Description de l’Égypte (2nde édition)/Tome 1/Chapitre V/Paragraphe 4

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§. IV. De la décoration du grand temple.

Après avoir traité de la construction et de la disposition du grand temple d’Edfoû, et avoir montré la conformité de celle-ci avec les descriptions des anciens, je parlerai de sa décoration. Si le lecteur a lu avec attention les chapitres précédens, il a déjà des idées générales sur le système de la décoration égyptienne ; système si invariable dans chaque espèce de monument et si diversifié dans ses détails, mais toujours soumis à la disposition, en quoi les Égyptiens ont fait preuve de savoir et de goût. Qu’est-ce, en effet, qu’une architecture subordonnée à la décoration, comme on en voit tant d’exemples chez les peuples modernes ? Ici les formes et les lignes générales ne sont masquées par rien, bien que les surfaces entières soient sculptées en mille façons ; les monumens du monde les plus chargés d’ornemens sont ceux où la décoration s’aperçoit le moins, et où l’architecture paraît lisse, quoique nulle de ses parties ne soit nue[1].

Que l’on examine la façade du portique d’Edfoû (pl. 55) : depuis le seuil de la porte jusqu’au couronnement, colonnes, chapiteaux, dés, murailles, pieds-droits, cordons, corniches, tout est couvert de sculptures[2], et cependant les lignes de ces colonnes et de ces architraves, les galbes de ces corniches, de ces chapiteaux, sont intacts ; à la distance où la grande proportion du monument commande que l’œil soit placé, l’on n’aperçoit que les formes générales.

Ce caractère de l’architecture égyptienne me paraît un de ceux qui la distinguent éminemment : les hommes qui ont su concilier des conditions si difficiles, sont les mêmes qui avaient imaginé de revêtir un édifice entier de couleurs ; idée hardie, et qui offrait le même genre de difficulté à vaincre : il fallait choisir et distribuer si bien ces couleurs, que l’attention ne fût pas distraite, et que l’harmonie des proportions ne fût pas troublée[3] ; c’est ce qu’ils ont su faire partout pour la décoration, et le monument d’Edfoû n’a d’autre avantage que d’en être un exemple complet.

Il suffit d’une attention légère pour expliquer cette heureuse alliance de la décoration avec l’architecture proprement dite. Les sculptures, étant peu profondes et de peu de saillie, se détachent doucement sur un fond qui est parfaitement lisse ; en second lieu, la plus parfaite symétrie règne dans la distribution des ornemens. Ce sont des tableaux tous de même hauteur, tous encadrés et placés parallèlement sur les faces des murs, ou bien des sujets qui se répètent d’espace en espace sur les frises, les colonnes et les corniches, ou enfin des colonnes d’hiéroglyphes également espacés, qui remplissent les intervalles des figures : toutes sculptures extérieures, et presque superficielles, eu égard à la masse du monument : c’est à leur succession bien entendue, à leur diminution graduelle de bas en haut, à la richesse et à la finesse des détails, qui vont toujours en croissant, enfin au travail doux et moelleux du ciseau, qu’il faut attribuer leur parfaite harmonie avec l’architecture.

Si l’on jette la vue sur les deux élévations du pylône (pl. 51 et 52) sur la façade du portique (pl. 53), sur le péristyle (pl. 54), on voit à toutes ces parties le même couronnement, c’est-à-dire un gros tore ou cordon qui les encadre et redescend sur les côtés, et une corniche creusée en gorge, dont le profil est simple, mais pur et gracieux ; au centre, un grand disque ailé, accompagné, à droite et à gauche, de l’espèce de serpent appelée ubœus : les ailes sont à trois rangs de plumes, et représentent celles de l’épervier. Cet ornement, qu’il faut regarder comme l’emblème du dieu de la chaleur et de la lumière, est du plus grand effet sur toutes les portes égyptiennes[4]. Ses proportions sont si belles et tellement en harmonie avec le reste, qu’on n’est pas choqué de le voir continuellement reproduit. Ce qui le fait valoir encore, ce sont les distributions d’hiéroglyphes, de cannelures et d’ornemens délicats qui forment contraste avec son développement souvent gigantesque ; c’est aussi le petit listel qui surmonte la corniche et qui est constamment nu, ce qui repose la vue et fait que la corniche se dessine mieux sur le ciel. Il est à observer que toujours ce disque et ses ailes sont sculptés en relief, tandis que les cannelures et les autres ornemens de la corniche le sont en creux. Enfin, le tore qui la sépare de l’architrave est toujours garni d’un ruban enroulé, et son profil est un demi-cercle allongé.

