Description de la Chine (La Haye)/De la Province de Fo kien
QUATRIÈME PROVINCE
DE L'EMPIRE DE LA CHINE
C’est une des moins grandes et des plus riches provinces de l’empire ; sa situation lui est favorable pour la navigation et le commerce ; le climat y est chaud, mais en même temps l’air y est pur et sain ; comme elle est battue en partie de la mer, on y pêche quantité de poissons, qu’on sèche et qu’on sale, pour les transporter dans les provinces qui sont au cœur de l’empire ; ses rivages sont fort inégaux à cause de la quantité et de la différence de ses golfes ; on y a bâti grand nombre de forts pour garder les côtes de la mer.
Elle contient neuf fou, ou villes du premier ordre, et soixante hien, ou villes du troisième ordre. Parmi ces neuf fou, on compte Tai ouan capitale de l’île de Formose dont je ferai la description. Je parlerai de même de Hia men ou Emouy, port de cette province, et des îles Pong hou qui sont entre ce port et l’île de Formose.
La province de Tche kiang borne le Fo kien au nord, celle de Kiang si au couchant, celle de Quang tong au midi, et la mer de la Chine la baigne au levant.
Ses montagnes, par l’industrie des Chinois, sont presque partout disposées en espèce d’amphithéâtres et de terrasses placées les unes sur les autres, et toutes couvertes de riz. Ses campagnes sont arrosées de grandes rivières, de sources, et de fontaines qui viennent des montagnes, et que les laboureurs ménagent avec beaucoup de dextérité, pour abreuver le riz, qui ne croît que dans l’eau : ils ont le secret d’élever l’eau jusques sur le sommet des plus hautes montagnes, et de la conduire d’une montagne à l’autre par des tuyaux de bambou, qu’on trouve en quantité dans cette province.
Outre que tout ce qui croît dans la plupart des provinces de l’empire, se trouve pareillement dans celle de Fo kien, le commerce que ses habitants font au Japon, aux Philippines, à l’île de Formose, à Java, à Camboye, à Siam, etc. la rend extrêmement riche. On y trouve du musc, des pierres précieuses, du vif argent, des étoffes de soie, des toiles de chanvre et de coton, de l’acier, toutes sortes d’outils travaillés avec beaucoup d’adresse, et il lui vient des pays étrangers des clous de girofle, de la canelle, du poivre, du bois de sandal, de l’ambre, du corail, et beaucoup d’autres marchandises de cette nature. Ses montagnes sont couvertes de forêts pleines d’arbres propres à la construction des vaisseaux. On y trouve des mines d’étain et de fer : on prétend qu’il y en a d’or et d’argent, mais il est défendu de les ouvrir sous peine de la vie.
Parmi les fruits qui y viennent, elle produit d’excellentes oranges, plus grosses que celles que nous connaissons, et qui ont le goût et l’odeur des raisins muscats : ces oranges quittent aisément leur écorce ; la peau en est dorée et épaisse, on les confit avec du sucre, et on les transporte dans d’autres provinces. On y voit aussi ces belles oranges rouges, dont nous avons fait ailleurs la description.
Li tchi et Long yuen.
Il y croît surtout, de même que dans la province de Quang tong, deux espèces de fruits particuliers à la Chine, qu’on ne connaît point ailleurs, et qui sont estimés, savoir le li tchi et le long yuen, dont j’ai parlé au commencement de cet ouvrage. J’ajouterai seulement qu’il n’y a guère de fruit sur la terre, qu’on puisse comparer au li tchi pour sa délicatesse, surtout si c’est l’espèce qui a le petit noyau. La plante nommée tien hoa qui y croît, et dont les teinturiers se servent pour teindre en couleur bleue, est beaucoup plus estimée que celle qui croît dans les autres provinces.
Ces peuples ont un langage différent dans la plupart des villes, lesquelles ont chacune leur dialecte particulier : ce qui est assez incommode aux voyageurs : il n’y a que la langue mandarine qui se parle généralement partout, mais que très peu de gens savent dans cette province. Du reste ils ont de l’esprit, et s’appliquent volontiers à l’étude des sciences chinoises. Aussi voit-on sortir de cette province un grand nombre de lettrés, qui parviennent aux grandes charges de l’empire.
FOU TCHEOU FOU.
C’est la première ville et la plus considérable de la province : neuf villes du troisième ordre relèvent de sa juridiction. Outre le viceroi qui y réside, elle est aussi la demeure du tsong tou qui a l’intendance générale sur cette province, et sur celle de Tche kiang. Elle est surtout célèbre par sa situation, par le grand commerce qui s’y fait, par la multitude de ses lettrés, par la fertilité de son terroir, par la beauté de ses rivières, qui portent les plus grandes barques de la Chine jusqu’auprès de ses murailles, enfin par ce pont admirable de plus de cent arches, tout construit de belles pierres blanches et qui traverse le golfe. Tous ses coteaux sont remplis de cèdres, d’orangers, et de citronniers.
On fait dans toute l’étendue de son ressort du sucre extrêmement blanc, et l’on y voit quantité de ces arbres qui portent les fruits de li tchi et de long yuen. Le premier est si agréable au goût, qu’on ne peut se lasser d’en manger. Le second est très bon, mais moins estimé que le li tchi ; on sèche ces fruits et on les transporte dans tout l’empire mais il s’en faut bien qu’ils soient aussi agréables, quand ils sont secs, que lorsqu’ils sont fraîchement cueillis ; du reste ils sont très sains, et l’on en donne souvent aux malades.
La situation de cette ville est des plus agréables, et la rend très marchande : elle est bâtie sur un promontoire, et est presque toute environnée d’eau ; les plus grandes barques ou sommes chinoises entrent au-dedans de ses murailles. Elle a dans son ressort sept villes du troisième ordre.
Toutes ces villes sont très peuplées, et il s’y fait un grand commerce. Ses maisons sont également propres : ses rues sont pavées de brique, que renferment deux rangs de pierres carrées, et embellies d’arcs de triomphe.
Parmi ses temples, il y en a un qui mérite de l’attention à cause de ses deux tours bâties de pierre et de marbre, qui ont sept étages chacune : on peut se promener autour de chaque étage, dans des galeries qui ont de la saillie en dehors.
Non loin de la ville est un pont extraordinaire par sa grandeur et par sa beauté : il est construit d’une pierre noirâtre ; il n’a point d’arches, mais il est soutenu par plus de trois cents piliers de pierre, qui se terminent de part et d’autre en angles aigus, afin de rompre plus aisément la rapidité et la violence de l’eau. Ce pont a été bâti aux frais d’un gouverneur de la ville, lequel touché de voir submerger un nombre infini de barques par la violence des marées, voulut délivrer son peuple du danger continuel où il était de périr dans les eaux. On assure que cet ouvrage lui coûta quatorze cent mille ducats. Il sort à toute heure de cette ville, et des autres villes de son district, une quantité prodigieuse de vaisseaux, qui vont trafiquer chez les nations étrangères.
Huit villes du troisième ordre relèvent de cette ville principale, qui est située sur le bord de la rivière de Min ho ; elle est assez marchande, parce que c’est le passage de toutes les marchandises qui montent et qui descendent la rivière.
Comme elle cesse d’être navigable vers la ville de Pou tching hien, laquelle est environ à trente lieues de Kien ning, on y débarque les marchandises, et des portefaix les transportent par-dessus les montagnes, jusqu’à une bourgade près de Kiang tchan de la province de Tche kiang pour les embarquer sur une autre rivière. Huit à dix mille portefaix sont là à attendre les barques, et gagnent leur vie à aller et à venir continuellement sur ces montagnes qui sont très escarpées, et dans les vallées qui sont également profondes.
