Description de l’Égypte (2nde édition)/Tome 1/Chapitre I/Paragraphe 2

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§. II. Aperçu général des monumens.

Si je visitais de nouveau l’île de Philæ, et si j’avais un compagnon de voyage à qui je voulusse la faire connaître, j’irais d’abord avec lui me placer sur le rocher qui forme un petit promontoire à la pointe méridionale de l’île : de là l’œil embrasse facilement la petite étendue de Philæ les monumens en occupent une grande partie ; et du point de vue où nous sommes placés, nous les apercevons presque tous. L’édifice isolé est maintenant à notre droite ; de l’autre côté sont l’obélisque et la longue colonnade ; le grand temple et les principaux monumens sont en face de nous ; à leur pied, quelques huttes de terre, qui ont à peine la hauteur d’un homme, forment la demeure des habitans, et l’on peut dire des propriétaires actuels de l’île.

Environnés de rochers granitiques, les monumens de Philæ sont tous construits en grès : la couleur de cette pierre n’ayant pas été altérée par le temps, ils sont encore, à l’extérieur, d’une blancheur surprenante.

Lorsqu’on a saisi l’ensemble de ces édifices, ce qui frappe surtout, si l’on s’arrête quelques instans à les considérer, ce sont leurs grands murs en talus comme les murs de nos fortifications, sans aucune autre ouverture que les portes ; les terrasses des temples formant de larges plateaux, et sur l’une d’elles un petit village ; les sculptures peu saillantes dont tous les murs sont entièrement couverts ; c’est enfin le caractère grave et mystérieux de ces monumens, leur solidité, leur étonnante conservation.

Mais approchons de ces édifices, pénétrons dans l’intérieur des temples, et commençons par le monument le plus méridional qui est aussi le plus voisin de nous.

C’est une petite enceinte de colonnes dont plusieurs sont renversées : au-devant étaient deux petits obélisques en grès ; un seul est resté debout, et l’on ne voit plus de l’autre que la place qu’il occupait.

Parmi plusieurs noms grecs et latins écrits à différentes époques sur l’obélisque et sur un reste de muraille qui l’avoisine, on distingue ceux des rois Ptolémées et de quelques autres personnages de l’histoire. Les noms de plusieurs voyageurs européens de ces derniers siècles et ceux de quelques Français de la grande expédition s’y trouvent également inscrits. Ainsi, dans tous les âges, les hommes ont voulu attacher leurs noms à quelque chose qui leur survécût, et qui parlât d’eux en leur absence.

On compte trente-deux colonnes dans cette longue galerie qui borde le quai et qui se dirige au nord vers les temples. Les chapiteaux, ornés des fleurs du lotus, des feuilles du palmier, sont tous différens les uns des autres : ces différences, qui ne se voient que de près, ne détruisent pas l’uniformité générale, et jettent de la variété. Plusieurs colonnes sont renversées ; les pierres du plafond, les décombres, interrompent le passage ; mais au milieu de ces pierres qui ont conservé leur blancheur, au milieu de ces colonnes dont plusieurs chapiteaux sont restés ébauchés, on se croit moins parmi des ruines que dans un édifice en construction.

Une autre colonnade moins étendue est en face de celle-ci ; et quoiqu’elles ne soient pas tout-à-fait parallèles, elles forment cependant une belle avenue à l’entrée des temples dont nous approchons. On conçoit que, lorsque toutes les colonnes étaient debout, qu’elles n’étaient pas enterrées dans les décombres, et qu’au lieu de ces inégalités, de ces démolitions, de ces restes de huttes, un terrain uni permettait de tout embrasser d’un coup d’œil, l’entrée des temples devait s’annoncer d’une manière magnifique et imposante.

La première entrée est composée d’une grande porte et de deux massifs semblables, larges à leur base, plus étroits vers le sommet, et de peu d’épaisseur, qui s’élèvent l’un à côté de l’autre, bien au-dessus de la porte qui se trouve comprise entre eux : cette sorte de construction, tout-à-fait particulière à l’Égypte, et qui n’a été imitée dans aucune autre architecture, se voit également au-devant des temples et des palais ; nous l’appellerons pylône[1].

