Description de la Chine (La Haye)/De la police de la Chine

La bibliothèque libre.
Scheuerleer (2p. 59-68).


De la police de la Chine, soit dans les villes pour y maintenir le bon ordre, soit dans les grands chemins, pour la sûreté et la commodité des voyageurs, des douanes, des postes, etc.



De la police de la Chine.

Dans un aussi vaste État que la Chine, où il y a un si grand nombre de villes, et une multitude prodigieuse d’habitants, tout serait rempli de confusion et de trouble, si les règlements de police qu’on y fait exactement observer, ne prévenaient pas les moindres désordres. La tranquillité qui y règne, est l’effet des sages lois qu’on y a établies.


Police des villes.

Chaque ville est divisée en quartiers ; chaque quartier a un chef qui veille sur un certain nombre de maisons ; il répond de tout ce qui s’y passe ; et s’il y arrivait quelque tumulte, dont il n’avertît pas aussitôt le mandarin, il serait puni très sévèrement. Les pères de famille sont également responsables de la conduite de leurs enfants, et de leurs domestiques. On s’en prend à celui qui a toute l’autorité, lorsque les inférieurs qui lui doivent l’obéissance et le respect, ont commis quelque action punissable.

Il n’y a pas jusqu’aux voisins, qui dans un accident qui surviendrait, comme serait, par exemple, un vol nocturne, ne soient obligés de se prêter mutuellement secours, et dans de pareils événements, une maison répond de la maison voisine.

Il y a aux portes de chaque ville une bonne garde, qui examine tous ceux qui y entrent : pour peu que quelque chose de singulier rende un homme suspect, ou que sa physionomie, son air, ou son accent fasse juger qu’il est étranger, on l’arrête sur l’heure, et l’on en donne avis au mandarin.

C’est une de leurs principales maximes, et qu’ils croient contribuer le plus au bon gouvernement, de ne pas souffrir que des étrangers s’établissent dans l’empire ; outre leur ancienne fierté, et le mépris qu’ils font des autres nations, qu’ils regardent comme des barbares, ils sont persuadés que cette différence de peuples, introduirait parmi eux une diversité de mœurs, de coutumes, et d’usages, qui peu à peu aboutiraient à des querelles personnelles, ensuite à des partis qui se formeraient, et enfin à des révoltes qui troubleraient la tranquillité de l’État.

Au commencement de la nuit, les portes de la ville se ferment exactement ; on ferme aussi les barrières qui sont dans chaque rue ; d’espace en espace, il y a des sentinelles qui arrêtent ceux qui ne seraient pas retirés dans leurs maisons : et il y a de même dans quelques endroits, une patrouille à cheval sur les remparts, qui fait continuellement la ronde : la nuit, disent-ils, est faite pour le repos, et le jour pour le travail. bien observée, qu’il n’y a point d’honnêtes gens, qui se trouvent pendant la nuit dans les rues ; si par hasard on trouve quelqu’un, on le regarde, ou comme un homme de la plus vile populace, ou comme un voleur, qui à la faveur des ténèbres, cherche à faire un mauvais coup, et on l’arrête. C’est pourquoi il est très dangereux d’être alors hors de chez soi, et il est difficile d’échapper à la sévérité de la justice, quand on serait même innocent.

Il y a dans chaque ville de grosses cloches, ou un tambour d’une grandeur extraordinaire, qui servent à marquer les veilles de la nuit. Chaque veille est de deux heures : la première commence vers les huit heures du soir. Pendant les deux heures que dure cette première veille, on frappe de temps en temps un coup, ou sur la cloche ou sur le tambour. Quand elle est finie, et que la seconde veille commence, on frappe deux coups tant qu’elle dure : on en frappe trois à la troisième, et ainsi de toutes les autres : de sorte qu’à tous les moments de la nuit, on peut savoir à peu près quelle heure il est ; les cloches n’ont pas un son fort harmonieux, parce que le marteau dont on les frappe, n’est ni de fer, ni de métal, mais simplement de bois.


Le port des armes.