On a tâché d’aplanir ce chemin, autant que la nature du terrain pouvait le permettre : il est pavé de pierres carrées, et semées de bourgs remplis d’hôtelleries pour loger les voyageurs. Il y a un bureau établi à Pou tching hien, où l’on exige un droit de toutes les marchandises ; et le revenu que ce droit produit, est destiné à réparer et à entretenir ce chemin.
Dans le temps que les Tartares conquirent la Chine, Kien ning soutint deux sièges, et persista dans le refus qu’elle fit de se soumettre à la domination tartare. Mais enfin après un second siège qui dura longtemps, les Tartares la prirent, la brûlèrent entièrement, et firent passer tous ses habitants au fil de l’épée. La plupart des maisons ruinées ont été rebâties depuis, mais moins magnifiquement qu’elles n’étaient avant la ruine de la ville.
Assez près de Kien ning est une ville du second ordre nommée Fou ning tcheou qui est recommandable, parce qu’elle a juridiction sur deux villes du troisième ordre, savoir Fou ngan hien et Ning te hien. Le pays où elles sont situées, est d’une vaste étendue, mais presque tout occupé par des montagnes. Celles qui sont vers le nord sont d’un accès difficile. Cependant rien n’y manque : la mer qui est dans le voisinage, lui fournit abondamment toutes les commodités de la vie.
Cette ville est placée sur la pente d’une montagne, au bas de laquelle coule la rivière de Min ho : une situation si agréable, fait que la ville présente une espèce d’amphithéâtre à la vue de ceux qui naviguent, et qui la découvrent toute entière, telle qu’elle est. Elle n’est pas fort grande, mais elle passe pour être une des plus belles villes de l’empire. Elle est fortifiée naturellement par des montagnes inaccessibles qui la couvrent.
Il n’y a guère que cette ville, où par des canaux on conduise dans chaque maison l’eau qui descend des montagnes. Elle a encore une chose singulière, c’est que ses habitants parlent communément la langue mandarine, qui est la langue des savants ; ce qui fait juger qu’elle a d’abord été habitée par une colonie venue de la province de Kiang nan. Les barques de toute la province passent aux pieds de ses murs.
Cha hien qui est une des sept villes qu’elle a dans sa juridiction, s’appelle communément la ville d’argent, à cause de l’abondance et de la fertilité de ses terres. Le terroir des autres villes n’est guère moins fertile.
Elle est enfoncée dans les montagnes, qui séparent la province de Fo kien de celle de Kiang si. Parmi ses montagnes il y en a qui sont toutes couvertes de fleurs, surtout au printemps, ce qui fait un agréable spectacle ; il y en a d’autres, où s’il était permis de creuser, on trouverait des mines d’or ; quelques autres qui sont presque inaccessibles par leur prodigieuse hauteur. Cependant le pays fournit abondamment tout ce qui est nécessaire à la vie. L’air n’y est pas fort sain, et on y fait peu de commerce. Sept villes du troisième ordre relèvent de cette ville.
Le nom qu’on a donné à cette ville, signifie fleur naissante ; aussi faut-il avouer quelle est située dans le pays le plus beau et le plus fertile de toute la province, et au bord de la mer. Quoiqu’elle n’ait que deux villes du troisième ordre dans son ressort, c’est cependant la ville qui paie le tribut le plus considérable en riz.
On trouve dans l’étendue de son district une si grande quantité de bourgs et de villages, qu’on le prendrait pour une ville continuelle. Il y a de ces bourgs, qui par leur grandeur et par la beauté de leurs édifices, pourraient être mis au rang des villes ; Quantité de riches marchands y demeurent, qui trafiquent par tout l’empire.
Les chemins sont très propres, fort larges, et pavés presque partout de pierres carrées. On voit dans la ville plusieurs arcs de triomphe dont elle est embellie. Le fruit de li tchi y est meilleur que dans tout le reste de la province. On y pêche de fort bons poissons, et de toutes les sortes ; et le pays fournit aussi de la soie.
Cette ville, qui est comme une des clefs de la province, n’était pas autrefois fort considérable : elle l’est devenue depuis, et sa situation la rend très forte et très commode ; elle est environnée de plusieurs forts ou places de guerre, qui ne sont différentes des villes ordinaires, que par les troupes qui y sont en garnison. Dans le district de cette ville il y a des manufactures de fort belles toiles, d’une espèce de chanvre, qui sont fort recherchées dans l’empire, parce qu’elles sont fraîches en été, et que lorsqu’on sue, elles ne s’attachent point au corps. Elle n’a sous sa juridiction que quatre villes du troisième ordre.
Cette ville, qui est la plus méridionale de la province, a dans son ressort dix villes du troisième ordre. Elle est située sur les bords d’une rivière où il y a flux et reflux. On voit au midi de la ville sur cette rivière un fort beau pont, qui est de trente-six arches fort élevées, et qui fait un chemin si large, que les deux côtés sont remplis de boutiques, où l’on vend tout ce qui se trouve de rare dans l’empire, et tout ce qui s’apporte des pays étrangers : car elle est peu éloignée du port d’Emouy qui est un lieu de très grand commerce, et toutes les marchandises montent continuellement la rivière qui baigne les murs de Tchang tcheou. C’est ce qui rend cette ville fort peuplée et fort célèbre. On tire de ses montagnes le plus beau cristal qu’on voie, dont les ouvriers chinois font des boutons, des cachets, des figures d’animaux, etc.
Ses habitants ont beaucoup d’esprit, sont industrieux, et ont un grand talent pour le négoce. Il croît dans tout son territoire quantité d’orangers ; les oranges qu’ils produisent, sont beaucoup plus grosses que celles qu’on a en Europe ; elles ont le goût et l’odeur de raisin muscat ; on les confit avec l’écorce, et on les transporte dans tout l’empire, et dans les pays étrangers.
On a trouvé dans cette ville quelques vestiges de la religion chrétienne. On ne sait s’ils étaient anciens ou nouveaux ; ce qu’il y a de certain, c’est que le père Martini a vu chez un lettré un vieux livre de parchemin écrit en caractères gothiques, où était en latin la plus grande partie de l’Écriture sainte. Il offrit une somme d’argent pour l’avoir ; mais le lettré, quoiqu’il ne connût point la religion chrétienne, ne voulut jamais s’en dessaisir, parce que c’était un livre qu’on conservait depuis longtemps dans sa famille, et que ses ancêtres avaient toujours regardé comme un meuble très rare, et également précieux.
C’est un port fort célèbre, qu’on nomme Emouy, du nom de l’île qui le forme, car ce n’est proprement qu’une rade, qui est un des meilleurs havres du monde. Elle est resserrée d’un côté par l’île, et de l’autre par la terre ferme, et par quantité d’îles très élevées, qui la défendent contre tous les vents ; d’une étendue au reste si grande, qu’elle peut contenir plusieurs milliers de vaisseaux. La mer y est si profonde, que les plus gros navires peuvent s’approcher du bord autant qu’ils veulent, et ils sont dans une parfaite sûreté. On y voit en tout temps un grand nombre de sommes chinoises, lesquelles vont faire commerce dans les pays étrangers, qui ne sont pas fort éloignés de la Chine. Il y a environ vingt ans qu’on y voyait beaucoup de vaisseaux européens ; à présent ils y vont très rarement, et tout le commerce se fait à Canton. L’empereur y entretient six ou sept mille hommes de garnison, que commande un général chinois.
