Description de la Chine (La Haye)/De leur Astronomie

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Scheuerlee (3p. 336-358).


DE LEUR ASTRONOMIE.


Il n’y avait que sur l’astronomie qu’ils se croyaient toujours les premiers hommes du monde. Il faut convenir qu’il n’y a point de nation qui s’y soit si constamment appliquée. Les Chinois ont observé dans tous les temps ; et leurs observations astronomiques sont aussi anciennes que leur empire. Ils ont toujours entretenu des gens, qui remarquaient jour et nuit tout ce qui arrivait dans le ciel, et c’est ce qui a fait de tout temps une des principales occupations des gens de lettres.

Leur attention à examiner le cours des astres, est une preuve qu’ils ont beaucoup retenu des manières de ces premiers Hébreux, dont il est aisé de juger qu’ils sont immédiatement descendus, et qu’ils ont peuplé la Chine peu après le temps du déluge.

Leur attention à observer, était regardée comme une chose si importante, que les lois punissaient même de mort la négligence de ceux à qui l’État avait confié cet emploi. C’est ce qu’on voit dans un de leurs plus anciens livres, intitulé le Chu king. Yn, général des troupes de Tchong kang, parle ainsi :

« Il faut vous rapporter les belles instructions que nous a faites le grand Yu... Suivant ces instructions, les anciens princes qui ont donné la première forme à cet empire, n’ont eu un si heureux succès, que par ce qu’ils étaient attentifs aux volontés du Ciel, et qu’ils s’y conformaient dans leur conduite, les ministres qu’ils avaient auprès d’eux n’ayant d’autres vues que celles de la vertu. Nous voyons aujourd’hui Hi et Ho plongés dans le vin et la débauche, ne faire aucun cas de nos bonnes coutumes, et s’oublier entièrement de leur devoir. Le premier jour de la lune, qui était en même temps l’équinoxe d’automne, sur les huit heures du matin, il y a eu une éclipse du soleil hors la constellation Fang[1] ; et Hi et Ho font semblant de n’en rien savoir. Nos anciens empereurs punissaient sévèrement ceux qui étant chargés d’examiner les mouvements célestes, ne les avaient pas exactement prévus. Il est écrit dans les lois qu’ils nous ont laissées, que si le temps de quelque évènement céleste n’est pas bien marqué dans le calendrier, ou qu’on ne l’ait pas prévu, l’une et l’autre négligence doit être punie de mort. »

Il est aisé de voir qu’il faut que ces princes, qu’il appelle anciens, aient vécu longtemps avant Yao et Chun, dont il était contemporain. Si ces anciens empereurs avaient porté des lois si rigides contre les mathématiciens négligents, il fallait que l’empire fût déjà sur un bon pied. Cette éclipse a été vérifiée par plusieurs mathématiciens jésuites, et elle est telle qu’elle n’a pu paraître que dans les pays orientaux, et nullement en Europe, ni en Asie hors de la Chine.

L’exactitude avec laquelle Confucius a rapporté les éclipses dans son livre qui a pour titre Tchun tsiou, fait regretter ce qui s’est perdu en ce genre dans les commencements de l’ancienne histoire de cette nation, et fait connaître combien les Chinois ont toujours eu à cœur de tenir compte de ce qui pouvait assurer la postérité de la certitude des temps qui les avaient précédés.

De trente-six éclipses du soleil que Confucius rapporte, il n’y en a que quatre, dont deux sont fausses, et deux sont douteuses : toutes les autres sont sûres : elles ont été souvent vérifiées par les astronomes chinois sous les dynasties des Han, des Tang, et des Yuen.

Plusieurs Européens ne voulant s’en fier qu’à eux-mêmes, s’en sont assurés par leurs propres calculs. Le Père Adam Schaal a calculé et vérifié l’éclipse de Tchong kang, arrivée 2155 ans avant Jésus-Christ, et en a supputé plusieurs du Tchun tsiou, dont il fit imprimer le calcul en chinois.

Les Pères Kegler et Slavisek, jésuites allemands, ont aussi vérifié cette éclipse et plusieurs autres. Le Père Gaubil les a toutes examinées, et à quatre près, le calcul les a donné très réelles au temps et au jour marqué par les Chinois, de quelque table astronomique qu’il se soit servi.

L’observation de l’éclipse du soleil de l’an 2155 avant Jésus-Christ, se trouve dans le Chu king, comme le remarque le Père Gaubil, et comme l’assurent unanimement les interprètes depuis plus de cent ans avant Jésus Christ, dont l’astronomie cite cette éclipse. Elle est dans le texte de l’histoire chinoise la plus ancienne qu’on ait.

L’éclipse de 776 ans avant Jésus-Christ, est dans le texte du Chi king, dans l’astronomie des Han, et dans le texte de l’Histoire.

Les observations du Tchun tsiou sont dans ce livre et dans les commentaires faits par des auteurs fort près du temps de Confucius. La plupart de ces éclipses sont encore dans le texte de l’Histoire chinoise.

Les éclipses du Chu king, du Chi king, et du Tchun tsiou sont calculées dans les astronomies des dynasties Tang et Yuen ; astronomies faites sûrement du temps de ces dynasties.

Pour toutes les autres observations, elles sont tirées des textes de l’Histoire, faite du temps même des dynasties, sous lesquelles sont rapportées les observations. Elles sont encore dans les astronomies faites du temps de ces dynasties, et tout cela est dans la grande Histoire chinoise, dite Nien y sse.

Je me suis assuré des termes de l’astronomie chinoise, poursuit le Père Gaubil. J’ai su certainement les formes de l’année, et j’ai connu sûrement les cycles d’années et de jours des Chinois. J’ai trouvé quantité d’observations correspondantes à celles d’Europe et d’Asie. J’ai vérifié par le calcul beaucoup d’observations, et j’ai vu que c’étaient des observations, et non des calculs faits après coup, au moins pour la plupart. Que faut-il davantage pour vérifier une époque ; et qu’ont fait de plus ceux qui ont employé les éclipses rapportées par Hérodote, Thucydide, Plutarque, Dion, etc.

À ces témoignages, qui prouvent l’ancienneté de l’astronomie chinoise, je joindrai les remarques du Père Gaubil, qui en a fait une étude particulière, et qui, depuis qu’il est à la Chine, n’a rien voulu ignorer de l’habileté des anciens Chinois en fait d’astronomie. Voici comme il s’en explique dans deux lettres adressées au Père Souciet, et qu’on trouve dans le nouveau volume d’observations mathématiques, astronomiques, etc. que ce père donna au public en l’année 1729.

On a l’état du ciel chinois, dit le Père Gaubil, fait plus de 120 ans avant Jésus-Christ. On y voit le nombre et l’étendue de leurs constellations, et à quelles étoiles ils faisaient alors répondre les solstices et les équinoxes, et cela par observation. On y voit la déclinaison des étoiles, la distance des tropiques, et des deux pôles.

Les Chinois ont connu le mouvement d’occident en orient pour le soleil et la lune, les planètes, et même les étoiles, quoique pour celles-ci, ils n’aient déterminé leur mouvement que 400 ans après Jésus-Christ. Ils ont assez bien connu le mois solaire, et le mois lunaire. Ils ont donné à Saturne, à Jupiter, à Mars, à Venus, et à Mercure des révolutions assez approchantes des nôtres. Ils n’ont jamais été au fait des règles des rétrogressions et stations ; et comme en Europe, de même parmi les Chinois, les uns ont fait tourner les cieux et les planètes autour de la terre, et les autres ont tout fait tourner autour du soleil. Ceux-ci sont en petit nombre ; et même dans les calculs rapportés, on ne voit point de vestiges de ce système : ce n’est que dans les écrits de quelques particuliers.

Je ne suis point encore assez au fait, ajoute le Père Gaubil, de la méthode que suivaient les Chinois pour calculer les éclipses. Mais je sais qu’ils exprimaient en nombre la qualité des éclipses, les termes écliptiques, la visibilité, etc. Ces nombres sont écrits plus de cent ans avant Jésus-Christ. On a de ce temps-là des résultats assez bons d’éclipses, mais ces nombres sont obscurs, et peu de Chinois aujourd’hui sont au fait là dessus.