À Edfoû, comme je l’ai dit, la décoration se voit complète, et il y est plus facile qu’ailleurs de se faire une idée des règles égyptiennes : si ce monument n’existait pas, on ne pourrait les connaître que par le rapprochement de tous les autres. C’est surtout là qu’on peut étudier les chapiteaux des péristyles. Ces chapiteaux sont différemment ornés ; mais la différence n’a rien qui choque, parce que le galbe est généralement le même. Lorsqu’on est placé de manière à embrasser la galerie, on ne leur voit qu’une forme générale à tous : quand on approche assez pour distinguer les détails, alors on n’aperçoit plus qu’un ou deux de ces chapiteaux, et l’œil est récréé par la variété des ornemens.

En second lieu, ces chapiteaux, qui, dans une même rangée, diffèrent tous d’une colonne à l’autre, se répètent symétriquement en face, et chacun d’eux à son pendant ; c’est ce qu’on peut observer dans la vue perspective de la cour[5]. Cette symétrie variée a peut-être plus de mérite et de charme qu’une égalité parfaite.

Le portique d’Edfoû offre la même circonstance. À droite et à gauche de l’axe, les chapiteaux sont symétriquement pareils, comme on le voit dans les six colonnes de la façade ; il en est de même des douze autres chapiteaux[6].

Un même chapiteau se répète aussi d’espace en espace. Le chapiteau à feuilles de dattier, que j’appellerai dactyliforme[7], n’est qu’une fois dans chaque côté de la cour, et une fois dans chaque moitié du premier portique, en tout quatre fois à partir de celui-ci, c’est le neuvième de la colonnade. Le septième chapiteau de la galerie est le même que celui de l’angle du portique ; il est répété huit fois en tout : c’est un des plus fréquens et des plus simples ; il se distingue par quatre grandes palmettes qui sortent de larges gaînes et qui répondent aux quatre angles du dé.

Le quatrième de la galerie s’y trouve répété six fois ; il est, comme le précédent, décoré de quatre palmettes : ces palmettes sont placées sur un fond tout cannelé de côtes. Le plus fréquent de tous est le premier de la galerie, qui est aussi le premier du portique en entrant ; on le trouve répété quatorze fois dans la cour : il se retrouve encore dans le second portique. C’est un chapiteau orné de quatre étages de calices de lotus, dont chaque tête est soutenue par trois volutes. Le second et le sixième de la galerie sont les seuls de leur espèce, et ne sont répétés que par leur pendant[8].

Les dix-huit chapiteaux du premier portique sont dans le même cas ; mais, comme on l’a vu, trois d’entre eux se retrouvent dans la cour ; il est à remarquer que ce sont précisément les trois de la façade. Tous ces divers chapiteaux sont d’une exécution parfaite, malgré leur énorme proportion : tous les ornemens dont ils sont enrichis ont été sculptés avec une extrême délicatesse.

Le galbe général des trente-deux chapiteaux du péristyle et des trente chapiteaux des deux portiques est le même, ainsi que je l’ai dit, c’est-à-dire en gorge ou en cloche renversée, forme imitée du calice du lotus ou nénuphar. Il n’y a d’exception que pour le chapiteau dactyliforme ou à feuilles de dattier, et pour celui qui est le second du péristyle.

