Description de la Chine (La Haye)/Des cérémonies qu’ils observent dans leurs devoirs de civilités

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Scheuerleer (2p. 115-154).


Des cérémonies qu’ils observent dans leurs devoirs de civilités, dans leurs visites, et les présents qu’ils se font les uns aux autres, dans les lettres qu’ils s’écrivent, dans leurs festins, leurs mariages, et leurs funérailles.


Il n’y a rien où la nation chinoise paraisse plus scrupuleuse, qu’aux cérémonies et aux civilités dont elle use : elle est persuadée qu’une grande attention à s’acquitter de tous les devoirs de la vie civile, est capable plus que toute autre chose, d’ôter aux esprits une certaine rudesse, avec laquelle on naît, d’inspirer de la douceur, et de maintenir la paix, le bon ordre, et la subordination dans un État : c’est, disent les Chinois, par la modestie et la politesse dans la société civile, que les hommes se distinguent des bêtes féroces.

Parmi leurs livres, qui contiennent ces règles de civilité, il y en a un, où l’on en compte plus de trois mille différentes. Tout y est prescrit dans le détail : les saluts ordinaires, les visites, les présents, les festins, tout ce qui se pratique en public, ou dans le particulier, sont plutôt des lois, que des usages introduits peu à peu par la coutume.

Cette police des civilités publiques se réduit presque toute, à régler la manière dont on doit s’incliner, se mettre à genoux, se prosterner une ou plusieurs fois, selon le temps ou le lieu, selon l’âge et la qualité des personnes, surtout quand on se visite, quand on fait des présents, ou qu’on donne à manger à ses amis.

Les étrangers qui sont obligés de se conformer à ces usages, sont d’abord étonnés de ces fatigantes cérémonies. Les Chinois qui y sont élevés dès l’enfance, loin de s’en rebuter, s’en font un mérite, et croient que c’est faute d’une semblable éducation, que les autres nations sont devenues barbares.

Et afin qu’avec le temps on ne se relâche point dans l’observation de ces usages, il y a un tribunal à Peking, dont la principale fonction est de conserver les cérémoniaux de l’empire.

Ce tribunal est si rigoureux, qu’il ne veut pas même que les étrangers y manquent. C’est pour cela qu’avant que d’introduire les ambassadeurs à la cour, la coutume est de les instruire en particulier pendant quarante jours, et de les exercer aux cérémonies du pays, à peu près comme on exerce nos comédiens, quand ils doivent représenter une pièce sur le théâtre.

On raconte que dans une lettre que le grand duc de Moscovie écrivait autrefois à l’empereur de la Chine, il priait Sa Majesté de pardonner à son ambassadeur si, faute de bien savoir les coutumes de l’empire, il faisait quelque incongruité ; le Li pou, qui est le tribunal dont je parle, lui répondit galamment en ces termes, que les Pères de Peking traduisirent fidèlement par ordre de l’empereur. Legatus tuus multa fecit rustice. Votre ambassadeur a fait paraître en beaucoup de choses de la grossièreté.

Cette affectation de gravité et de politesse paraît d’abord ridicule à un Européen, mais il faut bien qu’il s’y fasse, à moins qu’il ne veuille passer pour incivil et grossier. Après tout, chaque nation a son génie et ses manières, et il n’en faut pas juger par les préventions de l’enfance, pour approuver, ou pour condamner ses mœurs et ses usages. Si en comparant les coutumes de la Chine, avec les nôtres, nous sommes tentés de regarder une nation si sage, comme une nation bizarre ; les Chinois à leur tour, selon les idées particulières qu’ils se sont formées, nous regardent aussi comme des barbares ; on se trompe de part et d’autre ; la plupart des actions humaines sont indifférentes d’elles-mêmes, et ne signifient que ce qu’il a plu aux peuples d’y attacher dès leur première institution.

C’est ce qui fait que souvent ce qu’on regarde dans un pays comme une marque d’honneur, est regardé dans un autre comme un signe de mépris. En bien des endroits, c’est faire un affront à un honnête homme que de lui prendre la barbe ; en d’autres, c’est témoigner qu’on a de la vénération pour lui, et qu’on veut lui demander quelque grâce. Les Européens se lèvent et se découvrent pour recevoir ceux qui les visitent ; les Japonais au contraire ne se remuent point, et ne se découvrent point, mais se déchaussent seulement, et à la Chine c’est une incivilité grossière de parler tête nue à une personne. La comédie et les instruments de musique sont presque partout une marque de joie, cependant on s’en sert à la Chine dans les funérailles.

Sans donc ni louer, ni blâmer des usages qui choquent nos préjugés, il suffit de dire que ces cérémonies, toutes gênantes qu’elles nous paraissent, sont regardées des Chinois comme très importantes au bon ordre et au repos de l’État : c’est une étude que de les apprendre, et une science que de les posséder : on les y forme dès leur plus tendre jeunesse, et quelque embarrassantes qu’elles soient, elles leur deviennent dans la suite comme naturelles.

Mais aussi tout étant réglé sur cet article, chacun est sûr de ne manquer à aucun devoir de la vie civile. Les Grands savent ce qu’ils doivent à l’empereur et aux princes, et la manière dont il faut qu’ils se traitent les uns les autres : il n’y a pas jusqu’aux artisans, aux villageois, et aux gens de la lie du peuple, qui n’observent les formalités que prescrit la politesse chinoise, et qui n’aient ensemble des manières douces et honnêtes. On le connaîtra par le détail où je vais entrer de ces cérémonies.

Il y a certains jours où les mandarins viennent en habit de cérémonie saluer l’empereur, et quand même il ne paraîtrait pas en public, ils saluent son trône, et c’est de même que s’ils saluaient sa personne. En attendant le signal pour entrer dans la cour du tchao,[1], ils sont assis chacun sur son coussin dans la cour qui est devant la porte méridionale du palais ; cette cour est pavée de briques, et propre comme une salle ; les coussins sont différents, suivant le rang des mandarins.

Ceux qui ont droit de coussin, car tous ne l’ont pas, le portent en été de soie qui se distingue par les couleurs ; et c’est surtout le milieu du coussin qui fait la différence du rang ; et en hiver, de peaux qui se distinguent par le prix. Dans cette grande multitude, où il et semble que devrait régner la confusion et le tumulte, tout est admirablement réglé, et se passe dans le plus grand ordre : chacun connaît sa place et à qui il doit céder : on ne sait ce que c’est que de se disputer le pas.

Lorsqu’on transporta le corps de la feue impératrice, un des premiers princes du sang ayant aperçu un des colao, l’appela pour lui parler. Le colao s’approcha et lui répondit à genoux, et le prince le laissa dans cette posture, sans lui dire de se relever. Le lendemain un coli accusa le prince et tous les colao devant l’empereur : le prince, pour avoir souffert qu’un officier si considérable se tînt devant lui dans une posture si humiliante ; les colao, et principalement celui qui avait fléchi les genoux, pour avoir déshonoré la plus haute charge de l’empire ; et les autres, pour ne s’y être pas opposés, ou du moins pour n’en avoir pas donné avis à l’empereur.

Le prince s’excusa sur ce qu’il ne savait pas que la coutume ou la loi eût rien réglé sur cet article, et que d’ailleurs il n’avait pas exigé cette soumission. Le coli répliqua en alléguant une loi d’une ancienne dynastie : sur quoi l’empereur donna ordre au Li pou, auquel la connaissance de cette affaire appartenait, de chercher cette loi dans les archives, et en cas qu’elle ne se trouvât pas, de faire sur cela un règlement pour l’avenir.

Le cérémonial est pareillement réglé dans toutes les autres occasions, où quelque événement demande que les Grands viennent complimenter l’empereur : tel fut, par exemple, et c’est le seul que je citerai, l’occasion où l’empereur régnant déclara le choix qu’il avait fait d’une de ses femmes, pour être impératrice. D’abord deux docteurs des plus distingués, et qui sont membres du Grand Conseil, furent chargés de faire le compliment, et de le remettre au tribunal des rits : car c’est à ces docteurs qu’appartient le droit et l’honneur de faire ces pièces d’éloquence. Aussitôt qu’il eût été accepté par le tribunal des rits, on se prépara à la cérémonie. Le jour marqué, dès le matin on porta à la première porte du palais, qui est à l’orient[2], on porta, dis-je, une espèce de table, sur laquelle se posent quatre colonnes aux quatre coins, et par dessus ces colonnes un espèce de dôme. Ce petit cabinet portatif était garni de soie jaune, et d’autres ornements.

A l’heure qu’on avait déterminée, on mit sur cette table un petit livre fort propre, où était écrit le compliment qu’on avait composé pour l’empereur : on y avait aussi écrit les noms des princes, des Grands et des Cours souveraines, qui venaient en corps faire la cérémonie.

