Description de la Chine (La Haye)/De la secte de quelques Lettrés

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Scheuerlee (3p. 35-49).


De la secte de quelques lettrés de ces derniers temps.


Les docteurs modernes, auteurs d’une nouvelle doctrine, par laquelle ils prétendent éclaircir ce qu’il y avait d’obscur dans les anciens livres, parurent sous le règne de la dix-neuvième famille des Song, plus de mille ans après que l’idolâtrie eût pénétré dans la Chine. Les troubles que les différentes sectes et les guerres causèrent dans l’empire, en bannirent tout à fait l’amour des sciences, et y introduisirent l’ignorance et la corruption des mœurs, qui y régnèrent pendant plusieurs siècles.

Il se trouva alors peu de docteurs capables de réveiller les esprits d’un assoupissement si général. Mais le goût que la famille impériale des Song prit pour les livres anciens, et l’estime qu’elle fit des gens habiles, inspirèrent peu à peu de l’émulation pour les lettres. On vit s’élever parmi les premiers mandarins, des hommes de mérite et d’esprit, qui entreprirent de commenter, non seulement les anciens livres canoniques, mais encore les interprétations de ces livres faites par Confucius, par Mencius son disciple, et par d’autres célèbres écrivains.

Ce fut en l’année 1070 depuis la naissance de Jésus Christ, qu’on vit paraître ces interprètes, qui se firent une grande réputation. Les plus célèbres furent Tchu tse, et Tching tse, qui publièrent leurs ouvrages sous le règne du sixième prince de la famille des Song. Tchu hi se distingua tellement des autres par sa capacité, qu’on l’honora du nom de prince des lettrés. Quoique ces auteurs fussent en réputation il y a cinq ou six cents ans, on ne fait pas difficulté de les regarder comme des auteurs modernes, surtout quand on les compare aux anciens interprètes, qui les précédèrent de quinze siècles.

Enfin vers l’an 1400 de Jésus-Christ, l’empereur Yong lo, troisième prince de la vingt-unième famille de Tai ming, choisit quarante deux docteurs des plus habiles, auxquels il ordonna de faire un corps de doctrine, qui pût être suivi des savants, et de s’attacher surtout aux commentaires de Tchu tse, et de Tching tse, qui fleurissaient sous la race des Song.

Ces mandarins s’appliquèrent à cet ouvrage ; et outre l’interprétation qu’ils firent des livres canoniques, et des ouvrages de Confucius et de Mencius, ils en composèrent un autre, qui contenait vingt volumes, et qu’ils intitulèrent Sing li ta tsuen, c’est-à-dire, de la nature, ou de la philosophie naturelle. Ils suivirent, comme on le leur avait prescrit, la doctrine de ces deux écrivains, qui n’avaient que trois siècles d’antiquité : et pour ne pas paraître abandonner le sens et la doctrine des anciens livres respectés dans tout l’empire, ils tâchèrent par de fausses interprétations, et en leur donnant des sens forcés, de les amener à leurs idées particulières.

L’autorité de l’empereur, la réputation de ces mandarins, leur style ingénieux et poli, les matières nouvelles qu’ils traitaient d’une manière propre à piquer la curiosité, le soin qu’ils eurent de vanter leur intelligence dans le vrai sens des anciens livres ; tout cela donna du crédit à leurs ouvrages, et plusieurs lettrés s’y laissèrent surprendre.

Ces nouveaux docteurs prétendirent que leur doctrine était fondée sur celle de l’Y king, le plus ancien des livres chinois, dont nous avons déjà parlé : mais ils s’expliquèrent d’une manière obscure, remplie d’équivoques et de contradictions, se servant d’expressions propres à persuader qu’ils n’avaient garde d’abandonner l’ancienne doctrine, et se faisant réellement une doctrine nouvelle, parlant en apparence, comme les anciens, de l’objet du culte primitif, et donnant à ces paroles un sens impie, qui détruisait toute sorte de culte. Voici leur système, qu’il n’est pas aisé de débrouiller, et que vraisemblablement ceux qui l’ont inventé, n’entendent guère eux-mêmes.

Ils donnèrent au principe de toutes choses le nom de Tai ki, et comme ce nom, de l’aveu même de Tchu tse, qu’ils suivent dans leur système, n’a jamais été connu, ni de Fo hi auteur de l’Y king, et fondateur de la monarchie, ni de Ven vang, et de Tcheou kong, son fils, ses interprètes, qui ne sont venus que dix-sept cents ans après Fo hi, selon l’opinion de plusieurs Chinois, ils s’appuient de l’autorité de Confucius.

Cependant, selon le père Couplet, très versé dans l’intelligence des livres chinois, ce prince des philosophes, n’en a parlé qu’une seule fois ; et encore n’est-ce que dans un court appendice, qu’il a mis au bout du livre, qui contient ses interprétations de l’Y king, et où il dit, que la transmutation contient le Tai ki, et que celui-ci produit deux qualités, le parfait et l’imparfait ; que ces deux qualités produisent quatre images ; et que ces quatre images produisent huit figures.

A la réserve de ce seul texte, il n’est parlé nulle part du Tai ki, ni dans les cinq livres canoniques appelés Ou king[1], ni dans les quatre livres de Confucius et de Mencius. Aussi les quarante-deux docteurs disent-ils, qu’ils sont redevables aux deux interprètes qui ont écrit sous la famille des Song, d’avoir découvert cette doctrine profonde et cachée, qui avait été ignorée de toute l’antiquité.

Quoiqu’ils disent que ce Tai ki est un je ne sais quoi, qu’il n’est pas possible d’expliquer, qui est séparé des imperfections de la matière, et auquel on ne peut pas donner de nom qui lui convienne, ils s’efforcent néanmoins d’en donner quelque idée, qui puisse autoriser leur sentiment ; et comme ces deux mots Tai ki signifient grand pôle, ou grand faîte, ils disent qu’il est, par rapport à tous les êtres, ce qu’est le faîte par rapport à un édifice ; qu’il sert à unir ensemble, et à conserver toutes les parties de l’univers, de même que le faîte assemble et soutient toutes les parties qui composent le toit d’un édifice.

