Description de l’Égypte (2nde édition)/Tome 1/Chapitre II/Section I/Paragraphe 1

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CHAPITRE DEUXIÈME.


DESCRIPTION
DE SYÈNE ET DES CATARACTES,

Par E. JOMARD.

Section première.
De Syène et de ses environs.

§. I. De la position géographique de Syène.


Le voisinage du tropique, et la mesure de la terre attribuée à Ératosthène, ont donné à Syène une telle célébrité, que personne n’ignore le nom ni la position de cette ville. Ceux qui ont le moins de notions sur l’Égypte ont entendu parler du puits de Syène, qui, le jour du solstice d’été, à midi, était éclairé en entier par la lumière du soleil[1]. C’est dans cette ville, dit-on, que Juvénal fut exilé, après avoir insulté le comédien Pâris, cher à Domitien[2]. Pour un homme accoutumé aux délices du climat de l’Italie et au spectacle de la capitale du monde, quel séjour qu’une ville ruinée comme était Syène au temps de Juvénal, un lieu environné de toutes parts de rochers nus et rembrunis, un ciel embrasé, jamais tempéré par une goutte de pluie ! Martial a caractérisé en un seul vers cette aridité et cette couleur sombre du sol :

Scis quoties Phario madeat Jove fusca Syene[3].

Mais ce lieu si âpre, et presque inhabitable aux Européens, était pour les géographes un des points les plus importans du globe : il a servi à Ératosthène, à Hipparque, à Strabon et à Ptolémée, de point de départ pour déterminer la position des lieux de la terre. C’était, dans l’antiquité, la seule ville placée sous cette ligne qui sépare la zone torride de celle que nous habitons, et qui ne traversait sur le globe aucun autre site remarquable que les embouchures de l’Indus et du Gange. De nos jours même, on ne peut citer que Chandernagor et Canton en Asie, et la Havane aux Antilles, qui soient aussi près de cette ligne que Syène l’est aujourd’hui : je ne parle pas d’Yanbo ni des îles Sandwich, ou autres lieux sans importance.

Depuis deux à trois siècles, les critiques ont fait un grand nombre de recherches pour déterminer l’étendue de l’Égypte par la mesure d’Ératosthène, et réciproquement pour apprécier cette mesure de la terre par la longueur de l’Égypte ; mais, comme ils n’ont pas connu la vraie situation géographique de Syène, ils erraient dans un cercle vicieux, et il manquait à leurs recherches la base principale. Le vœu des savans est enfin rempli ; cette position, telle qu’elle vient d’être déterminée par les observations astronomiques de M. Nouet, est de 24° 5′ 23″ pour la latitude, et de 30° 34′ 49″ pour la longitude au méridien de Paris. Les uns (et le célèbre d’Anville est de ce nombre), suivant le sentiment de Ptolémée, supposaient Syène à environ 15′, ou près de sept lieues, plus au sud qu’elle n’est réellement ; ce qui allongeait d’autant l’étendue de l’Égypte : les autres regardaient cette ville comme directement placée sous le tropique, et diminuaient encore plus sa latitude, trompés par la tradition immémoriale du puits de Syène, et ignorant ou contestant la variation de l’écliptique : d’autres enfin ne faisaient pas attention que le phénomène de l’absorption de l’ombre n’est point borné à une ligne mathématique, mais qu’il a lieu pour toute une zone terrestre correspondante au diamètre du soleil, c’est-à-dire, de plus d’un demi-degré de largeur.

Cette dernière circonstance, qui pourtant n’était pas ignorée des anciens[4], est sans doute la cause qui a maintenu l’opinion que Syène était sous le tropique, plus de trois mille ans après que cette ville avait cessé d’y répondre, et même de nos jours. Au deuxième siècle de l’ère vulgaire, le bord septentrional du soleil atteignait encore au zénith de Syène le jour du solstice d’été ; qui suffisait pour que l’ombre y fût nulle, ainsi que le rapporte Arrien, qui écrivait vers l’an 120 de J.-C. En effet, l’obliquité de l’écliptique devait être alors de 23° 49′ 25″ en partant de l’observation d’Hipparque[5] et de la variation calculée approximativement pour cette époque : si l’on y ajoute le demi-diamètre moyen du soleil ou 15′ 57″, on trouve 24° 5′ 22″ ; ce qui est, à 1″ près, la latitude de Syène. À plus forte raison les écrivains antérieurs, tels que Plutarque, Pline, Lucain, Hipparque et Ératosthène, étaient-ils fondés à dire que le style ne donnait point d’ombre à Syène, le jour du solstice[6]. Quant à Ptolémée, Pausanias, et enfin Ammien Marcellin, qui écrivait au quatrième siècle, il est facile de concevoir comment ils ont rapporté le même fait, soit qu’ils s’en fussent tenus à une tradition accréditée, soit même que de leur temps on observât encore le gnomon à Syène ; car un rayon vertical, ne déviant que de 2 à 3 minutes, ne devait produire qu’une ombre absolument insensible à l’œil.