Quelques mandarins revêtus de l’habit convenable à leur charge, levèrent cette table couronnée, et marchèrent. Tous les princes du sang, les autres princes, et les seigneurs de la première noblesse, avaient déjà précédé selon leur rang, et attendaient près d’une des portes intérieures du palais.

Les autres grands officiers, comme les premiers ministres de l’empire, les docteurs du premier ordre, les présidents des Cours souveraines, et les autres mandarins tartares et chinois, soit de lettres, soit de guerre, tous revêtus des plus beaux habits de cérémonie, chacun selon leur degré, suivaient à pied la même table. Plusieurs instruments de musique formaient un concert très agréable, surtout aux oreilles chinoises. Les tambours et les trompettes se faisaient aussi entendre en différents endroits du palais. On commença la marche, et lorsqu’on fut près de la porte appelée Ou men, les princes se joignirent aux autres qui accompagnaient le compliment, et se mirent à leur tête. Alors ils marchèrent tous ensemble jusqu’à la grande salle d’audience[3].

Lorsqu’ils furent entrés dans cette salle, on tira de dessus la table portative, le compliment relié en forme de petit livre, et on le plaça sur une autre table, préparée exprès au milieu de la grande salle d’audience.

Tous s’étant rangés dans un bel ordre, firent les révérences ordinaires devant le trône impérial, comme si Sa Majesté y eût été placée : c’est-à-dire, que tous étant debout, chacun à la place qu’il doit occuper selon son rang et sa charge, ils se mirent à genoux, frappèrent trois fois du front contre terre avec un grand respect, et se relevèrent. Ensuite ils se mirent à genoux, et frappèrent encore trois fois du front contre terre, et se relevèrent : enfin ils se mirent une troisième fois à genoux avec la même cérémonie.

Alors chacun se tenant à la même place dans un grand silence, les instruments de musique recommencèrent à jouer, et les présidents du tribunal des rits, avertirent le premier eunuque de la présence, que tous les Grands de l’empire suppliaient Sa Majesté de venir s’asseoir sur son précieux trône.

Ces paroles ayant été portées à l’empereur, il parut, et monta sur son trône. Aussitôt deux docteurs du premier ordre qui avaient été nommés, s’avancèrent près de la table, firent quelques révérences à genoux, et se relevèrent. Un d’eux ayant pris le petit livre, lut d’une voix haute et distincte, le compliment que cette auguste compagnie faisait à Sa Majesté. La lecture du compliment qui ne doit pas être fort long, étant achevée, et les docteurs s’étant retirés à leur place, l’empereur descendit de son trône, et rentra dans l’intérieur de son palais.

L’après-midi les princesses du sang, les autres princesses, et les dames de la première qualité, se rendirent au palais avec les femmes de tous les grands mandarins, dont je viens de parler ; chacune en son rang et selon sa dignité, s’avança vers le palais de l’impératrice : elles furent conduites par une dame de distinction, qui dans cette sorte d’occasion, fait la fonction de présider aux cérémonies, et est à l’égard des femmes, ce que les présidents du tribunal des rits ont été à l’égard des hommes. Nul seigneur, nul mandarin n’oserait paraître.

Lorsque toutes ces dames furent arrivées près du palais de l’impératrice, son premier eunuque se présenta. Celle qui présidait à la cérémonie, s’adressant à lui : « Je prie, dit-elle, très humblement l’impératrice de la part de cette assemblée, de daigner sortir de son palais, et de venir se placer sur son trône. » Les femmes ne portent point leur compliment dans un petit livre, comme on avait fait pour l’empereur ; mais elles présentent une feuille d’un papier particulier, sur lequel le compliment est écrit avec différents ornements. L’impératrice sortit, et s’assit sur son trône, élevé dans une des salles de son palais.

Après que le papier eût été offert, les dames étant debout, firent d’abord deux révérences. Les femmes chinoises font la révérence comme les femmes la font en Europe. Cette révérence s’appelle Van fo : Van signifie dix mille : fo signifie bonheur ; Van fo, toute sorte de bonheur.

Au commencement de la monarchie que la simplicité régnait, on permettait aux femmes, même en faisant la révérence à un homme, de dire ces deux mots Van fo ; mais dans la suite l’innocence des mœurs s’étant un peu altérée, on a jugé qu’il n’était pas de la décence qu’une femme dit ces mots à un homme, et on n’a accordé aux femmes qu’une révérence muette ; et pour leur en ôter tout à fait l’habitude, on ne leur a plus permis de le dire même aux femmes.

Après ces deux révérences, les dames se mirent à genoux, et frappèrent seulement une fois du front contre terre ; c’est ainsi que le tribunal des rits l’avait prescrit. Alors elles se levèrent, et se tinrent debout avec respect, toujours avec le même ordre et dans un grand silence, pendant que l’impératrice descendait de son trône, et se retirait.

Il n’est pas étonnant qu’il y ait un cérémonial réglé pour la cour ; mais ce qui surprend, c’est qu’on ait établi dans le plus grand détail, des règles pour la manière dont les particuliers doivent en agir les uns avec les autres, quand ils ont à traiter, soit avec leurs égaux, soit avec ceux qui sont d’un rang supérieur. Nul état ne se dispense de ces règles et depuis les mandarins, jusqu’aux plus vils artisans, chacun garde admirablement la subordination que le rang, le mérite, ou l’âge exigent.

Le salut ordinaire consiste à joindre les mains fermées devant la poitrine, en les remuant d’une manière affectueuse, et à courber tant soit peu la tête, se disant réciproquement tsin tsin : c’est un mot de compliment qui signifie tout ce qu’on veut ; quand ils rencontrent une personne, pour qui l’on doit avoir plus de déférence, ils joignent les mains, les élèvent et les abaissent jusqu’à terre, en inclinant profondément tout le corps.

Lorsqu’après une longue absence deux personnes de connaissance se rencontrent, ils se mettent l’un et l’autre à genoux, et se baissent jusqu’à terre ; ils se relèvent et recommencent la même cérémonie jusqu’à deux et trois fois. Fo qui signifie bonheur, est un mot dont ils se servent communément dans les honnêtetés qu’ils se font les uns les autres.

Si quelqu’un est nouvellement arrivé, ils lui demandent d’abord na fo si toutes choses ont bien été pendant son voyage. Quand on leur demande comment ils se portent : fort bien, répondent-ils, grâce à votre abondante félicité : cao lao ye hung fo. Lorsqu’ils voient un homme qui se porte bien, ils lui disent yung fo, comme qui dirait, la prospérité est peinte sur votre visage, vous avez un visage heureux.

Dans les villages comme dans les villes, on garde pareillement toutes les bienséances qui conviennent au rang d’un chacun ; soit qu’ils marchent ensemble, soit qu’ils se saluent, les termes dont ils se servent sont toujours pleins de respect et de civilité.

Quand, par exemple, on se donne quelque peine pour leur faire plaisir, fei sin, disent-ils, vous prodiguez votre cœur. Si on leur a rendu quelque service, sie pou tsin, mes remerciements ne peuvent avoir de fin. Pour peu qu’ils détournent une personne occupée, fan lao, je vous suis bien importun ; te tsoui, c’est avoir fait une grande faute, que d’avoir pris cette liberté. Quand on les prévient de quelque honnêteté, pou can, pou can, pou can, je n’ose, je n’ose, je n’ose c’est-à-dire, souffrir que vous preniez cette peine pour moi. Si l’on dit quelque parole tant soit peu à leur louange, ki can, comment oserais-je ; c’est-à-dire, croire de telles choses de moi. Lorsqu’ils conduisent un ami à qui ils ont donné à manger, yeou man, ou bien tai man, nous vous avons bien mal reçu, nous vous avons bien mal traité.

Les Chinois ont toujours à la bouche de semblables paroles, qu’ils prononcent d’un ton affectueux ; mais il ne s’ensuit pas de là que le cœur y ait beaucoup de part. Parmi les gens même du commun, ils donnent toujours le premier rang aux personnes les plus âgées : si ce sont des étrangers, ils le donnent à celui qui vient de plus loin, à moins que le rang ou la qualité de la personne, n’exigeât le contraire : dans les provinces où la main droite est la plus honorable[4], ils ne manquent pas de la donner.

Quand deux mandarins se rencontrent dans la rue, ce qu’ils évitent le plus qu’ils peuvent, s’ils sont d’un rang fort différent ; mais s’ils sont d’un rang égal, ils se saluent mutuellement sans sortir de leur chaise, et sans même se lever, en baissant les mains jointes, et les relevant jusqu’à la tête, ce qu’ils recommencent plusieurs fois, jusqu’à ce qu’ils aient cessé de se voir. Si l’un d’eux est d’un rang inférieur, il fait arrêter sa chaise ; ou s’il est à cheval, il met pied à terre, et fait une profonde révérence au mandarin son supérieur.