Le Père Kegler, président du tribunal des mathématiques, a une vieille carte chinoise d’étoiles, faite bien longtemps avant que les jésuites missent le pied à la Chine. Les Chinois y ont marqué le lieu des étoiles qu’on ne voit qu’avec des lunettes, et elles sont marquées assez juste dans l’endroit où on les voit avec les lunettes, ayant égard au mouvement propre des étoiles.

Depuis la dynastie des Han, qui régnaient avant Jésus-Christ, on voit des traités d’astronomie ; et par la lecture de ces livres, on juge que les Chinois ont assez bien connu depuis plus de deux mille ans la quantité de l’année solaire de trois cent soixante-cinq jours à près de six heures ; qu’ils ont connu de même le mouvement diurne du soleil et de la lune ; qu’ils ont su observer les hauteurs méridiennes du soleil par l’ombre des gnomons ; et qu’ils calculaient passablement ces ombres pour en déduire la hauteur du pôle et la déclinaison du soleil ; qu’ils ont su assez bien l’ascension droite des étoiles, et le temps où elles passaient par le méridien ; comment les mêmes étoiles dans la même année se lèvent ou se couchent avec le soleil ; et comment elles passent au méridien, tantôt au lever et tantôt au coucher du soleil ; qu’ils ont donné des noms aux étoiles ; et qu’ils ont partagé le ciel en constellations différentes ; qu’ils y rapportaient le lieu des planètes ; qu’ils distinguaient les étoiles, et qu’ils avaient des signes pour les distinguer. Enfin, conclut le Père Gaubil, la lecture de l’histoire chinoise démontre qu’on a toujours eu à la Chine la connaissance de beaucoup des choses d’astronomie.

Il y a plus de quatre mille ans, si l’on en croit leur histoire, qu’ils ont établi une espèce de cycle solaire, ou de révolution, pour la supputation de leurs annales, comme les Grecs avaient leurs Olympiades. Ce cycle est de soixante ans, et il est parmi eux comme une espèce de siècle pour l’ordre de leur histoire.

Le Père Nicolas Trigault, qui entra à la Chine en l’année 1619 et qui lut plus de cent volumes de leurs annales, assure que les observations célestes des Chinois ont commencé peu de temps après le déluge, et qu’ils ont fait ces observations, non pas selon les heures et les minutes, comme nous faisons, mais par des degrés entiers ; qu’ils ont observé grand nombre d’éclipses avec l’heure, le jour, le mois, et l’année en laquelle elles sont arrivées, mais non pas avec la durée ni avec la quantité de l’obscuration ; qu’enfin ils ont beaucoup plus remarqué de comètes et de nouvelles étoiles, que nos astronomes européens n’en ont observé. Toutes ces observations, tant d’éclipses que de comètes et de conjonctions, ne servent pas peu à assurer leur chronologie.

Leur année est composée de trois cent soixante-cinq jours, et un peu moins de six heures, et sur l’époque réglée du solstice d’hiver, qui était le point fixe de leurs observations, comme le premier degré du signe du Bélier est le nôtre, comptant de cent en cent degrés, ils calculaient les mouvements des planètes, et ajustaient toutes choses avec des tables d’équations. Il y en a qui conjecturent qu’ils les ont reçues des Arabes, qui entrèrent avec les Tartares dans la Chine. Ils avaient bien longtemps auparavant la science des nombres, sous laquelle ils voilaient les secrets de leur politique, qui ne s’enseignaient qu’aux princes. Ils avaient déjà depuis longtemps un grand observatoire sur une haute montagne auprès de Nan king avec des édifices et des instruments propres à observer. Tous ces instruments étaient de bronze jeté, et si bien faits pour la variété de leurs ornements, que le père Matthieu Ricci, qui les vît l’an 1599, avoue qu’il n’en a point vu de si beaux en nul endroit de l’Europe. Il y avait plus de 250 ans qu’ils étaient exposés à toutes les injures de l’air, sans avoir reçu le moindre dommage.

Entre ces instruments était un grand globe, avec tous les cercles parallèles et les méridiens gravés et distingués par degrés. Il était si grand que trois hommes n’auraient pu l’embrasser. Il était élevé sur un grand cube de bronze, et ce cube s’ouvrait d’un côté pour faire entrer au dedans un homme qui put tourner ce globe, selon qu’il était nécessaire, et au gré des observateurs. Il n’y avait sur ce globe, ni figures d’étoiles, ni figure de terre ou de pays. Ainsi il servait également pour les observations du ciel et de la terre.

Il y avait en second lieu une sphère de deux brasses de diamètre avec son horizon, et à la place des cercles étaient des armilles doubles, dont les travers représentaient les cercles ordinaires de la sphère, et tous étaient divisés en trois cent-soixante-cinq degrés, et chaque degré en autant de minutes. Au milieu du globe de la terre était une espèce de canon d’arquebuse percé, qui se tournait de tous côtés au gré des observateurs, pour regarder les étoiles, et pour en marquer le lieu sur les degrés que marquait la situation de ce canon.

Le troisième instrument était un cadran élevé de quatre ou cinq brasses sur une grande table de pierre tournée directement au nord, avec un petit canal pour s’assurer par le moyen de l’eau, si la pierre était à plein sur l’horizon, et le style à angles droits : l’un et l’autre étaient divisés par degrés, pour observer par le moyen de l’ombre les vrais points des solstices et de l’équinoxe.

La plus grande des machines était composée de trois ou quatre astrolabes joints l’un à l’autre avec leur alidade et leurs pinnules, pour observer : l’un incliné au midi représentait l’équinoxial, l’autre qui le croisait, représentait le méridien. Celui-ci était mobile pour le conduire où l’on



voulait, aussi bien qu’un troisième qui servait de vertical, selon qu’on le voulait tourner. Leurs degrés étaient distingués par de petits boutons, afin qu’on les pût compter, et même observer pendant l’obscurité.

Les usages de ces instruments et de chacune de leurs parties, étaient marqués en caractères chinois avec les noms de leurs constellations, qui sont au nombre de vingt-huit, comme je le dirai dans la suite, et qui répondent à nos douze lignes. Ils semblent avoir été faits pour l’élévation de trente-six degrés.

Il y avait à Peking des instruments tout à fait semblables, et qui étaient apparemment sortis de la même main. Ils étaient placés dans un observatoire peu considérable par sa situation, par sa figure, et par le bâtiment. Quand on était entré dans une cour d’une médiocre situation, on voyait un petit corps de logis servant de logement à ceux auxquels on avait confié la garde de l’observatoire. A droite en entrant, on montait par un escalier fort étroit sur une tour carrée, semblable à celles dont on fortifiait autrefois les murailles des villes. Elle était attachée en dedans aux murs de Peking, et élevée seulement au-dessus du rempart de dix à douze pieds. C’était sur la plate-forme de cette tour que les astronomes chinois avaient placé leurs machines, lesquelles en occupaient tout l’espace.

Le Père Verbiest les ayant jugées inutiles pour les observations astronomiques, persuada à l’empereur de les faire retirer, pour en placer d’autres de sa façon. Les machines sont encore dans une salle qui joint la tour, ensevelies dans la poussière et dans l’oubli. « Nous ne les vîmes, dit le Père le Comte, qu’au travers d’une fenêtre grillée. Elles nous parurent fort grandes et bien fondues, d’une forme approchante de nos anneaux astronomiques. C’est tout ce que nous pûmes découvrir. On avait néanmoins jeté dans une cour écartée un globe céleste de bronze de trois pieds ou environ de diamètre. Nous le vîmes de plus près. La figure était un peu ovale ; les divisions peu exactes, et tout l’ouvrage assez grossier.

« On a pratiqué tout auprès un gnomon dans une salle basse (continue le père le Comte). La fente par où passe le rayon du soleil, élevée environ de huit pieds, est horizontale et formée de deux portions de cuivre soutenues en l’air, qui peuvent en tournant s’approcher ou s’éloigner l’une de l’autre, pour agrandir ou rétrécir l’ouverture.