En entrant dans la rade, on double une roche que l’on rencontre à l’entrée. Il paraît que cette roche partage la passe en deux, à peu près comme le Mingant partage en deux la rade de Brest. La roche est visible, et s’élève de quelques pieds au-dessus de l’eau. A trois lieues de là on trouve une petite île qui a un trou, à travers lequel on voit le jour d’un côté à l’autre : c’est sans doute pour cette raison qu’on l’appelle l’île percée.
Les îles de Pong hou forment un petit archipel, entre le port d’Emouy et l’île de Formose, qui n’est habitée que par la garnison chinoise. Il y a cependant un mandarin de lettres, qui y fait sa résidence pour veiller sur les vaisseaux marchands, qui vont ou qui viennent de la Chine. Le passage de ces vaisseaux est presque continuel, et est d’un revenu considérable pour l’État.
Comme ces îles ne sont que sables ou rochers, il faut y porter, ou de Hiamen, ou de Formose, tout ce qui est nécessaire à la vie, même jusqu’au bois de chauffage. On n’y voit ni buissons, ni broussailles : un seul arbre sauvage en fait tout l’ornement. Le port y est bon : il est à l’abri de toutes sortes de vents, son fond est de sable sans roche, et sans aucun danger, il a bien vingt à vingt-cinq brasses de profondeur.
Lorsque les Hollandais étaient maîtres du port de Formose, ils avaient construit une espèce de fort au bout de la grande île de Pong hou, pour en défendre l’entrée ; aujourd’hui il n’en reste plus que le nom de Hong mao tchai, qui veut dire Fort des cheveux roux (c’est ainsi que les Chinois nomment les Hollandais.) Ce port, quoique dans un pays inculte et inhabité, est absolument nécessaire pour la conservation de Formose, qui n’a aujourd'hui hui aucun port où les vaisseaux tirant plus de huit pieds, puissent aborder.
Je dois parler un peu au long de cette île, et parce qu’elle a été longtemps inconnue, même aux Chinois, dont elle n’est pas pourtant fort éloignée, et qu’ils n’ont commencé à y entrer que sous le règne du dernier empereur Cang hi, et parce que d’ailleurs le gouvernement, les mœurs, les usages de ces insulaires, bien différents de ceux des Chinois, de même que les moyens, dont ceux-ci se sont rendus maîtres de l’île, méritent un détail un peu étendu.
Toute l’île de Formose n’est pas sous la domination des Chinois : elle est comme divisée en deux parties, est, et ouest, par une chaîne de montagnes, qui commence à la partie méridionale de Cha ma ki teou, et ne finit proprement qu’à la mer septentrionale de l’île. Il n’y a que ce qui est à l’ouest de ces montagnes, qui appartienne à la Chine, c’est-à-dire, ce qui est renfermé entre le 22e degré 8 minutes, et le 25e degré 20 minutes de latitude septentrionale.
La partie orientale, à en croire les Chinois, n’est habitée que par des barbares. Le pays est montagneux, inculte, et sauvage. Le caractère qu’ils en font, ne diffère guère de ce qu’on dit des sauvages de l’Amérique. Ils les dépeignent moins brutaux que les Iroquois, plus chastes que les Indiens, d’un naturel doux et paisible, s’aimant les uns les autres, se secourant mutuellement, nullement intéressés, ne faisant nul cas de l’or et de l’argent, dont on dit qu’ils ont plusieurs mines, mais vindicatifs à l’excès, sans loi, sans gouvernement, sans police, ne vivant que de la chair des animaux, et de la pêche, enfin sans culte et sans religion.
Tel est le portrait que font les Chinois des peuples, qui habitent la partie orientale de Formose. Mais comme le Chinois n’est pas trop croyable, quand il s’agit d’un peuple étranger, je ne voudrais pas garantir ce portrait, d’autant plus qu’il n’y a nulle communication entre les Chinois et ces peuples, et qu’ils le sont une guerre continuelle.
Les Chinois, avant même que d’avoir subjugué Formose, savaient qu’il y avait des mines d’or dans l’île. Ils ne l’eurent pas plutôt soumise à leur puissance, qu’ils cherchèrent de tous côtés ces mines : comme il ne s’en trouva pas dans la partie occidentale, dont ils étaient les maîtres, ils résolurent de les chercher dans la partie orientale, ou on leur avait assuré qu’elles étaient. Ils firent équiper un petit bâtiment, afin d’y aller par mer, ne voulant point s’exposer dans des montagnes inconnues, où ils auraient couru risque de la vie. Ils furent reçus avec bonté de ces insulaires, qui leur offrirent généreusement leurs maisons, des vivres, et toutes sortes de secours. Les Chinois y demeurèrent environ huit jours ; mais tous les soins qu’ils se donnèrent pour découvrir les mines, furent inutiles, soit faute d’interprète, qui expliquât leur dessein à ces peuples ; soit crainte et politique ne voulant point faire ombrage à une nation, qui avait lieu d’appréhender la domination chinoise. Quoiqu’il en soit, de tout l’or qu’ils étaient allés chercher, ils ne découvrirent que quelques lingots exposés dans les cabanes, dont ces pauvres gens faisaient peu de cas. Dangereuse tentation pour un Chinois.
Peu contents du mauvais succès de leur voyage, et impatients d’avoir ces lingots exposés à leurs yeux, ils s’avisèrent du stratagème le plus barbare ; ils équipèrent leur vaisseau, et ces bonnes gens leur fournirent tout ce qui était nécessaire pour leur retour. Ensuite ils invitèrent leurs hôtes à un grand repas, qu’ils avaient préparé, disaient-ils, pour témoigner leur reconnaissance. Ils firent tant boire ces pauvres gens, qu’ils les enivrèrent : comme ils étaient plongés dans le sommeil causé par l’ivresse, les Chinois les égorgèrent tous, se saisirent des lingots, et mirent à la voile.
Cette action cruelle ne demeura pas impunie ; mais les innocents portèrent la peine que méritaient les coupables. Le bruit n’en fut pas plus tôt répandu dans la partie orientale de l’île, que ces insulaires entrèrent à main armée dans la partie septentrionale, qui appartient à la Chine, massacrèrent impitoyablement tout ce qu’ils rencontrèrent, hommes, femmes, enfants, et mirent le feu à quelques habitations chinoises. Depuis ce temps-là, les deux parties de l’île sont continuellement en guerre.
La partie de l’île de Formose, que possèdent les Chinois, mérite certainement le nom qu’on lui a donné : c’est un fort beau pays, l’air y est pur et toujours serein : il est fertile en toutes sortes de grains, arrosé de quantité de petites rivières, lesquelles descendent des montagnes qui la séparent de la partie orientale ; la terre y porte abondamment du blé, du riz, etc. On y trouve la plupart des fruits des Indes, des oranges, des bananes, des ananas, des goyaves, des papayes, des cocos, etc. Il y a lieu de croire que la terre porterait aussi nos arbres fruitiers d’Europe, si on les y plantait. On y voit des pêches, des abricots, des figues, des raisins, des châtaignes, des grenades. Ils cultivent une sorte de melons, qu’ils appellent melons d’eau : ces melons sont beaucoup plus gros que ceux d’Europe, d’une figure oblongue, quelquefois ronde ; la chair en est blanche ou rouge, ils sont pleins d’une eau fraîche et sucrée qui est fort au goût des Chinois. Le tabac et le sucre y viennent parfaitement bien. Tous ces arbres sont si agréablement arrangés, que lorsque le riz est transplanté à l’ordinaire au cordeau et en échiquier, toute cette grande plaine de la partie méridionale, ressemble moins à une simple campagne, qu’à un vaste jardin, que des mains industrieuses ont pris soin de cultiver.
