation. Deux tourbillons ou lieux ondes peuvent donc, par des combinaisons mécaniques, produire ce rebondissement d’élasticité dont on voudrait, encore aujourd’hui, faire une force occulte : la physique l’expliquera un jour, nous en sommes convaincus, par des principes de mécanique essentiellement cartésiens.

La mécanique universelle, telle que Descartes l’a conçue, sera la science à venir. Les études expérimentales elles-mêmes, à mesure qu’elles feront plus de progrès, prendront de plus en plus la forme des sciences démonstratives. La mécanique est déjà ramenée aux mathématiques, la physique tend à se réduire à la mécanique ; de même pour la chimie, pour la physiologie ; la psychologie et les sciences sociales font dans leur propre domaine une part de plus en plus grande à la mécanique : tout apparaît soumis au nombre, au poids, à la mesure, « les nombres régissent le monde ». Arrivera-t-il un jour où, selon le rêve secret de Descartes, l’expérimentation sera remplacée par la démonstration ? Pour que cela eût lieu, il faudrait que l’homme pût égaler ses conceptions aux réalités, ses combinaisons mentales aux combinaisons des choses elles-mêmes. Idéal dont l’esprit humain peut se rapprocher toujours, mais qu’il ne saurait atteindre. Le caractère de la nature, en effet, est l’infinité. Dans une machine vivante il y a une infinité de petites machines ou organes qui en contiennent d’autres encore, et ainsi de suite ; dans une masse quelconque de matière il y a une infinité de parties. Descartes reconnaît lui-même que tout est infiniment grand ou infiniment petit selon le point de comparaison, et on sait la conclusion que Pascal en tire : l’homme a beau enfler ses conceptions, il ne peut les égaler à l’ample sein de la nature. S’il en est ainsi, les constructions de notre esprit et les formules de nos raisonnements ne sauraient être assez vastes pour tout embrasser : il faut recourir sans cesse à l’expérience, revenir au contact de la réalité même pour saisir sur le fait les combinaisons nouvelles que nous n’aurions pu prévoir. L’univers, mêlant et démêlant toutes choses, comme il le fait sans cesse, demeurera donc toujours supérieur à la pensée de l’homme. Au reste, Descartes le dit lui-même, on ne peut se passer de l’expérience pour savoir ce qui est réalisé actuellement parmi l’infinité des possibles, pour déterminer où en est la grande partie qui se joue sur l’échiquier de l’univers. Il n’en conçoit pas moins l’espoir d’arriver du moins à connaître la loi fondamentale de la matière, et cette espérance n’est point aussi étrange qu’elle le semble au premier abord. Il n’y a peut-être pas dans la nature, sous le rapport des qualités, cette infinité qu’elle offre sous le rapport des quantités ; la nature n’a peut-être pas un fonds aussi riche que nous le supposons. Ne se répète-t-elle pas elle-même d’une planète à une autre, d’un soleil à un autre, avec une sorte de pauvreté et une désespérante monotonie ? Les métaux qui sont dans les étoiles sont les mêmes que nos métaux de la terre. « Le monde entier, avait dit Descartes, est fait de la même matière. » Nous ne connaissons qu’une soixantaine de corps simples en apparence, qui en réalité sont composés et que la science décomposera sans doute un jour ; pourquoi donc un moment ne viendrait-il pas où nous connaîtrions le vrai et unique corps simple ? L’atome même, s’il existe, n’est peut-être pas aussi insaisissable, aussi inviolable qu’on le prétend. Peut-il d’ailleurs exister des atomes ? Descartes nous dira que ces prétendus indivisibles sont encore des tourbillons de mouvements qui en enveloppent d’autres, et, si nous ne pouvons épuiser la spirale de ces rotations sans fin, nous en pouvons saisir la formule mathématique. Celui qui connaîtrait, dit Descartes, « comment sont faites les plus petites parties de la matière », celui-là posséderait le secret de la physique. Le code de la nature est déjà entre nos mains : c’est la mathématique universelle ; nous n’avons plus qu’à faire rentrer sous ses lois les démarches particulières des choses ; nous n’y parviendrons jamais dans le détail, sans doute, mais nous possédons les principes et les procédés généraux. Quand on a résolu mille équations particulières, est-il nécessaire de continuer indéfiniment le même travail ? Nous amuserons-nous à expliquer une à une les formes singulières des vagues de l’océan qui se brisent à nos pieds ? Au fond, chacun de ces mouvements est une équation résolue d’après la même formule, et chaque vague qui murmure, sur des tons divers, nous répète le même mot.

Descartes a donc, d’une vision claire, aperçu l’idéal et le but dernier de la science ; il en a déterminé la méthode ; il a marqué d’avance les grands résultats aujourd’hui obtenus, il a annoncé tous nos progrès. Et il n’a pas seulement, comme du haut d’une montagne, contemplé de loin la terre promise, il l’a envahie lui-même, il y a fait de vastes conquêtes ; par ses préceptes et par ses exemples, il a enseigné aux autres la vraie tactique et la vraie direction ; enfin, il leur a laissé le plan précis de tout ce qu’ils devaient eux-mêmes découvrir. Sainte-Beuve a dit de Bossuet qu’il était le prophète du passé ; on peut dire de Descartes qu’il est le prophète de la science à venir.