« Plus bas est une table garnie de bronze, dans le milieu, et sur la longueur de laquelle on a tracé une ligne méridienne de quinze pieds, divisée par des lignes transversales, qui ne sont ni finies ni fort exactes. Tout autour de la table on a creusé de petits canaux pour recevoir l’eau qui sert à la mettre de niveau. C’est en matière d’ouvrage chinois ce que j’ai vu de moins mauvais, et qui pourrait être de quelque usage entre les mains d’un bon observateur. »

Dans la ville de Teng fong, ville du troisième ordre de la province de Ho nan, que les Chinois ont cru être le milieu du monde, parce qu’elle est au milieu de leur empire, on voit encore une tour, du haut de laquelle on assure que Tcheou kong, le plus habile mathématicien qu’aient eu les Chinois plus de 1.200 ans avant la naissance de Ptolémée, faisait ses observations, passant les nuits entières à considérer le lever, les mouvements, et les figures des constellations.

Il se servait pour ses observations d’une grande table de bronze couchée horizontalement, sur laquelle s’élevait une longue plate bande du même métal en forme de style, l’une et l’autre distinguées par degrés, pour observer les projections de l’ombre quelques jours avant le solstice, et quelques jours après, afin d’en remarquer le point précis, et la rétrogradation du soleil, qui était la seule époque de leurs observations, ainsi que je l’ai remarqué.

L’attachement et l’application qu’ont toujours eu les Chinois aux observations célestes, leur a fait ériger un tribunal d’astronomie, qui est un des plus considérables de l’empire, et qui dépend du tribunal des rits, auquel il est subordonné.

De quarante-cinq en quarante-cinq jours ce tribunal est obligé de présenter à l’empereur une figure céleste où soit marquée la disposition du ciel, et les changements qui doivent se faire dans l’air selon les variations des saisons, avec les prédirions des maladies, sécheresses, disette de vivres, et les jours auxquels il y aura vent, pluie, grêle, tonnerre, neige et autres choses semblables, à peu près comme nos astrologues les marquent dans les almanachs.

Outre ces observations, le principal soin de ce tribunal est de calculer les éclipses, et d’avertir l’empereur par une requête, du jour, de l’heure, et de la partie du ciel auxquels l’éclipse arrivera, combien elle durera, et de combien de doigts elle sera.

Ce compte doit se rendre à l’empereur quelques mois avant que l’éclipse arrive : et comme la Chine est divisée en quinze provinces fort étendues, il faut calculer ces éclipses suivant la longitude et la latitude de chaque première ville de toutes ces provinces, et en envoyer le type par tout l’empire, parce qu’il faut rendre raison de tout à une nation très curieuse, et également attentive à ces phénomènes.

Le tribunal des rits et les colao gardent ces observations et ces prédictions, et ont le soin de les envoyer dans toutes les provinces et toutes les villes de l’empire, pour y être observées à la manière de Peking, où est la cour. Voici les cérémonies qui s’y observent.

Quelques jours avant que l’éclipse doit arriver, le tribunal des rits fait afficher en gros caractères dans un lieu public, le jour, l’heure, et la minute à laquelle commencera l’éclipse, en quel lieu du ciel elle se verra, combien elle durera, quand l’astre commencera à s’obscurcir, combien de temps il sera obscurci, et quand il sortira de l’obscurité.

Il fait aussi avertir les mandarins de tous les ordres, afin qu’ils se trouvent selon la coutume avec les habits et les marques de leur dignité dans la cour du tribunal de l’astronomie, pour attendre le moment auquel l’éclipse doit commencer. Ils ont tous de grandes tables où l’éclipse est figurée, et ils s’occupent à considérer ces tables, et à raisonner ensemble sur les éclipses.

Au moment qu’ils s’aperçoivent que le soleil ou la lune commence à s’obscurcir, ils se jettent tous à genoux, et frappent la terre du front. En même temps on entend un bruit épouvantable de tambours et de timbales par toute la ville, suivant la ridicule persuasion où étaient autrefois les Chinois, que par ce bruit ils secouraient le soleil ou la lune, et empêchaient que le dragon céleste ne dévorât des astres si nécessaires.

Quoique les savants et les gens de qualité soient parfaitement détrompés de cette ancienne erreur, et qu’ils soient bien persuadés que ces éclipses sont des effets purement naturels, ils ne laissent pas de continuer leur ancienne cérémonie, tant ils sont attachés à leurs usages. Ces cérémonies se pratiquent de la même manière dans tous les lieux de l’empire.

Tandis que les mandarins sont ainsi prosternés, il y en a d’autres à l’observatoire, qui examinent attentivement le commencement, le milieu, et la fin de l’éclipse, et qui comparent leurs observations avec les figures qu’on leur a données. Ils portent ensuite ces observations signées et scellées de leur sceau, pour être présentées à l’empereur, lequel de son côté observe l’éclipse dans son palais avec la même attention. Les mêmes cérémonies se pratiquent dans tout l’empire.

Le principal ouvrage de ce tribunal est le calendrier qui se distribue chaque année dans tout l’empire. Il n’y a point de livre dans le monde dont il se fasse tant de copies, ni que l’on publie avec tant de solennité. Il y a toujours à la tête un édit de l’empereur, par lequel il est défendu sous peine de la vie de se servir d’un calendrier différent, ou d’entreprendre d’en publier quelque autre, ou d’y rien altérer sous quelque prétexte que ce soit. Il faut nécessairement en tirer plusieurs millions d’exemplaires, parce qu’il n’y a personne à la Chine, qui ne veuille avoir ce livre, pour se régler pendant le cours de l’année.

Trois tribunaux sont établis à Peking, pour dresser autant de calendriers qui doivent être présentés à l’empereur. L’un de ces tribunaux est auprès de l’observatoire. Le second, où l’on explique la théorie des astres, et les moyens de calculer, est une espèce d’école publique pour les mathématiques. Enfin le troisième, qui est assez près du palais de l’empereur, est celui où se traitent toutes les affaires qui regardent l’astronomie, et où s’expédient tous les actes qui concernent cette science.

Comme il y a trois tribunaux pour les mathématiques, il y a aussi trois classes de mathématiciens ; et même autrefois des astrologues mahométans en composaient une quatrième, qui ne subsiste plus.

C’est la première de ces classes qui est chargée de dresser le calendrier, de calculer les éclipses du soleil et de la lune, et de faire toutes les autres supputations astronomiques.

On met au jour tous les ans trois sortes de calendriers en langue tartare et en langue chinoise. Le plus petit des trois, qui est le calendrier commun, distingue l’année par des mois lunaires, avec l’ordre des jours de chaque mois, l’heure et les minutes du lever et du coucher du soleil pour chaque jour, la durée des jours et des nuits, selon les diverses élévations des pôles de chaque province, l’heure et les minutes des conjonctions et des oppositions du soleil et de la lune ; c’est-à-dire, les nouvelles et les pleines lunes, les premiers et les derniers quartiers que les astronomes nomment les quadratures de cet astre, l’heure et les minutes de l’entrée du soleil dans chaque signe, et chaque demi-signe du Zodiaque. Car les Chinois, ainsi que je l’ai dit, et que je l’expliquerai plus bas, distinguent autrement que nous les constellations, et font vingt huit signes du zodiaque, auxquels ils donnent autant de noms différents.

Le second calendrier est celui des mouvements des planètes, qui sont observés exactement pour chaque jour, de la manière dont ils doivent paraître dans le ciel. C’est un livre semblable aux éphémérides d’Argolus, qui marquent tous les jours le lieu du ciel où se trouve chaque planète, avec un calcul exact des heures et des minutes de leur progrès. Ils y ajoutent pour chaque planète la distance qu’elle a avec la première étoile de la constellation la plus prochaine des vingt-huit qui distinguent parmi eux tout le ciel, et ils marquent les degrés et les minutes de cette distance. Ils mettent aussi le jour, l’heure, et les minutes auxquelles chaque planète entre dans chaque signe ; mais on n’y marque point d’autres aspects que les seules conjonctions.

Le troisième calendrier qui se présente seulement à l’empereur et manuscrit, contient toutes les conjonctions de la lune avec les autres planètes, et les approches des étoiles fixes dans l’étendue d’un degré de latitude avec leurs justes distances : ce qui demande une grande exactitude dans les calculs et les supputations.