Comme le pays n’a été habité jusqu’à ces derniers temps, que par un peuple barbare et nullement policé, les chevaux, les moutons, et les chèvres y sont fort rares : le cochon même, si commun à la Chine, y est encore assez cher ; mais les poules, les canards, les oies domestiques y sont en grand nombre. On y voit aussi quantité de bœufs, qui servent de monture ordinaire, faute de chevaux, de mulets, et d’ânes : on les dresse de bonne heure, et ils ont le pas aussi bien et aussi vite que les meilleurs chevaux ; ils ont bride, selle, et croupière, qui sont souvent de très grand prix.
A la réserve des cerfs et des singes qu’on y voit par troupeaux, les bêtes fauves y sont très rares, et s’il y a des ours, des sangliers, des loups, des tigres, et des léopards comme à la Chine, ils sont dans les montagnes de la partie de l’est ; on n’en voit point dans celle de l’ouest.
On y voit aussi très peu d’oiseaux. Les plus communs, sont les faisans, que les chasseurs ne permettent guère de peupler. Si les eaux des rivières étaient aussi bonnes à boire, qu’elles sont utiles pour fertiliser les terres, il n’y aurait rien à souhaiter dans cette île.
Les Chinois divisent les terres qu’ils possèdent dans l’île de Formose, en trois hien ou gouvernements subalternes, qui dépendent de la capitale de cette partie de l’île. Chacun de ces gouvernements a ses officiers particuliers, qui sont immédiatement soumis au gouverneur de cette capitale, et tous sont soumis au viceroi de la province de Fo kien dont Tai ouan ou Formose fait partie.
La capitale qui se nomme Tai ouan fou est fort peuplée, d’un grand abord, et d’un grand commerce ; elle est comparable à la plupart des meilleures villes et des plus peuplées de la Chine. On y trouve tout ce qu’on y peut souhaiter, soit de ce que l’île même fournit, comme le riz, le sucre, le sucre candi, le tabac, le sel, la viande de cerf boucanée, qui est fort estimée des Chinois, des fruits de toute espèce, des toiles de différentes sortes, de laine, de coton, de chanvre, de l’écorce de certains arbres, et de certaines plantes qui ressemblent assez à l’ortie, quantité d’herbes médicinales, dont la plupart sont inconnues en Europe ; soit de ce qu’on y apporte d’ailleurs : comme toiles de la Chine et des Indes, soieries, vernis, porcelaines, différents ouvrages d’Europe, etc. Il y a peu de mûriers dans l’île, et par conséquent peu de soieries du pays, et peu de manufactures.
S’il était libre aux Chinois de passer dans l’île de Formose pour s’y établir, plusieurs familles s’y transplanteraient volontiers : mais pour y passer, on a besoin de passeports des mandarins de la Chine, qui s’accordent difficilement, et encore faut-il donner des cautions.
Lorsqu’on arrive dans l’île, les mandarins sont très attentifs à examiner ceux qui entrent ou qui sortent, et il y en a quelquefois qui exigent sous-main de l’argent. Cet excès de précaution est l’effet d’une bonne politique, pour empêcher toutes sortes de personnes de passer à Formose, surtout les Tartares étant maîtres de la Chine : Formose est un lieu très important, et si un Chinois s’en emparait, il pourrait exciter de grands troubles dans l’empire. Aussi l’empereur y tient-il une garnison de dix mille hommes commandés par un tsong ping ou lieutenant général, par deux fou tsiang ou maréchaux de camp, et par plusieurs officiers subalternes, qu’on a soin de changer tous les trois ans, ou même plus souvent si quelque raison y oblige.
Les rues de la capitale sont presque toutes tirées au cordeau et toutes couvertes pendant sept à huit mois de l’année, pour se défendre des ardeurs du soleil. Elles ne sont larges que de trente à quarante pieds, mais elles sont longues de près d’une lieue en certains endroits. Elles sont presque toutes bordées de maisons marchandes, et de boutiques ornées de soieries, de porcelaines de vernis, et d’autres marchandises admirablement bien rangées, en quoi les Chinois excellent.
Ces rues paraissent des galeries charmantes, et il y aurait plaisir de s’y promener, si la foule des passants était moins grande, et si elles étaient mieux pavées. Les maisons sont couvertes de paille, et ne sont bâties la plupart que de terre et de bambou. Les tentes, dont les rues sont couvertes, ne laissant voir que les boutiques, en dérobent le désagrément.
Tai ouan fou n’a ni fortifications ni murailles : les Tartares ne mettent point leurs forces, et ne renferment pas leur courage dans l’enceinte d’un rempart ; ils aiment à se battre à cheval en rase campagne. Le port est assez bon à l’abri de tout vent ; mais l’entrée en devient tous les jours plus difficile.
Autrefois on pouvait y entrer par deux endroits, l’un appelé Ta kiang, où les plus gros vaisseaux flottaient sans peine, et l’autre appelé Loulh men, dont le fond est de roche, et n’a que neuf à dix pieds dans les plus hautes marées. Le premier passage est aujourd’hui impraticable : il y a de certains endroits où l’on ne trouve pas cinq pieds d’eau : le plus qu’il y en ait, va jusqu’à sept à huit pieds, et il se comble tous les jours par les sables que la mer y charrie.
C’est par ce Ta kiang que les vaisseaux hollandais entraient autrefois dans le port, et pour en défendre l’entrée aux vaisseaux étrangers, ils avaient fait à la pointe de l’île, qui est au sud de Ta kiang une citadelle qui serait admirable, si elle n’était pas bâtie sur le sable ; mais qui est très propre à se défendre des ennemis qu’ils avaient le plus à craindre, savoir des Chinois et des Japonais.
La partie de Formose qui est soumise aux Chinois est composée de deux nations différentes : des Chinois et des naturels du pays. Les premiers attirés par l’avidité du gain, y sont venus de diverses provinces de la Chine. Tai ouan fou, Fong chan hien, et Tchu lo hien ne sont habités que des Chinois, car le troisième hien dont j’ai parlé est renfermé dans l’enceinte de la capitale. Il n’y a de naturels du pays, que ceux qui leur servent de domestiques, ou pour mieux dire d’Esclaves.
Outre ces trois villes, les Chinois ont encore plusieurs villages, mais ils n’ont aucun fort considérable, à la réserve de Ngan ping tching. Ce fort est au pied du château de Zélande, car c’est le nom que les Hollandais donnèrent à la citadelle dont j’ai déjà parlé. Il y a bien à Ngan ping tching 4 à 500 familles. On y voit une garnison de deux mille hommes commandés par un fou tsiang ou maréchal de camp.
Le gouvernement et les mœurs des Chinois à Formose ne diffèrent en rien des mœurs du gouvernement de la Chine : ainsi je ne dois m’arrêter qu’à faire connaître quel est le génie et l’espèce de gouvernement des naturels de l’île.
Les peuples de Formose qui sont soumis aux Chinois, sont partagés en quarante-cinq bourgades ou habitations qu’on appelle che : trente-six dans la partie du nord et neuf dans celle du sud. Les bourgades du nord sont assez peuplées, et les maisons, à peu de choses près, sont comme celles des Chinois. Celles du midi ne sont qu’un amas de cabanes de terre et de bambou couvertes de paille, élevées sur une espèce d’estrade haute de trois à quatre pieds, bâties en forme d’un entonnoir renversé de 15, 20, 30, jusqu’à 40 pieds de diamètre. Quelques-unes sont divisées par cloisons.