La position de ces massifs porte à croire qu’ils sont l’imitation de deux tours carrées, placées originairement pour la défense des portes d’entrée : leur hauteur, et les escaliers intérieurs qui conduisent jusqu’au sommet, peuvent les faire regarder comme des observatoires, édifices nécessaires chez un peuple dont la religion était en grande partie fondée sur l’astronomie.

Le premier pylône a trente-neuf mètres[2] de largeur et dix-huit mètres[3] de hauteur. C’est le plus élevé de tous les édifices de l’île ; mais il en existe ailleurs de bien plus grands ; car les monumens de Philæ ne paraissent si considérables que parce qu’ils occupent une grande partie de la surface de l’île : ils sont petits par rapport à d’autres monumens de l’Égypte. C’est ici comme un modèle en grand des constructions égyptiennes.

On peut remarquer sur le pylône quelques-uns des caractères particuliers à ces constructions : les corniches, qui partout ont la même forme ; la moulure inférieure de ces corniches, qui descend en forme de rouleau sur les angles des édifices ; enfin, la distribution des sculptures. À la partie supérieure du pylône, elles représentent des divinités assises, et devant elles des prêtres debout qui leur font des offrandes. Chaque scène forme une sorte de tableau sculpté, séparé de ceux qui le suivent ou le précèdent par des légendes verticales d’hiéroglyphes.

Dans le rang inférieur, toutes les figures sont debout et d’une énorme proportion[4]. On y voit des divinités qui reçoivent un sacrifice. Le soubassement du pylône est décoré par les tiges et les fleurs de la plante sacrée du lotus ; les montans et la corniche de la porte sont également ornés de tableaux et de décorations symboliques. Ainsi, ce pylône est sculpté dans toutes ses parties ; et quoique nous ne voyions encore qu’un monument, et même qu’une seule face de ce monument, elle nous offre déjà plus de six cents mètres carrés[5] de surface sculptée.

Cette profusion de sculptures est extrême, et cependant il n’en résulte aucune fatigue pour l’œil ; les lignes de l’architecture n’en sont point interrompues ; et ce système de décoration, quelque nouveau qu’il paraisse, plaît et flatte la vue dès le premier abord. Cela tient à l’heureuse disposition de cette décoration, à la simplicité de la pose des figures, à la manière uniforme dont la sculpture est en quelque sorte répandue sur toutes les surfaces des monumens, et, enfin, surtout à son peu de relief, qui ne produit nulle part ni de grandes ombres ni de vives lumières.

Au-devant du pylône, des obélisques et des lions de granit rouge sont renversés, brisés, et presque entièrement enfouis : c’est à l’imagination à les tirer de la poussière, à les replacer de chaque côté de la porte du pylône, et à rendre ainsi cette première entrée des temples une des plus simples et des plus admirables compositions d’architecture que les hommes aient imaginées.

Mais à l’admiration succède bientôt un autre sentiment : dans ces lieux antiques où tant de peuples divers ont laissé quelques traces de leur passage, les impressions se suivent et varient à chaque pas. En approchant du pylône et de quelques restes de constructions qui l’environnent à droite, on aperçoit plusieurs noms, plusieurs petites inscriptions latines écrites à la hauteur de la main. Voici le sens de deux d’entre elles :

Moi L. TREBONIUS ORICULA, j’ai habité ici.

Moi NUMONIUS VALA, j’ai demeuré ici sous l’Empereur César,
consul pour la treizième fois[6].