Rien n’est comparable au respect que les enfants ont pour leurs pères, et les disciples envers leurs maîtres : ils parlent peu et se tiennent debout en leur présence ; leur coutume est, surtout en certains jours, comme au commencement de l’année, au jour de leur naissance, et en diverses autres occasions, de les saluer en se mettant à genoux, et battant plusieurs fois la terre du front.

Lorsque les Chinois s’entretiennent ensemble, ils s’expriment en des termes les plus humbles et les plus respectueux, et à moins qu’ils ne parlent familièrement, et entre amis, ou à des personnes d’un rang fort inférieur, ils ne disent jamais je et vous, à la première et à la seconde personne : ce serait une incivilité grossière ; ainsi au lieu de dire, je suis très sensible au service que vous m’avez rendu, ils diront : le service que le seigneur, ou bien le docteur a rendu à son petit serviteur, ou bien à son disciple, m’a été extrêmement sensible. De même un fils parlant à son père, s’appellera son petit fils, quoiqu’il soit l’aîné de sa famille, et qu’il ait lui-même des enfants.

Souvent même ils se servent de leur nom propre, pour s’exprimer d’une manière plus respectueuse ; car il est à remarquer qu’on donne aux Chinois plusieurs noms conformes à leur âge et à leur rang. D’abord on leur donne à leur naissance le nom de famille, qui est commun à tous ceux qui descendent du même aïeul : environ un mois après qu’ils sont nés, le père et la mère donnent un petit nom à leur fils, un nom de lait, comme ils l’appellent et c’est d’ordinaire le nom d’une fleur, d’un animal, ou de quelque autre chose semblable. Quand il commence à s’appliquer à l’étude, il reçoit un nouveau nom de son maître, qui se joint au nom de famille, et c’est de ce nom composé qu’on l’appelle dans l’école. Lorsqu’il a atteint l’âge viril, il prend parmi ses amis un autre nom, et c’est celui qu’il conserve, et qu’il signe d’ordinaire à la fin de ses lettres ou d’autres écrits. Enfin quand il parvient à quelque charge considérable, on l’appelle d’un nom particulier convenable à son rang et à son mérite, et c’est de ce nom là que la politesse veut qu’on se serve en lui parlant : ce serait une incivilité de l’appeler de son nom de famille, à moins qu’on ne fût d’un rang fort supérieur au sien.

Ces manières polies et modestes auxquelles on forme de bonne heure les Chinois, inspirent au peuple le plus profond respect pour ceux qui les gouvernent, et qu’ils regardent comme leurs pères. Mais les marques qu’ils donnent de leur vénération, ne nous paraissent pas moins extraordinaires.


Cérémonie quand un gouverneur se retire de son gouvernement.

Lorsqu’un gouverneur de ville se retire dans une autre province, après avoir exercé la charge avec l’approbation du public, le peuple lui rend à l’envi les plus grands honneurs. Dès qu’il commence son voyage, il trouve sur le grand chemin durant deux ou trois lieues, des tables rangées d’espace en espace ; elles sont entourées d’une longue pièce de soie qui pend jusqu’à terre ; on y brûle des parfums ; on y voit des chandeliers, des bougies, des viandes, des légumes, et des fruits : à côté sur d’autre tables, on trouve préparés le thé et le vin qu’on doit lui offrir.

Aussitôt que le mandarin paraît, le peuple se met à genoux, et courbe la tête jusqu’à terre : les uns pleurent, ou plutôt font semblant de pleurer ; les autres le prient de descendre pour recevoir les derniers témoignages de leur reconnaissance ; on lui présente le vin et les viandes préparées, et on l’arrête continuellement à mesure qu’il avance.

Ce qu’il y a de plaisant, c’est qu’il trouve des gens qui lui tirent à plusieurs reprises ses bottes, pour lui en donner de nouvelles. Toutes ces bottes qui ont touché au mandarin, sont révérées par les amis, et ils les conservent précieusement dans leurs maisons. Les premières qu’on lui a tirées, se mettent par reconnaissance dans une espèce de cage, au-dessus de la porte de la ville, par laquelle il est sorti.

De même, quand les Chinois veulent honorer le gouverneur de leur ville le jour de sa naissance, les plus distingués de la ville s’assemblent, et vont en corps le saluer dans son palais. Outre les présents ordinaires, dont ils accompagnent la visite, ils portent souvent avec eux une longue boîte de vernis, ornée de fleurs d’or, et divisée dans le fond par huit ou douze petits compartiments, qu’on a remplis de diverses sortes de confitures.

Dès qu’ils sont arrivés dans la salle où doit se faire la cérémonie, ils se rangent tous sur une même ligne, ils s’inclinent profondément, ils se mettent à genoux, et courbent la tête jusqu’à terre, à moins que le gouverneur ne les relève, ce qu’il fait ordinairement. Souvent le plus considérable d’entre eux prend du vin dans une coupe, l’élève en l’air avec les deux mains, l’offre à ce mandarin, et dit tout haut, par forme de souhait : Fo tsiou, voilà le vin qui porte bonheur. Cheou tsiou, voilà le vin qui donne une longue vie ; un moment après un autre s’avance, et élevant en l’air des confitures qu’il présente avec respect, voilà, dit-il, du sucre de longue vie ; d’autres répètent jusqu’à trois fois ces mêmes cérémonies, et font toujours les mêmes souhaits.


Habillement singulier à cette occasion.

Mais quand c’est un mandarin qui s’est extraordinairement distingué par son équité, par son zèle, et par sa bonté pour le peuple, et qu’ils veulent lui témoigner avec éclat leur reconnaissance, ils ont un autre moyen assez particulier de lui faire connaître l’estime que tout le peuple fait de son heureux gouvernement. Les lettrés font faire un habit composé de petits carreaux de satin, de diverses couleurs, rouges, bleues, vertes, noires, jaunes, etc. et le jour de la naissance ils le portent tous ensemble en grande cérémonie, avec des instruments de musique ; quand ils sont arrivés dans la salle extérieure qui lui sert de tribunal, ils le font prier de sortir de la salle intérieure, pour passer dans cette salle publique : alors ils lui présentent cet habit, et ils le prient de s’en vêtir. Le mandarin ne manque pas de faire quelque difficulté, en se disant indigne d’un tel honneur : enfin il se rend aux instances des lettrés, et de tout le peuple, qui a accouru, et qui remplit la cour : on le dépouille de son habit extérieur, et on le revêt de l’habit qu’ils ont apporté.

Ils prétendent par ces diverses couleurs représenter toutes les nations qui ont des habits différents, et déclarer que tous les peuples le regardent comme leur père, et qu’il mérite de les gouverner : c’est pourquoi ces habits s’appellent Ouan gin, c’est-à-dire, habits de toutes les nations. A la vérité le mandarin ne s’en sert que dans ce moment là, mais on le conserve précieusement dans sa famille, comme un titre d’honneur et de distinction ; on ne manque pas d’en instruire le viceroi, et souvent cela passe jusqu’aux Cours souveraines. Le père Contancin se trouva une fois à cette cérémonie, lorsqu’il alla faire ses compliments à un gouverneur le jour de sa naissance.


Des visites.

Toutes les fois qu’on va visiter un gouverneur, ou quelque autre personne de considération, il faut y aller avant le dîner ; ou s’il arrive qu’on déjeune, il faut du moins s’abstenir de vin : ce serait manquer au respect dû à un homme de qualité, que de paraître devant lui, avec un visage qui fasse juger qu’on ait bu, et le mandarin se tiendrait offensé, si celui qui lui rend visite, sentait tant soit peu le vin. Quand cependant c’est une visite qu’on rend le même jour qu’on l’a reçue, on peut la faire après dîner, car alors c’est une marque de l’empressement que vous avez d’honorer la personne qui vous a visité.

C’est aussi un devoir indispensable pour les lettrés, qui seuls doivent avoir part au gouvernement, de rendre des honneurs extraordinaires à leurs anciens législateurs, et aux plus célèbres philosophes de l’empire, surtout à Confucius, qui pendant sa vie a beaucoup contribué à la forme parfaite du gouvernement, et qui en a laissé après lui ses principales maximes. Tout ce qu’ils doivent faire dans une pareille occasion est réglé par le cérémonial de l’empire.


Des assemblées de savants.

En chaque ville on a élevé un palais qui sert aux assemblées des savants : les lettrés lui ont donné divers noms : ils l’appellent d’ordinaire pouan cong, salle royale : ou bien ta ching tien, salle de sagesse ou de perfection ; ta hyo, le grand collège ; quoe hyo, le collège de l’empire. On y voit diverses petites planches dorées et vernies suspendues à la muraille, où l’on a écrit les noms de ceux qui se sont distingués dans les sciences : Confucius tient le premier rang, et tous les lettrés sont obligés d’honorer ce prince de leurs philosophes. Voici les cérémonies qu’ils pratiquent.