Ils n’ont dans ces huttes ni chaises, ni banc, ni tables, ni lit, ni aucun meuble. Au milieu est une espèce de cheminée ou de fourneau élevé de deux pieds et davantage, sur lequel ils font leur cuisine. Ils se nourrissent d’ordinaire de riz, de menus grains, et de gibier. Ils prennent le gibier à la course ou avec leur armes. Leur vitesse est surprenante : on les voit surpasser à la course les chevaux qui courent à bride abattue.
Cette vitesse à la course vient, disent les Chinois, de ce que jusqu’à, l’âge de 14 ou 15 ans ils se serrent extrêmement les genoux et les reins. Ils ont pour armes une espèce de javelot qu’ils lancent à la distance de 70 à 80 pas avec la dernière justesse ; et quoique rien ne soit plus simple que leurs arcs et leurs flèches, ils ne laissent pas de tuer un faisan en volant aussi sûrement qu’on le fait en Europe avec le fusil.
Ils sont très mal propres dans leur repas : ils n’ont ni plats, ni assiettes, ni cuillères, ni fourchettes, ni bâtonnets. Ce qu’ils ont préparé, se met amplement sur un ais de bois ou sur une natte, et ils se servent de leurs doigts pour manger, à peu près comme les singes. Ils mangent la chair à demi crue, et pour peu qu’elle soit présentée au feu, elle leur paraît excellente. Pour lit, ils se contentent de cueillir des feuilles fraîches d’un certain arbre fort commun dans le pays : ils les étendent sur la terre ou sur le plancher de leurs cabanes, et c’est là qu’ils prennent leur sommeil. Ils n’ont pour tout habit qu’une simple toile, dont ils se couvrent depuis la ceinture jusqu’aux genoux.
L’orgueil si enraciné dans le cœur de l’homme, trouve le moyen de se nourrir et de s’entretenir avec une pareille nudité : il leur en coûte même plus qu’aux peuples les plus polis, et qui se piquent davantage de luxe et de magnificence. Ceux-ci empruntent le poil des animaux, et la soie des vers, qu’ils brodent d’or et d’argent ; ceux-là se servent de leur propre peau, sur laquelle ils gravent plusieurs figures grotesques d’arbres, d’animaux, de fleurs, etc. ce qui leur cause des douleurs si vives, qu’elles seraient capables de leur causer la mort, si l’opération se faisait de suite et sans discontinuer. Ils y emploient plusieurs mois, et quelques-uns une année entière. Il faut durant tout ce temps-là venir chaque jour se mettre à une espèce de torture, et cela pour satisfaire le penchant qu’ils ont de se distinguer de la foule, car il n’est pas permis indifféremment à toutes sortes de personnes de porter ces traits de magnificence. Ce privilège ne s’accorde qu’à ceux qui, au jugement des plus considérables de la bourgade, ont surpassé les autres à la course ou à la chasse.
Néanmoins tous peuvent se noircir les dents, porter des pendants d’oreilles, des bracelets au-dessus du coude et au-dessus des poignets, des colliers, et des couronnes de petits grains de différentes couleurs à plusieurs rangs. La couronne se termine par une espèce d’aigrette faite de plumes de coq ou de faisans, qu’ils ramassent avec beaucoup de soin. Qu’on se figure ces bizarres ornements sur le corps d’un homme d’une taille aisée et déliée, d’un teint olivâtre, dont les cheveux lissés pendent négligemment sur les épaules, armé d’un arc et d’un javelot, n’ayant pour tout habit qu’une toile de deux ou trois pieds, qui lui entoure le corps depuis la ceinture jusqu’aux genoux, et l’on aura le véritable portrait d’un brave de la partie méridionale de l’île de Formose.
Dans la partie du nord, comme le climat y est un peu moins chaud, ils se couvrent de la peau des cerfs qu’ils ont tués à la chasse ; ils s’en font une espèce d’habit sans manches, de la figure à peu près d’une dalmatique. Ils portent un bonnet en forme de cylindre, fait du pied des feuilles de bananiers, qu’ils ornent de plusieurs couronnes posées les unes sur les autres, et attachées par des bandes fort étroites, ou par de petites tresses de différentes couleurs. Ils ajoutent au-dessus du bonnet, comme ceux du midi, une aigrette de plumes de coq ou de faisans.
Leurs mariages n’ont rien de barbare : on n’achète point les femmes, comme à la Chine, et on n’a nul égard au bien qu’on peut avoir de part et d’autre, comme il se pratique en Europe. Les pères et les mères n’y entrent presque pour rien.
Lorsqu’un jeune homme veut se marier, et qu’il a trouvé une fille qui lui agrée, il va plusieurs jours de suite avec un instrument de musique à sa porte : si la fille en est contente, elle sort et va joindre celui qui la recherche ; ils conviennent ensemble de leurs articles, ensuite ils en donnent avis à leurs pères et à leurs mères. Ceux-ci préparent le festin des noces qui se fait dans la maison de la fille, où le jeune homme reste sans retourner désormais chez son père. Dès lors le jeune homme regarde la maison de son beau-père comme la sienne propre, il en est le soutien ; et la maison de son propre père n’est plus à son égard, que ce qu’elle est à l’égard des filles en Europe, qui quittent la maison paternelle, pour aller demeurer avec leur époux. Aussi ne mettent-ils point leur bonheur à avoir des enfants mâles, ils n’aspirent qu’à avoir des filles, lesquelles leur procurent des gendres, qui deviennent l’appui de leur vieillesse.
Quoique ces insulaires soient entièrement soumis aux Chinois, ils conservent encore quelques restes de leur ancien gouvernement. Chaque bourgade se choisit trois ou quatre des plus anciens, qui sont le plus en réputation de probité : ils deviennent par ce choix les chefs et les juges du reste de l’habitation : ce sont eux qui terminent en dernier ressort tous les différends, et si quelqu’un refusait de s’en tenir à leur jugement, il serait chassé à l’instant de la bourgade, sans espérance d’y pouvoir jamais rentrer, et nulle autre bourgade n’oserait le recevoir.
Ils paient leur tribut aux Chinois en grains, en queues ou peaux de cerfs, ou en autres choses de cette nature, qu’ils trouvent facilement dans l’île. Pour régler ce qui concerne ce tribut, il y a dans chaque bourgade un Chinois qui en apprend la langue, afin de servir d’interprète aux mandarins. Ces interprètes, qui devraient procurer le soulagement de ce pauvre peuple, et empêcher qu’il ne soit surchargé, sont autant de petits tyrans qui poussent à bout, non seulement la patience de ces insulaires, mais même celle des mandarins du lieu, qui sont forcés de les laisser dans leurs emplois pour éviter de plus grands inconvénients.
Cependant de douze bourgades qui s’étaient soumises aux Chinois dans la partie du sud, il n’en reste plus que neuf : trois se sont révoltées, ont chassé leurs interprètes, ne paient plus de tribut à la Chine, et se sont unies avec ceux de la partie orientale de l’île. Sous l’empereur régnant un grand nombre de bourgades se sont soumises, et on espère que peu à peu les autres suivront leur exemple.
Quoique ces peuples passent dans l’esprit des Chinois pour barbares, ils paraissent pourtant être moins éloignés de la vraie sagesse, que plusieurs des philosophes de la Chine. On ne voit parmi eux, de l’aveu même des Chinois, ni fourberie, ni vols, ni querelles, ni procès que contre leurs interprètes ; ils sont équitables, et s’entr’aiment les uns les autres ; ce qu’on donne à l’un d’eux, il n’oserait y toucher, que ceux qui ont partagé avec lui le travail et la peine, ne partagent aussi le salaire.