Ces sortes d’inscriptions cursives n’ont rien de solennel ni de monumental ; on n’y cherche point la date d’un événement, la dédicace d’un temple ; mais une autre sorte de curiosité, un autre intérêt, vous attire et vous touche : c’est un homme qui n’existe plus depuis bien des siècles, et qui semble encore vous parler. Il est venu dans ces mêmes lieux comme vous ; comme vous, il y était étranger ; il a écrit son nom comme vous écrivez le vôtre, et peut-être était-il agité des mêmes pensées : ou se plaît à chercher celles qui l’occupaient ; on vient d’apprendre son nom, on devine sa profession, on croit le voir avec son costume et jusque dans la position où il était en écrivant. Je me représente ici un soldat de la garnison romaine, depuis long-temps éloigné de son pays par des guerres continuelles : occupé du souvenir de sa patrie, il distrait l’ennui de son exil, espérant pouvoir raconter un jour, au milieu des siens, qu’il a gravé son nom sur les temples les plus reculés de la mystérieuse Égypte.

Près de ces inscriptions, sous la grande porte du pylône, on en voit une qui perpétuera dans les siècles un des événemens les plus remarquables de notre âge ; elle consacre la conquête de l’Égypte par le général en chef Bonaparte, la défaite des Mamlouks poursuivis par son lieutenant le général Desaix jusqu’au-delà des cataractes, et l’entrée des Français victorieux dans l’île de Philae.

Plus loin, dans l’intérieur du temple, une autre inscription, gravée dans le même temps et presque par les mêmes mains, fixe avec précision la position géographique de l’île[7]. Ainsi, ces monumens présenteront à-la-fois le témoignage glorieux de la valeur des Français, et celui non moins honorable de leurs connaissances ; et cette association des sciences et des armes, cette belle idée dont l’histoire ne fournit point d’exemple, ne sera pas le fait le moins remarquable de la vie d’un grand capitaine, qui n’avait entrepris la conquête d’un pays devenu barbare, que pour y porter la civilisation.

Lorsqu’on a passé sous la porte du premier pylône, on en trouve un second plus petit et plus dégradé. La cour qui les sépare est une sorte de péristyle formé par des galeries de colonnes, l’une à droite, l’autre à gauche. Cette dernière appartient à un petit temple distinct du temple principal. Ici, comme dans la première avenue, les galeries ne sont pas parallèles ; et ce défaut de symétrie indique que les divers monumens de l’île n’ont point été construits à la même époque, ni sur le même plan : les siècles les ont vus s’ajouter les uns aux autres.

Le second pylône fait partie du grand temple, où nous allons enfin pénétrer. Nous voici sous le portique, composé de dix colonnes ; il est fermé de tous les côtes, et il reçoit du jour par la porte et par la terrasse. Tout ce que nous apercevons autour de nous, colonnes, murs et plafonds, tout est couvert de sculptures, et toutes ces sculptures sont peintes de diverses couleurs. Cette peinture, il est vrai, ne se remarque pas au premier abord ; elle est cachée par la poussière ; mais les chapiteaux, qui par leur forme en ont été préservés, offrent des couleurs, verte, rouge, jaune, bleue, de la plus grande vivacité. Dans les parties peu éclairées, les couleurs paraissent fondues ; elles sont cependant appliquées sans dégradation : cette illusion est produite par les ombres des reliefs ; et elle est d’ailleurs favorisée ici par le jour qui vient d’en haut, et par la manière dont il se distribue et s’adoucit en passant successivement entre les colonnes pour arriver jusqu’au fond du portique.

N’est-il point surprenant de retrouver encore des peintures d’une si haute antiquité ? et si les monumens de l’Égypte ont traversé tant de siècles, ne le doit-on pas autant à la nature, du climat qu’à la solidité des constructions ? Toutefois, rien ne saurait lasser le temps : malgré cette solidité, malgré l’uniformité du climat, ce temple est dégradé dans plusieurs parties. Voyez cette colonne ; que de pierres en sont détachées ! on dirait qu’elle va crouler. Mais l’intérieur de cette colonne mais les faces des pierres cachées dans la construction, montrent, sous le ciment qui les enveloppe, des fragmens de sculptures, des hiéroglyphes tronqués ou renversés, dont plusieurs ont encore conservé les couleurs dont ils étaient peints. Ainsi ce temple, que nous jugeons déjà si ancien, est lui-même construit des débris d’un plus ancien édifice ; ainsi ces mêmes pierres, ces hiéroglyphes, ces couleurs, pourraient avoir deux fois l’âge du temple : et de combien de siècles encore ne faudra-t-il pas remonter dans le passé pour arriver à l’origine de ces arts et de la civilisation, qu’ils supposent !

