Description de l’Égypte (2nde édition)/Tome 1/Chapitre II/Section I/Paragraphe 2

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§. II. De la ville ancienne et de la ville moderne.

L’emplacement de l’antique Syène était au sud-ouest de la ville moderne, borné par le Nil, d’une part, et, de l’autre, par les rochers de granit ; son assiette occupait le penchant de la montagne, contre l’ordinaire des villes égyptiennes. Déjà ruinée à l’époque de la conquête des Arabes, elle perdit beaucoup de son étendue par l’enceinte que ces derniers bâtirent à trois cents mètres[1] en arrière, avec de larges fossés extérieurs et intérieurs. Cette enceinte est double et fortifiée suivant le système d’Alexandrie Arabe : elle a été fondée en général sur le rocher nu, et on l’a assujettie à suiwe les mouvemens de la montagne ; une de ses faces est construite à pic sur le bord du fleuve. La muraille est encore bien conservée ; elle est bâtie toute entière en fragmens de granit, débris provenus des anciennes exploitations. Quand on est au couchant de Syène ou sur la route de l’île de Philæ, on aperçoit avec étonnement cette longue enceinte toute ffanquée de bastions et de tours carrées, et, ce qui est plus curieux, toute composée de pierres de couleur rosé, noire ou rougeâtre, diversement arrangées et présentant dans leurs nuances toutes les variétés du beau granit oriental.

Un autre spectacle encore plus rare en Égypte, est celui des vestiges de bâtimens qui occupent la plus haute partie de la ville auprès du fleuve[2]. Ces grands pans de murailles distribués par étages, ces nombreux palmiers sortant du granit, cet amas de rochers et de ruines dont les couleurs se confondent, enfin cet horizon borné à chaque pas, forment un coup-d’œil que ce pays n’offre nulle part, puisqu’il ne s’y trouve presque jamais d’habitations sur les hauteurs, que les arbres y occupent toujours un sol uni et de niveau, et que l’horizon y est partout découvert. En général, tout ce quartier de l’Égypte a un aspect singulièrement pittoresque, et d’autant plus remarqué par les voyageurs, qu’il diffère plus de l’aspect ordinaire. Les montagnes rembrunies que l’on foule aux pieds ou qui frappent la vue sur tous les points, et les masses de granit qui s’élèvent à la surface du fleuve, ajoutent beaucoup à l’effet du tableau. Si l’on vient à détacher un éclat de ces roches si colorées, on voit avec surprise le ton rose et brillant que la cassure a mis à découvert ; on se demande si c’est à l’action de l’air, ou bien à celle du soleil, que la surface doit sa couleur brune et foncée. Mais que pourrait produire sur une matière aussi dure un air toujours sec ? et quant à la chaleur, on ne saurait lui attribuer cet effet qu’à l’aide d’un temps prodigieux ; car les hiéroglyphes tracés sur ces pierres depuis un si long temps sont encore d’un rose assez vif.

Les Égyptiens ont couvert de sculptures et d’hiéroglyphes les surfaces lisses des rochers dans tous les environs de Syène, principalement les blocs qui sont à pic et baignés par les eaux ; ces sculptures sont différemment grandes, et creusées plus ou moins profondément. Il y en a qui représentent des figures de dieux au fond d’une espèce de niche ; d’autres, des sacrifices et des offrandes ; mais toutes annoncent, comme à Philæ, le soin et la peine qu’il a fallu prendre pour les exécuter. On a sculpté de la même manière les blocs de l’île d’Éléphantine, qui est en face. Il serait curieux de découvrir le sens des inscriptions, qui peut-être n’ont pas toutes un objet religieux, et qui pourraient bien avoir trait à l’exploitation des grands massifs où on les a tracées. Ces rochers du bord du Nil sont encore plus noirs que les autres ; et le frottement des eaux leur a donné un luisant et une sorte de poli particulier, qu’on ne peut se représenter parfaitement qu’après l’avoir vu sur les lieux.

