Description de l’Égypte (2nde édition)/Tome 1/Chapitre I/Paragraphe 1

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ANTIQUITÉS
DESCRIPTIONS.


CHAPITRE PREMIER


DESCRIPTION
DE L’ILE DE PHILÆ,

Par feu MICHEL-ANGE LANCRET.

§. I. De la route qui conduit de Syène à l’île de Philæ.


Les témoignages de l’antiquité, d’accord avec les inductions de l’histoire naturelle et avec les faits récemment observés, ne peuvent guère laisser douter que le terrain de la haute Égypte n’ait été formé bien antérieurement à celui du Delta : des deux villes qui ont été successivement les capitales de l’Égypte, Thèbes, la plus ancienne, n’est éloignée des cataractes que de vingt myriamètres environ[1] ; Memphis, qui lui a succédé, est, au contraire, à une distance à peu près pareille des bords de la mer. Ainsi, la position et l’âge de ces deux capitales confirment encore que le Delta est moins anciennement peuplé que le Sa’yd.

Il est donc vraisemblable que, parmi les nombreux monumens dont l’Égypte est, pour ainsi dire, couverte, il doit s’en trouver de plus anciens dans la Thébaïde que dans l’Égypte inférieure ; et peut-être est-ce un motif suffisant pour que l’on doive commencer l’étude des antiquités égyptiennes par celles qui subsistent encore au voisinage de la cataracte.

Les voyageurs qui se proposent de les observer, doivent quitter le Kaire aux approches de l’équinoxe d’automne : à cette époque, les eaux du Nil ont recouvert toutes les petites îles sablonneuses qui, peu auparavant, gênaient la navigation ; et le vent du nord souffle durant tout le jour avec assez de force pour que les barques du Nil puissent remonter ce fleuve avec une grande vitesse, malgré la rapidité de son cours. En moins de quinze jours, ces voyageurs peuvent avoir fait près de cent myriamètres[2], et arriver à la ville de Syène, située sur la rive droite du Nil, à six mille mètres[3] au-dessous de la cataracte. Durant ce court espace de temps, ils ont pu visiter rapidement, chaque jour, les antiques constructions, qu’ils observeront, à leur retour, dans de plus grands détails : distribuées de chaque côté et à peu de distance des rives du fleuve, elles s’offrent, pour ainsi dire, d’elles-mêmes, aux regards de ceux qui y naviguent. Ils arriveront ainsi aux dernières limites de l’Égypte, ayant satisfait cette première curiosité qui veut tout voir à-la-fois et ne permet pas d’observer : ils auront déjà acquis quelques idées générales sur cette architecture, sur ces arts qu’ils vont étudier ; et ils pourront même, en commençant, comparer l’étendue, la disposition et les formes principales des édifices.

La ville de Syène, située sur la rive orientale du Nil, est la dernière habitation de l’Égypte. Des roches de granit, sortant du milieu du fleuve, annoncent les approches de la cataracte, et marquent le terme de la navigation. Cependant, au-delà des cataractes, de cette limite naturelle de l’Égypte, l’île de Philæ est couverte de monumens égyptiens. Les Grecs et les Romains l’ont possédée ; et l’armée française, conduite en Égypte par le général en chef Bonaparte, en a pris aussi possession.

Cette île est à un myriamètre[4] au-delà de Syène. Lorsque l’on a quitté Syène moderne, et qu’on a traversé la ville antique, située un peu plus au midi, dans une position élevée, on descend dans une petite plaine d’environ douze cents mètres[5] d’étendue, qui se termine au Nil vers le couchant. Le chemin qui la traverse est fort inégal, moins par la forme même du terrain que par les débris de granit provenant des carrières, et par les autres décombres qui y sont répandus. À gauche sont, en grand nombre, des tombeaux arabes dont la date remonte jusqu’au temps du khalyfe O’mar ; à droite on aperçoit quelques minarets, quelques dômes qui ont été élevés pour servir aussi de tombeaux dans des temps plus modernes.