Aujourd’hui le tropique est bien plus rapproché de l’équateur, et sa distance à Syène est de 37′ 23″ au sud, ou de plus de quinze lieues et demie ; le limbe du soleil n’arrive qu’à 21′ 3″ du zénith de cette ville : d’où il résulte qu’au solstice d’été l’ombre y est encore très-peu sensible ; car elle n’équivaut qu’à une quatre-centième partie environ. Un style de vingt mètres de haut ne produirait qu’une ombre de cinq centimètres, ou moindre encore à raison de la pénombre ; mais si l’on pouvait observer à l’ancien puits de Syène, on n’en verrait plus qu’une moitié d’éclairée.

L’observation récente excède donc toutes les hauteurs qu’on avait jusqu’ici attribuées à cette ville. Parmi les anciens, c’est Ptolémée qui en avait le plus réduit la latitude, en la fixant à 23° 51′. Hipparque, qui comptait seize mille huit cents stades de l’équateur à Syène[7], et dans un degré sept cents stades, se rapprochait davantage de la vérité ; car ce compte suppose 24° de latitude à mesure que l’obliquité de l’écliptique diminuait, cette latitude était toujours supposée de plus en plus petite, par le préjugé qui attachait, en quelque sorte, Syène au tropique[8]. La conséquence de ce fait, et de la plus grande latitude de Syène aujourd’hui bien reconnue, c’est que l’origine de cette tradition astronomique remonte à une époque d’autant plus reculée, c’est-à-dire, à plus de trente siècles avant l’ère vulgaire ; c’est la plus ancienne observation du solstice dont le souvenir soit parvenu jusqu’à nous.

Ce n’est pas ici le lieu de rechercher comment, de la position de Syène, Ératosthène a conclu la longueur de l’arc du méridien en Égypte, ni d’apprécier la mesure que ce résultat lui a fournie pour la circonférence du globe : cette recherche demande un travail particulier. Je ne ferai qu’une observation : c’est que l’on a supposé trop légèrement que cet habile homme avait exécuté en effet une mesure de la terre, sans qu’il y ait à cet égard aucune preuve historique[9]. D’une observation de hauteur qu’il aura pu faire à Alexandrie, et d’un calcul tiré de l’arpentage de l’Égypte, arpentage que l’on avait fait bien avant l’époque des Grecs, il y a loin à une mesure actuelle effectuée sur le terrain, et telle qu’une recherche pareille la suppose[10]. On a été jusqu’à lui attribuer le puits de Syène ; mais, s’il fût allé jusqu’à cette ville pour le faire creuser, il aurait sans doute renoncé à son dessein en s’apercevant que le centre du soleil solsticial s’y écartait d’environ un quart de degré, et il serait allé creuser ce puits à six ou sept lieues plus au sud. Mais, indépendamment de ce motif, il faut observer qu’aucun auteur ne rapporte qu’il ait présidé en effet à une mesure de l’arc terrestre, ni qu’il soit allé à Syène, encore moins qu’il ait fait exécuter le puits qui a eu tant de célébrité. Il n’est pas douteux que cet ouvrage appartient à des astronomes plus anciens qu’Ératosthène, et qu’il date du temps où le tropique d’été passait par cette ville extrême de l’Égypte[11].

Comme la distance d’Asouân au tropique est fort considérable, il n’est peut-être pas hors de propos de faire voir ici que ce nom moderne d’Asouân répond très-bien à celui de Syène (Συήνη) ; ce qui confirme l’induction qu’on peut tirer du voisinage d’Éléphantine et des cataractes, et des autres preuves géographiques. Asouân est dans le cas d’Achmim, d’Abousir, et de plusieurs autres noms que je pourrais citer : je pense que les Arabes ont ajouté par euphonie l’élif initial à différens noms égyptiens ou grecs ; de manière que, pour découvrir ces noms anciens, il faudrait lire ainsi les nouveaux : A-Souân, A-Chmim, A-Bousir, etc. Mais ces remarques étymologiques appartiennent aux mémoires sur la géographie comparée.