Ailleurs ils le comparent à la racine de l’arbre, et à l’essieu d’un chariot : ils l’appellent le pivot, sur lequel tout roule ; la base, la colonne, et le fondement de toutes choses. Ce n’est pas, disent-ils, un être chimérique, qui soit semblable aux vides de la secte des bonzes : c’est un être réel, qui existe véritablement, c’est ce qu’on conçoit qui existe avant toutes choses, et qui n’est pas distingué des choses avant lesquelles il existe ; qui est une même chose avec le parfait et l’imparfait, le ciel, la terre, et les cinq éléments ; en sorte que chaque chose peut être appelée à sa manière Tai ki.

Ils disent encore, qu’on doit le concevoir comme quelque chose d’immobile, et qui est en repos : lorsqu’il se meut, il produit l’Yang qui est une matière parfaite, subtile, agissante, et dans un continuel mouvement : lorsqu’il se repose, il produit l’Yn, qui est une matière grossière, imparfaite, et sans mouvement. C’est à peu près comme un homme qui se tient en repos lorsqu’il médite profondément sur quelque matière ; et qui passe du repos au mouvement, lorsqu’il explique ce qu’il a médité. C’est du mélange de ces deux matières que naissent les cinq éléments, qui, par leur union et leur tempérament, font la nature particulière, et la différence de tous les corps. De là viennent les vicissitudes continuelles des parties de l’univers, le mouvement des astres, le repos de la terre, la fécondité ou la stérilité des campagnes. Ils ajoutent que cette matière, ou plutôt cette vertu répandue dans la matière, produit, arrange, et conserve toutes les parties de l’univers ; qu’elle en fait tous les changements ; et qu’elle est néanmoins aveugle dans ses opérations les plus régulières.

Cependant rien n’est plus surprenant que de lire les perfections que ces commentateurs modernes attribuent à leur Tai ki : ils lui donnent une étendue et une grandeur sans bornes : c’est, disent-ils, un principe très parfait, qui n’a ni commencement ni fin : c’est l’idée, le modèle, et la source de toutes choses : c’est l’essence de tous les êtres. Enfin dans d’autres endroits, ils le regardent comme quelque chose de vivant et d’animé : ils lui donnent le nom d’âme et d’esprit ; ils s’en expliquent même d’une manière à faire croire qu’ils le regarderaient comme la première intelligence qui a produit toutes choses, s’ils s’accordaient avec eux-mêmes ; et si, à force de vouloir concilier le sens des anciens livres avec leur système, ils ne tombaient pas dans les plus manifestes contradictions. Aussi est-ce la lecture de quelques endroits de leurs ouvrages, qui a porté des Chinois à élever des temples en l’honneur de Tai ki.

Ce qu’ils appellent Tai ki, ils lui donnent aussi le nom de Li : c’est, disent-ils encore, ce qui joint à la matière, compose tous les corps naturels ; ce qui donne à chaque chose tel être en particulier qu’elle a, et qui la rend différente de tous les autres êtres ; et voici comme ils raisonnent : Vous faites d’un morceau de bois un siège, ou une table ; le Li, c’est ce qui donne au bois la forme de siège ou de table ; rompez ce siège en plusieurs morceaux, brisez cette table : le Li de l’un et de l’autre ne subsiste plus. Ils raisonnent de même en ce qui concerne la morale : ils appellent Li, ce qui établit le rapport des devoirs réciproques entre le prince et le sujet, le père et le fils, le mari et la femme ; ils donnent pareillement le nom de Li à l’âme, en tant qu’elle informe le corps ; et dès qu’elle cesse de l’informer, ce Li se détruit à sa manière : de même à peu près, disent-ils, que l’eau changée en glace, quand la chaleur est assez forte pour la dissoudre, perd le Li qui la faisait glace ; et elle reprend sa première fluidité, et son être naturel.

Enfin après avoir bien disputé sur le Tai ki et sur le Li, d’une manière fort entortillée, et assez peu intelligible, ils tombent nécessairement dans l’athéisme, en ce qu’ils excluent toute cause efficiente, surnaturelle, et qu’ils n’admettent d’autre principe, qu’une vertu inanimée et unie à la matière à laquelle ils donnent le nom de Li, ou de Tai ki.

Mais où ils se trouvent le plus embarrassés, c’est lorsqu’ils veulent éluder le grand nombre de textes clairs des livres anciens, où il est parlé des esprits, de la justice, de la providence d’un Être suprême, et de la connaissance qu’il a de ce qui se passe de plus secret dans les cœurs, etc. et qu’ils tâchent de l’ajuster à leur manière de penser toute charnelle : c’est alors qu’ils se jettent en de nouvelles contradictions, et qu’ils détruisent dans un endroit, ce qu’ils établissent comme certain dans un autre. En voici des exemples.

Ils enseignent clairement, que par l’empire que l’âme a sur ses mouvements et sur ses affections, elle peut parvenir à la connaissance de cette âme suprême, de cette intelligence qui gouverne souverainement toutes choses ; que de même, à la vue de cette manière admirable, dont les êtres se perpétuent, en sorte que chaque être produit toujours et constamment son semblable, on prouve évidemment qu’il y a une grande intelligence, qui conserve, qui gouverne toutes choses, et qui les conduit à leurs fins de la manière la plus convenable. Ils en viennent jusqu’à nier que ce soit quelque chose d’inanimé et de matériel : ils assurent même que c’est un esprit, qu’il est indépendant, qu’il renferme la bonté de tous les êtres, et qu’il donne l’être à tout ce qui subsiste.

Il n’est pas étonnant que ces commentateurs modernes se donnent vainement la torture, pour accorder leurs opinions avec la doctrine des anciens livres ; puisque les principes qu’ils admettent, ne se trouvent nulle part dans l’antiquité chinoise.