Après avoir traversé cette petite plaine, la route s’élève assez rapidement. Elle est bordée, du côté du Nil, par des rochers qui la séparent entièrement du fleuve ; de l’autre côté, on voit d’abord de vastes fondrières qui paraissent des excavations faites de main d’homme : au-delà sont des carrières de granit. Bientôt, en avançant, on voit le chemin redescendre, et l’on se trouve entre des sommités de rochers dont les uns sortent du milieu du sable, et les autres sont d’énormes blocs arrondis, posés sur ce sable ou jetés les uns sur les autres, et accumulés à une grande hauteur[6]. Cependant, au milieu de ces roches éparses, on trouve une espèce de vallée que l’on suit pendant une heure et demie, et qui conduit sur la rive voisine de l’île. Le fond de cette vallée est uni, solide et recouvert d’un sable fin. Les rochers qui l’environnent sont presque tous de ce même granit rouge si brillant quand il est poli, dont nous admirons les fragmens que l’on a transportés en Europe : ici, il se présente sous de moins belles couleurs ; il est recouvert d’une couche brune, ouvrage du temps, qui en a fait disparaître toutes les petites aspérités, et le rend presque lisse. Ces rochers de formes très-irrégulières, et toujours arrondis, ne montrent ni pointes ni arêtes tranchantes, ni ces cassures anguleuses que sembleraient cependant devoir offrir des blocs qui, détachés du corps de la montagne, paraissent en être des fragmens : on dirait qu’ils ont subi un long frottement ; ils portent la marque d’une extrême vétusté.

Strabon rapporte que le chemin de Syène à Philæ était uni, et qu’on y voyageait en chariot. Ce chemin est encore le même aujourd’hui ; et l’on pourrait le parcourir en voiture, si les voitures étaient en usage en Égypte. Rien n’a changé dans cette contrée solitaire, depuis le règne d’Auguste ; et l’on n’y prévoit d’autres changemens, d’autres mouvemens futurs, que ceux des sables que les vents chassent entre les rochers. Il est surprenant que le géographe grec n’ait rien dit de la longue muraille construite dans cette vallée. Sans doute elle était dès-lors presque entièrement détruite, recouverte de sable, et peu remarquable pour un voyageur qui passait rapidement dans un char. Encore aujourd’hui, les vestiges de cette muraille paraissent, au premier aspect, n’être que des monceaux de terre placés de distance en distance ; mais, en les examinant de plus près, on y reconnaît les briques non cuites dont elle était formée.

En sortant de Syène, la muraille est à l’est du chemin : elle le coupe vers la moitié de la vallée, le coupe encore à peu de distance, et, continuant de tourner dans la direction de l’est, elle va se terminer au nord de la petite plaine qui s’étend vis-à-vis de Philæ. Dans les endroits où le chemin et la muraille se rapprochent, on se trouve tantôt au levant, tantôt au couchant de cette muraille, que l’on traverse ainsi, sans le remarquer, par les lacunes de plusieurs centaines de mètres qui en séparent les vestiges.

Cette construction a un peu moins de deux mètres[7] d’épaisseur ; sa hauteur est d’environ quatre mètres[8], et quelquefois davantage ; mais, outre qu’elle est dégradée au sommet, il est aisé de voir qu’elle est enfoncée en partie dans le sable ; et même, du côté de Syène, elle est totalement ensevelie, et se devine seulement sous un amas de sable qui, dans cet endroit, partage en deux la vallée, suivant sa longueur. Les briques qui la composent sont semblables aux briques égyptiennes employées aux grandes enceintes des temples, à Thèbes, et dans quelques autres endroits[9].

Cette conformité dans les matériaux, et surtout l’étendue de la construction, qui occupait toute la longueur de la vallée, donnent à cette muraille un caractère tout-à-fait égyptien ; et l’on ne peut point inférer du silence de Strabon, qu’elle n’existait pas encore de son temps. La construction doit en être rapportée à une époque extrêmement ancienne, où les Égyptiens eurent à protéger la route de Philæ contre les peuples qui habitaient au-dessus de la cataracte ; car nous pensons que la sûreté de cette route était le principal objet de ce rempart : nous n’avons point appris, en effet, qu’on en retrouvât des traces en s’avançant plus loin dans la Nubie[10] ; et, s’il se fût agi seulement de protéger Syène et de défendre l’entrée du pays, il aurait suffi de fermer la vallée à son origine. Mais l’île de Philæ était, aux temps anciens, un des lieux les plus sacrés de l’Égypte. Les prêtres enseignaient que le tombeau d’Osiris y était placé ; et cette île avait dû devenir, pour ce motif, un lieu saint, un but de pélerinage, comme l’est aujourd’hui Médine, tombeau de Mahomet.

Cette muraille, qui, sans doute, était gardée de distance en distance, servait donc à protéger la route comprise entre elle et les rochers qui bordent le Nil, et à prévenir les surprises de l’ennemi, ou seulement des voleurs qui pouvaient attaquer les personnes voyageant sur cette route.