C’est pourquoi tous les jours et toutes les nuits de l’année, il y a cinq mathématiciens sur la tour qui observent continuellement le ciel. L’un considère attentivement ce qui se passe du côté du zénith, l’autre a les yeux tournés du côté de l’orient ; le troisième vers l’occident ; le quatrième au midi, et le dernier au septentrion, afin d’être exactement instruits de ce qui se passe aux quatre parties du monde. Ils en doivent tenir un compte exact, qu’ils présentent tous les jours aux présidents du tribunal des mathématiques, et par eux à l’empereur. Leurs observations sont marquées par des écrits et des figures, avec le nom et le seing de ceux qui les ont faites, et de l’heure à laquelle ils les ont faites.

L’année des Chinois commence par la conjonction du soleil avec la lune, ou par la nouvelle lune la plus proche du quinzième degré d’Aquarius, qui est selon nous un signe où le soleil entre vers la fin de janvier, et y demeure presque tout le mois de février. Ils font de ce point là le commencement de leur printemps. Le quinzième degré du Taureau est le point qui détermine pour eux le commencement de l’été ; le quinzième du Lion, celui de l’automne ; et le quinzième du Scorpion celui de l’hiver.

Ils ont douze mois lunaires entre lesquels il y en a de petits, qui ne sont que de vingt-neuf jours, et de grands, qui sont de trente. Tous les cinq ans ils ont des intercalaires pour ajuster les lunaisons avec le cours du soleil. Ils divisent, comme nous, les semaines selon l’ordre des planètes, à chacune desquelles ils assignent quatre constellations, une par jour, tellement qu’après les vingt-huit qui se succèdent de sept en sept, ils retournent à la première.

Leur jour commence, comme le nôtre, à minuit, et s’étend jusqu’à un autre minuit ; mais ils ne le divisent qu’en douze heures égales, dont chacune fait deux des nôtres. Ils ne les comptent pas, comme nous, par des nombres, mais par des noms et des figures particulières.

Ils divisent encore le jour naturel en cent parties, et chacune de ces parties en cent minutes : en sorte que son étendue est de dix mille minutes qu’ils observent d’autant plus exactement, qu’ils sont pour la plupart dans cette persuasion ridicule, qu’en tous ces temps il y a des moments heureux ou malheureux, selon la position du ciel et les divers aspects des planètes. Selon eux l’heure de minuit est heureuse, parce que, disent-ils, c’est l’heure à laquelle le monde fut créé. Ils croient de même qu’à la seconde, la terre fut produite, et l’homme formé à la troisième.

Cette sorte de charlatans qui ne cherchent qu’à tromper par le secours de l’astrologie judiciaire, et qui prédisent les évènements par la situation des planètes, et par leurs différents aspects, ne laissent pas de s’accréditer auprès des esprits faibles et superstitieux. Ils font la distinction des heures qui sont propres à chaque chose, à peu près comme le calendrier de nos bergers, où l’on marque par des figures quand il faut se faire saigner, prendre médecine, tondre les brebis, couper les cheveux, faire voyage, couper les bois, semer, planter, etc. Ils marquent les temps propres à demander des grâces à l’empereur, à honorer les morts, à faire des sacrifices, à se marier, à entreprendre des voyages, à bâtir des maisons, à inviter ses amis, et tout ce qui peut regarder les affaires publiques et particulières : ce que plusieurs observent si scrupuleusement, qu’ils n’oseraient rien faire contre l’ordre du calendrier, qu’ils consultent comme leur oracle.

Voici à peu près la manière dont ils dressent leurs pronostics. Ils prennent dix caractères qu’ils attribuent à l’année, et dont chacun signifie un des cinq éléments ; car ils en reconnaissent tout autant, ainsi que je le dis ailleurs. Ils les combinent en soixante diverses manières avec les noms des douze heures du jour. Puis ils considèrent les vingt-huit constellations, qui ont chacune une planète dominante : et sur les propriétés de l’élément, de la constellation, et de la planète mêlés ensemble, ils forment leurs conjectures sur le bon ou mauvais succès des évènements. Ils ont des volumes entiers de ces bagatelles.

Quand on voulut charger les missionnaires du calendrier, ils s’en excusèrent. L’empereur parut surpris : — Hé quoi ! leur dit-il, vous m’avez dit souvent que c’était la charité envers le prochain qui vous avait conduit à la Chine : ce que je vous demande est très important au bien public ; quelle raison pouvez-vous avoir de ne pas accepter ce travail ? Les Pères répondirent qu’ils craignaient qu’on ne leur attribuât les superstitions ridicules qui s’ajoutent au calendrier. Ce n’est pas là ce que je souhaite, répliqua l’empereur ; cela ne vous regardera point, et je n’ajoute pas plus de foi que vous à ces imaginations ridicules. Ce que je vous demande, c’est ce qui concerne le calendrier, et qui n’a de rapport qu’à l’astronomie.

Alors les Pères se rendirent aux volontés de l’empereur ; mais ils firent une déclaration publique, par laquelle ils protestèrent que non seulement ils n’avaient nulle part à ces folies, mais qu’ils les condamnaient absolument, le succès des actions des hommes ne dépendant nullement de l’influence des astres, mais de la sagesse avec laquelle ils se conduisent. Le feu empereur Cang hi, qui avait trop d’esprit et de sens pour donner dans de semblables extravagances, comme il l’avait témoigné lui-même, approuva fort qu’ils s’expliquassent de la sorte.

Ce calendrier dont je viens de parler, doit se donner à l’empereur pour l’année suivante, le premier jour du second mois de l’année. Quand l’empereur l’a vu et approuvé, les petits officiers du tribunal appliquent sur chaque jour les superstitions dont j’ai parlé plus haut. Dans la suite, par ordre de l’empereur, on le distribue aux princes, aux seigneurs, aux grands officiers de Peking, et on l’envoie dans chaque province au vice-roi, qui le remet au trésorier-général de la même province. Celui-ci le fait imprimer, le distribue à tous les gouverneurs particuliers, et conserve les planches dans son tribunal.

A la tête de ce calendrier imprimé en forme de livre, est en couleur rouge le grand sceau du tribunal de l’astronomie, avec l’édit de l’empereur, qui défend sous peine de la vie, d’en suivre ou d’en publier un autre.

La distribution de ce calendrier se fait tous les ans avec beaucoup de cérémonie. Ce jour-là tous les mandarins de la ville de Peking se rendent de grand matin au palais. D’un autre côté les mandarins du tribunal astronomique avec les habits de leur dignité, et les marques de leurs offices, conformes à leurs degrés, se rendent au lieu ordinaire de leurs assemblées pour accompagner les calendriers.

Sur une grande machine dorée qui s’élève en carré en divers étages, et se termine en pyramide, on place les calendriers qui doivent être présentés à l’empereur, à l’impératrice, et aux reines. Ils sont en grand papier, couverts de satin jaune, qui est la couleur de l’empereur, et enveloppés proprement dans des sacs de drap d’or. Cette machine est portée par quarante valets de pied vêtus de jaune.

On porte ensuite dix ou douze autres machines plus petites, dorées et fermées de courtines rouges, sur lesquelles on met les calendriers qui doivent être présentés aux princes du sang. Ils sont reliés de satin rouge, et dans des sacs tissus de soie et d’argent.

Suivent immédiatement après plusieurs tables couvertes de tapis rouges, sur lesquelles sont placés les calendriers des Grands, des généraux d’armée, et des autres officiers de la couronne, tous scellés du sceau du tribunal astronomique, et couverts de drap jaune. Chaque table porte le nom du mandarin, ou du tribunal, à qui les calendriers appartiennent.

Les porteurs qui se déchargent de leurs fardeaux à la dernière porte de la grande salle, et qui les arrangent avec les tables des deux côtés du passage, qu’ils appellent impérial, ne laissent au milieu que la machine qui porte les calendriers impériaux.

Enfin les mandarins de l’académie astronomique prennent les calendriers de l’empereur et des reines, et les portent sur deux tables couvertes de brocard jaune, qui sont à l’entrée de la salle impériale. Là ils se mettent à genoux, et après s’être prosternés trois fois jusqu'à terre, ils livrent les calendriers aux intendants du palais. Ceux-ci marchant chacun à leur rang, vont les présenter à l’empereur, puis les eunuques les portent à l’impératrice et aux reines.