J’ai déjà dit que leur Tai ki ne se trouve ni dans l’Y king, qui ne consiste que dans une table de soixante-quatre figures, composées de trois cent quatre-vingt-quatre lignes entières ou brisées ; ni dans les interprètes, qui sont venus dix-sept cents ans après Fo hi ; ni dans le Chu king, et les autres livres classiques : il ne se trouve qu’une seule fois dans un court appendice que Confucius a ajouté à ses interprétations de l’Y king. On ne parle aussi nulle part du Li, dans le sens que ces nouveaux commentateurs lui donnent.

C’est donc environ trois mille ans après Fo hi, fondateur de la monarchie chinoise, qu’on a vu éclore le fameux Tai ki, et seize cents ans après Confucius, qui n’en a parlé qu’une seule fois ; et encore les plus habiles interprètes assurent-ils, que ce philosophe n’entendait autre chose par ce mot, que la matière première.

On ne peut néanmoins disconvenir que ces commentateurs n’aient rendu service à l’empire, en réveillant le goût pour les anciens livres ; mais ils ont nui infiniment à un grand nombre de lettrés médiocres et peu habiles, qui s’attachant moins à approfondir le texte de ces précieux monuments, qu’à se remplir l’esprit de la doctrine insinuée dans les nouveaux commentaires, paraissent avoir donné dans une espèce d’athéisme, auquel ils ne se sentaient déjà que trop portés, et par la dépravation de leurs mœurs, et par les superstitions dont ils avaient été imbus dès leur enfance.

Cependant, si l’on en croit le témoignage d’une foule de missionnaires, qui ont passé la plus grande partie de leur vie dans l’empire, et qui s’y sont rendus très habiles dans la science chinoise, par une constante étude des livres, et par leur commerce avec les principaux lettrés ; si l’on en croit, dis je, ce témoignage, comme il paraît raisonnable, et comme en qualité d’historien, je ne puis me dispenser de le rapporter, les vrais savants n’ont pas donné dans ces folles idées : sans s’arrêter à la glose et aux interprétations des commentateurs récents, ils ne s’en tiennent qu’au pur texte, selon cette maxime si commune parmi eux : Attachez-vous au texte, laissez-là le commentaire : Sin king pou sin tchuen.

En effet, c’est, à ce texte, et non à sa glose que tout lettré a droit d’en appeler : c’est dans ce texte que la doctrine chinoise est marquée et fixée ; et tout ce que peuvent avancer les glossateurs modernes, est sans autorité, dès qu’on fait voir qu’il est peu conforme au texte des livres classiques. Ces vrais savants, uniquement attachés au texte des livres classiques, ont la même idée du premier être, que les anciens Chinois, et entendent comme eux, par les mots de Chang ti et de Tien, non pas le ciel visible et matériel, ou une vertu céleste inanimée et destituée d’intelligence ; mais le premier Être, l’auteur et le principe de tous les êtres, le suprême seigneur, qui dispose de tout, qui gouverne tout, qui perce dans le secret des cœurs, à qui rien n’est caché, qui punit le vice, qui récompense la vertu, qui élève et abaisse ceux qu’il lui plaît, qu’on doit honorer par la pratique de la vertu, etc.

Aussi rien n’est-il plus fréquent que d’entendre ces lettrés se plaindre que l’innocence, la candeur, et la simplicité des premiers siècles, est entièrement oubliée ; que les savants négligent les anciens monuments ; que plusieurs ne sont disciples de Confucius que de nom ; et qu’ils n’ont d’autre but, que de parvenir aux charges et aux dignités, et de se faire de la réputation, en éblouissant les simples par une vaine éloquence.

Néanmoins, comme on voyait des lettrés qui, en suivant les commentateurs modernes, et voulant tout expliquer par les causes naturelles, donnaient dans l’athéisme, et ne reconnaissaient pour premier principe, qu’une vertu céleste, aveugle, et matérielle, des missionnaires venus récemment à la Chine, furent portés à croire que c’était là l’opinion commune des savants : ils convinrent pourtant que si l’empereur prononçait sur la véritable signification du Tien et du Chang ti, en déclarant qu’il entend par ces mots, le seigneur du Ciel, et non pas le ciel matériel, leurs doutes se dissiperaient, et qu’ils ne feraient pas l’injustice aux savants de ce grand empire, de les regarder tous comme de vrais athées.

Il faut absolument que l’empereur parle, disait l’un d’eux[2] ; il faut que l’empereur s’explique. Ils savaient que le feu empereur Cang hi était très versé dans l’intelligence des livres chinois, que c’est à lui, comme empereur, d’examiner les docteurs ; qu’il est le chef de la religion et de la doctrine des lettrés ; que c’est lui qui juge souverainement du véritable sens des lois, des cérémonies, et des coutumes, en qualité de pontife, de législateur, et de maître de l’empire.

On prit donc le parti en l’année 1700 de consulter ce prince avec les ménagements convenables, pour ne lui pas laisser entrevoir à quel dessein on demandait cette explication. Il déclara par un édit, qui fut conservé dans les archives, inséré dans les gazettes publiques, et répandu dans tout l’empire, que ce n’est pas au ciel visible et matériel qu’on offre des sacrifices, mais seulement au seigneur et à l’auteur du ciel, de la terre, et de toutes choses ; et que c’est par cette raison que la tablette, devant laquelle on offre ces sacrifices porte cette inscription : Au Chang ti, c’est-à-dire, au souverain seigneur ; que c’est par respect, qu’on n’ose pas l'appeler par son propre nom ; et qu’on a coutume de l’invoquer sous le nom de Ciel suprême, de Ciel bienfaisant, de Ciel universel ; de la même manière que quand on parle avec respect de l’empereur, on ne l’appelle pas par son nom, mais on dit les degrés de son trône, la cour suprême de son palais[3] ; que ces noms, quoique différents, si l’on regarde les termes, sont cependant les mêmes, si l’on regarde leur signification. Dans une autre occasion, parlant en public, il assura que les habiles Chinois disaient comme lui, que le principe de toutes choses est appelé Tien, Ciel, en style noble et figuré ; de même que l’empereur est appelé Tchao ting du nom de son palais, qui est le lieu où brille davantage la majesté impériale.