Les salles intérieures sont tout-à-fait obscures, ou ne reçoivent un peu de clarté que par de très-petites ouvertures : il faut se munir de flambeaux pour y pénétrer. On traverse successivement trois grandes salles qui communiquent à diverses chambres latérales, avant d’arriver au sanctuaire placé au fond du temple ; l’odeur forte et piquante que l’on y respire, est celle des chauve-souris, les seuls êtres vivans qui habitent actuellement cette enceinte. Ces trois salles, le sanctuaire, et toutes les autres salles du temple, sont sculptés comme le portique. Les sculptures, d’un relief extrêmement bas, distribuées par tableaux entoures de leurs légendes hiéroglyphiques, représentent presque toutes des scènes religieuses, des offrandes, des sacrifices, des initiations, dont on devine au moins le sens apparent ; mais plusieurs autres ne semblent que bizarres, et font désespérer qu’on puisse jamais en comprendre la signification. Les plafonds sont autant sculptés que les murs, et il est impossible de découvrir une seule surface sans décorations. Il n’est aucune pierre du temple qui ne soit ornée de sculptures religieuses, couverte de l’écriture sacrée, et peinte de diverses couleurs. La moindre partie de l’édifice était en quelque sorte sainte, et il suffisait d’y jeter le regard pour en recevoir une impression religieuse. Il est difficile de concevoir jusqu’à quel point un peuple naturellement porté aux sentimens de piété, et chez lequel toutes les institutions et jusqu’aux arts d’agrément concouraient ainsi vers un même but, devait ressentir l’effet de tant de moyens réunis.

Au fond du sanctuaire, on voit un bloc de granit tout couvert de sculptures, et dans lequel est taillée une niche carrée, propre à former une sorte de cage : c’était celle de l’épervier sacré. On sait qu’il y avait dans l’île de Philæ un temple où Osiris était particulièrement adoré sous la forme de cet oiseau. Combien d’hommes ont sans doute, autrefois, fait des vœux ardens pour arriver jusqu’à ce tabernacle mystérieux, et ne s’en fussent approchés qu’avec une sainte terreur ! Voyez aujourd’hui quel abandon, quelle solitude ; comme ces murs sont noirs et couverts de poussière ! On ne marche qu’au milieu des pierres et des décombres ; ils obstruent les passages ; ils empêchent de pénétrer dans celui qui excite le plus la curiosité, dans ce corridor si étroit pratiqué dans l’épaisseur du mur. C’était par-là, sans doute, que s’introduisait le prêtre qui parlait pour le dieu et rendait les oracles.

Dans une des salles, on trouve un escalier qui mène sur la terrasse du temple. Ici même, sur ce temple, encore des décombres et des amoncellemens de terre ! Cette terrasse a été un petit village que les Barâbras ont construit, habité et abandonné. C’était, sans doute, pour se défendre contre quelques ennemis, que les Nubiens de l’île de Philæ avaient choisi leur demeure sur ce monument, et non dans la vue d’éviter les inondations, puisque jamais les plus hautes ne submergent le terrain de l’île.

On trouve également des maisons de terre au-dehors et au pied des murs du temple : elles seules déforment l’extérieur des édifices et déguisent leur véritable hauteur ; car ils ne sont point enterrés sous le sol de l’île, qui, depuis long-temps, paraît n’avoir éprouvé aucun exhaussement. Cet extérieur des édifices offre ici, vers le milieu du jour, un aspect remarquable, et qui est dû au voisinage du tropique : dès que le soleil est un peu élevé, les corniches projettent de longues ombres qui descendent de plus en plus sur les murs des monumens ; et vers midi, le soleil étant à plomb, toutes les faces des édifices sont presque entièrement dans l’ombre. À cette heure, quel calme règne dans ces climats ardens ! L’air n’y est agité par aucun souffle, et les eaux dans leur cours produisent seules quelque mouvement. Au milieu de ce repos général, il n’y a que l’active curiosité des Européens qui puisse encore trouver assez d’énergie pour braver les ardeurs du midi, quand les naturels même cherchent partout les abris et le repos.