Au surplus, ce moyen de défense, qui nous paraît aujourd’hui prodigieux, a été mis ailleurs en usage par ces mêmes Égyptiens, pour protéger d’autres parties de leur territoire ; plusieurs nations anciennes ont, comme on le sait, enveloppé entièrement leur pays par des constructions bien plus considérables encore. Celle dont nous nous occupons est cependant remarquable, parce qu’elle a été élevée dans un canton sans population, sans culture, et pour des motifs qui paraissent uniquement religieux.

La route de Philæ offre encore aujourd’hui quelques traces de l’antique dévotion des Égyptiens, dans les inscriptions en caractères sacrés, qui sont sculptées le long de cette route sur plusieurs des rochers qui la bordent. Ces inscriptions ne sont pas toutes entaillées dans le granit, et, pour la plupart, on a seulement enlevé la couche brune et mis à découvert le ton rose-poudreux du granit dépoli : c’est par cette teinte légère qu’elles se font alors remarquer sur le fond rembruni de la roche. Depuis deux ou trois mille ans, et peut-être bien plus, qu’elles ont été tracées, elles n’ont point changé de couleur ; elles ne se sont point encore recouvertes de cette couche lisse et brune que le temps seul peut leur donner. Si tant de siècles n’ont pas suffi, combien donc ces rochers n’en ont-ils pas vu s’écouler !

Près de Philæ, les inscriptions sont en plus grand nombre que vers le commencement de la route : elles sont fort élevées au-dessus du sol, et les hiéroglyphes qui les composent ont quelquefois près d’un mètre[11] de hauteur. Ce ne sont point des traits faits rapidement comme ceux que les voyageurs gravent souvent sur les monumens ou sur les rochers qu’ils visitent, pour y attacher leurs noms et la date de leur passage ; ils ont été gravés par des sculpteurs, de profession ; il a fallu des échafaudages, des instrumens particuliers, et un temps assez long pour les exécuter, surtout ceux qui sont entaillés profondément. Il n’y a donc pas de doute que ces inscriptions ne soient le résultat d’une volonté méditée ; et si l’on considère le lieu qu’elles occupent, les caractères qui les forment, et surtout le peuple éminemment religieux qui les a tracées, on sera porté à les regarder comme des symboles sacrés qui rappelaient les esprits vers les idées religieuses, ou comme des inscriptions votives destinées à obtenir quelques succès des dieux.

On n’aperçoit aucun arbre dans toute l’étendue de la route de Syène à Philæ ; l’aridité est extrême, la chaleur insupportable. En été, vers le milieu du jour, il n’y a plus aucune ombre, aucun abri contre l’ardeur du soleil ; il darde à plomb ses rayons ; le sable et les rochers les renvoient, et ce lieu devient une sorte de fournaise, redoutée même des naturels du pays : aussi, lorsque l’on peut choisir les heures de la marche, ce n’est qu’après le coucher du soleil que l’on parcourt cette vallée. C’est à cette heure que je l’ai moi-même parcourue sous un ciel d’une telle transparence et par un clair de lune si brillant, que nos plus belles nuits d’Europe n’en peuvent point donner d’idée.

Les marches nocturnes ont toujours quelque chose d’imposant et de grave qui dispose l’ame aux impressions profondes ; mais quel lieu pourrait en produire de plus fortes et rappeler plus de souvenirs ? Je songeais avec une sorte d’émotion, de plaisir et de doute, que j’étais sur un des points les plus remarquables de la terre, dans des lieux qui semblent en quelque sorte fabuleux, et dont les noms, prononcés dès l’enfance, ont pris une signification gigantesque et presque magique. Je touchais aux rochers des cataractes, aux portes de l’Éthiopie, aux bornes de l’empire romain ; j’allais bientôt entrer dans cette île où fut le tombeau d’Osiris, île autrefois sacrée, ignorée aujourd’hui, le sanctuaire d’une antique religion mère de tant d’autres cultes ; enfin, j’approchais d’une des immuables divisions de notre globe, et le pas que je faisais était peut-être déjà dans la zone torride.

Au milieu de ces pensées, le voyage s’achève avec une apparente rapidité ; on est averti de son terme par le bruit des eaux du fleuve. La vallée se rapproche du Nil, en tournant un peu à droite, et en s’inclinant légèrement ; elle se termine à une petite plaine sablonneuse qui est environnée de rochers de trois côtés, et qui, de l’autre, se joint aux rivages du fleuve par une pente douce. En entrant dans cette plaine, on aperçoit tout-à-coup l’île de Philae.