On consulta de même des princes, des Grands de l’empire, des premiers mandarins, et des principaux lettrés, et entr’autres le premier président de l’académie impériale, laquelle est composée des docteurs les plus célèbres, qui sont proprement les gens de lettres de l’empereur. Tous parurent surpris qu’il y eût des savants en Europe qui pussent croire que les lettrés de la Chine honorassent un être inanimé et sans vie, tel que le ciel visible et matériel : et tous déclarèrent qu’en invoquant le Tien ou le Chang ti, ils invoquaient le suprême seigneur du ciel, l’auteur et le principe de toutes choses, le dispensateur de tous les biens, qui voit tout, qui connaît tout, et dont la sagesse et la providence gouverne cet univers. Quoi, s’écriaient quelques-uns d’eux, nous jugeons que chaque famille doit avoir un chef, chaque ville un gouverneur, chaque province un viceroi,




tout l’empire un maître indépendant et absolu. Et nous pourrions douter qu’il y eût une première intelligence, un Être suprême, un souverain seigneur de l’univers, qui le gouverne avec sagesse et avec justice ? N’est-ce pas ce que nos anciens livres nous enseignent ? N’est-ce pas ce que nous avons appris de nos premiers sages ?

On peut connaître les sentiments du même empereur par les trois inscriptions ci-jointes, qu’il écrivit de sa propre main, et qu’il donna aux pères jésuites de Peking, pour la nouvelle église qu’ils avaient élevée vers la porte de Chun tchi muen. Dès l’année 1705 il voulut contribuer à la construction de cette église, et pour cela il leur fit présent de dix mille onces d’argent. Les caractères de l’inscription du frontispice ont deux pieds[4] et demi chinois de hauteur : les caractères des inscriptions de chaque colonne ont près d’un pied chinois de hauteur. Il paraît que Yong tching, qui a succédé à l’empereur Cang hi son père, a la même idée du Tien, que son prédécesseur, et les savants de son empire : on en peut juger par la manière dont il en parle dans un édit public. Voici à quelle occasion il fut donné.

Ce prince très attentif aux besoins de ses peuples, fut informé que la sécheresse menaçait une de ses provinces d’une stérilité générale. Aussitôt il s’enferma dans son palais, il jeûna, il pria jusqu’à ce qu’il eût appris que la pluie y était tombée en abondance ; après quoi il porta l'édit en question, où témoignant combien il était touché des misères de son peuple, il ordonna à tous les grands mandarins de l’informer avec soin des calamités dont les peuples de leur district seraient affligés ; puis il conclut par ces paroles : « Il y a entre le Tien et l’homme une correspondance de fautes et de punitions, de prières et de bienfaits. Remplissez vos devoirs, évitez les fautes : car c’est à cause de nos péchés que le Tien nous punit. Quand le Tien envoie quelque calamité, soyons attentifs sur nous-mêmes, mortifions-nous, corrigeons-nous, prions : c’est en priant, et en nous corrigeant, que nous fléchissons le Tien. Si je porte cet ordre, ce n’est pas que je me croie capable de toucher le Tien ; mais c’est pour vous mieux persuader qu’il y a, comme je viens de le dire, entre le Tien et l’homme une correspondance de fautes et de punitions, de prières et de bienfaits. »

Mais il s’explique encore plus clairement dans une instruction qu’il donne à ses peuples au sujet d’une requête, qui lui fut présentée par un des premiers officiers de son empire.

Un surintendant de deux provinces écrivit à l’empereur, que partout où on avait élevé des temples à l’honneur du général d’armée Lieou mong, les sauterelles, et certains autres vers, ne portaient aucun dommage aux campagnes ; et qu’au contraire les territoires, où on ne lui avait point érigé de temple, se ressentaient toujours du ravage que ces insectes ont coutume de faire. D’autres grands mandarins lui avaient aussi proposé différents expédients superstitieux, pour demander ou la pluie, ou le beau temps selon le besoin. Voici l’instruction que Sa Majesté leur donna pour réponse, laquelle fut publiée par tout l’empire, et affichée aux carrefours des villes, avec le sceau du mandarin.

« Sur ce que j’ai averti quelques-uns des principaux officiers des provinces, de prévenir le dommage que les insectes peuvent causer dans les campagnes, on a mal interprété l’intention de mes ordres, et on y a donné un sens détourné, qui ne leur convient point. On s’est imaginé mal à propos, que je donne dans l’erreur ridicule de ceux qui ajoutent foi à ces esprits, qu’on appelle kouei chin ; comme si je croyais que les prières faites à ces prétendus esprits, soient un remède à nos afflictions. Voici donc ce que je veux dire.

« Il y a entre le Tien et l’homme un rapport, une correspondance sûre, infaillible, pour les récompenses et pour les châtiments. Lorsque nos campagnes sont ravagées, ou par les inondations, ou par la sécheresse, ou par les insectes, quelle est la cause de ces calamités ? Elles viennent peut-être de l’empereur même, qui s’écarte de la droiture nécessaire pour bien gouverner, et qui force le Tien à employer ces châtiments pour le faire rentrer dans son devoir. Peut-être aussi viennent-elles de ce que les principaux officiers de la province, sur laquelle tombent ces malheurs, ne cherchent pas le bien public et ne prennent pas la justice pour règle de leur conduite. Ne viennent-elles point aussi ces calamités, ou de ce que les gouverneurs des villes ne se comportent pas avec équité, ou ne donnent pas au peuple les exemples et les instructions convenables ; ou de ce que dans telle province dans tel pays, on viole les lois, on méprise les coutumes, on vit dans le désordre ? Alors le cœur de l’homme étant corrompu, cette belle union, qui doit être entre le Tien et l’homme, se trouble, se rompt ; et les adversités, les malheurs fondent sur nous en abondance. Car les hommes manquant ici-bas à leur devoir, le Tien alors change l’inclination bienfaisante qu’il avait à leur égard.