Le port des armes n’est permis qu’aux gens de guerre, encore ne sont-ils ordinairement armés que quand ils doivent faire leurs fonctions, comme par exemple, en temps de guerre, lorsqu’ils sont en sentinelle, qu’ils passent en revue, ou qu’ils accompagnent des mandarins : hors de là ils vaquent, ou à leur négoce, ou à leur profession particulière.

S’il s’élève quelque démêlé parmi les gens du peuple, et qu’après les querelles et les injures, ils en viennent aux voies de fait, ils ont une extrême attention qu’il n’y ait point de sang répandu ; c’est pourquoi, si par hasard ils avaient entre les mains un bâton, ou quelque instrument de fer, ils le quittent aussitôt, et se battent à coups de poing.

Le plus souvent ils terminent leurs querelles, en allant porter leurs plaintes au mandarin. Ce magistrat assis gravement dans son fauteuil, et environné de ses officiers de justice, écoute d’un grand froid les deux parties, qui plaident chacune leur cause ; après quoi il fait donner en sa présence la bastonnade au coupable, et quelquefois à tous les deux ensemble.


Des femmes publiques.

Il y a des femmes publiques et prostituées à la Chine comme ailleurs, mais comme ces sortes de personnes sont ordinairement la cause de quelques désordres, il ne leur est pas permis de demeurer dans l’enceinte des villes : leur logement doit être hors des murs ; encore ne peuvent-elles pas avoir des maisons particulières ; elles logent plusieurs ensemble, et souvent sous la conduite d’un homme, qui est responsable du désordre, s’il en arrivait ; au reste ces femmes libertines ne sont que tolérées, et on les regarde comme infâmes : c’est pourquoi il y a des gouverneurs de ville, qui n’en souffrent point dans leur district.

Enfin l’éducation qu’on donne à la jeunesse, contribue beaucoup à la paix, et à la tranquillité qui règne dans les villes. Comme on ne parvient aux charges et aux dignités de l’empire, qu’à proportion du progrès qu’on a fait dans les sciences, on occupe continuellement les jeunes gens à l’étude : le jeu, et tout divertissement propre à entretenir l’oisiveté, leur est absolument interdit ; à peine leur laisse-t-on le temps de respirer ; et par cette application assidue à cultiver leur esprit et à exercer leur mémoire, ils s’accoutument à modérer le feu des passions, et se trouvent dégagés de la plupart des vices, qu’une vie oisive et fainéante ne manque jamais de produire.


Des chemins publics

En veillant ainsi à la tranquillité des villes, le gouvernement chinois n’a pas oublié de pourvoir à la sûreté, à l’embellissement, et à la commodité des grands chemins : les canaux dont la Chine est toute traversée, et qui sont si utiles pour le transport des marchandises, sont bordés en plusieurs provinces de quais de pierre de taille ; et dans les lieux bas, marécageux, et aquatiques, on a élevé de très longues digues, pour la commodité des voyageurs.

On a grand soin d’unir et d’égaler les chemins, et on les pave, surtout dans les provinces méridionales, où l’on ne se sert, ni de chevaux, ni de chariots. Ces chemins sont d’ordinaire fort larges ; et comme en bien des endroits la terre est légère, elle se sèche aisément, aussitôt que la pluie a cessé. On a pratiqué des passages sur les plus hautes montagnes, en coupant les rochers en aplanissant le sommet de ces montagnes, et en comblant les vallées.

Il y a de certaines provinces, où les grands chemins sont comme autant de grandes allées, bordées d’arbres fort hauts, et quelquefois renfermées entre deux murs, de la hauteur de huit à dix pieds, pour empêcher les voyageurs d’entrer dans les campagnes. Ces murs ont des ouvertures dans les chemins de traverse, qui aboutissent à différents villages.

Dans les grands chemins on trouve d’espace en espace des reposoirs qui sont propres, et commodes, soit pendant les rigueurs de l’hiver, soit pendant les grandes chaleurs de l’été : il n’y a guère de mandarin, qui étant hors de charge, et obligé de retourner dans sa patrie, ne cherche à se rendre recommandable par ces sortes d’ouvrages.