Cependant les mandarins astronomiques retournent à la grande salle, où sont les mandarins de tous les ordres, auxquels ils distribuent les autres calendriers de cette manière.

Premièrement, tous les princes envoient chacun leur premier officier au passage impérial, où ils reçoivent à genoux le calendrier de leurs maîtres, et ceux des mandarins qui sont à leur suite : ce qui monte du moins à douze ou treize cents calendriers pour la cour de chaque prince.

Paraissent ensuite les autres seigneurs, les généraux d’armée, les mandarins de tous les tribunaux, lesquels reçoivent à genoux le calendrier de la main des mandarins astronomiques.

Quand la distribution en est faite, chacun d’eux va reprendre son rang dans la salle, et se tournant du côté le plus intérieur du palais, au premier signal qui se donne, ils se jettent tous à genoux, et se courbent trois fois jusqu’à terre. Après trois génuflexions et neuf profondes inclinations de tête, en reconnaissance de la grâce qu’ils viennent de recevoir de l’empereur, ils s’en retournent dans leur hôtel.

A l’exemple de la cour, les gouverneurs et les mandarins des provinces reçoivent le calendrier de la même manière dans la capitale, chacun selon son rang. Pour ce qui est du peuple, il n’y a point de maison si pauvre, qui n’achète chaque année le calendrier ; et c’est pour cela qu’on en fait imprimer dans chaque province vingt-cinq à trente mille par an.

Au reste, c’est un ouvrage si respecté des Chinois et de leurs voisins, et si important dans l’État, que pour se déclarer sujet et tributaire du prince, il suffit de recevoir son calendrier ; et que de le refuser, c’est lever l’étendard de la révolte.

Une marque sensible de la vénération qu’ont ces peuples pour leur calendrier et pour leur astronomie, c’est que Yang quang sien, le plus grand ennemi du nom chrétien, dans un livre plein de calomnies qu’il publia pour décrier la religion et l’astronomie européenne, répète à chaque page, qu’il est indigne de la majesté de l’empire, d’assujettir leur calendrier à la réforme de quelques astronomes européens : car c’est, disait-il, comme si un vaste et florissant État s’abaissait jusqu'à recevoir la loi d’une petite nation étrangère.

Nous avons déjà dit que les astronomes chinois partageaient le ciel en vingt-huit constellations. Ils y comprennent toutes les étoiles fixes, tant celles qui composent le zodiaque, que celles qui sont à ses côtés. Voici les noms de ces constellations.


1. Kao     10. Niou     19. Pie
2. Kang 11. Hio 20. Tsuy
3. Ti 12. Guey 21. Tsan
4. Fang 13. Che 22. Cing
5. Sin 14. Pie 23. Quey
6. Vi 15. Quey 24. Lieou
7. Ki 16. Leou 25. Sing
8. Teou 17. Guey 26. Chang
9. Lieou 18. Mao 27. Ye
28. Chin


Ce fut Yu, empereur de la famille Hia, qui partagea ainsi le ciel en vingt-huit constellations, pour distinguer les diverses mansions de la lune : car quoique les Chinois aient distingué, comme nous, le cours du soleil en trois cent-soixante-cinq degrés et quinze minutes, dont nous composons notre année, ils se sont plus réglés par les lunaisons, que par le cours du soleil.

Les espaces qu’ils donnent à leurs constellations, sont inégaux dans le nombre de leurs degrés : mais toutes ensemble font un cercle de trois cent soixante degrés. Sur ces principes on leur a fait des cadrans, où le style marque par son ombre toutes les révolutions célestes, et à quelle heure et à quel quart du jour et de la nuit chaque constellation passe par le méridien de Peking.

La manière qu’ils ont introduite de commencer leur année par la nouvelle lune la plus proche du mois de février, fait que le signe des poissons est pour eux le premier signe, le Bélier le second, et ainsi des autres : et parce qu’il n’y a que douze lignes pour faire les douze mois solaires, et que les lunaisons ne cadrent pas toujours avec ces signes, ils ont des lunaisons intercalaires, auxquelles ils donnent le même signe qu’avait la précédente, pour recommencer après, l’ordre des mois selon les signes qui leur sont attribués. Par ce moyen ils ont des mois qui suivent l’ordre des signes, d’autres qui ont quelques jours hors des signes, d’autres auxquels il en manque quelques-uns.

Cette manière de supputer et d’intercaler leur fait des années de treize mois qui retournent de temps en temps. Ce fut ce qui donna occasion au rétablissement des missionnaires jésuites dans la Chine, et qui mit fin à la rude persécution qu’ils souffraient par les intrigues d’un astronome arabe, et d’un mandarin chinois, ennemi de la religion chrétienne.

Comme les tables des astronomes chinois étaient imparfaites, et qu’après une certaine suite d’années, on était obligé d’y faire des corrections, qu’il s’était glissé d’ailleurs des fautes énormes dans le calendrier dressé par les astronomes, qui avaient remplacé le père Adam Schaal, on eut recours aux Européens, surtout au père Ferdinand Verbiest. Ils étaient alors chargés de neuf chaînes, et gardés très étroitement dans les prisons publiques de la ville. Feu l’empereur Cang hi, qui était encore jeune, envoya quatre Grands mandarins qui étaient colao[2], pour demander aux missionnaires s’ils reconnaissaient quelques fautes dans le calendrier chinois, tant de la présente année que de la suivante. Ces deux calendriers avaient été faits sur les anciennes tables astronomiques de la Chine.

Le Père Verbiest répondit, que les calendriers étaient remplis de fautes, et que nommément on y donnait treize mois à l’année suivante, qui était la huitième de l’empereur Cang hi. Les mandarins instruits d’une erreur si grossière, et de plusieurs autres fautes qu’on leur fit remarquer, allèrent incontinent en rendre compte à l’empereur, qui donna ordre que les Missionnaires se rendissent le lendemain matin au palais.

Le lendemain à l’heure marquée le P. Buglio, le P. Magalhaens, et le P. Verbiest furent conduits dans une grande salle du palais, où tous les mandarins du tribunal astronomique les attendaient. Ce fut en leur présence que le Père Verbiest découvrit les erreurs du calendrier.

Le jeune empereur, qui ne les avait jamais vu, les fit entrer dans son appartement avec tous les mandarins du tribunal astronomique. Il fit placer le P. Verbiest vis-à-vis de sa personne ; et le regardant d’un air serein. Savez-vous, lui dit-il, le moyen de faire voir d’une manière sensible, si le calendrier s’accorde ou ne s’accorde pas avec le ciel ?

Le Père répondit que c’était une chose aisée à démontrer ; que les instruments astronomiques qui étaient dans l’observatoire, étaient faits pour cet usage, afin que ceux qui sont occupés du gouvernement de l’État, et qui n’ont pas le loisir de s’appliquer à l’astronomie, puissent en un instant vérifier les calculs, et voir s’ils s’accordent avec le ciel. Si Votre Majesté le souhaite, poursuivit le père, qu’on mette dans l’une de ses cours un style, une chaise, et une table de la grandeur qu’on voudra, je suis prêt de calculer présentement la longueur de l’ombre que ce style fera à l’heure déterminée par Votre Majesté. Par la grandeur de l’ombre il sera aisé de conclure la hauteur du soleil, et de sa hauteur, le lieu où il est du zodiaque. De là on jugera si le lieu du soleil est bien marqué dans le calendrier pour chaque jour.

L’expédient plut à l’empereur. Il demanda aux mandarins s’ils savaient cette manière de supputer, et de prédire la longueur de l’ombre. Le mahométan répondit hardiment qu’il la connaissait, et que c’était une règle sûre pour distinguer le vrai d’avec le faux. Puis il ajouta, qu’on devait bien se donner de garde de se servir à la Chine des Européens et de leurs sciences, qui deviendraient fatales à l’empire ; et il prit de là occasion d’invectiver contre la religion chrétienne.