Le petit temple que nous avons laissé à notre gauche, en allant du premier au second pylône, diffère beaucoup du temple d’Osiris. Une galerie de colonnes l’entoure de trois côtés ; au-devant est un portique de quatre colonnes, qui offre en petit la disposition de presque tous les autres portiques égyptiens. Ce qui distingue ces portiques de ceux que nous avons imités des Grecs et des Romains, c’est qu’ils sont fermés latéralement, et que tous les entre-colonnemens de la façade (à l’exception de celui du milieu, qui est ouvert jusqu’en bas, et forme l’unique porte d’entrée) sont fermés par un mur jusqu’au tiers et quelquefois jusqu’à la moitié de leur hauteur. Ces entre-colonnemens extérieurs sont par-là transformés, pour ainsi dire, en fenêtres. Il résulte de cette disposition, qui, sans doute, avait son motif dans les rites égyptiens, un effet très-mystérieux dans l’intérieur des portiques ; mais ce motif nous est actuellement si étranger, que le premier désir que nous éprouvons, c’est de voir ces murs d’entre-colonnement supprimés, afin de jouir de toute la hauteur des colonnes, dont la proportion est d’ailleurs peu élancée.

Au reste, on s’accoutume bientôt à ne point chercher l’élégance grecque dans l’architecture égyptienne : son caractère est plus grave ; la solidité, la durée, en étaient le but principal. On y trouve la simplicité dans l’ensemble, la variété dans les détails, et de l’unité dans toutes les parties. C’est manifestement sur cette architecture que les Grecs ont formé la leur ; et comme ils avaient pris leur religion en Égypte, ils y avaient pris aussi la distribution des temples. Celui qui nous occupe est du genre de ceux qu’ils avaient particulièrement imités. On ne peut méconnaître, même dans les détails de l’architecture des Grecs, l’imitation de celle des bords du Nil, en comparant le chapiteau décoré de feuilles de palmier et le chapiteau corinthien entouré de feuilles d’acanthe. L’idée toute entière de ce beau chapiteau grec est dans celui des Égyptiens ; et, quelqu’ingénieuse que soit la fable de Callimaque, l’emprunt est manifeste.

Le petit temple n’est pas moins riche de sculpture que le temple d’Osiris : les figures qu’on y a le plus fréquemment représentées sont celles d’Isis et de son fils Horus. La tête d’Isis est aussi sculptée en relief sur les quatre faces des dés qui surmontent les chapiteaux ; et l’on ne saurait douter que ce temple n’ait été consacré à Isis ou à Horus, et peut-être à tous les deux à-la-fois.

Ce petit édifice n’a éprouvé aucune dégradation, et semble tout neuf. Il est certainement construit postérieurement au grand temple ; mais il est difficile d’assigner avec quelque précision la différence des âges d’après la seule différence de conservation. Mille ans d’antériorité sont peu sensibles entre des édifices qui ont certainement plusieurs milliers d’années, et qui cependant sont encore si bien conservés.

La destruction successive des maisons de terre qui ont été construites sous le portique du temple d’Isis en a tellement élevé le sol, que les colonnes y sont enfoncées jusqu’au quart de leur hauteur. On voit aussi en dehors, entre les colonnes de la galerie, des restes de murs qui l’interrompent, et forment des chambres séparées de différentes grandeurs : ils sont construits les uns en briques, les autres en pierres liées avec de la chaux, et ils devaient avoir quelque solidité ; néanmoins, ils sont, presque tous écroulés, et leurs débris empêchent de voir le pied des colonnes. Ces constructions, qui ne ressemblent point aux huttes en terre des Nubiens, seraient-elles les maisons bâties par la garnison romaine ? ou seraient-elles l’ouvrage des Chrétiens qui, pendant long-temps, habitèrent en Égypte les grottes sépulcrales et les temples abandonnés ?