Ce dernier a déjà sans doute été remarqué à Philæ, à cause de sa figure en ovale tronqué, tout-à-fait différente du galbe ordinaire. Ou n’en a pas jusqu’ici reconnu l’origine ; mais il est aisé de voir qu’il est, comme les autres, puisé dans la nature : c’est l’image du ciborium, ou fruit du lotus, décrit par Hérodote, Athénée et Théophraste. Il est impossible d’en douter, quand on voit qu’Athénée compare le ciborium aux rayons de miel des abeilles[9].

Ce qui prouve encore parfaitement que ce chapiteau en forme de coupe est bien l’imitation de la capsule du lotus, c’est qu’on le voit recouvert tantôt de folioles étroites et aiguës[10], tantôt de folioles ovoïdes et inégale[11] : or, ces deux caractères appartiennent exactement aux fruits du nymphæa lotus et du nymphæa cœrulea[12]. Au reste, cette dernière plante est celle que les Égyptiens ont le plus souvent représentée, comme on s’en assure dans les monumens encore chargés de couleurs, dans les peintures des tombeaux, et dans les papyrus[13].

Un passage précieux que j’ai trouvé dans Athénée, pourra fixer les idées du lecteur à l’égard de l’imitation tirée du lotus. En décrivant le Thalamegon, vaisseau construit par Ptolémée Philopator, il arrive à la description d’une salle exécutée dans le style égyptien et ornée de colonnes. « Tout le tour des chapiteaux, dit-il, est semblable à des roses qui s’entr’ouvrent : au lieu de volutes et de feuilles saillantes, à la manière des Grecs, on y voit les calices du lotus aquatique et les jeunes fruits du palmier, souvent aussi beaucoup d’espèces différentes de fleurs ; à la base, on a sculpté les fleurs des lotus (κιϐώριον) et des feuilles entrelacées, etc.[14]. » Cette description curieuse peut se vérifier dans les planches de détails.

Il n’y a donc point de doute sur l’origine de ces deux chapiteaux. L’un, en forme de coupe, est imité du fruit du lotus, comme l’autre, creusé en gorge, est imité du calice. Celui-ci peut s’appeler lotiforme ou lotoïde, les anciens ayant spécialement donné le nom de lotus à la fleur de la plante ; et l’autre, cratériforme ou cratéroïde d’après le nom de vase qu’ils ont donné à la capsule[15]. Ce chapiteau lotoïde, quels que soient les ornemens accessoires qui le recouvrent, est d’une forme invariable, c’est-à-dire en cloche renversée : c’est le plus général de tous ; il est propre à l’Égypte, et mérite le nom de chapiteau national, ainsi que celui dont le dattier est le type. C’est du lotus que la religion astronomique des Égyptiens a tiré tant d’emblèmes ; l’architecture des modèles, la décoration les plus heureux motifs ; et les monumens d’Edfoû, comme tous les autres, sont couverts des feuilles, de la tige, des boutons, des fleurs, des calices et des fruits de cette plante sacrée.

Je dois rappeler ici une décoration simple et d’un grand style, qui se voit au dos du temple et au-dedans de l’enceinte[16] : ce sont deux corps de lions qui semblent sortir de la muraille ; ils sont assis sur leurs pattes, entre lesquelles est une gouttière. La taille en est colossale, et

la sculpture très-belle : on sait avec quelle habileté les Égyptiens ont sculpté les figures d’animaux. Ces deux lions sont à une distance égale à la largeur du sanctuaire ; la hauteur où ils sont placés, et la gouttière comprise entre leurs pattes, doivent faire croire qu’ils servaient à l’écoulement des eaux de la plate-forme ; mais je n’en parle ici que sous le rapport de la décoration.