De grands monumens, les arbres qui les entourent, les eaux du fleuve, la verdure de ses bords, offrent un tableau qui surprend et qui plaît au sortir de l’aride vallée.

La couleur blanche, les formes carrées des édifices qui couvrent l’île de Philæ, la font bientôt distinguer, malgré son peu d’étendue, au milieu de la vaste enceinte de montagnes brunes et des rochers arrondis qui forment le bassin du fleuve et qui sortent de son sein. Quelques dattiers sont cultivés dans l’île ; un plus grand nombre, sur l’autre rivage, croissent au pied des rochers, où l’on voit aussi de petites portions de terres ensemencées chaque année par quelques familles de Nubiens qui habitent ces solitudes. Mais, sur un sol aussi brûlant, parmi cette immensité de rocs arides et accumulés quelques arbres, un peu de verdure, adoucissent faiblement l’extrême âpreté de ces lieux.

L’austère beauté de cet aspect doit se retrouver, sans doute, au milieu d’autres grands fleuves qui, comme celui-ci, coulent entre les rochers ; mais ce que nul autre ne peut offrir, ce sont les monumens encore subsistans d’un des plus anciens peuples du monde ; ce sont les inscriptions qu’il a gravées sur les rochers, et par lesquelles il semble avoir parlé à la postérité. Ces objets, en reportant la pensée vers les siècles reculés, ajoutent au tableau des beautés d’un ordre supérieur à tout ce que la nature seule peut présenter dans les sites les plus imposans.

Tandis que la barque sur laquelle on doit passer le fleuve se fait attendre, on parcourt le rivage pour apercevoir l’île sous plusieurs aspects ; et bientôt on y remarque un édifice isolé, percé à jour, et soutenu par des colonnes ; puis une masse considérable de bâtimens, une longue colonnade, un obélisque. Quant à ce même rivage, que l’on est impatient de quitter, il n’offre que de pauvres cabanes de Barâbras[12] et les vestiges de quelques tombeaux arabes.

En traversant le fleuve, on passe assez près d’un rocher qui, du milieu de plusieurs autres, élève son sommet à plus de seize mètres[13] au-dessus des eaux. Il est, dans sa partie supérieure, divisé en deux, et représente assez bien une espèce de fauteuil sans dossier, d’une gigantesque proportion. Les habitans de Syène qui servent de conducteurs aux étrangers, racontent, en effet, au sujet de ce siége, des histoires de géans, mais qui ne peuvent mettre sur la voie d’aucune tradition historique. D’ailleurs, la forme de ce rocher est évidemment naturelle ; on voit seulement qu’elle a été remarquée dès les temps anciens, et que l’on a taillé par derrière des marches pour s’élever jusqu’au siége. Cette roche porte aussi des sculptures faites avec soin et profondément entaillées : ce sont des figures humaines avec des têtes d’animaux, et plusieurs inscriptions hiéroglyphiques.

Enfin, l’on aborde dans le nord de l’île à quelque distance des temples, qui sont tous dans la partie méridionale.

  1. Quarante lieues
  2. Deux cents lieues.
  3. Cinq quarts de lieue environ.
  4. Deux lieues.
  5. Un quart de lieue.
  6. Il y a de ces blocs qui ont plus de douze à quinze mètres (trente-six à quarante-cinq pieds) en tout sens.
  7. Cinq à six pieds.
  8. Douze pieds.
  9. On a remarqué, en différens points de cette muraille, des arrangemens divers dans les briques dont elle est composée. Ou bien ces briques sont posées à plat, suivant la manière ordinaire ; ou bien il y a alternativement deux rangs de briques posées à plat, et un rang de briques posées de champ ; ou bien encore ce dernier rang est remplacé par un autre dont les briques sont posées.
  10. Il y a cependant des habitans de Philæ qui ont dit à l’un de nous que ce mur se continuait de l’autre côté du fleuve ; ce qui est dénué de toute vraisemblance. Ce sont, au surplus, les mêmes hommes qui racontent que l’on mettait derrière la muraille les enfans trop méchans, afin qu’ils y fussent dévorés par les crocodiles.
    Il faut bien que l’on nous pardonne de rapporter un des cent contes ridicules par lesquels ces bonnes gens répondaient à nos questions.
  11. Trois pieds.
  12. On donne en Égypte le nom de Barâbras aux Nubiens qui habitent depuis les cataractes jusqu’à Ibrim.
  13. Cinquante pieds environ.