Ceux qui après de rigoureux examens ont été jugés capables d’être mis au nombre des sieou tsai, ou bacheliers, se rendent dans la maison du ti hio tao, ou mandarin, avec des vestes de toile noire, et un bonnet ordinaire.

Dès qu’ils sont en sa présence, ils s’inclinent, ils se mettent à genoux, et se prosternent ensuite plusieurs fois : après quoi ils se relèvent, et se rangent à droite et à gauche sur deux lignes, jusqu’à ce que le mandarin ait donné ordre de leur présenter des habits propres des bacheliers. On leur apporte des vestes, des surtouts et des bonnets de soie : chacun prend son habit, et retourne se mettre en ordre, pour se prosterner de nouveau devant le tribunal du mandarin.

De là ils marchent avec gravité jusqu’au palais de Confucius, ils s’inclinent profondément, et courbent la tête quatre fois jusqu’à terre devant son nom, et devant ceux des plus célèbres philosophes, comme ils avaient fait auparavant dans la maison du mandarin. Cette première fonction des bacheliers se fait dans une ville du premier ordre, et personne ne peut en être dispensé, à moins qu’il n’ait des raisons ou de deuil, ou de maladie bien avérées.

Quand les sieou tsai sont de retour en leur patrie, ceux du même territoire vont ensemble se prosterner devant le gouverneur qui les attend, et qui reçoit sur son tribunal ces nouvelles marques d’honneur. Il se lève ensuite, il leur offre du vin dans des coupes qu’il élève auparavant en l’air. Dans plusieurs endroits on leur distribue des pièces de soie rouge dont chacun se fait une espèce de baudrier : ils reçoivent aussi deux baguettes entourées de fleurs d’argent, qu’ils attachent à droite et à gauche sur leurs bonnets en forme de caducée. Puis le gouverneur à leur tête, ils marchent jusqu’au palais de Confucius, pour achever la cérémonie par ce salut ordinaire dont nous venons de parler. C’est là comme le sceau qui les établit, et qui les met en possession de leur nouvelle dignité, parce qu’alors ils reconnaissent Confucius pour leur maître et que par cette action ils témoignent qu’ils veulent suivre ses maximes dans le gouvernement de l’État.

Outre cela les empereurs ont voulu que les docteurs et les gens de lettres fissent comme au nom de l’empire, un festin à ce grand homme. La veille destinée à cette fête, on a soin de tout préparer : un maître boucher vient tuer le cochon, des valets du tribunal apportent du vin, des fruits, des fleurs et des légumes qu’on range sur une table, parmi des bougies et des cassolettes.

Le lendemain les gouverneurs, les docteurs et les bacheliers se rendent au son des tambours, et des hautbois dans la salle du festin. Le maître des cérémonies qui doit régler toute l’action ordonne tantôt de s’incliner, tantôt de se mettre à genoux, tantôt de se courber jusqu’à terre, tantôt de se relever.

Quand le temps de la cérémonie est venu, le premier mandarin prend successivement les viandes, le vin, les légumes, et les présente devant la tablette de Confucius, au son des instruments de musique, qui chantent quelques vers en l’honneur de ce grand philosophe. On fait ensuite son éloge, qui n’est guère que de huit ou dix lignes, et qui est le même dans toutes les villes de l’empire ; on loue sa science, sa sagesse, ses bonnes mœurs. Ces honneurs qu’on rend en la personne de Confucius à tous les savants, piquent extrêmement les docteurs d’émulation.

L’action finit par des inclinations, et des révérences réitérées, par le son des flûtes et des hautbois, et par les civilités réciproques que les mandarins se rendent les uns aux autres. Enfin on enterre le sang et le poil de l’animal qui ont été offerts, et on brûle en signe de joie une grande pièce de soie, qui est attachée au bout d’une pique, et qui flotte jusqu’à terre à la manière des drapeaux.

On va ensuite dans une seconde salle rendre quelques honneurs aux anciens gouverneurs des villes, et des provinces, qui se sont autrefois rendus célèbres dans l’administration de leurs charges. Enfin l’on se rend dans une troisième salle, où sont les noms des citoyens, qui sont devenus illustres par leur vertu, et par leurs talents, et l’on y fait encore quelques cérémonies.

On raconte d’un empereur chinois, nommé Kia tsing, qu’avant que de commencer ses études, il alla au palais de Confucius pour lui offrir ses présents. Ce prince étant devant le tableau du fameux docteur, lui parla de la sorte.

Explication des marques sur le plan du Ti vang miao, ou salle de cérémonie, où l’on rend des honneurs solennels aux empereurs qui ont été chefs de toutes les familles impériales de la monarchie, et aux grands personnages qui ont le plus contribué à les établir sur le trône.

a. Enceinte de tout l’espace partagé en deux cours.
b. Grande rue d’orient en occident.
c. Cour antérieure.
d. Cour intérieure.
e. Tien, ou salle impériale, où sont placées les tablettes des 21 monarques qui ont été chefs des 21 familles impériales qui se sont succédé les unes aux autres jusqu’à celle d’aujourd’hui, dont Chun chi est fondateur, et qui n’y sera placé que quand une autre famille aura succédé à celle-ci.
f. Deux salles latérales où l’on voit les tablettes de 39 hommes illustres par leur vertu et leur valeur.
g. Terrasse ou perron de la salle impériale où l’on monte par trois escaliers.
h. Grandes urnes ou cassolettes de bronze pour les parfums qu’on brûle en l’honneur de tous les héros qu’on honore dans les trois salles.
i. Porte, terrasse et escaliers de l’entrée de la cour intérieure.
l. Porte, terrasse et escaliers de l’entrée de la cour antérieure qui est sur la rue.
m. Mur de respect vis-à-vis de la porte, derrière lequel sont obligés de passer ceux qui ne veulent pas mettre pied à terre.
n. Deux grands arcs de triomphe de bois peint et doré qui flanquent l’entrée de ce lieu.
o. Tour de la cloche qui sert à régler le temps et les actions de la cérémonie.
p. Cours latérales dans l’une desquelles le mandarin qui garde ce lieu fait sa demeure : l’autre sert à préparer les viandes et autres choses, qu’on a coutume d’offrir aux héros de l’empire pour honorer leur vertu et leur mémoire.



Explication des marques sur le plan du Koue tse kien, ou salle de cérémonie, où l’on rend à Confucius au nom de tout l’empire des honneurs solennels pour honorer la vertu et la mémoire de ce grand philosophe.

a. Enceinte de tout l’espace partagé en deux cours.
b. Entrée avec un mur de respect vis-à-vis de la porte : ceux qui sont à cheval, sont obligés de passer derrière ce mur, ou de mettre pied à terre.
c. La rue.
d. Deux arcs de triomphe.
e. Cour antérieure.
f. Cour intérieure.
g. Grande salle de cérémonie.
h. Principal endroit de la salle où est placée la tablette de Confucius avec cette inscription tchi ching sien tse cong tse chin guei, c’est-à-dire, lieu où l’on honore l’ancien et très sage maître Confucius.
i. Places des tablettes des quatre principaux disciples de Confucius qu’on honore comme sages du second ordre.
l. Places des tablettes de dix autres disciples de Confucius qu’on honore comme sages du troisième ordre.
m. Édifices ou salles qui règnent autour de cette cour avec une galerie. Dans ces salles sont placées les tablettes de 97 hommes de divers âges illustres pour leur sagesse et pour leur savoir, qu’on honore aussi dans ce lieu.
n. Table où l’on brûle des parfums en l’honneur de Confucius.
o. Terrasse ou perron de la salle de cérémonie bordée d’une balustrade de marbre. On y monte par trois escaliers.
p. Quatre petits salons carrés percés des quatre côtés, où sont dressés quatre monuments de marbre avec des inscriptions de divers empereurs à la louange de Confucius ; on monte dans ces salons par quatre escaliers.
q. Petite cavité où l’on jette le sang des animaux qu’on égorge pour être offerts en ce lieu.
r. Salle et entrée de la cour intérieure avec ses escaliers et son perron en dedans.
s. Double file de monuments de marbre avec autant d’inscriptions de divers docteurs à la louange de Confucius.
t. Vieux cyprès qui remplissent les vides des deux cours principales.
u. Cour postérieure.
x. Salle particulière où l’on honore le père de Confucius qu’on honore comme sage du troisième ordre.

« Moi, empereur, je viens aujourd’hui offrir ces louanges et ces présents, comme des marques de mon respect, pour tous les anciens docteurs de notre nation, et nommément pour le prince Tcheou kong, et pour Confucius. Moi donc qui ne surpasse point en esprit le dernier de leurs disciples, je suis obligé de m’attacher aux ouvrages, c’est-à-dire, aux livres que ces grands hommes et ces sages maîtres de l’antiquité nous ont laissés, et au recueil de leurs maximes, sur lesquelles la postérité doit régler ses mœurs. C’est pourquoi ayant résolu de me mettre dès demain à les étudier, j’appliquerai sérieusement toute l’étendue et la portée de mon esprit à les lire et à les relire sans cesse, comme le moindre des disciples de ces incomparables docteurs, pour m’en instruire à fond, et pour achever heureusement le cours de mes études. »


Jours particuliers consacrés aux visites.