Il y a apparence qu’il y a eu des chrétiens parmi ces insulaires, lorsque les Hollandais étaient maîtres du port. On en a trouvé plusieurs qui savaient la langue des Hollandais, qui lisaient leurs livres, et qui en écrivant se servaient de leurs caractères. On a vu même entre leurs mains quelques fragments des saints livres en Hollandais. Ces peuples n’adorent aucune idole, ils ont même en horreur tout ce qui y a quelque rapport : ils ne font aucun acte de religion, et ne récitent aucune prière. Cependant on en a vu qui connaissaient un Dieu créateur du Ciel et de la terre, un Dieu en trois personnes, Père, Fils, et Saint-Esprit, et qui disaient que le premier de tous les hommes s’appelait Adam, et la première des femmes, Ève, que pour avoir désobéi à Dieu, ils avaient attiré sa colère sur eux et sur tous leurs descendants, qu’il est nécessaire d’avoir recours au baptême pour effacer cette tache. Ils savent même la formule du baptême. Néanmoins on n’a pu savoir certainement s’ils baptisaient ou non.
Quoique l’île de Formose soit peu éloignée de la Chine, néanmoins les Chinois, suivant leur histoire, ne commencèrent d’en avoir connaissance que du temps de l’empereur Suen ti de la dynastie des Ming, environ l’an de grâce 1430 que l’eunuque Ouan san pao revenant d’Occident y fut jeté par la tempête.
Cet eunuque se trouvant dans une terre étrangère, dont le peuple lui semblait aussi barbare que le pays lui paraissait beau, y fit quelque séjour pour en prendre des connaissances, dont il pût informer son maître. Mais tout le fruit de ses soins se réduisit à quelques plantes, à quelques herbes médicinales qu’il en rapporta, dont on se sert encore aujourd’hui à la Chine avec succès.
La quarante-deuxième année de l’empereur Kia tsing, l’an de grâce 1564, le chef d’escadre Yu ta yeou, croisant sur la mer orientale de la Chine, y rencontra un corsaire nommé Lin tao kien qui s’était emparé des îles de Pong hou où il avait laissé une partie de son monde ; c’était un homme fier et ambitieux, passionné pour la gloire, et qui cherchait à se faire un nom. Il n’eut pas plus tôt aperçu Yu ta yeou qu’il va sur lui à pleines voiles, l’attaque brusquement, et aurait infailliblement défait l’escadre chinoise si celui qui la commandait eût été moins sage et moins intrépide.
Yu ta yeou soutint le premier feu avec beaucoup de sang froid, après quoi il attaqua à son tour Lin tao kien. Le combat dura plus de cinq heures, et ne finit qu’à la nuit, que Lin tao kien prit la fuite, et se retira vers les îles de Pong hou pour y rafraîchir ses troupes, prendre ce qu’il y avait laissé de soldats et retourner vers l’ennemi. Mais Yu ta yeou, en habile capitaine, le poursuivit de si près, que Lin tao kieu trouva dès la pointe du jour l’entrée du port de Pong hou fermée par une partie de l’escadre ennemie. Ses troupes, qui étaient fort diminuées dans le combat, et la frayeur, qui s’était emparée des autres, lui firent juger qu’il était dangereux de tenter l’entrée du port. Il prit donc la résolution de continuer sa route, et d’aller mouiller à Formose.
Yu ta yeou l’y poursuivit : mais comme il trouva que la mer était basse, et que d’ailleurs il n’avait nulle connaissance de l’entrée de ce port, il ne voulut pas exposer ses vaisseaux, et il se retira aux îles de Pong hou, dont il se rendit maître. Il fit prisonniers les soldats qu’il y trouva, il y mit bonne garnison, et retourna victorieux à la Chine, où il donna avis de ses découvertes, et de son expédition. La cour reçut avec joie ces nouvelles, et nomma dès lors un mandarin de lettres pour gouverneur des îles de Pong hou.
Formose, dit l’historien chinois, était alors une terre inculte, qui n’était habitée que par des barbares. Lin tao kien qui n’avait que de grandes vues, ne crut pas que cette île, dans l’état où elle était, lui convînt : c’est pourquoi il fit égorger tous les insulaires qu’il trouva sous sa main, et avec une inhumanité qui n’a point d’exemple, il se servit du sang de ces infortunés, pour calfater ses vaisseaux, et mettant aussitôt à la voile, il se retira dans la province de Quang tong où il mourut misérablement.
Sur la fin de l’année 1620, qui est la première année de l’empereur Tien ki, une escadre japonaise vint à Formose. L’officier, qui la commandait, trouva le pays, tout inculte qu’il était, assez propre à y établir une colonie : il prit la résolution de s’en emparer, et pour cela il y laissa une partie de son monde, avec ordre de prendre toutes les connaissances nécessaires à l’exécution de son dessein.
Environ ce même temps un vaisseau hollandais, qui allait au Japon, ou en revenait, fut jeté par la tempête à Formose. Il y trouva les Japonais, peu en état de lui faire ombrage. Le pays parut beau aux Hollandais, dit l’historien chinois, et avantageux pour leur commerce. Ils prétextèrent le besoin qu’ils avaient de quelques rafraîchissements, et des choses nécessaires, pour radouber leur vaisseau maltraité par la tempête. Quelques-uns d’eux pénétrèrent dans les terres, et après avoir examiné le pays, ils revinrent sur leur bord.
Les Hollandais ne touchèrent point à leur vaisseau pendant l’absence de leurs compagnons, ce ne fut qu’à leur retour qu’ils songèrent à le radouber. Ils prièrent les Japonais avec qui ils ne voulaient pas se brouiller, de peur de nuire à leur commerce, de leur permettre de bâtir une maison sur le bord de l’île, qui est à une des entrées du port, dont ils pussent dans la suite tirer quelques secours, par rapport au commerce, qu’ils faisaient au Japon. Les Japonais rejetèrent d’abord la proposition : mais les Hollandais insistèrent de telle sorte, en assurant qu’ils n’occuperaient de terrain que ce qu’en pouvait renfermer une peau de bœuf, qu’enfin les Japonais y consentirent.
Les Hollandais prirent donc une peau de bœuf, qu’ils coupèrent en petites aiguillettes fort fines, puis ils les mirent bout à bout, et ils s’en servirent pour mesurer le terrain qu’ils souhaitaient. Les Japonais furent d’abord un peu fâchés de cette supercherie : mais enfin, après quelques réflexions, la chose leur parut plaisante ; ils s’adoucirent, et ils permirent aux Hollandais de faire de ce terrain ce qu’ils jugeraient à propos. C’est sur ce terrain qu’ils bâtirent le fort, dont j’ai parlé plus haut : on voit encore aujourd’hui sur la porte ces mots : Castel Zelanda 1634.
La construction de ce fort rendait les Hollandais les maîtres du port, et du seul passage par où les gros vaisseaux pouvaient y entrer. Peut-être les Japonais en connurent-ils trop tard l’importance. Quoiqu’il en soit, soit que le nouveau fort leur fît ombrage, soit qu’ils ne trouvassent pas leur compte dans cette île, qui était encore inculte, peu après ils l’abandonnèrent absolument, et se retirèrent chez eux.
Les Hollandais se virent par là les seuls maîtres de Formose car ce qu’il y avait d’insulaires, n’était pas en état de leur tenir tête. Pour mieux s’assurer du port, ils firent construire de l’autre côté, vis-à-vis du fort de Zélande, une maison fortifiée de quatre demi-bastions, dont j’ai déjà parlé.
