Description de la Chine (La Haye)/Du goût des Chinois pour la Poésie

La bibliothèque libre.
Scheuerlee (3p. 359-361).


DU GOÛT
DES CHINOIS
POUR LA POÉSIE,
POUR L’HISTOIRE,
ET
POUR LES PIÈCES DE THÉÂTRE.


Pour bien connaître en quoi consiste la beauté de la poésie chinoise, il faudrait posséder leur langue ; et comme la chose n’est pas aisée, aussi ne peut-on guère en donner qu’une idée fort superficielle.

Les pièces de vers que les Chinois composent, sont à peu près semblables aux sonnets, aux rondeaux, aux madrigaux, et aux chansons qui sont en usage parmi les poètes d’Europe. Leurs vers se mesurent par le nombre des caractères, qui sont autant de mots monosyllabes : ils font des vers les uns plus grands, et les autres plus petits ; c’est-à-dire, de plus ou de moins de mots qu’ils entrelacent, et qui plaisent par la variété de la cadence et de l’harmonie.

Le rapport que les vers doivent avoir les uns aux autres, consiste, et dans la rime, et dans la signification des mots, qui ont entr’eux une variété de tons agréable à l’oreille. Ils ont une autre espèce de poésie, qui ne consiste point dans la rime, mais dans une espèce d’antithèse pour les pensées ; en sorte que si la première pensée est sur le printemps, la seconde sera sur l’automne ; ou si celle-là est sur le feu, celle-ci sera sur l’eau. Cette manière de composer a son art et ses difficultés.

Leurs poètes ont de l’enthousiasme : leurs expressions sont souvent allégoriques, et ils savent employer à propos les figures qui rendent le style plus animé et plus pathétique.

Pour ce qui est de l’histoire, il n’y a guère de peuples qui aient été aussi soigneux que les Chinois d’écrire et de conserver les annales de leur empire. Ces livres si respectés, dont nous avons donné le précis, renferment tout ce qui s’est passé de considérable sous les premiers empereurs qui ont gouverné la Chine.

On y voit les ordonnances et toute l’histoire de l’empereur Yao, avec tous les soins qu’il se donna pour établir dans l’État une forme de gouvernement. On y lit les règlements que firent Chun et Yu ses successeurs, pour perfectionner les mœurs, et affermir la tranquillité publique ; les usages et les coutumes des petits rois qui gouvernaient les provinces sous la dépendance de l’empereur, leurs vertus, leurs vices, leurs maximes dans le gouvernement, les guerres qu’ils se sont faites les uns les autres, les grands hommes qui ont fleuri de leur temps, et tous les autres événements qui méritent d’être transmis aux siècles futurs.

On a eu le même soin de laisser à la postérité l’histoire des règnes qui les ont suivis. Mais ce qu’il y a de particulier aux Chinois, c’est l’attention qu’ils prennent pour prévenir le peu de sincérité que la flatterie des écrivains passionnés pourrait y introduire.

Une de ces précautions consiste dans le choix qu’on fait d’un certain nombre de docteurs désintéressés, qui sont chargés d’observer toutes les paroles et toutes les actions de l’empereur. Chacun d’eux en particulier, et sans en faire part aux autres, les écrit sur une feuille volante, à mesure qu’il en est instruit, et jette cette feuille dans un bureau, par une ouverture qu’on y a pratiquée à ce dessein.

On y raconte avec une extrême naïveté tout ce qu’il a dit et fait de bien et de mal. Par exemple, tel jour l’empereur oublia sa dignité ; il ne fut pas maître de lui-même, et se livra à la colère. Tel autre jour il n’écouta que son ressentiment et sa passion, en punissant injustement un tel officier, ou en cassant mal à propos un arrêt du tribunal. Ou bien à telle année, à tel jour, l’empereur donna telle marque de l’affection paternelle qu’il a pour les sujets, il entreprit la guerre pour la défense de son peuple, et pour l’honneur de l’empire : au milieu des applaudissements de sa cour, qui le félicita de telle action utile au bien de l’empire, il parut avec un air modeste et humble, comme s’il eût été insensible à des louanges si justes.

Le bureau où l’on dépose toutes ces feuilles, ne s’ouvre jamais durant la vie du prince, ni tandis que sa famille est sur le trône. Quand la couronne passe dans une autre maison, on ramasse tous ces mémoires particuliers ; on les confronte les uns avec les autres, pour en démêler la vérité ; et c’est sur ces mémoires qu’on compose l’histoire de l’empereur. Un autre usage des Chinois ne contribue pas peu à enrichir l’histoire de leur nation. Chaque ville imprime ce qui arrive de singulier dans son district. Cette histoire particulière comprend la situation, l’étendue, les limites, et la nature des pays, avec les endroits les plus remarquables, les mœurs de ses habitants, les personnes qui s’y sont distinguées par les armes et par les lettres, ou celles qui ont été d’une probité au-dessus du commun. Les femmes même y ont leur place : celles par exemple, qui par attachement pour leur mari défunt, ont gardé la viduité.

A la vérité il y en a quelquefois qui obtiennent du gouverneur par des présents l’honneur d’être citées dans ces annales ; mais il faut toujours qu’elles aient eu réellement un mérite connu. Pour éviter les inconvénients qui auraient pu s’introduire, les mandarins de chaque ville s’assemblent environ tous les quarante ans, pour voir et examiner ces livres, dont ils retranchent tout ce qu’ils jugent à propos.

On rapporte encore dans cette histoire les évènements extraordinaires, les prodiges qui arrivent, les monstres qui naissent en certains temps : ce qui arriva, par exemple, à Fou tcheou, où une femme accoucha d’un serpent qui la tétait. De même ce qui se vit à King te ching, où une truie mit bas un petit éléphant avec sa trompe bien formée, quoiqu’il n’y ait point d’éléphant dans le pays. Ces faits se rapportent dans les annales de ces deux villes, et ainsi des autres, où l’on trouve ce qui est nécessaire pour écrire une histoire sûre et exacte.

Les auteurs chinois ne s’appliquent pas seulement à écrire l’Histoire universelle de leur empire ; en suivant leur génie, ils ont encore le talent de composer différentes petites histoires, propres à amuser d’une manière agréable et utile.

Ces histoires sont à peu près semblables à nos romans, qui ont été si fort à la mode dans ces derniers siècles, avec cette différence néanmoins, que nos romans ne sont la plupart que des aventures galantes, ou des fictions ingénieuses, propres à divertir les lecteurs ; mais lesquelles, au même temps qu’elles divertissent par l’enchaînement des passions ménagées avec art, deviennent très dangereuses, surtout entre les mains de la jeunesse ; au lieu que les petites histoires chinoises sont d’ordinaire très instructives, qu’elles renferment des maximes très propres à réformer les mœurs, et qu’elles portent presque toujours à la pratique de quelque vertu.

Ces histoires sont souvent entremêlées de quatre ou cinq vers pour égayer la narration, je vais en rapporter ici trois ou quatre, qui ont été traduites du chinois par le Père Dentrecolles : la lecture qu’on en fera, donnera bien mieux à connaître le goût des Chinois pour ces sortes d’ouvrages, que tout ce que je pourrais dire.