Description de l’Égypte (2nde édition)/Tome 1/Chapitre V/Paragraphe 5

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§. V. Recherches sur l’objet du grand temple et sur l’époque de sa fondation, appuyées par l’examen des tableaux symboliques.

Nous avons décrit en détail toutes les parties du grand temple d’Edfoû, et nous n’avons rien dit de son objet. Quel était le culte qu’on y observait ? à laquelle des divinités de l’Égypte était-il consacré ? quel était l’usage de tous ces couloirs mystérieux ? Le lecteur s’est déjà fait toutes ces questions ; mais comment aurions-nous la témérité d’y répondre, et l’espérance d’y satisfaire, s’il est vrai que, pour faire juger de la religion de l’ancienne Égypte, et en faire concevoir une opinion saine il faudrait exposer tout l’ensemble des lois, de la philosophie et des mœurs du pays ? Ainsi qu’il y avait un lien commun entre toutes ces choses, que le même esprit, les mêmes arts, les mêmes principes, ont fait élever partout (quoiqu’à des époques très-éloignées) des monumens tout semblables, ainsi je pense qu’on ne saurait expliquer le culte d’un temple sans expliquer le culte de tous. Rien ne me semble plus absurde, quoi qu’on ait dit à ce sujet, que de voir uniquement dans cette religion le culte le plus grossier rendu aux animaux, et d’imaginer qu’ici un crocodile était l’objet de l’adoration, là un chacal, plus loin un singe, et ainsi de province en province. À qui persuadera-t-on que le magnifique temple que je viens de décrire ait été élevé en l’honneur d’une brute, sans autre objet que d’y brûler perpétuellement de l’encens devant elle, et de faire tomber une province entière à ses pieds ? Quoi ! les mêmes hommes qui avaient perfectionné la civilisation à un si haut degré, qui avaient des notions étendues sur le système cosmique, et qui cultivaient toutes les sciences naturelles, auraient été livrés à une aussi vile superstition, que désavouerait la plus profonde ignorance[1] ?

Sans chercher ici à lever le voile qui enveloppe ces antiques mystères, et pour revenir à mon sujet, je me bornerai à dire que le temple d’Edfoû, comme tous les grands temples d’Égypte, me semble un véritable Panthéon, où étaient honorés tous les dieux du pays, c’est-à-dire tous les attributs qui caractérisent les deux grandes divinités : Osiris, emblème à-la-fois du feu, de l’air et de l’eau, image de l’astre du jour et du Nil régénérateur ; Isis, symbole de la terre féconde et image de l’astre des nuits, sœur d’Apollon chez les Grecs, et, chez les Égyptiens, femme et sœur d’Osiris.

Je m’abstiens d’examiner ici le passage de Strabon sur le culte des habitans d’Apollinopolis, parce qu’on n’a pas assez de lumières sur les anciennes cérémonies de l’Égypte, sur leur but et leur sens caché. De ce que les habitans de la contrée, ainsi que ceux de Tentyra, faisaient la guerre aux crocodiles, et que, si l’on veut en croire Élien, ils les suspendaient à des arbres, puis les coupaient par morceaux et les mangeaient[2], faut-il en conclure que c’était par une horreur religieuse, et par suite d’une opposition fanatique entre eux et les habitans d’Ombos, où cet animal était protégé ? Cette prétendue aversion pour le crocodile ne peut être admise par un esprit sensé ; ou bien, si l’on y croit, il faut la rapporter à des temps récens, tels que ceux où écrivaient Strabon, Élien et Juvénal. Au reste, l’affluence des crocodiles dans la Thébaïde a pu jadis faire chercher des moyens de les poursuivre ; peut-être y avait-il des hommes exercés à ce genre de chasse et chargés de les détruire. Hérodote et Pline rapportent les différentes manières dont on s’y prenait en Égypte[3], et aujourd’hui les habitans ont encore des procédés analogues à ceux qu’ont décrits les anciens.

Le nom d’Apollinopolis, que les Grecs ont donné à l’ancienne ville d’Edfoû, porterait à croire que ce temple était principalement consacré à Horus[4], dont les Grecs ont fait leur Apollon, comme le témoignent Hérodote, Diodore et Plutarque. Apollon s’appelait Horus en langue égyptienne, et les Grecs traduisaient Horus par Apollon. Celui-ci avait tué le serpent Python ; celui-là était le vainqueur de Typhon. Lorsque, arrivé au plus haut de sa course, le soleil répand le plus de chaleur et de lumière, et manifeste sa puissance en faisant sortir le fleuve de son lit[5], alors toutes les influences malfaisantes sont détruites, et Typhon, emblème de la contagion et de la stérilité, est anéanti ; l’Égypte renaît, les campagnes sont inondées par des eaux salutaires et productrices, et tous ces bienfaits sont l’ouvrage d’Horus, ou du soleil au solstice d’été[6].

En étudiant avec soin les sculptures du temple d’Edfoû, on y découvrirait beaucoup d’emblèmes appartenant à cette mythologie naturelle ; mais une pareille étude entraînerait trop loin, et elle conviendra mieux à un ouvrage plus général. Je me bornerai à l’examen des figures principales de la grande frise déjà citée<ref>Voyez pl. 58, fig. 2}}. J’ai dit que le sujet qui domine dans cette frise est un escalier de quatorze marches : il faut remarquer à son extrémité une colonne de lotus qui en a toute la hauteur ; au-dessus pose un croissant, et le tout est couronné par un œil ; derrière est une petite figure à tête d’ibis. Je vois là tous les signes de la néoménie du solstice d’été, ou du premier mois de l’année : le lotus, qui indique la crue du Nil ; le soleil ou Osiris dont l’œil est l’emblème, suivant Plutarque), au sommet de sa course ; l’ibis, signe de l’inondation[7] ; enfin le croissant ayant les pointes tournées en haut, ce qui marque la nouvelle lune, suivant Horapollon[8].