« Persuadé de cette doctrine, qui est indubitable, aussitôt qu’on m’avertit que quelque province souffre, ou d’une longue sécheresse, ou de l’excès des pluies, je rentre aussitôt dans moi-même, j’examine avec soin ma conduite ; je pense à rectifier les dérèglements qui se seraient introduits dans mon palais. Le matin, le soir, tout le jour je me tiens dans le respect et dans la crainte. Je m’applique à donner au Tien des marques de droiture et de piété, dans l’espérance que par une vie régulière, je ferai changer la volonté que le Tien a de nous punir.

«C’est à vous, grands officiers, qui gouvernez les provinces, c’est à vous à me seconder. C’est à vous, gouverneurs des villes, c’est à vous, peuple, soldats, et autres, de quelque qualité et condition que vous soyez ; c’est à vous, dis-je, à vous acquitter aussi de ce devoir. Veillez sur vous-mêmes, conservez-vous dans la crainte, examinez votre conduite, travaillez à vous perfectionner, aidez-vous, exhortez-vous mutuellement les uns les autres, réformez vos mœurs, faites effort, corrigez vos défauts, repentez-vous de vos péchés, suivez le chemin de la vérité, quittez celui de l’erreur ; et soyez assurés que, si de notre part nous remplissons tous nos devoirs, le Tien se laissera fléchir par notre conduite bien réglée, et nous attirerons sur nous sa paix et sa protection. La disette, l’affliction disparaîtront ; l’abondance, l’allégresse prendront leur place, et nous aurons le plaisir de voir se renouveler de nos jours, ce qu’on admira autrefois sous le règne heureux de l’illustre prince Tching tang.

« Car je ne puis trop vous le répéter ; pour prévenir les calamités, il n’y a pas de moyen plus sûr, que de veiller sur soi-même, de se tenir dans la crainte, et de travailler à sa perfection. Il faut examiner sa conduite, corriger ses fautes, honorer sincèrement, et respecter le Tien. C’est par cette attention et ce respect qu’on le touche, et qu’on le fléchit. Quand on vous dit de prier, et d’invoquer les esprits, que prétend-on ? C’est tout au plus d’emprunter leur entremise, pour représenter au Tien la sincérité de notre respect, et la ferveur de nos désirs. Prétendre donc en quelque sorte s’appuyer sur ces prières, sur ces invocations, pour éloigner de nous les infortunes, les adversités, pendant qu’on néglige son devoir, qu’on ne veille point sur soi-même, qu’on ne tient pas son cœur dans le respect et dans la crainte à l’égard du Tien pour le toucher ; c’est vouloir puiser dans le ruisseau, après avoir bouché la source ; c’est laisser l’essentiel pour s’attacher à ce qui n’est qu’accessoire. Comment pourriez-vous espérer par une telle conduite d’obtenir l’accomplissement de vos désirs ?

« De plus, faites réflexion que le Tien de sa nature se plaît à faire du bien, à répandre ses faveurs, à nous conserver, à nous protéger. S’il emploie la rigueur, c’est l’homme même qui se l’attire ; c’est lui seul qui est l’auteur de son propre malheur. Et ce qu’il y a de plus déplorable, c’est que souvent le vulgaire ignorant et incapable de réflexion, se sentant affligé, ou par l’excès des pluies, ou par la sécheresse, au lieu de rentrer dans soi-même, d’examiner sa conduite, et de corriger ses fautes passées, se livre à la douleur et au désespoir ; et ajoutant ainsi fautes sur fautes, crimes sur crimes, il achève par là de mettre le comble à son malheur. Car tenir un tel procédé, c’est détruire de plus en plus l’union qui doit être entre le Tien et l’homme ; c’est enfin forcer le Tien à décharger sur nous ses plus redoutables châtiments. Pour moi, je ne doute nullement que la stérilité et les autres calamités, que nous avons éprouvées pendant la suite de plusieurs années, n’aient eu pour cause les désordres dont je parle.

« Voici donc encore une fois ce que je pense. Je suis véritablement et intimement persuadé qu’il y a entre le Tien et l’homme une union réciproque, et une parfaite correspondance. Je suis bien éloigné d’ajouter foi à ces esprits, qu’on appelle kouei chin. C’est pour vous instruire, vous surtout, grands officiers de la couronne et des provinces, que je n’ai pas dédaigné de prendre la plume, et d’exposer clairement ma pensée, afin que vous vous conformiez tous à mes sentiments. C’est là l’unique sujet de cette instruction. »

Il y a plusieurs années que le père Favre, dans une dispute qu’il eût en présence de trois cents lettrés, leur prouva par différents traits des livres classiques, l’existence d’un Dieu, sa justice, sa bonté, sa providence, et ses autres perfections ; sans qu’aucun de ces lettrés s’avisât de contredire l’interprétation qu’il donnait aux livres de leurs anciens auteurs.

Grand nombre de chrétiens, dans les compositions qu’il leur faut faire, pour parvenir aux degrés, ou pour s’y maintenir, ont suivi les mêmes principes ; et loin de s’attirer la raillerie des savants, ils ont vu leur travail payé par des éloges, et par les récompenses qu’ils avaient méritées. Le docteur Chang keng, dans le temps qu’il aspirait au doctorat, remplit les commentaires qu’il fit sur l’Y king, de maximes et de principes semblables ; et il mérita l’approbation des savants.

Il semble qu’on peut conclure de tout ce que je viens de rapporter, que la secte des lettrés, qui est la dominante, doit se partager en deux classes. La première, de ceux qui, sans beaucoup d’égard aux commentaires modernes, ne s’attachent qu’au pur texte des livres classiques, et qui ont la même idée de l’Être suprême, auteur de l’univers, que les premiers Chinois, c’est-à-dire, que les Chinois, qui depuis Fo hi jusqu’aux nouveaux commentateurs, ont vécu et raisonné pendant tant de siècles.