On y trouve aussi des temples et des pagodes, où l’on peut se retirer pendant le jour ; mais quelque bon accueil qu’on fisse, il n’est pas toujours sûr d’y passer la nuit : il n’y a que les mandarins qui soient privilégiés : les bonzes les servent avec beaucoup d’affection ; ils les reçoivent au son de leurs instruments, et leur cèdent leurs appartements. Ils y placent le bagage, et logent même les domestiques et les portefaix.

Ces messieurs qui en usent fort librement avec leurs dieux, emploient les temples à tous les usages qui leur conviennent, ne faisant point de difficulté de croire, que cette familiarité peut s’accorder avec le respect qui leur est dû. En été des personnes charitables ont des gens à leurs gages, qui donnent gratuitement du thé aux pauvres voyageurs ; et l’hiver, de l’eau où l’on a fait infuser du gingembre : tout ce qu’on leur demande, c’est de ne pas oublier le nom de leur bienfaiteur.


Des hôtelleries.

On ne manque point d’hôtelleries dans les chemins, on en voit un assez grand nombre : mais rien n’est plus misérable, ni plus malpropre, si vous en exceptez les grandes routes, où vous en trouvez qui sont fort vastes et fort belles ; mais il faut toujours porter son lit avec soi ou bien se résoudre à coucher sur une simple natte. Il est vrai que les Chinois, surtout le petit peuple, ne se servent guère de draps, et qu’ils se contentent de s’envelopper, quelquefois même tout nus, dans une couverture, dont la doublure est de toile ; ainsi leur lit n’est pas difficile à porter.

La manière dont on est traité s’accorde parfaitement avec la manière dont on y est logé : c’est un grand bonheur quand on y trouve ou du poisson, ou quelque morceau de viande. Il y a cependant des endroits où les faisans sont à meilleur marché que la volaille : on en a quelquefois quatre pour dix sols.

Quelques-unes de ces hôtelleries paraissent mieux accommodées que les autres, mais elles ne laissent pas d’être très pauvres : ce sont pour la plupart quatre murailles de terre battue, et sans enduit, qui portent un toit dont on compte les chevrons, encore est-on heureux quand on ne voit pas le jour à travers ; souvent les salles ne sont point pavées, et sont remplies de trous.

Il y a des provinces, où ces sortes d’auberges ne sont bâties que de terre et de roseaux. Dans les villes, les hôtelleries sont de briques, et assez raisonnables. Dans les provinces du nord on y trouve ce qu’ils appellent des can : c’est une grande estrade de briques, qui occupe la largeur de la salle, et sous laquelle il y a un fourneau : on étend dessus une natte de roseaux, et rien plus. Si vous avez un lit, vous l’étendez sur la natte.


Itinéraire public.

On a soin d’imprimer un itinéraire public, qui contient tous les chemins, et la route qu’on doit tenir, soit par terre, ou par eau, depuis Peking, jusqu’aux extrémités de l’empire. Les mandarins qui partent de la cour, pour aller remplir quelques charges dans les provinces, se servent de ce livre, qui leur marque leur route, et la distance d’un lieu à un autre. A la fin de chaque journée se trouve une maison destinée à recevoir les mandarins, et tous ceux qui voyagent par l’ordre de l’empereur, où ils sont logés et défrayés aux dépens de Sa Majesté. Ces sortes de maisons se nomment cong quan.

Un jour avant que le mandarin se mette en route, on fait partir un courrier, qui porte une tablette, où l’on écrit le nom et la charge de cet officier. On prépare aussitôt le logis où il doit passer la nuit. Les préparatifs sont proportionnés à sa dignité : on lui fournit tout ce qui lui est nécessaire comme les viandes, les portefaix, les chevaux, les chaises, ou les barques, s’il fait le voyage par eau. Les courriers qui annoncent l’arrivée du mandarin, trouvent toujours des chevaux prêts, et afin qu’on n’y manque pas, un ou deux lys[1], avant que d’arriver, il frappe fortement et à diverses reprises sur un bassin, afin d’avertir qu’on selle promptement le cheval, s’il ne l’était pas encore.