L’empereur changeant de visage, lui dit : « Je vous ai commandé d’oublier le passé, et de ne songer qu’à donner une bonne astronomie. Osez-vous vous emporter de la sorte en ma présence ? Vous-même ne m’avez-vous pas présenté plusieurs requêtes, afin de chercher par tout l’empire des astronomes habiles ? Il y a quatre ans qu’on les cherche, et qu’on ne les trouve pas : et voilà Ferdinand Verbiest qui entend parfaitement l’astronomie, et qui était tout à portée dans cette cour, vous ne m’en avez pas dit un seul mot. Vous ne faites que trop voir que vous êtes un homme passionné, et que vous n’agissez pas de bonne foi. » Ces paroles piquèrent extrêmement les deux gouverneurs de l’empire, protecteurs des astronomes chinois.

Ensuite l’empereur reprenant un visage serein, fit au Père Verbiest diverses questions qui concernaient l’astronomie, et il chargea les colao et les mandarins qui étaient à ses côtés, de lui déterminer un style pour supputer l’ombre.

Comme ces colao y travaillaient dans le palais même, l’astronome mahométan avoua franchement qu’il ne savait pas cette manière de calculer l’ombre. Ils en avertirent aussitôt l’empereur.

Ce prince fut si offensé de l’impudence de l’astronome, qu’il eût dessein de le faire punir sur-le-champ : mais ayant fait réflexion qu’il valait mieux différer jusqu’à ce que le ciel eût découvert son imposture en présence de ses protecteurs, il ordonna que le père ferait seul son calcul ce jour-là même, et que le lendemain les colao et les mandarins iraient à l’observatoire, pour voir précisément à midi la longueur de l’ombre au style qu’on avait préparé.

Il y avait dans l’observatoire de Peking une colonne de bronze de figure carrée, haute de huit pieds géométriques et de trois pouces. Elle était élevée sur une table de même matière, longue de dix-huit pieds, large de deux, et épaisse d’un pouce. Cette table était divisée en dix-sept pieds depuis le bas de la colonne, et chaque pied en dix parties qu’on appelle pouces, et chaque pouce en dix autres petites parties qu’on nomme minutes. Le tout était environné d’un petit canal large et profond d’un demi-doigt, creusé dans le bronze le long des bords. On remplit ce canal d’eau, pour mettre par ce moyen la table dans une situation horizontale. Cette machine servait autrefois à examiner les ombres méridiennes. Mais la colonne s’était notablement inclinée par la suite des temps, et ne faisait plus un angle droit avec la table.

Le style ayant été déterminé de huit pieds, quatre doigts et neuf minutes, le Père attacha sur la colonne une planche bien unie, et parallèle à l’horizon, précisément à la hauteur déterminée, et par le moyen d’une perpendiculaire, tirée du haut de cette planche jusqu’à la table, il marqua le point, duquel il fallait prendre le commencement de l’ombre. Le soleil était alors vers le solstice d’hiver, et faisait les ombres plus longues qu’en tout autre temps de l’année.

Après avoir fait son calcul selon les règles de la trigonométrie, il trouva que l’ombre du style devait être le lendemain à midi de seize pieds et six minutes et demie. Il traça une ligne transversale sur la table de bronze, pour marquer que l’ombre viendrait jusque-là, et qu’elle ne serait ni plus longue ni plus courte. Tous les mandarins se rendirent le lendemain à l’observatoire par ordre de l’empereur ; et quand il fut midi, l’ombre toucha justement la ligne que le Père avait tracée sur la table, dont ils parurent extrêmement surpris.

L’empereur prit beaucoup de plaisir au récit qu’on lui fit de cette première observation, et ordonna que le Père en recommencerait une autre le lendemain à midi dans la grande cour du palais. Les colao avertirent aussitôt le Père Verbiest ; et prenant une règle de cuivre, longue d’un pied géométrique, qu’il avait alors entre les mains, ils déterminèrent deux pieds, deux pouces, pour la longueur du style.

Quand il fut de retour à la maison, il fit son calcul ; après quoi il prépara un ais bien poli, avec un autre qui portait dessus à plomb, et qui devait servir de style. Le premier ais était divisé en pieds et en pouces, et avait trois vis, par le moyen desquelles il était facile de lui donner une situation horizontale. Il alla le jour suivant au palais avec cette machine qu’il plaça dans la grande cour, et qu’il ajusta directement au méridien, après avoir marqué par une ligne droite, tirée sur l'ais horizontal, l’extrémité de l’ombre, qui selon sa supputation devait être de quatre pieds, trois pouces, quatre minutes et demie.

Les colao et les autres mandarins nommés pour assister à l’observation, se rendirent dans le même lieu un peu avant midi. Ils formèrent un cercle autour du style, et comme l’ombre leur paraissait fort longue, parce qu’elle ne portait pas encore sur l’ais horizontal, mais à côté de la machine sur la terre, on voyait les colao qui se parlaient à l’oreille, et qui riaient ensemble, dans la persuasion où ils étaient que le Père s’était trompé.

Mais un moment avant midi que l’ombre gagna l’ais horizontal, elle se raccourcit tout à coup, et parut presque sur la ligne qui était marquée. A l’heure de midi elle tomba précisément sur la ligne. Le mandarin tartare témoignant plus que tous les autres son étonnement, s’écria : Le grand maître que nous avons ici ! Les autres mandarins ne dirent mot ; mais dès ce moment-là ils conçurent contre le Père une jalousie qui a toujours continué depuis.

On informa l’empereur du succès de l’observation, et on lui présenta même la machine, qu’il reçut favorablement. Elle était de l’invention du P. Magalhaens qui l’avait travaillé durant la nuit avec une extrême justesse.

L’empereur, pour ne pas décider trop favorablement sur une affaire qui passait dans l’esprit des Chinois pour être très délicate, voulut que le père fît le jour suivant une troisième observation dans la tour astronomique, et ordonna qu’on lui assignât un nouveau style. Il retourna donc à l’observatoire, où il fit attacher, comme la première fois, une longue règle bien polie sur la colonne de bronze à la hauteur donnée, qui était de huit pieds cinq minutes et cinq secondes. Il tira aussi une ligne transversale sur la table de cuivre, pour marquer le terme de l’ombre, qui, selon la supputation qu’il avait faite, devait être de quinze pieds, huit pouces et trois minutes.

Les colao et les mandarins qui avaient assisté aux premières observations, furent aussi présents à celle-ci. A l’heure du midi l’ombre du style arriva justement à la ligne que le père avait tracée, et ses ennemis même, qui assistaient à tout par ordre de l’empereur, ne purent s’empêcher de lui rendre justice, et de louer la méthode européenne.

L’astronome mahométan dont j’ai parlé, n’avait pour toute connaissance du ciel, que de vieilles tables arabes qu’il avait reçues de ses ancêtres, et dont il suivait un peu l’usage. Cependant il travaillait depuis plus d’un an par ordre des régents de l’empire à la correction du calendrier chinois, qu’on savait assez n’être pas d’accord avec les phénomènes célestes.

Il avait déjà fait à sa façon et présenté à l’empereur en deux volumes ceux de l’année qui allait commencer. Le premier volume contenait les mois lunaires, les jours et les heures des nouvelles et pleines lunes de chaque mois, et les deux quadratures, le temps auquel le soleil se trouvait au commencement et au milieu de chaque signe, selon l’ancienne méthode de la Chine. On voyait dans le second volume le lieu des sept planètes qu’il avait calculé pour tous les jours de l’année, à peu près comme nous le voyons dans les éphémérides d’Argolus et des autres astronomes d’Europe.

L’empereur ayant été persuadé par les trois observations de l’ombre, que les calculs du P. Verbiest s’accordaient avec le ciel, lui ordonna d’examiner ces deux livres de l’astronome mahométan.

Il n’était pas difficile de trouver grand nombre de fautes dans ce nouveau calendrier. Car outre que les choses y étaient mal arrangées et plus mal calculées, il s’y trouvait des contradictions visibles. C’était un mélange de chinois et d’arabe, de sorte qu’on pouvait aussi bien le nommer un calendrier arabe que le calendrier chinois.

Le P. Verbiest fit un petit recueil où il marquait à chaque mois les erreurs les plus grossières du mahométan dans le cours des sept planètes, et il les mit toutes au bas de sa requête qui fut présentée à l’empereur. Sa Majesté convoqua aussitôt l’assemblée générale des Regulos ses parents, des mandarins de la première classe, des principaux officiers de tous les ordres et de tous les tribunaux de l’empire, et leur envoya la requête du Père, pour délibérer entre eux sur les résolutions qu’il fallait prendre. On n’avait jamais vu d’assemblée si considérable, ni si solennellement convoquée pour de simples affaires astronomiques, et l’on eût dit qu’il s’agissait de la conservation et du salut de tout l’empire.