Un des devoirs de la politesse chinoise, est de se visiter les uns les autres : il y a des jours durant le cours de l’année, et il arrive des événements, où ces visites sont indispensables, surtout pour les disciples à l’égard de leurs maîtres, et les mandarins par rapport à ceux de qui ils dépendent.

Ces jours sont celui de la naissance, le commencement d’une nouvelle année, certaines fêtes qui se célèbrent, lorsqu’il naît un fils, quand il se fait un mariage, qu’on est élevé à quelque charge, que quelqu’un de la famille vient à mourir, qu’on entreprend un long voyage, etc.

Dans toutes ces occasions on ne peut se dispenser, sans une grande raison, de faire des visites, et elles doivent ordinairement être accompagnées de quelques présents, lesquels consistent assez souvent en des choses qui ne sont pas de grande valeur, qui peuvent être utiles à celui auquel on les offre, et qui dans la vie civile ne contribuent pas peu à entretenir les liaisons d’amitié, ou de dépendance.

Pour ce qui est des visites ordinaires, il n’y a point de temps fixé, et quoiqu’elles se fassent sans façon entre amis intimes et familiers, la coutume et les lois prescrivent pour les autres beaucoup de cérémonies, qui sont d’abord très gênantes à tout autre qu’à des Chinois.

Lorsqu’on fait une visite, il faut commencer d’abord par faire présenter au portier de la personne qu’on vient voir, un billet de visite, qui s’appelle tie tsëe ; c’est un cahier de papier rouge, semé légèrement de fleurs d’or, et plié en forme de paravent.

Sur un des plis on écrit son nom, et l’on se sert de termes respectueux et proportionnés au rang de la personne que l’on vient visiter. On dira, par exemple, l’ami tendre et sincère de votre seigneurie, et le disciple perpétuel de sa doctrine, se présente en cette qualité pour vous rendre ses devoirs, et vous faire la révérence jusqu’à terre, ce qu’ils expriment par ces mots ; Tun cheou pai. Quand c’est un ami familier qu’on visite, ou une personne du commun, il suffit d’y donner un billet d’un simple feuillet. Que si l’on est en deuil, il doit être de papier blanc.

Le mandarin qu’on va voir, se contente quelquefois de recevoir le tie tsëe que le portier lui met entre les mains, et alors, suivant le style chinois, c’est la même chose que s’il recevait personnellement la visite. Il lui fait dire que pour ne point l’incommoder, il le prie de ne point descendre de sa chaise ; ensuite, ou le jour même, ou l’un des trois jours suivants, il va rendre la visite, et présenter un tie tsëe semblable à celui qu’il a reçu.

S’il reçoit la visite, et que ce soit d’une personne considérable, on fait passer la chaise au travers des deux premières cours du tribunal, qui sont fort vastes, jusqu’à l’entrée d’une salle où le maître de la maison vient recevoir celui qui arrive.

Dès que vous entrez dans la deuxième cour, vous apercevez sur le devant de la salle deux domestiques, qui tiennent quelquefois le parasol et le grand éventail du mandarin, inclinés l’un vers l’autre,[5] de sorte que vous ne pouvez ni apercevoir le mandarin qui s’avance pour vous recevoir, ni en être aperçu.

Lorsque vous êtes descendu de chaise, votre domestique retire le grand éventail, qui vous cachait pareillement, et alors vous vous trouvez à une juste distance du mandarin pour lui faire la révérence.

C’est en ce moment là que commencent les cérémonies qui sont marquées toutes en détail dans le cérémonial chinois ; on y trouve le nombre d’inclinations qu’il faut faire, les termes dont il faut se servir, et les titres honorables qu’on doit se donner, les génuflexions réciproques, les détours qu’on doit prendre pour être tantôt à droite, tantôt à gauche ; car cette place d’honneur varie selon les provinces : les civilités muettes par lesquelles le maître de la maison vous invite de la main à entrer, en ne disant que ce seul mot tsin tsin ; le refus honnête que vous faites de passer le premier, en répondant pou can, je n’ose ; le salut que le maître de la maison doit faire à la chaise qu’il vous destine, car il doit se courber devant elle avec respect, et l’épousseter légèrement avec un pan de sa veste, pour en ôter la poussière.

Est-on assis ? il vous faut exposer d’un air grave et sérieux le motif de votre visite et l’on vous répond avec la même gravité par diverses inclinations ; du reste vous devez vous tenir droit sur votre chaise, sans vous appuyer contre le dossier, avoir les yeux un peu baissés, sans regarder de côté et d’autre, les mains étendues sur les genoux, et les pieds également avancés.

Après un moment de conversation de part et d’autre, un domestique revêtu d’un habit propre, apporte sur un bandège autant de tasses de thé qu’il y a de personnes : autre attention à observer pour la manière de prendre la tasse, de la porter à la bouche, et de la rendre au domestique.

Enfin la visite étant finie, vous vous retirez avec d’autres cérémonies : le maître du logis vous conduit jusqu’à votre chaise : quand vous y êtes entré, il s’avance un peu, attendant que les porteurs aient élevé la chaise, et alors prêt de partir, vous lui dites encore adieu, et il répond de même manière à votre honnêteté.


Visites des envoyés de la Cour.

C’est surtout lorsqu’un kin tchai ou envoyé de la cour, rend visite aux grands mandarins des lieux par où il passe, qu’on observe religieusement toutes les formalités prescrites, soit pour la manière de le recevoir, soit pour le cortège qui doit l’accompagner.

Lorsqu’il sort pour aller faire ses visites, la chaise sur laquelle il est porté, est précédée d’environ trente personnes rangées deux à deux, dont les uns portent à la main des bassins de cuivre qu’ils frappent de temps en temps en forme de tambour, les autres portent des drapeaux, ceux-ci de petites planches de bois vernissées, où l’on voit en gros caractère d’or Kin tchai ta gin, c’est-à-dire, Seigneur envoyé de la cour ; il y en a qui ont le fouet à la main, d’autres portent des chaînes : plusieurs portent sur l’épaule certains instruments peints de diverses figures et dorés, les uns en forme de grosses crosses terminées par des têtes de dragon, et les autres en forme de bâtons de chantre ; quelques-uns ne sont distingués que par un haut bonnet de feutre, de figure cylindrique et de couleur rouge, duquel pendent deux grosses plumes d’or, et qui sont gagés seulement pour crier par les rues, et avertir le peuple de faire place.

A la tête de cette marche est un portier ou petit officier du tribunal, qui porte dans un portefeuille les tie tsëe, ou billets de visite, qu’il a fait préparer auparavant, pour tous les mandarins et autres personnes distinguées qu’il veut visiter. Aux deux côtés de la chaise, marchent deux ou quatre domestiques proprement vêtus. Enfin cette marche est fermée par plusieurs autres domestiques du kin tchai ; car tout le reste de ceux qui accompagnent, sont des gens gagés et entretenus exprès, pour escorter l’envoyé tout le temps qu’il doit séjourner dans une ville.

Il y a encore quinze personnes qui ne sortent point de sa maison. Six se tiennent à la porte avec des hautbois, des fifres et des tambours qui semblent gagés pour étourdir à tout moment le voisinage du bruit de leurs instruments, ce qu’ils font particulièrement, toutes les fois que quelques personnes de considération entrent ou sortent de la maison. Le reste est occupé aux offices du dedans.

La manière dont les mandarins doivent recevoir un envoyé de la cour, est également accompagnée de cérémonies, auxquelles ils n’oseraient manquer. On les connaîtra par la réception qui se fit à Nan tchang fou au père Bouvet, lorsqu’accompagné d’un grand mandarin nommé Tong lao ye, il fut envoyé en cette qualité par l’empereur en Europe. Il avait fait le voyage jusqu’à cette ville, partie à cheval, partie en chaise, et ce ne fut que là qu’il prit des barques.

Dès qu’ils furent arrivés, ils trouvèrent une de ces barques grosses comme des navires de médiocre grandeur, toutes peintes et dorées, qu’on avait préparées pour leur voyage. Avant que de s’embarquer, les sous-secrétaires du viceroi et des grands mandarins, qui avaient été envoyés au devant d’eux, présentèrent selon l’usage des tie tsëe, ou billets de compliments de la part de leur maîtres. Ils passèrent ensuite la rivière.

La barque n’eut pas plus tôt touché l’autre rivage, qu’ils trouvèrent le viceroi et les grands mandarins de la ville, qui venaient les recevoir, qui les invitèrent à mettre pied à terre, et les conduisirent dans un cong quan ou grand hôtel fort propre, lequel est sur le bord de la rivière.