Nous avons parcouru les principaux édifices qui ont entre eux une dépendance mutuelle ; il en existe quelques autres sur la surface de l’île.

À quelque distance des temples, sur le bord du quai, subsiste encore une salle isolée, reste d’un édifice plus considérable. Les sculptures qui la décorent sont relatives à la mort d’Osiris ; et il est curieux de retrouver ici la représentation de cette fable sacrée, sachant que la mythologie égyptienne plaçait le tombeau d’Osiris dans l’île de Philæ. Cette salle renferme aussi plusieurs noms, plusieurs inscriptions cursives, parmi lesquelles il y en a de fort anciennes. On en remarque surtout une, au plafond, tracée avec de l’encre rouge, en plusieurs lignes, en caractères inconnus. Nous avons vu, sur d’autres monumens de l’île, des inscriptions cursives, grecques et latines ; d’autres écrites dans nos caractères européens. On trouve encore ici des noms et des sentences écrites en arabe. L’île de Philae réunit dans ses inscriptions bien des âges et bien des peuples différens ; et, sous ce seul rapport, elle serait déjà un des points les plus curieux de l’Égypte.

Il reste peu de constructions dans le nord de l’île, formé des dépôts limoneux du fleuve ; il est cultivé dans quelques endroits, les seuls, qui ne soient pas occupés par des décombres. Au milieu de cette partie de l’île, un pan de muraille est resté seul debout : il est de construction grecque ou romaine, décoré des triglyphes de l’ordre dorique, et bâti des débris de quelque monument égyptien. Un autre édifice romain, voisin de celui-ci, n’a point été achevé ; mais il est aisé d’y reconnaître un petit arc de triomphe. L’espace qui s’étend entre cet arc et les temples a été occupé par plusieurs constructions, mais qui ne paraissent pas avoir formé de grands monumens : les unes, démolies jusqu’à rase terre, semblent des plans tracés sur le sol ; d’autres ne se devinent plus que sous des monceaux de pierre et de poussière ; mais au-delà, en continuant de revenir vers le midi, on se trouve au pied de cet édifice percé à jour, qui frappe le premier la vue quand on découvre l’île.

C’est par sa blancheur, et surtout par son élégance, que cet édifice se fait ainsi remarquer. Les colonnes qui le composent, engagées dans des murs jusqu’au tiers de leur hauteur, forment une enceinte carrée, sans plafond, où l’on entre par deux portes opposées. Ces colonnes ne sont pas plus élancées que celles des autres temples, mais elles sont surmontées d’un dé égal au quart de leur hauteur ; ce qui donne à l’ensemble de l’édifice un air de légèreté qui contraste avec la proportion ordinaire des monumens.

Celui-ci n’est sculpté que dans quelques-unes de ses parties : il est manifeste qu’il n’a point été achevé, et l’on saisit avec une sorte d’empressement cette occasion d’étudier les procédés des Égyptiens dans la taille des pierres et dans la préparation des sculptures.

Cet édifice est, comme tous ceux de l’île, environné de quelques maisons de Barâbras, construites en briques non cuites, ou seulement en terre. Néanmoins, ce beau monument n’est point enfoui dans les masures : les colonnes sont découvertes jusqu’à la base ; circonstance rare en Égypte, où l’élévation annuelle du sol et la destruction rapide des habitations modernes enterrent de plus en plus les anciens édifices, et les enfouissent tout entiers sans les détruire.