La seconde, de ceux qui, négligeant le texte, cherchent le sens de l’ancienne doctrine dans les gloses des nouveaux commentateurs, et s’attachant comme eux à une mauvaise philosophie, s’imaginent briller par des idées confuses, et ténébreuses ; et faire accroire qu’ils expliquent tout avec beaucoup de succès, par les causes matérielles, auxquelles ils attribuent non seulement la production, mais aussi le gouvernement de l’univers, et leur raison même. Ils ne laissent pas de témoigner, comme les autres, une profonde vénération pour l’ancienne doctrine, et de se dire disciples de Confucius. Mais les vrais disciples de Confucius l’étudient dans les sources ; et ceux-là ne cherchent sa doctrine que dans un petit ruisseau détourné, et tombent peut-être sans le vouloir bien distinctement, dans les plus affreux égarements de l’athéisme.

Quoi qu’il en soit, comme je ne fais ici que le personnage d’historien, en rapportant les sentiments d’un grand nombre de missionnaires qui ont passé leur vie à la Chine, je ne dois pas dissimuler ce que quelques autres, qui sont persuadés que tous les savants de cet empire sont autant d’athées, opposent à ces divers témoignages de l’empereur, et des principaux lettrés.

Ils disent donc que c’est par politesse[5] et par complaisance que l’empereur s’est expliqué de la sorte, et que les lettrés ont rendu ces témoignages ; que la déclaration de l’empereur est conçue en termes équivoques, et que c’est un oracle ambigu ; qu’il n’y a aucun athée, qui ne souscrive à sa déclaration ; que quand ce prince a répondu que c’était, non au ciel visible et matériel qu’il offrait des sacrifices, mais au seigneur et à l’auteur du ciel, de la terre, et de toutes choses, il entendait la racine et l’origine de tous les êtres, qui n’est autre chose que le Li, ou cette vertu céleste inhérente à la matière, qui est, selon les athées de la Chine, le principe de toutes choses.

D’ailleurs, que quand on lit dans les livres, ou quand on entend dire aux Chinois[6], que la vie et la mort, la pauvreté et les richesses, et généralement tous les divers événements dépendent du Tien, ou du Ciel ; que rien ne se fait que par ses ordres ; qu’il récompense les gens de bien, et qu’il punit les méchants ; qu’il ne peut être trompé ; qu’il voit tout, qu’il entend tout, qu’il connaît tout ; qu’il perce dans les plus secrets replis du cœur humain ; qu’il assiste les gens vertueux, qu’il les console ; que son cœur s’attendrit sur leurs maux ; qu’il est sensible à leurs plaintes ; qu’il se laisse fléchir par leurs prières ; qu’il déteste les superbes, qu’il a en horreur les hommes vicieux, etc. : toutes ces expressions doivent être regardées comme autant de métaphores, par lesquelles on fait entendre aux peuples, que toutes ces choses arrivent, comme si effectivement le ciel était intelligent ; qu’il récompensât la vertu ; qu’il punît le vice, etc.

Enfin ils prétendent que comme les stoïciens attribuaient les divers évènements à une fatalité inévitable, de même les lettrés chinois attribuent au ciel, c’est à-dire, à une vertu dominante dans le ciel, et qui influe sur toutes choses, les biens et les maux, les châtiments et les récompenses, les révolutions des États ; en un mot, tous les événements heureux ou malheureux, qu’on voit arriver dans le monde ; et que c’est ainsi qu’ils l’entendent, quand ils disent que le ciel gouverne l’univers, qu’il récompense les gens de bien, etc.

Après avoir rapporté, et les sentiments des personnes habiles, qui vivant avec les lettrés chinois, ont le plus profondément étudié la doctrine de leur secte, et les pensées d’autres personnes qui ne pouvaient pas s’attribuer le même avantage, quelque bonne intention qu’ils eussent d’ailleurs, je ne dois pas oublier une espèce particulière de lettrés, qui se trouvent en assez grand nombre à la Chine, et qui se sont fait un système de toutes les sectes, s’accommodant aux unes et aux autres, et tâchant de les concilier ensemble.

Comme c’est par l’étude des lettres qu’on parvient aux dignités et aux magistratures, et que cette voie est ouverte à toutes les conditions, il y a beaucoup de lettrés, qui étant de basse naissance, ont été élevés dans l’idolâtrie, et qui, lorsqu’ils deviennent mandarins, soit par un reste des préjugés de l’enfance, soit par politique pour complaire aux peuples, et maintenir la tranquillité publique, semblent adopter les opinions de toutes les différentes sectes ; ils y sont d’autant plus portés, que les Chinois de tout état ne pensent guère qu’à la vie présente. Les mandarins, qui sont les dieux vivants du pays, n’ont la plupart d’autre divinité que leur fortune : et comme elle est sujette à de fâcheux revers, leurs soins ne vont qu’à chercher les moyens de parer ces malheurs, et de se maintenir dans leur poste. Les étudiants, qui sont comme la petite noblesse, n’ont guère en tête qu’un certain honneur, qui consiste à réussir dans les examens, et à monter à un degré plus haut. Les marchands ne songent depuis le matin jusqu’au soir, qu’à leur négoce. Le reste du peuple ne pense qu’à trouver de quoi vivre, c’est-à-dire, un peu de riz, et quelques légumes. Voilà tout ce qui occupe les Chinois ; leurs pensées ne vont guère plus loin.