Quand ils furent arrivés au milieu de la seconde cour, le viceroi avec tous les mandarins qui l’accompagnaient, s’étant mis à genoux vis-à-vis de la grande salle au bas du grand escalier, se tourna vers eux, et demanda en cérémonie au nom de la compagnie, des nouvelles de la santé de l’empereur[6], sur quoi Tong lao ye les ayant satisfait, le viceroi et les mandarins se levèrent.

On fit entrer les envoyés dans la salle, où l’on avait préparé deux rangs de fauteuils, sur lesquels on s’assit dans l’ordre qu’on y était entré. Aussitôt on leur présenta du thé à la tartare et à la chinoise, qu’on but en cérémonie, c’est-à-dire, que chacun de la compagnie tenant de la main droite la coupe de thé tartare, fit une inclination profonde au viceroi qui faisait ce régal, avant que de boire, et après avoir bu. Pour ce qui est du thé chinois, la coutume est de prendre la tasse des deux mains, et de la porter jusqu’à terre en faisant une inclination profonde, après quoi on boit peu à peu à diverses reprises, tenant la tasse de la main gauche.

Après ce premier régal, le viceroi et le général des armes se levant avec toute la compagnie, présentèrent aux envoyés des tie tsëe ou billets des présents, qu’ils devaient leur faire de provisions pour mettre sur leurs barques ; ensuite ils les convièrent à se mettre à table. Le dîner était préparé au fond de la salle, où il y avait deux rangs de tables qui se répondaient les unes aux autres. Le festin se fit partie à la tartare, partie à la chinoise ; ainsi l’on se dispensa d’une grande partie des cérémonies gênantes, qu’on observe dans les festins chinois. Le festin étant fini, les envoyés se rembarquèrent.

Peu après les grands mandarins leur envoyèrent des billets de visite, et ils vinrent ensuite en personne les uns après les autres. Le tchi fou gouverneur de la ville, accompagné des deux tchi hien ou présidents des deux tribunaux subalternes, imitèrent l’exemple des grands mandarins. Ces visites étaient accompagnées d’autant de tie tsëe ou billets de présents, qu’ils devaient leur faire en provisions et en rafraîchissements.


Présents qu'on reçoit à cette occasion.

Sur la route d’eau, au lieu de tables couvertes de mets, que les mandarins des lieux tiennent prêtes, pour régaler le kin tchai, la coutume est d’envoyer de semblables provisions sur la barque qui l’accompagne. On peut juger de la nature de ces présents par celui que fit le viceroi, dont voici la liste : deux mesures ou boisseaux de riz blanc et fin, deux mesures de farine, un cochon, deux oies, quatre poules, quatre canards, deux paquets d’herbages de mer, deux paquets de nerfs de cerfs[7], deux paquets des entrailles d’un certain poisson de mer, deux paquets de seiche ou de me yu, c’est-à-dire, poisson à l’encre, et deux jarres de vin. Les présents des autres mandarins étaient à peu près les mêmes pour la qualité.

Comme c’est l’usage par toutes les villes où on passe, de recevoir ces sortes de présents de la part des mandarins, il n’est pas nécessaire de faire d’autres provisions sur les barques, parce qu’elles suffisent et de reste pour la table du kin tchai, et pour l’entretien de tout son monde.

Quand on offre un présent, outre le tie tsëe ou billet de visite, on joint un ly tan, c’est un morceau de papier rouge, semblable au tie tsëe, sur lequel on écrit le nom de celui qui le fait, et le nombre des choses qui le composent. Lorsque celui qui fait le présent, vient lui-même en personne, après les civilités ordinaires, il vous offre le billet que vous prenez de sa main, et que vous donnez à garder à un de vos domestiques ; ensuite vous faites une profonde révérence pour remerciement. Quand la visite est finie, vous lisez le billet, et vous recevez ce que vous jugez à propos. Si vous recevez tout ce qui est marqué, vous gardez le billet, et vous en donnez un autre sur-le-champ, pour remercier, et pour faire connaître que vous avez tout reçu. Si vous n’en recevez qu’une partie vous marquez sur le billet de remerciement ce que vous recevez. Si vous ne recevez rien du tout, vous renvoyez le billet et le présent qui l’accompagnent, avec un billet de remerciement, sur lequel vous écrivez pi sié, c’est-à-dire, ce sont des perles précieuses, je n’oserais y toucher.

Mais si la personne qui fait le présent, se contente de vous l’envoyer par des valets, ou bien il envoie les choses marquées dans le billet, avec le billet même, et alors vous gardez les mêmes cérémonies, que lorsqu’il l’offre en personne : ou bien il vous envoie le billet se réservant à acheter les choses marquées, en cas que vous les receviez ; alors si vous voulez recevoir quelque chose, vous prenez un pinceau et vous marquez des cercles sur les choses que vous acceptez : on va les acheter sur-le-champ, et on vous les apporte, ensuite vous écrivez un billet de remerciement, où vous marquez ce que vous avez reçu, et vous ajoutez yu pi, pour le reste ce sont des perles précieuses : mais quand il y a du vin, les valets ne manquent guère de se décharger d’une partie du poids, sans qu’on s’en aperçoive, que quand on vient à l’ouverture des pots ou des jarres.

Il y a plusieurs occasions où quand vous avez reçu un présent, la politesse demande que vous en fassiez un à votre tour : cela se pratique surtout vers le commencement de l’année, à la cinquième lune, etc. Quand c’est une personne considérable, ou par sa naissance, ou par son emploi, qui fait un présent, celui qui le reçoit, doit s’incliner profondément devant le présent.


Formalités au sujet des lettres.

Il n’y a pas jusqu’aux lettres que les particuliers écrivent, qui ne soient sujettes à un grand nombre de formalités, dont plusieurs lettrés sont même quelquefois embarrassés. Si l’on écrit à une personne de considération, il faut se servir d’un papier blanc, qui ait dix ou douze replis à la manière des paravents : on en vend exprès avec les petits sacs, et de petites bandes de papier rouge, qui doivent accompagner la lettre : c’est sur le second repli qu’on commence la lettre, et à la fin on met son nom.

Il faut avoir grande attention au style, lequel doit être différent de celui qui est en usage dans les entretiens ordinaires : le caractère qu’on emploie, demande une nouvelle attention ; plus il est petit, plus il est respectueux : il y a des distances à garder entre les lignes, et des termes d’honneur à employer, selon le rang et la qualité des personnes à qui l’on écrit. Le cachet, si on l’applique, se met en deux endroits, sur le nom propre de celui qui écrit, et sur les premiers caractères de la lettre ; mais pour l’ordinaire, on se contente de l’appliquer sur le sachet qui sert d’enveloppe.

Si la personne qui écrit est en deuil, elle met un petit papier bleu sur le nom propre. La lettre une fois écrite, on la met dans un petit sac de papier, sur le milieu duquel on colle une bande rouge de la longueur de la lettre, et large d’environ deux doigts, et on écrit ces deux mots nuy han, c’est-à-dire, la lettre est dedans ; on la met ensuite dans un second sac de papier plus fort, qui a une bande de papier rouge semblable à la première, sur laquelle se mettent en gros caractères, le nom et la qualité de celui à qui on écrit, et à côté on écrit en plus petits caractères la province, la ville, et le lieu de sa demeure. Ce second sac se colle en haut et au bas, et le cachet s’imprime sur les deux ouvertures, avec ces lettres hou fong, c’est-à-dire, gardé et scellé ; et du haut en bas d’une ouverture à l’autre, on écrit l’année et le jour qu’on a livré la lettre.

Lorsqu’il s’agit des dépêches que les mandarins envoient en cour pour une affaire fort pressée, on attache une plume au paquet, et alors il faut que le courrier qui le porte, marche nuit et jour, et fasse une extrême diligence.


Des festins.

Les Chinois, de même que les autres nations, s’invitent souvent à des festins, où ils se donnent des marques réciproques d’estime et d’amitié : mais c’est principalement dans ces festins que règnent, pour un Européen, la gêne et la contrainte d’une politesse, qui est naturelle aux Chinois : tout y est compassé, tout s’y passe en formalités et en cérémonies. Ils font deux sortes de festins, les uns ordinaires, qui sont de douze ou de seize mets ; et d’autres plus solennels, où l’on sert jusqu’à 24 plats sur chaque table, et où l’on affecte encore plus de façons.

Quand on veut observer exactement toutes les cérémonies, un festin doit être toujours précédé de trois invitations, qui se font par autant de tie tsëe ou de billets, qu’on écrit à ceux qu’on veut régaler. La première invitation se fait la veille, ou tout au plus l’avant-veille, ce qui est rare. La seconde se fait le matin, le jour même destiné au repas, pour faire ressouvenir les convives de la prière qu’on leur a faite, et les prier de nouveau de n’y pas manquer. Enfin la troisième se fait, lorsque tout est prêt, et que le maître du festin est libre, par un troisième billet qu’il leur fait porter par un de ses gens, pour leur dire l’impatience extrême qu’il a de les voir.