Ces maisons destinées à loger les mandarins, ne sont pas aussi belles que leur destination pourrait le faire imaginer : c’est pourquoi, lorsqu’on lit dans les relations des pays étrangers, des descriptions de choses semblables, on doit d’ordinaire les entendre avec modification : ce n’est pas toujours que ceux qui les écrivent, exagèrent ; mais ils empruntent quelquefois ces descriptions des gens du pays, à qui des choses très médiocres semblent être magnifiques : d’ailleurs on est obligé de se servir de termes, lesquels en Europe forment de grandes idées.


Des cong quan

Quand on dit, par exemple, que ces cong quan se préparent pour loger les mandarins, et ceux qui sont entretenus aux frais de l’empereur, on s’imagine aussitôt que ce sont des maisons superbes : quand on ajoute, ce qui est encore vrai, qu’on envoie au-devant un officier, afin que tout se trouve prêt à l’arrivée du mandarin, il est naturel de croire, qu’on s’empresse à tendre des tapisseries, et à orner un appartement des plus beaux meubles : la frugalité chinoise, et le grand nombre d’envoyés qu’on dépêche de la cour, exemptent de tout cet embarras : les préparatifs consistent en quelques feutres, quelques nattes, deux ou trois chaises, une table, et un bois de lit couvert d’une natte quand il n’y a point de can. Que si c’est un mandarin considérable envoyé de la cour, et que le cong quan ordinaire ne soit pas convenable à sa dignité, on le loge dans une des plus riches maisons de la ville, dont on emprunte un appartement.

Ces cong quan sont plus ou moins grands : il y en a d’assez propres et d’assez commodes. Par celui de Canton, qui n’est que du commun, on pourra juger des autres : il est de médiocre grandeur : il y a deux cours, et deux principaux édifices, dont l’un qui est au fond de la première cour, est un ting, c’est-à-dire, une grande salle toute ouverte, destinée à recevoir les visites : l’autre qui termine la seconde cour, est partagé en trois : le milieu sert de salon ou d’antichambre, à deux grandes chambres, qui sont des deux côtés, et qui ont chacune un cabinet derrière. Cette disposition est ordinaire à la Chine, dans la plupart des maisons des personnes de quelque considération. La salle et le salon sont ornés chacun de deux grosses lanternes de soie claire et peintes, suspendues en forme de lustres : la porte de la rue, et celle des deux cours, sont éclairées chacune de deux autres grosses lanternes de papier, ornées de gros caractères.

On trouve dans les grands chemins, d’espace en espace des tours, sur lesquelles il y a des guérites pour des sentinelles, et des bâtons de pavillon pour les signaux en cas d’alarmes : ces tours sont faites de gazon ou de terre battue : leur hauteur est de douze pieds, la forme en est carrée, elles ont des créneaux, et on les élève en talus.

Dans quelques provinces il y a sur ces tours des cloches de fer fondu assez grosses. La plupart de celles qui ne sont point sur les chemins qui conduisent à la cour, n’ont ni guérites, ni créneaux.

Les lois ordonnent que dans les routes fréquentées, elles soient disposées de telle manière, que de cinq en cinq lys il s’en trouve une, c’est-à-dire, qu’à cinq lys, il y en ait une petite ; à dix lys une grande ; à quinze lys une petite, et toujours de même alternativement. Chacune doit avoir des soldats qui y soient continuellement en faction, pour veiller sur ce qui se passe, et empêcher toute insulte. Ces soldats sortent

Ces soldats sortent tous de leur corps de garde, et se mettent en rang, quand il doit passer quelque officier considérable : on y est très régulier, surtout dans le Pe tche li, qui est la province de la cour, et il y a toujours une sentinelle dans la guérite.