J’ai dit que tout le temple d’Edfoû est couvert de sculptures. Il n’y a que la vue des lieux qui puisse donner une idée vraie de cette profusion d’ornemens. Cette longue enceinte, surtout, ornée de bas-reliefs d’un bout à l’autre, au-dedans et au-dehors, est du plus bel effet ; plus basse que le temple, elle paraît de loin lui servir de base. Au-dedans, l’on se promène entre elle et le temple dans un espace de près de cent quatre-vingt-quinze mètres de tour[17], ayant sous les yeux, à droite et à gauche, un mur de treize mètres[18] de haut, couvert de représentations symboliques et de sujets de toute espèce accompagnés d’une multitude innombrable d’hiéroglyphes, tous d’une exécution soignée, d’un travail fini et précieux[19].

Si l’on entre dans le portique, on trouve dans toutes les sculptures ce même soin qui ne se dément jamais[20] ; toutes les figures y étant d’une plus petite échelle, le ciseau y est même encore plus délicat. Que l’on observe, par exemple, les architraves qui reposent sur les colonnes ; elles sont décorées de quarante figures d’Isis, dont la tête est surmontée d’une charmante coiffure formée par le corps et les ailes du vautour[21]. Le relief en est bas, et les mouvemens souples et naturels ; les proportions, les contours de ces figures, et l’air de tête surtout, sont pleins de grâce : ce qui ajoute peut-être un charme de plus, c’est la couleur égale et grise que la poussière des ruines y a répandue, tellement que les reliefs éclairés ne renvoient qu’un reflet doux à l’œil, au lieu de réfléchir une lumière trop vive, comme il arriverait d’une pierre blanche.

Ce même portique si riche d’ornemens, et dont toutes les architraves sont décorées, même les soffites et les dés des chapiteaux, n’a pas son plafond sculpté comme ceux des autres édifices. Il est très-vraisemblable qu’il devait l’être, et l’achèvement parfait de toutes les autres parties ne prouverait pas le contraire : déjà l’on a remarqué à Philæ des portions à peine ébauchées, tout à côté de sculptures finies et même revêtues de couleurs. Ici même, dans le portique d’Edfoû, quelques figures ne sont qu’à l’état d’ébauche, et la corniche de la cour n’est pas non plus entièrement achevée. On doit regretter que ce plafond n’ait pas été fini ; car on a lieu de penser qu’il était destiné à recevoir des sculptures astronomiques, ainsi qu’on le fera voir plus loin.

Parmi cette multitude de scènes, le voyageur a peine à fixer son attention : si son œil s’arrête sur un sujet, il est distrait par un autre ; c’est un costume, c’est une riche coiffure, ce sont des attributs variés, mille détails enfin qui l’occupent ; et ce n’est qu’après avoir satisfait la première vue, qu’il est en état d’étudier un tableau. L’embarras est le même s’il veut copier ce qu’il a devant les yeux : comment choisir dans cette foule d’objets, tous également neufs pour lui ? et quand le choix est fait, quel temps, quel soin minutieux ne lui faut-il pas pour dessiner fidèlement une scène complète, avec tous ces hiéroglyphes si petits, si multipliés, qui l’accompagnent ?

On a copié à Edfoû vingt-trois sujets particuliers[22], sans parler des faces entières de murailles qui sont figurées dans les façades du pylône et du portique[23] et dans les détails de ce dernier[24]. Parmi ces vingt-trois sujets, il y en a dix avec tous leurs hiéroglyphes, indépendamment d’une vingtaine d’inscriptions hiéroglyphiques[25]. Le principal a été dessiné complètement ; c’est une grande frise qui occupe toute la longueur du fond du portique, au-dessus de la corniche de la porte d’entrée[26], et dont la longueur est de trente-quatre mètres[27]. Nous nous partageâmes entre plusieurs cette tâche difficile, qui l’eût encore été davantage sans l’encombrement du portique, la frise étant à plus de douze mètres[28] du sol antique, et masquée par la saillie de la corniche : les décombres nous servirent à monter sur cette étroite saillie, large de vingt pouces seulement, et où il fallut se traîner d’un bout à l’autre, dans l’attitude d’un homme accroupi.