Les lettrés, dont je parle, ne laissent pas, comme les autres lettrés, de déclamer contre ce qu’ils appellent Y tou an, c’est-à-dire, contre les fausses sectes : mais l’expérience fait voir qu’ils ne sont pas moins esclaves de Fo, que le petit peuple. Leurs femmes, qui d’ordinaire sont fort attachées aux idoles, ont coutume d’avoir dans le lieu le plus honorable de leurs maisons, une manière d’autel, où elles placent une troupe d’idoles bien dorées. C’est là que par complaisance ou autrement, ces prétendus disciples de Confucius fléchissent souvent le genou : quand quelqu’un d’eux aurait assez de confiance pour résister au torrent, du moins aura-t-il bien de la peine à se défendre des moyens imaginaires, dont on se sert pour connaître l’avenir. Si quelqu’un de la maison vient à mourir, il est rare qu’il manque à appeler les bonzes, à brûler des papiers dorés, et à faire tout ce qui est en usage ; sans cela, loin de passer pour un philosophe, on le regarderait comme un méchant homme.

L’ignorance extrême de la nation chinoise contribue beaucoup à la facilité, avec laquelle ces prétendus docteurs donnent, ainsi que le peuple, dans les plus ridicules superstitions. Cette ignorance ne regarde point les finesses et l’habileté du négoce ; ils en savent sur cela plus que les Européens. Elle ne regarde point non plus les lois du gouvernement ; il n’y a point d’empire au monde qui en ait de plus belles, ni de peuples plus disposés à se laisser gouverner. Elle ne regarde pas même une espèce de philosophie morale, qui consiste en de sages maximes ; leurs livres en sont pleins, il ne s’agirait que de les mettre en pratique. Mais ces habiles docteurs, à un peu de morale près, ignorent ordinairement les autres parties de la philosophie : ils ne savent ce que c’est que de raisonner avec quelque justesse sur les effets de la nature, qu’ils se mettent peu en peine de savoir ; sur leur âme, sur un premier être, qui n’occupe guère leur attention ; sur l’état d’une autre vie, sur la nécessité d’une religion. Il n’y a pourtant point de nation qui donne plus de temps à l’étude : mais leur jeunesse se passe à apprendre à lire, et le reste de leur vie, ou à remplir les devoirs de leurs charges, ou à composer avec élégance des discours académiques.

C’est cette ignorance grossière de la nature qui fait qu’un grand nombre attribuent presque toujours ses effets les plus communs à quelque mauvais génie, mais cela se trouve pour l’ordinaire parmi le menu peuple, et surtout parmi les femmes ; ils tâchent de l’apaiser par des cérémonies impies et ridicules : tantôt ce sera quelque idole, ou plutôt le démon qui habite dans l’idole : tantôt ce sera quelque haute montagne, ou quelque gros arbre, ou quelque dragon imaginaire, qu’ils se figurent dans le ciel ou au fond de la mer : ou bien, ce qui est encore plus extravagant, ce sera comme la quintessence de quelque bête, d’un renard par exemple, d’un singe, d’une tortue, d’une grenouille, etc. C’est ce qu’ils appellent tsing, ou bien yao couai, ou couai tout seul, c’est-à-dire, monstre, ou chose fort surprenante.

Ils disent que ces animaux, après avoir vécu longtemps, ont le pouvoir de purifier leur essence, de se dépouiller de ce qu’ils avaient de grossier et de terrestre ; et cette partie plus subtile qui demeure, c’est ce qui se plaît à troubler le jugement aux hommes et aux femmes : un renard ainsi purifié est terriblement à craindre. Dès qu’ils sont malades, et que la fièvre les fait extravaguer, c’est visiblement le démon qui les tourmente : on appelle les tao sseë ; et on ne peut imaginer combien de jongleries y et quel tintamarre ils font dans la maison.

C’est ainsi que le démon se joue du peuple, et même des demi-savants. Il met surtout en usage trois sortes d’inventions, qui ne servent pas peu à entretenir leur ignorance.

La première, c’est ce que les Chinois appellent souan ming, supputer sa destinée. Tout est plein à la Chine de tireurs d’horoscopes : ce sont la plupart des aveugles, qui jouent d’une espèce de petit tuorbe, et qui vont de porte en porte s’offrir à dire la bonne aventure, pour deux ou trois doubles. Il est étonnant d’entendre ce qu’ils débitent sur les huit lettres qui composent l’an, le mois, le jour, et l’heure de la naissance d’un chacun, et qu’on appelle pour cette raison-là Pa tseë. Ils vous prédisent des malheurs généraux qui vous menacent : ils promettent ordinairement des richesses et des honneurs, grand succès dans le commerce ou dans les études : ils vous apprennent la cause de votre maladie, ou de celle de vos enfants, pourquoi votre père ou votre mère sont morts : c’est toujours quelque idole qu’on a offensée, et qu’il faut apaiser ; c’est un certain bonze qu’il faut appeler, etc. Si par un pur effet du hasard, ce qu’ils ont prédit arrive, l’erreur jette dans les esprits de plus profondes racines que jamais. Si leurs prédictions se trouvent fausses, on se contente de dire que cet homme-là ne savait pas son métier, pou ling.

La seconde invention, c’est de tirer le sort pa coua, ou bien ta coua. C’est souvent consulter les esprits. Il y a plusieurs manières de le tirer : la plus ordinaire est d’aller devant une idole, y brûler quelques parfums, et battre plusieurs fois la terre du front. Il y a toujours proche de cette idole un cornet de bois rempli de petits bâtons plats de la longueur d’un demi pied, sur lesquels on a écrit des caractères énigmatiques, qui sont comme autant d’oracles. Après bien des révérences, on fait tomber au hasard un de ces petits bâtons, et l’on s’en fait expliquer le sens par le bonze qui préside souvent à cette cérémonie : ou bien l’on consulte une grande pancarte, qui est affichée contre le mur, et qui déchiffre tout ce grimoire. C’est ce qui se pratique lorsqu’on entreprend quelque affaire, ou quelque voyage ; lorsqu’il s’agit de vendre ou d’acheter ; quand on songe à marier ses enfants ; et en cent autres occasions, pour avoir un jour heureux, et ensuite un succès favorable.