Dans quelques autres provinces, on voit de ces tours qui sont tombées : de temps en temps on donne ordre de les rétablir et d’y faire la garde, surtout quand on entend parler de voleurs, ou qu’il y a à craindre quelques troubles ; alors le nombre des soldats ne suffisant pas, on détermine des villages pour prêter main forte tour à tour. Les mandarins en dressent un catalogue, et c’est aux habitants de chaque village à s’accommoder entre eux, pour partager cette corvée.

Si cette loi s’observait à la rigueur, il n’y aurait jamais de voleurs ; car de demie lieue en demie lieue on trouverait des gardes, pour arrêter ceux qui seraient soupçonnés de larcin ; et cela non seulement sur le chemin des capitales, mais encore sur ceux qui conduisent de chaque ville à une autre ; et comme il y en a un grand nombre, et que toute la campagne est coupée de grands chemins, à tous moments on trouve de ces tours.

Aussi les voleurs de grand chemin sont-ils très rares à la Chine ; il s’en trouve quelquefois dans les provinces voisines de Peking, mais ils n’ôtent presque jamais la vie à ceux dont ils prennent la bourse : quand ils ont fait leur coup, il se sauvent lestement. Dans les autres provinces, on parle très peu de voleurs de grand chemin.

Ces tours ont encore un autre usage, c’est de marquer les distances d’un lieu à un autre, à peu près comme les Romains le faisaient par des pierres.


Quan kiao ou chaises à la mandarine.

Quand les chemins sont trop rudes pour aller à cheval, on se sert de chaises que les Chinois nomment quan kiao, c’est-à-dire, chaises à la mandarine, parce que les chaises dont se servent les mandarins, sont à peu près de la même forme.

Le corps de la chaise approche assez pour la figure, de celles où l’on se fait porter dans les rues de Paris, mais il est plus large, plus élevé, et plus léger. Il est construit de bambous, c’est-à-dire, d’une espèce de cannes, également fortes et légères, croisées à jour en forme de treillis, et liées fortement ensemble avec du rotin, (c’est une autre espèce de canne forte et déliée, qui croît en rampant jusqu’à huit cents ou mille pieds de longueur.)

Ce treillis est entièrement couvert, depuis le haut jusqu’en bas, d’une garniture ou ornement de toile de couleur, ou bien d’étoffe de laine, ou de soie, selon que le demande la saison, avec une seconde garniture de taffetas huilé, qu’on met par dessus en temps de pluie. Cette chaise qui a les dimensions nécessaires pour y être assis fort à l’aise, est soutenue par deux bras, semblables à ceux de nos chaises portatives ; si elle n’est portée que par deux hommes, les deux bâtons sont appuyés sur leurs épaules ; si c’est une chaise à quatre porteurs, les extrémités tant devant que derrière, sont passées dans deux nœuds coulants d’une grosse corde forte et lâche, pendue par le milieu à un gros bâton, dont les porteurs de chaises soutiennent chacun un bout sur une épaule, et alors on a d’ordinaire huit porteurs, afin qu’ils puissent se relever les uns les autres.

Lorsque pour éviter la chaleur, on voyage pendant la nuit, surtout le long des montagnes, qui sont infestées de tigres, on prend des guides sur les lieux, qui portent des torches allumées ; ces torches servent à éclairer, et empêchent les tigres d’approcher, parce que le feu leur cause naturellement de la frayeur. Elles sont faites de branches de pin séchées au feu, et préparées de telle sorte, que le vent et la pluie ne font que les allumer davantage.

Avec ce secours, on marche toute la nuit à travers les montagnes, avec autant d’assurance et de facilité, qu’on marcherait en plein jour, et en rase campagne : quatre ou cinq de ces guides avec des torches, suffisent pour conduire sûrement : on en change de lieue en lieue ; chaque torche qui a six à sept pieds de long, dure près d’une heure.

Dans les pays de montagnes, on trouve communément de distance en distance ces sortes de commodités, pour la sûreté des personnes qui voyagent. Cependant il n’y a guère que les envoyés de la cour, les mandarins, et autres grands seigneurs, qui fassent ces sortes de voyages pendant la nuit car ayant un grand cortège à leur suite, ils n’ont rien à craindre, ni des tigres, ni des voleurs.