  1. Traduit in Syene oppido….. solstitii die medio, nullam umbram jack, puteumque ejus, experimenti gratia factum, totum illuminari (Pl., Hist. nat., l. 11, c73). Voyez aussi Strabon, Héliodore, etc.
  2. Plusieurs prétendent qu’il fut relégué dans l’Oasis, et qu'il y mourut. On cite aussi parmi les Romains un certain Maurus Terentianus, auteur d'un poème sur les mètres de la poésie latine, lequel vécut à Syène et en fut gouverneur.
  3. Martial, Épigramm. lib. IX, epigr. 36.
  4. Selon Cléomède, l’espace où les ombres sont nulles quand le soleil est au zénith, a trois cents stades d’étendue ; ce qui fait 30 minutes, en prenant le stade de 600 au degré (Meteor. lib. 1).
  5. Cette observation est de 23° 51′ 20″.
  6. M. de la Nauze est, je crois, le premier et le seul qui ait donné une explication analogue ; mais il se trompait sur la diminution séculaire de l’obliquité, qu’il estimait à plus de 66″, tandis qu’aujourd’hui elle n’est que de 50″, bien que supérieure à celle d’autrefois. Il s’est également trompé sur la latitude de Syène, qu’il ne fait que de 23° 59′ 20″, erreur qui compense à peu près l’autre (voy. les Mémoires de l’Académie des inscript. et belles-lettres, t. XLIII, in-12)
  7. Strab., Geogr. Paris, 1620 ; lib. 11, pag. 114.
  8. De tous les modernes, c’est Bruce qui a le moins mal fixé cette position, en lui donnant 24° 0′ 45″.
  9. Pline se sert de l’expression de prodidit (a publié), en parlant de cette mesure d’Ératosthène (l. ii, c. 108).
  10. Voyez la Description d’Ombos, chap. iv, §. iii.
  11. Les expressions de Strabon font voir que ce puits avait été creusé pour connaître le jour du solstice : Ἐν δὲ τῇ Συήνῃ, ϰαὶ τὸ Φρέαρ ἐστὶ τὸ διασημαῖνον τὰς θερινὰς τροπὰςGeograph. Paris, 1620 ; lib. xvii, p. 817. Les bornes de cette description ne permettent pas d’entrer dans de plus grands développemens ; je les réserve pour un autre écrit consacré au système métrique des anciens Égyptiens, écrit qui fait l’une des bases de mon travail sur la géographie comparée de l’Égypte. Dans cet écrit, je cherche à établir les points suivans :

    1o. Il a été fait à une époque très-reculée une mesure du degré terrestre en Égypte et de la circonférence du globe.

    2o. Une partie aliquote de cette circonférence a été choisie pour former l’unité des mesures nationales, et l’on a établi sur cette base un système complet de mesures linéaires et agraires.

    3o. On a conservé, dans l’institution du système métrique, la division duodécimale et sexagésimale, qui est propre aux mesures naturelles du corps humain, mesures qui avaient cours antérieurement à l’institution.

    4o. Les Égyptiens ont consacré leur système de mesures dans de grands monumens, qui ont servi à le transmettre à la postérité.

    5o. Enfin les Grecs, les Hébreux et les Arabes ont emprunté à l’Égypte ancienne une partie de ses mesures géographiques et civiles.

    À ce mémoire sont joints douze tableaux des mesures comparées tirées des auteurs originaux, avec leur valeur en mètres, et enfin des recherches étymologiques sur les dénominations des mesures.

    Pour donner une idée de l’ordre établi dans cette division métrique, je rapporterai seulement ici les principaux termes de l’échelle.

    Le sexagésime, grande mesure géographique, fait 6 degrés, 60 schœnes égyptiens, etc.

    Le degré fait 10 schœnes, 60 milles, etc.

    Le schœne fait 6 milles, 60 stades, etc.

    Le mille fait 10 stades, 60 plèthres, etc.

    Le stade fait 6 plèthres, 60 cannes, etc.

    Le plèthre fait 10 cannes, etc., etc.

    Par conséquent les valeurs successives de ces mesures sont de six degrés, un degré ; six minutes, une minute ; six secondes, une seconde ; six tierces, etc.