Après avoir parcouru tout l’intérieur de l’île, il reste encore à visiter au dehors une petite construction égyptienne placée sur la rive gauche du fleuve, dans une anse entre les rochers. On y voit les débris d’un quai, plus loin les restes d’une porte et quelques colonnes. Des pierres et des décombres entourent ces vestiges, qui doivent être ceux d’un petit temple. Le terrain environnant est formé des dépôts limoneux du fleuve : ces dépôts, quoique placés entre des rocs dépouillés, ont la même fertilité que le sol de l’Égypte. Les Barâbras du voisinage les cultivent ; et les palmiers, qui sont leur plus grande richesse, y deviennent très-beaux et très-productifs.

Le Nil nous offre ici un spectacle qui, au récit des voyageurs et des naturels du pays, est le même dans un espace de plus de cinquante lieues en s’avançant dans la Nubie : des rochers arides, entre lesquels roulent les eaux du fleuve ; et parmi ces rochers, dans toutes les anses un peu profondes, une famille de Nubiens, ou quelquefois un petit village, selon que les terres du voisinage ont une plus petite ou une plus grande étendue. Ces pauvres Nubiens, honnêtes et sobres, possèdent peu de bestiaux, et vivent du produit de leur pêche, des petites récoltes de grains qu’ils font chaque année, et des dattes de leurs palmiers ; mais ils ne consomment que la plus petite partie de ce fruit, et envoient le surplus dans la riche vallée de l’Égypte. C’est là tout leur commerce, tout ce qui leur donne le moyen d’avoir quelques vêtemens et de renouveler les instrumens nécessaires à la culture.

Plus on réfléchit sur la pauvreté de ce pays, plus on examine la nudité des rochers, le peu de culture qui les entoure, et la petite population de cette contrée, qui a toujours été ce qu’elle est aujourd’hui, et plus on doit s’étonner de trouver dans l’île de Philae des constructions qui attestent tant de puissance dans le peuple qui les a élevées, et supposent l’emploi de tant de bras. Cette petite île sera long-temps remarquable sur la terre ; long-temps elle excitera une juste curiosité à l’égard du peuple égyptien, qui est venu placer des temples aussi grands au-delà des cataractes, au milieu des rochers, et qui, dans une contrée presque déserte, a construit des édifices aussi beaux, aussi riches et d’une aussi parfaite exécution que s’il les eût élevés au milieu de sa capitale.

Mais l’on n’aurait pris de ces étonnantes constructions qu’une idée bien imparfaite, si l’on s’en tenait à l’aperçu qui résulte d’un premier coup-d’œil. C’est en les considérant dans leurs détails, en faisant de fréquens rapprochemens et des comparaisons multipliées, que l’on peut obtenir quelques règles générales sur l’ordonnance des édifices, et que l’on peut rencontrer quelques-unes des idées du peuple qui les a construits. C’est surtout dans les sculptures qu’il est possible d’étudier sa religion, et de saisir quelques traits de ses usages et de ses mœurs. Il faut donc actuellement examiner, observer avec détail, dans chaque temple, dans chaque édifice, cette architecture, ces bas-reliefs et tous ces ouvrages que nous n’avons fait qu’apercevoir.

Cet examen va faire le sujet des paragraphes suivans.

  1. Ce mot est formé de πύλων, qu’a employé Diodore de Sicile dans la description du tombeau d’Osymaudias, et que les traducteurs ont mal-à-propos rendu par celui d’atrium. Il est évident qu’il faut entendre, par ce mot, l’ensemble de la parte et des deux massifs qui l’accompagnent. Voyez la Description d’Edfoû, chap. V., §. II. E. J.
  2. Cent dix-huit pieds.
  3. Cinquante-quatre pieds.
  4. Elles ont sept mètres (vingt-un pieds) de hauteur.
  5. Cinq mille quatre cents pieds carrés
  6. Voyez le Mémoire sur les inscriptions recueillies en Égypte par M. E. Jomard.
  7. Il s’est glissé quelques erreurs dans les nombres qu’on a tracés sur la muraille. Ces erreurs sont rectifiées dans le tableau qui termine le mémoire de M.  Nouet, ayant pour titre : Observations astronomiques faites en Égypte. E. M., tome I, page 1.