Ce n’est pas un petit agrément pour les voyageurs, que la quantité de villages qu’ils trouvent sur leur route, et le grand nombre de pagodes qui sont dans ces villages : vis-à-vis de ces pagodes, et sur le grand chemin, on voit quantité de monuments de pierre appelés che pei, sur lesquels il y a des inscriptions.


Des che pei ou monuments de pierres.

Ces che pei sont de grandes pierres posées debout sur des bases qui sont aussi de pierre : la plupart sont de marbre. Les Chinois ouvrent une mortaise dans cette base et ils taillent un tenon dans la pierre, puis ils les assemblent sans autre façon. On voit de ces pierres qui ont bien huit pieds de haut, sur deux de large, et presque un pied d’épaisseur. Les communes ne passent pas quatre à cinq pieds, et le reste à proportion.

Les grandes sont portées le plus souvent sur des tortues de pierre : en quoi les architectes chinois, si cependant ils méritent ce nom, ont eu plus d’égard à la vraisemblance que les architectes grecs, qui ont introduit les caryatides et les termes ; et pour rendre encore cette invention plus bizarre, quelques-uns se sont avisés de mettre des coussins sur la tête de ces caryatides, de crainte apparemment, que de si lourds fardeaux les incommodassent.

Il y a de ces che pei qui sont enfermés dans de grands salons, mais ils sont en petit nombre. Les autres, pour éviter la dépense, sont enchâssés dans un petit édifice de brique couvert d’un toit fort propre. Ils sont parfaitement carrés, excepté le haut qui va un peu en s’arrondissant, ou pour couronnement, on grave quelque grotesque. Ce couronnement est souvent d’un autre morceau de pierre.

Quand on l’élève pour des grâces qu’on a obtenues de l’empereur, ou pour des honneurs qu’il a fait, on grave deux dragons diversement entortillés. Les peuples des villes en élèvent à leurs mandarins après leur départ, quand ils sont satisfaits de l’équité de leur gouvernement ; les officiers en élèvent pour éterniser la mémoire des honneurs extraordinaires qu’ils ont reçus de l’empereur, ou pour diverses autres raisons.


Des portefaix ou voituriers.

Une grande commodité pour ceux qui voyagent par terre à la Chine, c’est la facilité et la sûreté avec laquelle leurs ballots se transportent. Il y a dans chaque ville un grand nombre de porte-faix qui ont leur chef et à qui l’on s’adresse : quand vous êtes convenu avec lui du prix il vous donne autant de marques que vous avez arrêté de porteurs, moyennant quoi, il vous les fournit à l’instant, et répond de tout ce que contiennent vos ballots. Lorsque les porte-faix ont rendu leur charge au lieu arrêté, vous leur donnez à chacun une marque, ils la portent à leur chef, qui les satisfait sur l’argent que vous lui avez payé d’avance.

Dans les lieux de grand passage, comme serait, par exemple, la montagne de Mei lin, qui sépare la province de Kiang si de celle de Quang tong, il y a dans la ville qu’on quitte, un grand nombre de bureaux, qui ont leurs correspondants dans la ville où l’on doit se rendre après avoir passé la montagne ; tous ceux, soit de la ville, soit de la campagne, qui se font porte-faix, donnent à ces bureaux leurs noms, avec une bonne et sûre caution. Si l’on a besoin de 200, 300, ou 400 porteurs, on les fournit. Alors le chef du bureau dresse en très peu de temps, une liste exacte de tout ce que vous portez, soit de coffres, ou de choses découvertes, il convient du prix par livre, tout se pèse, et vous lui donnez l’argent dont vous êtes convenu, qui est d’ordinaire d’environ dix sols par cent livres, pour le transport de la journée. Vous ne vous embarrassez de rien, le chef donne à chaque porte-faix la charge, avec un billet de tout ce qu’il porte : quand vous êtes arrivé au terme, vous recevez du correspondant tout qui vous appartient, avec une grande fidélité.