L’intérieur de l’enceinte de la ville arabe est rempli de décombres accumulés sur les blocs de granit où cette ville était assise : sa longueur est de sept à huit cents mètres. C’est vers le midi qu’est le chemin qui conduit de Syène à l’île de Philæ. Au levant, on y remarque une butte très-haute, sur laquelle l’armée française avait élevé un fort ; au-dessous, un temple égyptien, presque enseveli sous la poussière et les ruines, et plus bas, des colonnes de granit isolées, ouvrage plus récent ; enfin, vers le nord, une construction que l’on croit romaine ; elle est dirigée vers le bord du Nil, où elle finit par un bâtiment carré, analogue à celui qui termine l’aqueduc du Kaire[3]. Du côté du nord, cette ville était bornée par le fleuve, et bâtie sur une pente douce, qui aujourd’hui est toute remplie de dattiers. La plage est couverte de sable et de limon que le Nil y dépose pendant le débordement. On y trouve plusieurs arbustes dignes d’attention[4] : l’un est une grande espèce d’asclépias, qu’on a surnommée gigantea, dont les fruits sont sphériques et vésiculeux et de quatre pouces de grosseur, très-commune dans les sables d’Ombos, dans les déserts du Fayoum et dans tous les lieux très-arides ; l’autre est une espèce d’acacia de la hauteur de cinq à six pieds, remarquable par ses belles fleurs violettes, par ses globes de fruits velus et d’un jaune doré, surtout par la propriété sensitive dont il jouit à un très-haut degré. Dès que l’on en touche une branche, les pinnules des feuilles se rapprochent à l’instant, puis les feuilles s’abaissent, enfin tout le rameau s’incline : il faut plusieurs minutes pour que la branche reprenne son premier état ; elle se relève lentement, ensuite ses feuilles se redressent, et les folioles se rouvrent[5]. Les habitans connaissent très-bien cette propriété singulière ; mais ils l’attribuent à une influence magique. J’ai entendu l’un d’eux qui, en touchant l’arbrisseau, lui adressait ces paroles d’un ton fort grave : Yâ chagar el-habâs, yâ kell mangé, yâ kell fâs (Habâs est le nom de la plante). Tels sont les mots sacrés qui doivent produire le phénomène[6].

Je viens de conduire le lecteur à travers la ville des Arabes, et j’ai dit que la ville antique avait presque entièrement disparu sous les constructions du premier siècle de l’islamisme. Ces dernières, à leur tour, se sont écroulées et n’offrent plus que des débris. Déjà celles des Romains, bâties sur les ruines de la ville égyptienne, avaient elles-mêmes subi un pareil sort. C’est ainsi qu’à Syène, plus que partout ailleurs, on voit se succéder les peuples et les âges divers ; chaque peuple, chaque génération, a laissé des traces de son existence ou de son passage ; et ce mélange confus offre un chaos à l’œil, un aliment à la curiosité, un champ vaste à la méditation.

À la ville arabe a succédé la ville moderne, que l’on croit bâtie du temps de Selym. Son emplacement est plus à l’est et dans un fond ; elle est entourée, au nord-est, d’un bois de dattiers, et de jardins qui s’étendent très-loin sur une plage basse, marécageuse après l’inondation ; au midi est la montagne, escarpée et toute remplie de carrières ; au levant, un grand espace occupé par des maisons rasées jusqu’au sol : la longueur de la ville est d’environ huit cents mètres ou quatre cents toises. C’est en terre que sont généralement bâties les maisons de la ville : on remarque dans beaucoup de maisons des voûtes au lieu de planchers, et ces voûtes n’ont qu’un seul rang de briques ; ce qui n’empêche pas qu’elles ne subsistent très-long-temps.

Le port où s’arrêtent les barques du Kaire est assez vaste, et fermé d’un côté par des écueils. Les habitans font principalement le commerce des dattes ; on envoie ces fruits au Kaire, avec le séné qui vient du pays supérieur, et qu’on transporte en barque jusqu’aux cataractes, puis de là jusqu’à Syène à dos de chameau. Le commerce de dattes est assez considérable pour faire subsister la ville : cependant la misère des habitans y paraît grande ; la plupart marchent presque sans vêtemens, et l’on rencontre à chaque pas des enfans totalement nus. Il est vrai que l’extrême chaleur du climat et la paresse excessive des naturels favorisent beaucoup cette habitude et ce goût de la nudité ; aussi ont-ils tout le corps basané comme le visage, à un point tel que leur teint approche beaucoup de la couleur des nègres, autant que la physionomie des uns diffère de celle des autres. La population paraît avoir été considérable dans cette ville, à en juger par le nombre des tombeaux qui l’environnent.

Je laisse à d’autres à traiter plus en détail de Syène moderne et de son commerce, dont les voyageurs, et Pococke surtout, ont déjà parlé : dans cette description des antiquités, nous ne rapportons, de la situation actuelle des lieux, que ce qui peut fournir des rapprochemens utiles avec l’état ancien.

  1. Cent cinquante-quatre toises.
  2. Voyez pl. 30, fig 4.
  3. Voyez pl. 31, et pl. 32, fig. 2.
  4. Voyez pl. 30, fig. 4.
  5. C’est la même plante que Bruce appelle Ergett el-Krone, et qu’il a trouvée en Abyssinie (voyez la pl. 7 de l’atlas du Voyage de Bruce).
  6. J’ai communiqué cette phrase arabe à M. Raige, qui a bien voulu m’en donner l’orthographe. Les premiers mots veulent dire, Ô arbre abyssinien ; ce qui est une expression juste : le reste n’a pas un sens relatif à la propriété de l’arbrisseau.