Dans ce temps-là la Chine était toute en feu, soit par la guerre civile, qui a désolé tant de belles provinces de cet empire ; soit par la guerre qu’elle soutenait contre le Tartare, qui s’en est enfin emparé, et qui a fondé la dynastie régnante. Un de ceux qui s’opposèrent avec plus de courage aux Tartares, fut un homme de fortune de la province de Fo kien appelé Tching tchi long. De petit marchand, il était devenu le plus riche négociant de la Chine : heureux s’il avait été aussi fidèle à Dieu dans les promesses qu’il avait faites à son baptême, (car il était chrétien) qu’il fut fidèle à son prince et à sa patrie, prête à tomber sous une domination étrangère.
Tching tchi long arma à ses dépens une petite flotte contre le Tartare : il fut bientôt suivi d’une multitude innombrable de vaisseaux chinois, et il devint par là le chef d’une des plus formidables flottes qu’on ait vu dans ces mers. Le Tartare lui offrit la dignité de roi s’il voulait le reconnaître. Il la refusa, mais il ne jouit pas longtemps de sa bonne fortune.
Son fils Tching tching cong lui succéda au commandement de cette nombreuse flotte ; plus zélé encore pour sa patrie et pour sa fortune que n’était son père, il tenta diverses entreprises ; il assiégea plusieurs villes considérables, comme Hai tching de la province de Fo kien, qu’il prit après avoir taillé en pièces l’armée tartare qui était venue au secours ; Ouen tcheou de la province de Tche kiang ; Nan king de la province de Kiang nan, etc.
Ces premiers succès durèrent peu, il fut enfin vaincu par les Tartares et chassé absolument de la Chine. Alors il tourna ses vues et son ambition vers Formose dont il résolut de chasser les Hollandais, et d’y établir un nouveau royaume.
Ce fut la dix-septième année de l’empereur Chun chi père de Cang hi, la 1661e de l’ère chrétienne, que Tching tching cong quitta la Chine, pour se retirer à Formose. Il se saisit en passant des îles de Pong hou. Les Hollandais qui sans doute se croyaient en sûreté du côté de la Chine, où il y avait encore du trouble, n’avaient pas eu soin de munir de troupes Pong hou, et Tai ouan. Ainsi Tching tching cong s’empara de ces îles presqu’aussitôt qu’il y parut. Il y laissa cent de ses vaisseaux pour les garder, et il continua sa route vers Formose.
Il n’y avait pour la garde du fort et du port de Formose qu’onze Hollandais. Le reste de la garnison était composé partie de noirs des Indes, partie des insulaires du pays. Nonobstant cette inégalité de forces, les Hollandais résolurent de se défendre, et ils se défendirent en effet en braves gens.
Tching tching cong entra dans le port avec sa flotte composée de neuf cents voiles, par la passe de Loulh men, une grande lieue au-dessus du fort de Zélande. Il fit descendre à terre une partie de son monde, afin d’attaquer le fort par mer et par terre : le siège dura quatre mois entiers, pendant lesquels les Hollandais se défendirent de leur canon, avec plus de succès qu’ils n’auraient osé l’espérer. Tching tching cong était au désespoir de voir tant de résistance et de courage dans cette poignée d’Européens, contre une armée aussi nombreuse que la sienne.
Comme les Chinois n’avaient pas l’usage du canon, ils ne pouvaient pas répondre à celui des Hollandais ; ainsi ils n’avaient d’espérance de les réduire que par la famine, ce qui demandait beaucoup de temps, pendant lequel ils pouvaient recevoir du secours de leurs vaisseaux de Batavie, ou de ceux qui allaient commercer au Japon.
Tching tching cong connut toute la difficulté de son entreprise : mais il se voyait hors de la Chine, sans espérance de pouvoir jamais y rentrer sous les Tartares, auxquels il venait de faire la guerre ; il n’ignorait pas d’ailleurs que si Formose lui était fermée, il n’avait plus de ressource. C’est pourquoi il se détermina à faire un dernier effort contre les Hollandais. Ceux-ci avaient actuellement quatre vaisseaux dans le port ; ils avaient mis sur le bord de chaque vaisseau un de leurs gens avec des Indiens pour le garder : les sept autres Hollandais s’étaient renfermés dans la citadelle, ou le fort de Zélande.
Le capitaine chinois résolut de sacrifier quelques-uns de ses vaisseaux, sur lesquels il mit quantité de feux d’artifice, et profitant d’un grand vent de nord-est, il les poussa sur les vaisseaux hollandais. Il réussit au-delà de ses espérances ; de quatre vaisseaux, trois furent brûlés. Aussitôt il fit sommer les Hollandais renfermés dans le port de se rendre, en leur déclarant qu’il leur permettait de se retirer avec tous leurs effets mais que s’ils persistaient à se défendre, il n’y aurait point de quartier pour eux.
Les Hollandais à qui il ne restait pour toute ressource qu’un seul vaisseau, acceptèrent volontiers ces offres : ils chargèrent leur vaisseau de tous leurs effets, remirent la place entre les mains du Chinois et se retirèrent. Tching tching cong n’ayant plus personne qui s’opposât à ses desseins, distribua une partie de ses troupes dans la partie de Formose, que possèdent aujourd’hui les Chinois : il établit une garnison à Ki long tchai, forteresse que les Espagnols bâtirent autrefois et qu’ils trouvèrent abandonnée. Il construisit une forteresse à Tan choui tching sur l’embouchure de la rivière Tan choui, où les vaisseaux chinois peuvent mouiller l’ancre ; il détermina les lieux où sont aujourd’hui Tchu lo yen, et Fong chan hien, pour y bâtir deux villes auxquelles il donna le nom de Tien hing hien, et Ouan nien hien : Il établit pour capitale de ses nouveaux États l’endroit où est aujourd’hui Tai ouan fou, et il donna à cette ville le nom de Ching tien fou : il mit son palais et sa cour au fort de Zélande, auquel il donna le nom de Ngan ping fou, qu’il conserve encore maintenant.
Ce fut alors que Formose commença à prendre une nouvelle forme. Il y établit les mêmes lois, les mêmes coutumes et le même gouvernement qui règne à la Chine : mais il ne jouit que peu de temps de sa nouvelle conquête. Il mourut une année et quelques mois après avoir pris possession de l’île. Son fils Tching king mai lui succéda : comme il avait été élevé dans l’étude des livres, il ne fit presque rien pour cultiver le pays, que son père lui avait acquis avec tant de soins et de fatigues : c’est ce qui ralentit beaucoup le courage et le zèle des troupes pour son service.
La douzième année du règne de Cang hi, et l’an 1673 l’ère chrétienne, les rois de Quang tong et de Fo kien se révoltèrent contre l’empereur. Tching king mai voulant ranimer l’ardeur de ses soldats, prit la résolution de se joindre au roi de Fo kien contre le Tartare : il fait armer ses vaisseaux, et va pour s’aboucher avec lui sur les côtes de cette province. Mais comme il voulait être traité en prince souverain, et que le roi de Fo kien prétendait avoir le pas sur lui, il en fut tellement irrité, que sur-le-champ il lui déclara la guerre.
On se battit de part et d’autre avec beaucoup d’ardeur et de courage : mais comme les troupes de Tching king mai étaient composées de vieux soldats, autant de combats qu’il donna, furent autant de victoires. Le roi de Fo kien se vit enfin obligé de se faire raser une seconde fois, et de s’abandonner à la discrétion et à la clémence des Tartares. Tching king mai retourna à Formose où il mourut peu de temps après, laissant pour successeur son fils Tching ke san dans un âge fort tendre, sous la conduite de Lieou koue can, et de Fong si fan, deux officiers qui lui étaient extrêmement attachés.