La salle où doit se donner le festin, est d’ordinaire parée de vases de fleurs, de peintures, de porcelaines et d’autres ornements semblables : il y a autant de tables que de personnes invitées, à moins que le grand nombre des convives n’oblige d’en mettre deux à chaque table ; car dans ces grands festins il est rare qu’on en mette trois.

Ces tables sont toutes sur la même ligne le long des deux côtés de la salle, et répondent les unes aux autres, en sorte que les convives soient assis sur des fauteuils, et placés vis-à-vis l’un de l’autre : le devant des tables a des ornements de soie, faits à l’aiguille, qui ressemblent assez à nos parements d’autel : quoiqu’on n’y mette ni nappes, ni serviettes, le vernis admirable de la Chine les rend très propres.

Les bords de chaque table sont souvent couverts de plusieurs grands plats chargés de viandes coupées et arrangées en pyramides, avec des fleurs, et de gros citrons au-dessus sur les côtés de la table. On ne touche point à ces viandes, qui ne servent qu’à l’ornement, à peu près comme on fait à l’égard des figures de sucre, qu’on met sur la table dans les festins d’Italie.

Quand celui qui donne le repas, introduit ses hôtes dans la salle du festin, il les salue tous les uns après les autres, après quoi il se fait donner du vin dans une petite coupe, qui est ou d’argent, ou de bois précieux, ou de porcelaine, posée sur une petite soucoupe de vernis ; il la tient des deux mains, et faisant la révérence à tous les conviés qui l’accompagnent, il se tourne vers la grande cour du logis, et s’avance sur le devant de la salle, où il lève les yeux et les mains vers le Ciel avec sa coupe, dont il répand aussitôt après le vin à terre, comme pour reconnaître que les biens qu’il a, il les a reçu du Ciel.

Il fait ensuite verser du vin dans une tasse de porcelaine ou d’argent, et après avoir fait la révérence au plus considérable des convives, il va la poser sur la table qui lui est destinée. Celui-ci répond à cette civilité, par les mouvements qu’il se donne, pour l’empêcher de prendre ce soin, et en même temps il se fait apporter du vin dans une tasse, et fait quelques pas pour la porter vers la place du maître du festin, qui est toujours la dernière, et qui à son tour l’en empêche avec certains termes ordinaires de civilité.

Aussitôt après le maître d’hôtel apporte les deux petits bâtons d’ivoire, ornés d’or ou d’argent, dont se servent les Chinois au lieu de fourchettes, et il les pose sur la table en ligne parallèle devant le fauteuil, s’ils n’y avaient pas été posés auparavant comme c’est assez l’ordinaire.

Après cette cérémonie, il conduit le premier convive à son fauteuil, qui est couvert d’un riche tapis de soie à fleurs, et il lui fait de nouveau une profonde révérence, et l’invite à s’asseoir. Celui-ci ne l’accepte qu’après bien des formalités par lesquelles il s’excuse de prendre une place si honorable. Il se met en devoir de faire le même honneur aux autres convives, mais ils ne lui permettent pas de prendre cette peine.


De la place d'honneur.

Il est à remarquer que suivant les anciens usages de la Chine, la place d’honneur se donne aux étrangers préférablement aux autres ; et parmi les étrangers, à celui qui vient de plus loin, ou bien à celui qui est le plus avancé en âge, à moins qu’un autre ne fût revêtu de quelque dignité considérable.


Comédies aux festins.

Après toutes ces cérémonies, on se met à table. C’est alors qu’on voit entrer dans la salle quatre ou cinq des principaux comédiens richement vêtus ; ils s’inclinent profondément tous ensemble, et frappent quatre fois la terre du front, au milieu des deux rangs de tables, le visage tourné vers une longue table dressée en forme de buffet, et chargée de lumières et de cassolettes remplies de parfums. Ils se relèvent, et l’un d’eux s’adressant au premier des convives lui présente un livre, en forme de longues tablettes, sur lesquelles sont écrits en caractères d’or les noms de cinquante ou soixante comédies qu’ils savent par cœur, et qu’ils sont prêts à représenter sur-le-champ comme pour le prier d’en choisir une.

Ce premier convive s’en excuse, et le renvoie poliment au second, avec un signe d’invitation, le second au troisième, etc. Tous s’excusent et lui font reporter le livre ; il se rend enfin, il ouvre le livre, le parcourt des yeux en un instant, et détermine la comédie qu’il croit devoir le plus agréer à la compagnie ; s’il y a quelque inconvénient à la représenter, le comédien doit l’en avertir. Un des inconvénients serait, par exemple, qu’un des principaux personnages de la comédie portât le nom de quelqu’un de ceux qui sont présents. Après quoi le comédien montre à tous les conviés le nom de la comédie dont on a fait choix, et chacun par un signe de tête témoigne qu’il l’approuve.

La représentation commence au bruit des instruments propres de cette nation : ce sont des bassins d’airain ou d’acier dont le son est aigre et perçant, des tambours de peaux de buffle, des flûtes, des fifres, et des trompettes, dont l’harmonie ne peut guère charmer que les Chinois.

Il n’y a nulle décoration pour ces comédies, qui se représentent pendant un festin ; on se contente de couvrir le pavé de la salle d’un tapis, et c’est de quelques chambres voisines du balcon que sortent les acteurs, pour jouer leur rôle, en présence des conviés, et d’un grand nombre de personnes connues, que la curiosité y attire, que les domestiques laissent entrer, et qui de la cour voient ces sortes de spectacles. Les dames qui veulent y assister, sont hors de la salle, placées vis-à-vis les comédiens, où à travers une jalousie faite de bambous entrelacés, et de fils de soie à réseau, elles voient et entendent tout ce qui s’y passe sans être aperçues. Les meurtres apparents, les pleurs, les soupirs, et quelquefois les hurlements de ces comédiens font juger à un Européen qui ne sait pas encore la langue que leurs pièces sont remplies d’événements tragiques.


Commencement du festin.

On commence toujours le festin par boire du vin pur : le maître d’hôtel, un genou en terre, y exhorte à haute voix tous les convives : tsing lao ye men kiu poi, dit-il, ce qui signifie ; on vous invite, messieurs, à prendre la tasse.

À ces mots chacun prend sa tasse des deux mains et l’élève jusqu’au front, puis la baissant plus bas que la table, et la portant tous ensuite près de la bouche, ils boivent lentement à trois ou quatre reprises, et le maître ne manque pas de les inviter à tout boire ; c’est ce qu’il fait le premier, puis montrant le fond de sa tasse, il leur fait voir qu’il l’a entièrement vidée, et que chacun doit faire de même.

On sert du vin deux ou trois fois, et tandis qu’ils boivent, on met au milieu de chaque table une grande porcelaine de viande, où tout est en ragoût, ce qui fait qu’ils n’ont pas besoin de couteaux. Le maître d’hôtel les invite à manger de même qu’il les a invités à boire ; aussitôt chacun prend adroitement un morceau de viande dans la porcelaine : on sert vingt ou vingt-quatre de ces plats, avec les mêmes cérémonies à chaque plat qu’on apporte : ce qui engage à boire autant de fois mais on ne boit qu’autant qu’on veut, et d’ailleurs les tasses sont alors très petites.

Après qu’on a cessé de manger du premier plat, on ne le lève pas de dessus la table non plus que tous ceux qu’on sert jusqu’à la fin du repas. Entre six ou huit mets on apporte du bouillon de viande ou de poisson dans une porcelaine, et dans un plat une espèce de petits pains ou de petits pâtés, que l’on prend avec les petits bâtons pour les tremper dans le bouillon, et les manger sans aucune cérémonie : jusqu’alors on n’a mangé que de la viande.

En même temps on sert du thé qui est l’une de leurs boissons la plus ordinaire, laquelle se prend chaude, aussi bien que le vin car les Chinois n’ont jamais eu l’usage de boire frais. Ainsi il y a toujours des serviteurs, avec des vases pleins de vin fort chaud pour en verser dans les tasses, et pour mettre dans d’autres vases de porcelaine celui qui reste et qui s’est refroidi.

Quand les convives ont quitté leurs petits bâtons, et cessent de manger, on sert à boire, et on apporte un autre plat : le maître du logis les invite encore à manger ou à boire, ce qu’il pratique à chaque nouveau plat qu’on apporte ; en servant les plats l’un après l’autre les domestiques ménagent le temps de telle sorte, que les vingt ou vingt-quatre plats de service se trouvent rangés sur la table dans l’endroit où la comédie doit être interrompue. On sert du vin, on présente du riz, on offre du thé. Puis on se lève de table, on va au bas de la salle faire des compliments au maître du festin, lequel alors les conduit ou dans le jardin, ou dans une salle pour s’y entretenir et prendre un peu de relâche avant qu’on serve le fruit.