Ces porte-faix se servent de perches de bambous, au milieu desquelles ils suspendent le fardeau avec des cordes : à chaque perche, il y a deux hommes qui portent les deux bouts sur leurs épaules. Si le fardeau est trop pesant, on y met quatre hommes avec deux perches : on en change tous les jours, et ils sont obligés de faire les mêmes journées que ceux qui les emploient.

Quand un homme porte seul un fardeau, il trouve le secret de rendre sa charge bien moins pesante : il le partage en deux parties égales, et il les attache avec des cordes, ou avec des crochets, aux deux bouts d’une longue perche plate de bambous : ensuite il pose cette perche par le milieu sur son épaule, en sorte qu’elle se tient en équilibre à la façon d’une balance, elle plie et se relève alternativement, à mesure qu’il avance. Lorsqu’il est las de porter le fardeau sur une épaule, il fait faire adroitement un tour à la perche par dessus le col, et la fait passer sur l’autre épaule. Il y en a qui de cette manière portent de très lourds fardeaux : car comme ils sont payés à la livre, ils portent le plus qu’ils peuvent, et l’on en voit qui font dix lieues par jour, portant 160 de nos livres.

Dans certaines provinces, on se sert, pour transporter les ballots et les marchandises, de mulets, et encore plus souvent de chariots à une roue. Ces chariots sont de véritables brouettes, si ce n’est que la roue en est fort grande, et placée au milieu ; l’essieu s’avance des deux côtés, et soutient de chaque côté un treillis, sur lequel on place les fardeaux avec un poids égal ; l’usage en est fort commun en plusieurs endroits de la Chine : un homme seul pousse ce chariot ; ou si la charge est forte, on en ajoute un second qui tire par devant, ou bien un âne, et quelquefois l’un et l’autre. Ils ont aussi des brouettes semblables aux nôtres, et dont la roue est par devant, mais ils ne s’en servent guère pour les voyages.


Prix des voitures.

Quand on fait porter son bagage sur des mulets, le prix ordinaire est, par exemple, pour 25 jours, de quatre taels et demi[2], ou tout au plus de cinq taels. Cela dépend des saisons différentes, et du prix des vivres ; si c’est pour le retour, on donne beaucoup moins.

Les muletiers sont obligés de nourrir leurs mulets, et sont chargés des frais du retour, en cas qu’ils ne trouvent pas à se louer. Ces mulets sont fort petits, si on les compare à ceux d’Europe, ils ne laissent pas d’être forts, et leur charge ordinaire est de 180 ou 190 livres chinoises ; à 200, la charge serait trop forte. La livre chinoise est de quatre onces plus forte que la nôtre.


Des douanes.

Il y a des douanes à la Chine, mais elles sont bien plus douces que celles des Indes, où les visites se font sans égard, ni à l’humanité, ni à la pudeur. On n’y fait point ces recherches rigoureuses, qui se pratiquent ailleurs ; on ne s’avise pas même de fouiller un homme. Quoique les commis aient le droit d’ouvrir les ballots, il est rare qu’ils le fassent et quand c’est un homme qui a quelque apparence, non seulement ils n’ouvrent point ses coffres, mais même ils n’exigent rien : nous voyons bien, disent-ils, que monsieur n’est pas marchand.

Il y a des douanes où l’on paye par pièce, et alors le marchand en est cru sur son livre. Il y en a d’autres où l’on paye par charge, et cela ne souffre nulle difficulté. Quoiqu’on aie un cang ho de l’empereur, il ne donne aucune exemption de payer le droit des douanes ; cependant le mandarin de la douane par honneur, le laisse passer sans rien exiger, si l’on en exempte la douane de Peking, où communément on est un peu plus exact.

Lorsque les grands officiers de la cour reçoivent, ou envoient quelques ballots, on colle sur chaque ballot une grande bande de papier, sur laquelle on écrit le temps auquel le ballot a été fermé, leur nom, et leur dignité ; et si ces officiers sont considérables, on ne se hasarde guère de les ouvrir. Ce papier qui se colle, s’appelle fong tiao.