La révolte de Fo kien étant heureusement terminée à l’avantage des Tartares, ils abolirent le titre de roi, et la vingt-unième année de Cang hi en 1682, ils établirent pour gouverneur de cette province et de celle de Tche kiang, un tsong tou : c’est une dignité qui est au-dessus de celle de viceroi.
Le premier qu’ils mirent, fut le Tsong tou yao. C’était un homme droit, poli et engageant. Il ne fut pas plus tôt en charge, qu’il fit publier jusque dans Formose une amnistie générale pour tous ceux qui se soumettraient à la domination tartare, avec promesse de leur procurer les mêmes charges, les mêmes honneurs, et les mêmes prérogatives qu’ils possédaient sous leurs chefs particuliers.
Cette déclaration eut tout l’effet que pouvait espérer le Tsong tou yao : la plupart de ceux qui avaient suivi Tching tching cong avaient abandonné leur pays, leurs femmes, et leurs enfants ; éloignés dans une terre étrangère, inculte, et presque inhabitée, sans espérance d’en retirer sitôt aucun avantage considérable, ils étaient ravis de trouver une porte honnête pour retourner chez eux. Quelques-uns ne délibérèrent point, et quittèrent d’abord Tching ke san pour aller dans le Fo kien. Le tsong tou yao les reçut avec tant de politesse, et leur fit de si grands avantages, qu’ils furent suivis bientôt après de plusieurs autres.
Le tsong tou yao crut alors que la conjoncture était favorable pour s’emparer de Formose. Il fit partir aussitôt une flotte considérable sous les ordres d’un ti tou ou lieutenant général, pour se saisir des îles de Pong hou. Le ti tou y trouva plus de résistance qu’il ne croyait : les soldats, avec le secours du canon hollandais, se défendirent avec vigueur ; mais enfin il fallut céder au nombre et à la force.
L’île de Pong hou étant prise, le conseil du jeune prince jugea qu’il serait difficile dans la situation d’esprit où étaient les troupes, de conserver Formose, et sans attendre que le ti tou vînt les attaquer dans les formes, ils dépêchèrent un vaisseau, pour porter un placet à l’empereur au nom du jeune prince par lequel il se soumettait à Sa Majesté. Voici ce placet traduit fidèlement du chinois.
présente ce placet à l’empereur.
Lorsqu’abaissé aux pieds de Votre Majesté, je fais attention à la grandeur de la Chine ; que depuis un temps immémorial elle s’est toujours soutenu avec éclat ; qu’un nombre infini de rois s’y sont succédé les uns aux autres ; je ne puis m’empêcher d’avouer que c’est l’effet d’une providence spéciale du Tien, qui a choisi votre illustre maison pour gouverner les neuf terres[1] : le Tien n’a fait ce changement que pour perfectionner les cinq vertus[2], comme cela paraît clairement, par le bon ordre et l’heureux succès de tout ce que votre Majesté a entrepris.
« Quand je pense avec humilité à mes ancêtres, je vois qu’ils ont eu un véritable attachement pour leurs souverains, qu’en cela ils ont tâché de reconnaître les bienfaits qu’ils avaient reçus de la dynastie précédente dans un temps auquel ma maison n’en avait reçu aucun de votre glorieuse dynastie. C’est cet attachement à son prince, qui obligea mon aïeul Tching tching cong de sortir de la Chine, et d’aller défricher les terres incultes de l’orient. Mon père Tching king mai était un homme d’étude, qui n’aurait pas osé s’exposer sur le bord d’un précipice ; semblable aux rois à d’Ye lang il était tout occupé à gouverner et à instruire son peuple, se bornant à ce coin de terre au milieu de la mer, sans avoir d’autres vues.
« Jusqu’ici j’ai joui des bienfaits de mes ancêtres ; moi, leur petit-fils, je ne cesse de leur en témoigner ma reconnaissance, en me rappelant continuellement à la mémoire les bienfaits qu’ils ont reçus du Ciel, sans penser à m’agrandir sur la terre. Maintenant que je vois Votre Majesté semblable au Ciel, qui par son étendue et son élévation couvre toutes choses ; et à la terre, qui par sa solidité les soutient, toujours portée à faire du bien, à arrêter les effets de sa justice ; fondement sur lequel Elle gouverne la Chine.
« Maintenant que je vois Votre Majesté, semblable au soleil levant, dont la lumière se répand dans un instant sur toute la terre, dès que cet astre commence à paraître sur l’horizon, et dissipe dans un moment les légers nuages qui se rencontraient sur la surface de la terre, comment oserais-je penser à autre chose qu’à m’appliquer à ma perfection ? C’est ce que moi, homme étranger, je regarde comme l’unique moyen de vivre content.
« Si je pensais à faire passer mes vaisseaux du côté de l’occident (de la Chine) j’avoue que je serais en faute ; mais hélas de ce sang qui était venu en orient (Formose) qu’en reste-t-il ? N’est-ce pas comme une faible rosée qui tombe d’elle-même de grand matin, et qui se dissipe dès que le soleil paraît ? Comment donc oserais-je entreprendre quelque chose contre Votre Majesté ? mon cœur lui est entièrement soumis, il le proteste à Votre Majesté dans ce placet, et Elle en verra l’effet.
« Je connais aujourd’hui que je n’ai pas été dans la bonne voie ; et à l’avenir j’oserai marcher librement dans le parterre de la charité à la suite du Ki ling. Je souhaite avec passion voir le Ciel et la terre ne faire qu’un tout. Le pauvre peuple de l’île ne demande pas de pouvoir s’enivrer, ni se rassasier de viandes. S’il est traité avec douceur, il en sera plus porté à la soumission. La nature du poisson est d’aller dans les endroits où les eaux sont plus profondes, elles ne le sont jamais trop pour eux, et ils peuvent jouir d’une longue vie au milieu des ondes de la mer. Pour serment de tout ce que je représente à Votre Majesté dans ce placet, que le soleil ne m’éclaire point, si ce ne sont là les sentiments de mon cœur.
L’empereur répondit à ce placet, que Tching ke san eût à sortir de Formose, et à venir à Peking, Tching ke san qui craignait d’aller à Peking, représenta à l’empereur dans un second placet, en envoyant les sceaux et ceux des principaux officiers, qu’étant né dans les contrées méridionales, et étant d’une santé fort faible, il appréhendait les froids du nord, qu’ainsi il suppliait Sa Majesté de lui permettre de se retirer dans la province de Fo kien dont ses ancêtres étaient sortis.
Ce dernier placet n’eut aucun effet, de sorte que ce malheureux prince, qui se voyait presque abandonné, fut obligé de remettre Formose entre les mains des Tartares, et d’aller à Peking, où il fut revêtu de la qualité de comte à son arrivée à la cour, qui fut la vingt-deuxième année de Cang hi, et la 1683e de l’ère chrétienne.
- ↑ C’est-à-dire, tout le monde habitable. Les Chinois divisent les terres en neuf espèces : 1° montagnes de bonne terre. 2° montagnes pierreuses. 3° terres & collines. 4° terres noires & sèches. 5° terres humides. 6° terres sablonneuses. 7° terres grasses. 8° terres jaunes. 9° terres rouges.
- ↑ La Charité, la Justice, l’honnêteté ou les cérémonies, la prudence, la fidélité ou la bonne foi.