Cette frise est composée de cent cinq personnages ou objets différens ; le sens en paraît astronomique, si l’on en juge par les étoiles qui accompagnent ces figures, et par ces figures elles-mêmes, dont plusieurs font partie des zodiaques de Denderah et d’Esné. On remarque, au milieu même de la frise, et par conséquent du portique, un escalier de quatorze marches, sur la dernière desquelles une figure a le pied ; cette figure est la première de quatorze personnages qui s’avancent vers les degrés : il faut observer que ce nombre de quatorze est fréquemment reproduit dans les sculptures du temple.

Je ferai remarquer encore, parmi ces bas-reliefs, une autre frise renfermant un disque où se trouvent quatorze figures assises, divisées en deux groupes[29], des sacrifices de tortues, de gazelles, de serpens[30] ; un cheval, animal rarement représenté dans les temples, quoique très-fréquent dans les bas-reliefs dont les palais sont ornés[31] ; sur le pylône, à la seconde des trois grandes rangées de figures, un prêtre qui tient deux obélisques avec une chaîne, et qui paraît les élever en l’honneur des dieux ; un autre jetant des grains d’encens sur la flamme qui sort d’un vase[32] ; enfin, sur la face extérieure du même pylône, des personnages de près de douze mètres de haut, qui paraissent prêts à frapper trente autres figures plus petites. On a donné déjà, dans la description de Philæ, les raisons qui font croire que ces sacrifices sont purement symboliques : j’en pourrais fournir ici une explication qui repose sur les phénomènes du climat d’Égypte ; mais elle trouvera sa place ailleurs.

Un des sujets les plus répétés dans le temple, c’est l’image d’un œil porté en offrande, ou placé en évidence. Mais remarquons, avant de passer à un autre objet, ces deux groupes formés par trois longues tiges de lotus, et placés aux deux angles du fond du portique, à droite et à gauche de l’avant-corps de la porte[33]. La tige du milieu est enveloppée par les circonvolutions d’un serpent ailé, qui pose sur le calice, et dont les ailes s’étendent vers la corniche voisine : ces ailes sont celles de l’épervier. Le petit espace qui sépare l’angle du portique d’avec l’avant-corps est parfaitement rempli par ces colonnes de lotus longues de douze mètres[34], et avec d’autant plus de goût et d’élégance, que les ailes du serpent chimérique occupent le vide plus grand qui résulte de l’inclinaison du cordon. Les Égyptiens ont excellé dans cet art d’ajuster entre eux les ornemens, de manière à balancer également les pleins et les vides, en les subordonnant toujours aux formes et aux conditions de l’architecture, et cela sans que jamais l’on y aperçoive la moindre gêne. Tout l’ouvrage qu’on publie prouvera la vérité de cette observation.

Ils n’ont pas moins excellé à combiner ensemble les parties de diverses figures d’animaux, pour en composer des êtres chimériques, exprimant sans doute la réunion des propriétés attribuées à chacune de ces figures[35]. Tantôt c’est un lion à tête d’épervier ou de belier (pl. 64), tantôt un épervier à tête de lion, de belier ou de taureau (pl. 57), un serpent à pieds et bras d’homme (pl. 58, etc.), un scarabée avec des ailes, ayant une tête de belier et une d’épervier (pl. 60), un épervier à tête humaine, un belier à tête de lion ; enfin, des figures d’hommes avec vingt têtes diverses d’oiseaux, de chacal, de lion, d’ibis, de taureau, de chien, de crocodile, de lièvre, de belier, de serpent, de cynocéphale, et d’autres combinaisons sans nombre. Ces combinaisons sont faites avec tant d’art, que l’on ne s’aperçoit pas tout de suite de la dissemblance des parties, et que l’ensemble, qui devrait paraître monstrueux et incohérent, a l’air d’un tout bien conçu, d’un être possible qui aurait son modèle dans la nature. Les imitateurs des Égyptiens ont fait aussi de ces assemblages que l’on nomme communément chimères, mais quelle différence et dans la pensée et dans l’exécution !