L’empereur n’était pas encore sorti de minorité : mais sans rien témoigner au dehors, il nourrissait depuis longtemps une aversion secrète pour les gouverneurs que son père lui avait donnés. Ayant remarqué qu’ils avaient condamné l’astronomie d’Europe, et qu’ils protégeaient les astronomes chinois, il saisit cette occasion de casser et d’annuler tous les actes qu’ils avaient faits. C’est pourquoi quelques-uns de ceux en qui il avait le plus de confiance, lui conseillèrent secrètement de rendre cette assemblée la plus auguste et la plus solennelle qu’il serait possible.

On y lut publiquement la requête du P. Verbiest, sur laquelle les seigneurs, et les principaux membres du Conseil prononcèrent unanimement, que la correction d’un calendrier étant une affaire importante, et l’astronomie une science difficile, dont peu de gens sont capables, il fallait examiner en public et par les instruments de l’observatoire, les fautes énoncées dans sa requête.

Cet arrêt du Conseil fut confirmé par l’empereur, qui nomma outre les colao et les mandarins, tous les présidents des grands tribunaux, et vingt mandarins de la première classe, pour assister aux observations du soleil et des planètes qui devaient se faire à l’observatoire.

Le suprême tribunal des rits, auquel celui de l’astronomie est subordonné, fit venir le P. Verbiest et l’astronome mahométan, et leur donna ordre de régler de bonne heure les observations qu’il fallait faire, et de les mettre par écrit avec la manière d’observer. Le Père avait déjà calculé le lieu du soleil, de la lune, et des autres planètes qui paraissaient durant la nuit, marquant jusqu’aux degrés et aux minutes du zodiaque où nos tables d’Europe les mettaient en de certains jours, pour lesquels celles du mahométan se trompaient davantage. Ses supputations furent présentées aux mandarins de ce tribunal, qui régla que l’un et l’autre iraient à l’observatoire, et que chacun prenant un des instruments que l’on y voit, et le dressant vers le soleil, cachèterait et signerait de sa main le degré et les minutes, où il jugeait que chaque planète devait être.

La première observation se fit donc le jour auquel le soleil entre dans le quinzième degré du Verseau. Un grand quart de nonante que le père avait disposé dans le méridien, montrait avec son alidade la hauteur méridienne que le soleil devait avoir ce jour-là, et la minute du zodiaque qu’il devait occuper à l’heure du midi.

Il y avait déjà dix-huit jours qu’il avait affermi l’alidade dans cette situation, et qu’il y avait posé son cachet. Quand le jour et l’heure furent venus, le rayon du soleil s’insinuant par une des pinnules, n’était nullement éloigné de l’autre. Un sextant de six pieds de rayon qu’il avait encore placé dix-huit jours auparavant à la hauteur de l’équateur, montrait la déclinaison du soleil avec tant d’exactitude, qu’on n’y pouvait trouver le moindre défaut.

Quinze jours après, le Père eut le bonheur de réussir de la même manière, en observant avec les mêmes instruments l’entrée du soleil dans le signe des Poissons. Cette observation lui était nécessaire pour décider la célèbre question, s’il fallait ôter ou non le mois intercalaire du calendrier chinois. La hauteur méridienne du soleil et la déclinaison qu’il avait ce jour-là, démontrèrent clairement qu’il le fallait.

Quant au lieu des autres planètes, comme il était nécessaire d’observer pendant la nuit, pour réfuter ce que le mahométan en avait écrit dans son calendrier, il crut qu’il ne le pourrait faire plus clairement et d’une manière plus sensible, qu’en proposant d’observer leurs distances des étoiles fixes. Il avait déjà supputé ces distances, et plusieurs jours auparavant, en présence de quelques mandarins, il avait marqué sur une carte du ciel dont il devait se servir, la distance où ces mêmes étoiles se trouveraient à l’heure que l’empereur avait déterminée. Il fit porter à l’Observatoire son quart de nonante, son demi-cercle, ses cartes, et tous les autres instruments qu’il crut propres pour cette observation.

Le jour marqué étant venu, on vit la cour partagée dans l’attente de ce que le Père avait promis. Sur le soir les colao, les mandarins, les mathématiciens des trois tribunaux, tant chinois que tartares, accoururent de tous les quartiers de la ville, ceux-ci accompagnés d’un grand cortège de gens à cheval, et ceux là dans leurs chaises portés sur les épaules de leurs valets.

Ayant vu clairement que de tout ce que le Père avait proposé, il n’y avait pas une seule chose qui ne fût conforme à ce qu’il avait prédit et supposé, ils furent convaincus par leurs propres yeux, que les calendriers tant chinois, qu’arabes, que le mathématicien mahométan avait présentés à l’empereur, étaient remplis de fautes, et ils allèrent aussitôt en informer Sa Majesté.

L’empereur ayant appris combien les observations du P. Verbiest avaient été justes et exactes, ordonna que l’affaire serait examinée dans son Conseil. Les deux astronomes dont on blâmait le calendrier, savoir Yang quang sien, et Uming huen, se trouvèrent, contre leur coutume, à l’assemblée, et par leurs brigues, en partagèrent les suffrages. Les mandarins qui étaient à la tête du Conseil, souffraient impatiemment que l’astronomie chinoise fut proscrite, et que celle d’Europe eût le dessus. Ils soutenaient qu’il était de la majesté de l’empire de ne rien changer à une science, dont toutes les nations avaient tiré jusqu’ici leurs lois, leur politique, et la sagesse de leur gouvernement ; qu’il valait mieux conserver l’ancienne astronomie qu’ils tenaient de leurs pères, quoiqu’un peu défectueuse, que d’en introduire une autre qui était étrangère. Ils donnaient aux deux astronomes la gloire de combattre pour leur patrie, et les regardaient comme les zélés défenseurs de la grandeur de leurs ancêtres.

Les principaux mandarins tartares étaient d’un sentiment tout opposé, et s’attachaient au sentiment de l’empereur, qui favorisait le pP. Verbiest. On disputa de part et d’autre avec beaucoup de véhémence. Enfin Yang quang sien, enflé de la protection des ministres d’État dont il s’était assuré, éleva la voix ; et s’adressant aux Tartares : « Si vous vous livrez à l’opinion de Ferdinand, leur dit-il, en recevant l’astronomie qu’il vous apporte, assurez-vous que l’empire des Tartares ne durera pas longtemps à la Chine. »

Un discours si téméraire fut reçu avec indignation des mandarins tartares, qui le rapportèrent aussitôt à l’empereur. Sa Majesté ordonna à l’instant qu’on chargeât Yang quang sien de chaînes, et qu’on le renfermât dans les prisons publiques.

Au même temps le P. Verbiest reçut ordre de réformer le calendrier, et l’astronomie de tout l’empire, et on lui donna la direction du tribunal des mathématiques. On voulut l’honorer de plusieurs autres titres, mais il les refusa constamment par quatre placets qu’il présenta à l’empereur.

Dès que le Père Verbiest se vit directeur du tribunal astronomique, il présenta un placet à l’empereur, où il lui fît connaître la nécessité de retrancher du calendrier de l’année courante la lune intercalaire qui y avait été introduite, et qui était contraire au cours du soleil : et comme les astronomes chinois avaient omis pour cette année la treizième lune, il fit voir que c’était une erreur inouïe, et que même selon leur calcul, la lune intercalaire appartenait à l’année suivante. Son placet fut renvoyé au Conseil privé. Les membres de ce Conseil regardèrent comme une chose bien triste, qu’il fallût ôter un mois entier du calendrier qui avait été reçu si solennellement. Comme ils n’osaient ni ne pouvaient contredire le Père Verbiest, ils prirent le parti de lui députer le premier président du Conseil.