Autrefois les douanes s’affermaient, et le mandarin de chaque douane se changeait tous les ans. Ce mandarin par son emploi était un officier considérable, qui avait droit de mémorial, c’est-à-dire, d’avertir immédiatement l’empereur. Depuis environ douze ans, l’empereur a chargé du soin des douanes le viceroi de chaque province, qui nomme un mandarin de confiance pour percevoir les droits. Il n’y a que pour les douanes des ports de Canton et de Fo kien, qu’on a été obligé depuis peu d’y remettre un mandarin particulier, à cause des embarras que le commerce de la mer leur attire.


Des postes.

Dans tous les lieux où il y a des postes, il se trouve un mandarin qui en a soin : les chevaux de poste sont tous à l’empereur, et personne ne peut s’en servir que les courriers de l’empire, les officiers, et ceux qui sont envoyés de la cour. Ceux qui sont chargés des ordres de l’empereur, ont ces ordres renfermés dans un grand rouleau, couvert d’une pièce de soie de couleur jaune, qu’ils portent en écharpe derrière le dos : ce sont ordinairement des gens de quelque considération, et ils sont escortés par plusieurs cavaliers. Leurs chevaux n’ont pas beaucoup d’apparence, mais ils n’en sont pas moins bons, ni moins capables de soutenir les longues courses qu’on leur fait faire : on leur fait courir pour l’ordinaire 60 et 70 lys[3] sans en changer. Une poste se nomme tchan : deux postes sont deux tchan.

Ces postes où l’on change les chevaux, ne sont pas toujours en égale distance les unes des autres ; les plus proches sont de 50 lys ; il y en a rarement de 40. Les courriers ordinaires portent leur valise attachée sur le dos ; et dans le mouvement du cheval, la valise porte sur un coussin appuyé sur la croupe du cheval. Leurs valises ne sont pas pesantes, car ils ne portent que les dépêches de l’empereur, ou celles des Cours souveraines, ou les avis des officiers des provinces. Ils ne laissent pas de porter aussi, quoiqu’un peu à la dérobée, des lettres de particuliers, et c’est en cela que consistent leurs menus profits.


Incommodités dans les voyages.

La plus grande et presque l’unique incommodité qui se trouve lorsqu’on voyage, principalement durant l’hiver, et dans la partie septentrionale de la Chine, c’est la poussière ; car il n’y pleut presque jamais durant l’hiver, et il y tombe quantité de neige, surtout en certaines provinces, mais moins à Peking.

Lorsque le vent souffle avec violence, il s’élève des tourbillons de poussière si épais, et si fréquents, que le Ciel en est obscurci, et qu’à peine peut-on respirer : on est souvent obligé de se couvrir le visage d’un voile, ou de lunettes qui s’appliquent immédiatement sur les yeux, et qui étant enchâssées dans de la peau ou dans de la soie, s’attachent par derrière la tête, de sorte qu’on voit fort clair, sans être incommodé de la poussière. Comme les terres sont très légères, elles se détachent aisément, et se réduisent en poussière, quand la pluie leur manque durant un temps considérable.

La même chose arrive dans les autres chemins de l’empire, qui sont fort fréquentés et battus par une infinité de gens qui voyagent à pied ou à cheval, ou sur des chariots. Ce mouvement continuel élève un nuage épais, d’une poussière très fine, qui serait capable d’aveugler, si l’on ne prenait ses précautions.

Cette incommodité ne se fait pas sentir dans les provinces du sud, mais ce qu’on y aurait à craindre, ce serait le regorgement des eaux, si l’on n’y avait pas pourvu, par la quantité de ponts de bois et de pierre qu’on y a construits.



  1. Dix lys font une lieue commune de France.
  2. Un taël vaut une once d’argent, et cette once à la Chine répond à sept livres dix sols de notre monnaie présente.
  3. On peut vor la valeur des lys. Tome I, page 79, à la marge.