Je ne finirais pas, si je voulais décrire les corniches, les frises et toutes les décorations de l’édifice ; le lecteur peut jeter les yeux sur les gravures pour en prendre une idée : je n’en citerai plus qu’un exemple qui m’est fourni par les colonnes du portique. Ces colonnes étaient décorées par anneaux : vers la base, la sculpture en était fort simple, et la richesse augmentait en s’élevant. On a copié le développement de l’anneau supérieur[36]. Quoi de plus riche et de plus simple à-la-fois que cette frise ! On peut remarquer l’attitude gracieuse de ces figures de femmes qui alternent avec des figures d’éperviers : les hiéroglyphes ajoutent beaucoup à la richesse de l’ornement par leur multiplicité sans confusion, et par la manière dont ils sont distribués.

Au fond de l’enceinte, et près de l’angle nord-ouest, j’ai observé un tableau intéressant, que sa trop grande étendue m’a empêché de dessiner. Un personnage à tête d’ibis a le doigt sur une colonne d’hiéroglyphes, qui est la quarante-troisième d’une série de colonnes pareilles. Il est dans l’action d’écrire ; car, dans cette dernière colonne, il n’y a pas de caractères plus bas que sa main. Cette figure est placée à gauche du tableau ; ce qui fait voir qu’on écrivait les hiéroglyphes de droite à gauche et du haut en bas. Les caractères de ces quarante-trois colonnes sont bien conservés, et ils auraient mérité d’être copiés entièrement.

Toutes les figures humaines dont je viens de parler sont dessinées dans des poses excessivement simples : le mouvement était banni de ces représentations religieuses. Une offrande, un sacrifice, la marche d’une procession, un prêtre qui adresse un hommage aux dieux, une divinité assise qui le reçoit, rien de tout cela ne comportait d’action, de gestes ou d’attitudes animés. Les Égyptiens n’ont jamais peint de traits passionnés dans les figures de leurs temples, les têtes expriment toujours le repos ; et il faut aller voir à Thèbes les peintures militaires, pour trouver plus de chaleur dans l’expression.

Ce choix de poses, fixé dans les premiers temps de la religion, n’admettait pas non plus de perspective, peut-être pour que l’imitation fût plus sensible et plus claire. Je ne veux pas justifier ce défaut ; mais, si la perspective a l’avantage de produire plus d’illusion, en présentant à-la-fois toutes les parties d’une scène avec l’aspect qu’elles ont dans un même instant, elle entraîne aussi dans la nécessité d’en masquer plusieurs : sans le coloris et la perspective aérienne, l’effet n’en serait pas heureux ; et les modernes en ont fait l’expérience dans les compositions de bas-reliefs un peu compliqués. On ne peut du moins disconvenir que les raccourcis ne soient très-difficiles, pour ne pas dire impossibles à exprimer par la sculpture.

Les Égyptiens qui représentaient des sujets religieux, s’embarrassaient donc peu de figurer les raccourcis des épaules et des mains. Ils supposaient toujours les membres parallèles au plan du bas-relief, ainsi qu’on le voit dans plusieurs bas-reliefs grecs : seulement ils s’attachaient à leur donner leurs justes proportions, leurs formes, leurs vrais contours[37] ; et quand ils voulaient représenter un homme debout, les bras élevés, ils faisaient voir les épaules de face, la tête de profil, enfin le corps de profil ou de trois quarts. À la rigueur, cette attitude ne se trouverait pas sans modèle ; car c’est assez exactement la pose ordinaire de l’escrime. Ainsi, bien que cette disposition des figures humaines ait au premier abord quelque chose de roide et de choquant à quoi l’on n’est pas habitué, il faut y reconnaître une règle invariable, anciennement tracée aux artistes, règle dont ils ne pouvaient se départir pour ce qui touchait à la religion, parce que l’une et l’autre étaient nées ensemble, et que celle-ci ne devait souffrir nulle atteinte ; mais, dans la sculpture proprement dite ou de ronde-bosse (et Thèbes en offre maintes preuves), les mêmes Égyptiens ont fait voir une assez grande habileté : c’est leur statuaire qui doit expliquer et justifier leurs bas-reliefs[38] ; distinction importante qui mérite d’être faite, et qui jusqu’ici ne l’a pas encore été.