Le mandarin abordant le Père avec un air honnête ; prenez garde, lui dit-il, à ce que vous faites. Vous allez nous couvrir de honte chez les nations voisines, qui suivent et respectent le calendrier chinois, lorsqu’elles apprendront qu’on s’est trompé si grossièrement, qu’il ait fallu retrancher un mois entier de l’année courante. Ne pourriez-vous pas dissimuler, ou trouver quelque moyen de sauver notre réputation ? Vous nous rendriez un grand service. Le père lui répondit qu’il n’avait pas le pouvoir d’ajuster le ciel à leur calendrier, et que c’était une nécessité indispensable de retrancher ce mois.

Aussitôt on publia un édit par tout l’empire, qui portait, que suivant la supputation astronomique du Père Verbiest, il fallait nécessairement ôter de l’année courante le mois intercalaire, et défense fut faite de le compter à l’avenir. Cet édit embarrassa fort ceux qui n’étaient pas au fait de l’astronomie. Ils ne pouvaient comprendre ce qu’était devenu ce mois qu’on avait retranché ; et ils se demandaient en quel lieu on l’avait mis en réserve.

Après avoir ainsi fixé l’année chinoise, et réglé le cours des astres, le Père s’appliqua à rétablir ce qu’il avait trouvé de défectueux dans les autres choses qui concernent le tribunal des mathématiques. Il songea principalement à enrichir l’observatoire de nouveaux instruments propres aux opérations astronomiques. Il les fit travailler avec un grand soin, et quelque admirables qu’ils parussent, les Chinois, toujours amateurs de l’antiquité, n’auraient pu se résoudre à s’en servir préférablement aux anciens, s’ils n’y avaient été forcés par un ordre exprès de l’empereur.

Ces instruments sont grands, bien fondus, ornés partout de figures de dragons, et bien disposés pour l’usage qu’on en doit faire. Si la finesse des divisions répondait au reste de l’ouvrage, et qu’au lieu de pinnules on y appliquât des lunettes, selon la méthode de l’académie royale, rien en cette matière ne pourrait leur être comparé.

On ne sera pas fâché de voir la description de toutes ces machines dont on se sert encore aujourd’hui dans l’Observatoire de Peking. Les voici telles que nous les a données le père le Comte, qui les a examinées avec beaucoup d’attention.

La première machine est une sphère armillaire zodiacale de six pieds de diamètre. Cette sphère porte sur quatre têtes de dragons, dont les corps après divers replis, s’arrêtent aux extrémités de deux poutres d’airain, mises en croix, afin de soutenir tout le poids de la machine. Ces dragons, qu’on a choisis parmi les autres animaux, parce qu’ils composent les armes de l’empereur, sont représentés selon l’idée que les Chinois s’en forment, enveloppés de nuages, couverts au-dessus des cornes d’une longue chevelure, portant une barbe touffue sous la mâchoire inférieure, les yeux allumés, les dents longues et aiguës, la gueule béante, et vomissant toujours un torrent de flammes. Quatre lionceaux de même matière sont chargés des extrémités des poutres, dont les têtes se haussent ou se baissent, selon l’usage qu’on en veut faire, par le moyen des vis qui y sont engagées. Les cercles sont divisés sur leur surface extérieure et intérieure en 360 degrés ; chaque degré en soixante minutes par les lignes transversales ; et les minutes de dix en dix secondes par le moyen des pinnules qu’on y applique.

La seconde machine est une sphère équinoxiale de six pieds de diamètre. Cette sphère est soutenue par un dragon qui la porte sur son dos courbé en arc, dont les quatre griffes, qui s’étendent en quatre endroits opposés, saisissent les extrémités du piédestal, formé comme le précédent par deux poutres croisées à angles droits, et terminées par quatre petits lions qui servent à le mettre de niveau. Le dessein en est grand et bien exécuté.

La troisième machine est un horizon azimutal de six pieds de diamètre. Cet instrument qui sert à prendre les azimuts, n’est composé que d’un large cercle, posé de niveau dans toute sa surface. La double alidade qui en fait le diamètre, court tout le limbe, selon les degrés de l’horizon qu’on y veut marquer, et emporte avec soi un triangle filaire, dont le sommet passe dans la tête d’un arbre élevé perpendiculairement sur le centre du même horizon. Quatre dragons repliés courbent leur tête sous le limbe inférieur de ce grand cercle pour l’affermir. Deux autres entortillés autour de deux petites colonnes, s’élèvent en l’air chacun de son côté presque en demi-cercle jusqu’à l’arbre du milieu, où ils s’attachent inébranlablement, afin de rendre le triangle tout à fait immobile.

La quatrième machine est un grand quart de cercle de six pieds de rayon. Cette portion de cercle est divisée de dix en dix secondes. Le plomb qui marque sa situation verticale, pèse une livre et pend du centre par le moyen d’un fil de cuivre très délicat. L’alidade en est mobile, et coule aisément sur le limbe. Un dragon replié et entouré de nuages, va de toutes parts saisir les bandes de l’instrument, de peur qu’elles ne sortent de leur plan commun. Tout le corps du quart de cercle est en l’air, traversé par le centre d’un arbre immobile, autour duquel il tourne vers les parties du ciel qu’on veut observer ; et parce que sa pesanteur pourrait causer quelque trémoussement, ou le faire sortir de sa situation verticale, deux arbres s’élèvent par les côtés, affermis en bas de deux dragons, et liés à l’arbre du milieu par des nuages qui semblent descendre de l’air. Tout l’ouvrage est solide et bien entendu.

La cinquième machine est un sextant, dont le rayon est de huit pieds. Cette figure représente la sixième partie d’un grand cercle porté sur un arbre, dont la base forme une espèce de large bassin vidé, qui est affermi par des dragons, et traversé dans le milieu d’une colonne de bronze, sur l’extrémité de laquelle on a engagé une machine propre à faciliter par ses roues le mouvement de l’instrument. C’est sur cette machine que porte par son milieu une petite poutre de cuivre, qui représente un des rayons du sextant, et qui le tient immobilement attaché. Sa partie supérieure est terminée par un gros cylindre ; c’est le centre autour duquel tourne l’alidade ; l’inférieure s’étend environ d’une coudée au-delà du limbe, pour donner prise au moufle qui sert à l’élever ou à l’abaisser, selon l’usage qu’on en veut faire. Ces grandes et lourdes machines sont ordinairement difficiles à mouvoir, et servent plutôt d’ornements sur les plate-formes des observatoires, que d’instruments pour les observateurs.

Enfin la sixième machine est un globe céleste de six pieds de diamètre. Voici, à mon sens, ce qu’il y a de plus beau et de mieux exécuté parmi les instruments dont je parle. Le corps du globe est de fonte, très rond, et parfaitement uni, les étoiles bien formées et placées selon leur disposition naturelle, et tous les cercles d’une largeur et d’une épaisseur proportionnée. Au reste il est si bien suspendu, que la moindre impression le détermine au mouvement circulaire, et qu’un enfant le peut mettre à toutes sortes d’élévations, quoiqu’il pèse plus de deux mille livres. Une large base d’airain, formée en cercle, et vidée en canal dans tout son contour, porte sur quatre points également distants, quatre dragons informes, dont la chevelure hérissée soutient en l’air un horizon magnifique par sa largeur, par la multitude de ses ornements, et par la délicatesse de l’ouvrage. Le méridien qui soutient l’axe du globe, est appuyé sur des nuages qui sortent du centre de la base, entre lesquels il coule par le moyen de quelques roues cachées ; de sorte qu’il emporte avec lui tout le ciel, pour lui donner l’élévation qu’il demande. Outre cela l’horizon, les dragons, et les poutres de bronze, qui se croisent dans le centre du bassin, se meuvent comme on veut, sans faire changer de situation à la base, qui demeure toujours immobile : ce qui donne la facilité de placer l’horizon de niveau, et de lui faire couper le globe précisément par le milieu. Je ne pouvais assez admirer que des gens éloignés de nous de six mille lieues, eussent pu faire un ouvrage de cette force ; et j’avoue que si tous les cercles qui sont chargés de divisions, avaient été retouchés par nos ouvriers, on ne saurait rien désirer en cette matière de plus parfait. Au reste toutes ces machines sont environnées de degrés de marbre taillé en amphithéâtre pour la commodité de l’observateur, parce qu’elles ont la plupart plus de dix pieds d’élévation.


  1. Le Scorpion.
  2. Ministres de l'Empire.