La troisième invention est la plus ridicule de toutes : c’est cependant celle dont les Chinois sont le plus entêtés : ils l’appellent fong choui, c’est à-dire, le vent et l’eau ; et ils entendent par là l’heureuse ou la funeste situation d’une maison, et surtout d’une sépulture. Si donc par hasard votre voisin bâtit une maison, et qu’elle ne soit pas tournée comme la vôtre, mais que l’angle qui fait la couverture, prenne la vôtre en flanc, c’en est assez pour croire que tout est perdu : c’est une haine qui ne peut presque s’éteindre qu’en abattant cette nouvelle maison ; c’est un procès à soutenir devant le mandarin. Enfin, quand il n’y a point d’autre remède, la seule ressource qui vous reste, c’est de faire élever une espèce de monstre ou de dragon de terre cuite sur le milieu de votre toit : le dragon de brique jette un regard terrible sur l’angle funeste qui vous menace, et ouvre une gueule affreuse, comme pour engloutir ce méchant fong choui, c’est-à-dire, ce mauvais air[7]. Alors vous êtes un peu plus en sûreté.

C’est le parti que prit le gouverneur de Kien tchang, pour se défendre de l’église des jésuites, qui est bâtie sur une hauteur, d’où elle domine son palais, qui se trouve au pied. Il eut de plus la sage précaution de faire tourner les appartements de son palais tant soit peu de côté, et d’élever à deux cents pas de l’église, une manière de corps de logis, ou de grande porte à quatre faces, et haute de trois étages, pour rompre les influences du tien tchu tang, c’est-à-dire, de l’église du Seigneur du Ciel. Par malheur cette seconde porte devint une prétendue cause de la mort du second gouverneur. Ce mandarin avait une grosse fluxion sur la poitrine, et crachait des phlegmes fort blancs : on ne douta point que ce ne fût cette maison à trois étages, dont les murailles étaient fort blanches, qui causait ce mauvais effet : on les barbouilla promptement de noir, afin qu’elle produisît un effet contraire : cet expédient ne réussit point, on s’imagina qu’il avait été pris trop tard, le mandarin mourut ; et dans la suite quelqu’autre idée semblable les fit reblanchir comme auparavant.

On pourrait rapporter beaucoup d’autres pareilles rêveries sur ce qui regarde la situation des maisons, l’endroit où il faut ouvrir la porte, le jour et la manière dont on doit bâtir le fourneau où se cuit le riz. Mais où le fong choui triomphe, c’est en ce qui concerne les sépultures. Il y a des charlatans, dont le métier est de connaître les montagnes et les collines d’un augure heureux : et quand après bien des forfanteries, ils se sont fixés à quelque endroit, il n’y a point de somme d’argent qu’on ne sacrifie volontiers pour posséder ce bienheureux terrain.

Les Chinois regardent le fong choui comme quelque chose de plus précieux en quelque façon, que la vie même, persuadés que le bonheur ou le malheur de la vie vient de cette ridicule chimère. En effet, si quelqu’un a plus d’esprit et de talents que ceux de son âge ; s’il parvient de bonne heure au doctorat ; s’il est élevé à un mandarinat ; s’il a plusieurs enfants ; s’il arrive à une extrême vieillesse ; si étant engagé dans le commerce, tout lui réussit, ce n’est ni son esprit, ni son habileté, ni sa probité qui en est la cause ; c’est que sa maison est heureusement située ; c’est que la sépulture de ses ancêtres est dans un admirable fong choui.

Mais, pour revenir à ceux des lettrés, qui cherchant à étouffer dans leur esprit l’idée d’une première intelligence, laquelle a produit, et gouverne toutes choses, ont recours aux causes purement matérielles, pour expliquer l’origine de tous les êtres : on ne sera peut-être pas fâché d’entendre raisonner un de ces philosophes, lorsqu’il expose son système sur l’origine du monde, sa physique sur la nature des choses, son plan d’astronomie, ses principes de mécanique, son sentiment sur les âmes, et ses règles de morale.

On verra qu’il s’égare également, soit qu’il parle en physicien, soit qu’il moralise. On verra quel est l’orgueil et l’aveuglement de ces prétendus savants, qui, dans l’arrangement des principes et des conclusions de leur système, s’accordent si peu avec eux-mêmes ; qui prouvent très mal, ou ne prouvent point du tout ce qui a le plus besoin de preuves ; qui n’ont ni justesse, ni solidité dans les conclusions qu’ils tirent des principes qu’ils ont établis.

On verra aussi qu’ils ne laissent pas d’être subtils à démêler le vrai d’avec le faux, et difficiles à ne rien admettre, qui ne soit appuyé sur des raisons évidentes ; pendant qu’ils veulent être crus sur leur parole, et que, pour se tirer d’embarras, ils éludent les difficultés par toutes les chicanes d’une éloquence frivole et vétilleuse.

L’auteur de ce petit traité est un philosophe moderne nommé Tchin : il est écrit en forme de dialogue, et c’est le père Dentrecolles qui l’a traduit de l’original chinois. Ce dialogue, où ce philosophe explique ses sentiments sur l’origine et l’état du monde, est le douzième entretien : car son ouvrage en renferme plusieurs sur d’autres matières d’histoire et de morale, qui ne font rien au sujet présent. Voici donc comme il s’explique.


  1. Ou, signifie cinq. King est pris là pour Livre canonique.
  2. M. Maigrot
  3. On donne souvent au gouvernement le nom de la ville qu'il gouverne, Fou, Tcheou, Hien.
  4. Le pied chinois est un peu plus grand que le pied du Châtelet de Paris.
  5. Obsequiosa quadam comitate ad mentem potius interrogantium quam ex propria sententia respondere potuerunt. Observationes Ep. Con. p. 134. Ibid pp. 123, 124.
  6. Ibid. p. 111.
  7. Par ce mot ils n'entendent pas seulement un air corrompu qui cause de maladies, mais encore une espèce de malédiction qui s'étent jusqu'à la postérité.