Le premier personnage de toute la frise est encore une figure à tête d’ibis, offrant le vase, emblème de l’inondation, le vas aquarium d’Horapollon ; le même se retrouve encore au quinzième rang après l’escalier, et aussi au vingt-septième : il tient dans la main le même objet qui est sur le croissant, c’est-à-dire l’œil d’Osiris ; devant lui sont des caractères non moins expressifs de l’inondation et du solstice d’été, savoir, l’ibis, l’hiéroglyphe de l’eau, et le soleil avec trois jets de rayons, ce qui peint la lumière dans toute sa force ; enfin un petit verseau qui est l’emblème le moins équivoque. Ce même verseau se remarque devant la vingt-cinquième figure avec le soleil rayonnant, et aussi devant la trente-neuvième. Enfin la vingt-sixième figure a parmi ses hiéroglyphes deux groupes de lotus, et au-dessous, deux phallus, signe de la virilité, de la fécondation. Je pourrais montrer l’ibis, le lotus, le vase d’où l’eau s’épanche, et le signe de l’eau lui-même, partout répétés ; mais l’examen de la gravure les fera aisément reconnaître au lecteur. Il est donc extrêmement probable que cette frise représente les circonstances du solstice d’été[9] et l’instant de la nouvelle lune du solstice. Mais, après avoir reconnu de quelle époque de l’année il s’agit, il resterait à rechercher l’époque céleste, et, par suite, l’âge qu’elle doit exprimer. Une figure de femme à tête de lion, répétée fréquemment au commencement de la frise, me paraît propre à résoudre cette question. Si le solstice d’été, par sa marche rétrograde, était déjà entré dans la constellation du lion ; que, pendant le premier mois de l’année, le soleil eût, par exemple, à parcourir les cinq derniers degrés du lion et les vingt-cinq premiers de la vierge, et que l’artiste eût voulu exprimer ces circonstances par une figure unique, il aurait ajouté à un corps de femme quelque partie d’un corps de lion, et les convenances de la sculpture devaient lui faire choisir la tête plutôt que toute autre partie. Or, telle est, en effet, la figure que je viens de désigner[10]. Cette figure de la vierge à tête de lion a dans la main une tige de lotus, autre signe du solstice d’été. On voit encore plusieurs personnages à tête de lion, tous accompagnés du vas aquarium. Je pense donc qu’on peut reconnaître ici l’époque de l’ouverture de l’année, au temps où le solstice d’été, ayant quitté la vierge, avait atteint les premières étoiles du lion, c’est-à-dire les derniers degrés. L’importance du temple d’Edfoû me porte à croire qu’il date du renouvellementd’une période sothique, époque à laquelle je conjecture que l’on consacrait de grands monumens, ainsi que je l’exposerai ailleurs : or, une de ces révolutions a précisément expiré lorsque le solstice d’été a touché le vingt cinquième degré du lion. On sait de quelle importanceétaitpour les Égyptiens une époque pareille qui conciliait, au bout de quatorze cent soixante- un ans, l’année fixe ou rurale avec l’année vague ou religieuse, époque d’abondance et de joie pour le peuple, et précieuse pour les astronomes égyptiens, dont le plus beau titre de gloire est la découverte de la période sothique[11].

  1. Voyez le premier livre de Diodore de Sicile, et le Discours sur l’histoire universelle, par Bossuet.
  2. Æl. de nat. anim. l. x, c. 21. Plutarque, dans son Traite d’Isis et Osiris, rapporte que chaque citoyen de la ville d’Apollon était contraint de manger de la chair de crocodile un certain jour de l’année. Il ajoute que l’on tuait le plus possible de ces animaux, et qu’on les jetait devant le temple.
  3. Herod. l. ii, c. 70 ; Plin. l. viii, c. 25.
  4. J’ai trouvé dans Eusèbe cette conjecture confirmée : il dit positivement qu’Horus est la divinité d’Apollinopolis (Præp. evang. l. iii, c. xi, p. 117 ; Paris, 1628).
  5. L’extrême chaleur de l’Égypte et de l’Éthiopie, pendant les derniers mois du printemps, a pour effet de raréfier l’atmosphère à un haut degré. Alors l’air plus dense des régions septentrionales doit y affluer, ainsi que les nuages qui, à cette époque même, couvrent le nord de l’Europe et les contrées polaires : de là, vers le solstice d’été, ce changement de température en Égypte, et les pluies de l’Abyssinie qui font croître le Nil.
  6. Selon Macrobe (Saturn. l i, c. 18), les Grecs donnaient au soleil le nom d’Apollon quand il était dans l’hémisphère supérieur.
  7. Voyez l’Histoire naturelle et mythologique de l’ibis, par J. C. Savigny
  8. Quatrième hiéroglyphe d’Horapollon, liv. i.
  9. L’exposition du monument tourné au midi est peut-être encore une circonstance qui appuie cette idée.
  10. Le solstice, en entrant dans le lion, était dans les étoiles de la queue, et non dans celles de la tête ; mais il était impossible de composer une figure humaine avec la queue du lion, sans blesser les règles de goût que s’étaient faites les artistes. Ailleurs, ils ont exprimé une époque voisine, en employant la queue du lion, mais en dessinant deux figures séparées, comme j’aurai occasion de le faire voir.
  11. M. Fourier expose en détail la nature et l’histoire de cette période dans son Mémoire sur les monumens astronomiques