Quant aux physionomies de ces figures, elles ont toutes quelque chose de doux et de gracieux, dont les figures d’Isis au portique d’Edfoû[39] peuvent donner une idée. Pour peu qu’on examine le caractère de tête soit dans les figures d’hommes, soit dans les figures de femmes, on reconnaîtra combien il s’éloigne, surtout par les traits du nez et de la bouche, du profil nègre, qu’on a si mal-à-propos attribué aux anciens Égyptiens[40]. S’il restait quelque doute après avoir vu les nombreuses figures que nous avons copiées sur les monumens, on pourrait citer les têtes de momies, observées et recueillies dans les plus anciennes catacombes de la ville de Thèbes, et dont la forme est parfaitement d’accord avec les sculptures antiques. Ajoutons que ce même caractère se retrouve chez les Arabes, et même encore chez les naturels, dans le fond de la Thébaïde, là où le sang européen s’est moins mêlé avec le sang national.

  1. Il faut en excepter les listels des corniches, les dessus des chapiteaux, les bases des colonnes, toutes parties étroites où la sculpture eût produit un mauvais effet.
  2. Les deux colonnes de devant étaient aussi décorées ; mais on n’a pu en copier les ornemens
  3. Voyez pl. 18.
  4. Voyez pl. 27, fig. 1 et 2 ; pl. 43, fig. 20, etc.
  5. Voyez pl. 61.
  6. Voyez pl. 54 et 56.
  7. Voyez page 279.
  8. Voici l’ordre dans lequel les divers chapiteaux de la galerie se répètent en partant du portique et allant vers la porte du pylône : le 1er , le 3e, le 5e, le 8e, le 11e, le 13e et le 15e sont pareils ; le 4e, le 12e et le 16e sont pareils ; le 7e, le 10e et le 14e le sont aussi.
  9. Athen. Deipnos. l. III, cap. II. Il faut κηρίοις et non κρίνοις, comme l’a fait voir Schweighaeuser.
  10. Voyez pl. 21, fig. 2.
  11. Voyez ibid. fig. 8, et pl. 54.
  12. Voyez le Mémoire de M. Savigny sur le nymphæa cœrulea (Décade égyptienne. t. I, p. 73), et les Observations sur les lotus d’Égypte par M. Delile (Annales du Muséum d’histoire naturelle).
  13. Voyez surtout le papyrus de M. Marcel, A., vol. II, pl. 72 à 75.
  14. Athen. Deipnos. l. V.
  15. En étudiant attentivement dans les anciens la description des plantes appelées ciborium, lotus, faba ægyptiaca, etc., pour découvrir les modèles qui ont servi aux artistes égyptiens, j’ai cru reconnaitre que tous ces noms appartiennent à une même plante.

    Le nom de ciborium (κιϐώριον) me paraît devoir s’entendre plus particulièrement de la capsule ou fruit de la plante, dont les Égyptiens faisaient un vase ou ciboire, imaginant que l’eau du Nil y devenait délicieuse.

    Le nom de faba κύαμος pourrait s’appliquer aux graines ou fèves contenues dans les loges de la capsule.

    Colocasion (κολοκάσιον) est le nom de la racine : on sait que ce nom appartient aujourd’hui à une plante bien différente, l’arum colocasia de Linné.

    Enfin, lotus (λωτὸς) est proprement, selon moi, le nom de la fleur : de là vient le nom des couronnes de lotus.

    Il n’est pas étonnant que la plupart des auteurs modernes aient confondu ces différentes dénominations, et supposé plusieurs genres de plantes là où il ne s’agit que d’une seule, puisque les anciens eux-mêmes, qui avaient donné divers noms aux diverses parties du nymphæa, le désignaient indifféremment par l’un d’eux.

    Quant au lotus rose des auteurs, on l’a comparé d’une manière absolue au nélumbo de l’Inde, et l’on a pensé que celui-ci avait disparu de l’Égypte : cette opinion est appuyée sur des preuves et des vraisemblances ; mais il reste encore à expliquer comment Hérodote et tous les auteurs, à l’exception d’Athénée (liv. XV), ont oublié le nymphæa azuré, si ancien dans l’Égypte, et si fréquent sur les monumens, où il est peint avec ses couleurs. La célèbre mosaïque de Palestrine renferme distinctement le nélumbo, comme l’a remarqué M. Delile.

    Voyez suprà, page 304, note 4.

  16. Voyez pl. 50, fig. I, et pl. 54.
  17. Plus de six cents pieds.
  18. Quarante pieds.
  19. L’intérieur seul de cette enceinte contient près de cinquante mille pieds carrés de sculptures.
  20. On a observé, sur le pylône, quelques figures d’un travail moins soigné, et quelques lignes qui ne sont pas droites.
  21. Voyez pl. 55, et 57, fig. 6. On sait que le vautour était consacré à la déesse Isis, comme l’épervier à Osiris son époux.
  22. Voyez pl. 57, 58, 59, 60.
  23. Voyez pl. 51, 53, 61.
  24. Voyez pl. 55, 56.
  25. Voyez pl. 60.
  26. Voyez pl. 58, fig. 2.
  27. Cent quatre pieds.
  28. Trente-sept pieds.
  29. Voyez pl. 58, fig. 1.
  30. Voyez pl. 57, et 59, fig. 5 et 6
  31. Voyez pl. 57, fig. 8.
  32. Voyez pl. 61.
  33. Voyez pl. 58, fig. 3 et 4.
  34. Trente-sept pieds.
  35. Dans l’Essai sur l’art en Égypte, j’exposerai les principaux exemples et les remarques les plus saillantes que fournit l’étude des monumens sous le rapport du dessin et du système de la décoration égyptienne.
  36. Voyez pl. 57, fig. 1.
  37. Consultez principalement les planches 16, fig. 2 ; 44, fig. 8 ; 57, fig. 1 ; 80, fig. 6 ; 82, fig. 1, etc. : il n’a pas été possible de conserver dans toutes les planches le même caractère aux figures égyptiennes.
  38. Voy. l’Essai sur l’art en Égypte, cité plus haut. Le défaut de perspective dans les bas-reliefs, et l’incorrection des antiques répandues dans les cabinets d’Europe, ont généralement fait accuser les Égyptiens de barbarie dans l’exécution de la figure ; mais on est, à cet égard, dans une opinion mal fondée : c’est comme si l’on jugeait nos arts d’après les ouvrages de nos plus grossiers artisans. Le fragment d’Elethyia, représenté pl. 69, ne peut donner qu’une faible idée de ce que les Égyptiens ont fait en statues de ronde-bosse, soit de granit, soit d’albâtre, soit de brèche, soit de porphyre. Il existe à la Bibliothèque royale un torse trouvé près des ruines de l’ancienne Sebennytus, et digne d’être cité pour le choix des formes autant que pour le travail : nous avons aussi rapporté d’Abydus un fragment très-précieux, dont les formes sont pures et les muscles extérieurs soigneusement exprimés. Voyez ce que dit Macrobe des connaissances anatomiques des Égyptiens (Saturn. lib. VII, c. 13). On trouve dans Aulu-Gelle ces paroles : Quòd insectis apertisque humanis corporibus, ut mos in Ægypto fuit, quas Græci ἀνατομὰς appellant... (Noct. Attic. l. X, c. 10 ). Selon Manéthon, un roi d’Egypte avait composé un livre sur l’anatomie.
  39. Voyez pl. 57, fig. 6.
  40. Consultez principalement les pl. 6, fig. 2 ; 80, fig. 6 ; 82, fig. 1, et, parmi les bas-reliefs de Karnak, la pl. 67, A., vol. III.