Pendant ce temps-là les comédiens prennent leur repas, et les domestiques sont occupés, les uns à vous apporter dans le salon où vous êtes des bassins d’eau tiède, pour vous laver les mains, et même le visage, si vous le jugez à propos, d’autres à desservir les tables, et à y préparer le dessert qui est pareillement de vingt ou vingt-quatre plats de sucrerie, de fruits, de compotes, de jambons, de canards salés séchés au soleil, d’un goût exquis, et de petits entremets de choses qui leur viennent de la mer.

Quand tout est prêt, un domestique s’approche de son maître, un genou en terre et l’en avertit tout bas. Le maître prenant le temps que l’entretien cesse, se lève et invite avec politesse les conviés à retourner dans la salle du festin. Alors on se rend au bas de la salle, on fait encore quelques cérémonies pour les places, et enfin chacun se remet dans celle où il était pendant le repas ; on change les tasses, et l’on en apporte de plus grandes ; c’est pendant ce service qu’on vous presse, et qu’on vous engage, si l’on peut, à boire à longs traits. On continue la comédie, ou bien quelquefois pour se divertir davantage, on se fait apporter le livre de farces, et chacun choisit la sienne ; il s’en représente de fort agréables.

Il y a pour ce service, de même que pour le premier, cinq grands plats de parade sur les côtés de la table. Durant ce temps-là on donne à manger aux domestiques des conviés dans une des chambres voisines ; on les traite très bien, mais sans aucune cérémonie.

Au commencement du second service, chaque convié fait apporter par un de ses valets un bandège, où sont divers petits sacs de papier rouge, qui contiennent un peu d’argent, pour le cuisinier, pour les maîtres d’hôtel, pour les comédiens, et pour ceux qui servent à table. On donne plus ou moins, selon la qualité de la personne qui vous a régalé : mais l’on ne fait ce petit présent, que lorsque le festin est accompagné de la comédie. Chaque domestique porte son bandège devant celui qui a donné le festin, lequel après avoir fait quelques difficultés, y consent enfin, et fait signe à un de ses domestiques de le prendre, pour en faire la distribution.

Ces festins durent quatre ou cinq heures : c’est presque toujours la nuit ou vers la nuit qu’ils se font, et ils ne finissent guère qu’à minuit : on se sépare avec les mêmes cérémonies que nous avons décrites, en parlant des visites. Les domestiques qui attendent leurs maîtres, marchent devant leurs chaises, portant de grandes lanternes de papier huilé, où les qualités de leurs maîtres sont écrites en gros caractères, et quelquefois leurs noms. Le lendemain matin chacun des conviés envoie par un de ses domestiques un tie tsëe, ou billet pour remercier celui qui les a si bien régalés.


Description d'un repas donné au Père Bouvet.

L’un de ces repas solennels fut celui auquel le père Bouvet assista à Canton, lorsque comme je l’ai déjà dit, il fut envoyé par l’empereur en Europe. Il fut invité à ce régal avec Tong lao ye, grand mandarin de la cour qui l’accompagnait, et deux autres missionnaires, par le tsong tou de la province, et comme ce mandarin réside d’ordinaire à la ville de Tchao king, qui est à vingt-deux lieues de Canton, il avait emprunté l’hôtel du tsiang kiun pour cette fête.

Bien que les cérémonies soient à peu près les mêmes, cependant la description qu’en fait le père Bouvet dans une lettre qu’il écrivit en ce temps-là en Europe, mérite d’être rapportée, à cause des particularités qu’elle contient.

« Le lieu où se fit le régal, est un grand et vaste édifice, au fond de deux grandes cours carrées, composé de trois grandes salles, bâties sur trois lignes parallèles, une sur le devant, une autre sur le derrière et la troisième au milieu ; en sorte que la salle antérieure et la postérieure communiquent à celle du milieu, par le moyen de deux longues et larges galeries, qui ont chacune leur cour de part et d’autre.

La salle du milieu qui est la plus grande et la plus belle des trois, et où se fît le festin, était remarquable par la longueur et la grosseur extraordinaire, tant des colonnes, que des poutres, et des autres pièces de charpente, dont les Chinois affectent de charger leurs toits par magnificence. La salle antérieure est le lieu où les conviés furent reçus à leur arrivée, le tsong tou prenant la peine d’aller au-devant des principaux jusqu’à l’escalier, pour leur faire honneur. Les premiers des conviés faisaient aussi quelques pas au-devant de ceux qui arrivaient. Ceux-ci pour répondre à leur civilité, après avoir salué en particulier le maître du festin, et en général toute la compagnie, allaient ensuite saluer de nouveau chacun en particulier à la tartare, et à la chinoise selon les différentes personnes, et en recevaient un pareil nombre de révérence, avec une extrême politesse.

Après toutes ces révérences, chacun prit la place dans des fauteuils rangés sur deux lignes, vis-à-vis les uns des autres en attendant que tous les conviés fussent arrivés : cependant on servit du thé tartare et chinois.

Parmi ceux qui assistèrent à ce festin, outre Tong lao ye qui me conduisait, dit le père Bouvet, et deux autres missionnaires qui m’accompagnaient, on y avait encore invité tous les officiers généraux de la province, savoir, 1° Le viceroi, le tsiang kiun, les deux tou tong, l’yen yuen, qui étaient les plus distingués. 2° Les mandarins en chef de la douane : comme ils changent tous les ans, ils portent le titre de kin tchai, c’est-à-dire, d’envoyés de la cour, et par cette raison les mandarins qui suivent, leur cèdent le pas. 3° Le pou tching ssëe ou trésorier général ; le ngan tcha ssëe ; les tao, qui bien qu’officiers généraux et de considération, et néanmoins d’un rang inférieur aux premiers, étaient assis sur une ligne différente, c’est-à-dire, que leurs chaises étaient un peu retirées en arrière, différence qui s’observe aussi à table.

Lorsque tous les conviés furent arrivés, on passa de la première salle dans celle du milieu, où étaient disposés deux rangs de tables, vis-à-vis les unes des autres, suivant le nombre des conviés. Dans ce mouvement, de même que quand il fut question de s’asseoir à table, il fallut faire et recevoir beaucoup de révérences à la chinoise après lesquelles il n’y eût pas moyen de se défendre de l’honneur que le tsong tou, et à son exemple tous ces Grands mandarins, firent aux kin tchai de s’asseoir aux premières tables.

Ensuite, selon ce qui se pratique dans les festins qui se font avec les cérémonies chinoises, tel qu’était celui-ci, il prit des deux mains une petite tasse d’argent, remplie de vin, avec la soucoupe, et me l’ayant adressée il se mit en devoir de la porter lui-même sur la table qui m’était destinée, avec une paire de quai tsëe, (ce sont les petits bâtons dont les Chinois se servent à table, au lieu de fourchette) ; j’allai au-devant de lui, pour l’arrêter et l’empêcher de prendre cette peine. Puis ayant voulu faire le même honneur aux autres conviés, ils s’excusèrent de la même manière, après quoi chacun prit sa place, et se mit à la table qui lui avait été marquée.

Ces tables étaient toutes de la même forme ; de figure carrée et vernissées au nombre de 16 ou 18 autant qu’il y avait de conviés ; elles étaient rangées sur deux lignes vis-à-vis les unes des autres, de telle sorte que les tables d’en haut et des principaux conviés, étaient un peu avancées sur le devant, ; et celles d’en bas un peu retirées en arrière.

Toutes les tables d’en haut étaient ornées par devant d’un parement de satin violet, relevé d’un dragon à quatre ongles en broderie d’or ; et les fauteuils, dont les bras et le dossier formaient un demi cercle obliquement incliné, étaient couverts d’une garniture semblable. La garniture des tables et des chaises d’en bas n’étaient différentes de celles d’en haut, que par la figure de la broderie, qui était une espèce de cigogne.


Divisions de ce festin.

Comme ce festin fut interrompu et divisé, pour ainsi dire, en deux repas, que celui du matin se fit plus cavalièrement, et que celui du soir fut accompagné de toutes les cérémonies chinoises ; pour donner une juste idée de ces cérémonies, je ne parlerai que de celui du soir.

Lorsque les conviés allèrent pour se mettre à table sur le soir ils trouvèrent toutes les tables doublées, c’est-à-dire, qu’au devant de chaque table du matin, il y en avait une seconde, chargée d’un banquet de parade, qui consistait en seize pyramides de viandes, d’autres sortes de mets, de fruits, etc ; chaque pyramide était haute d’un pied et demi, et toutes étaient peintes et ornées de fleurs.

J’ai dit d’un banquet de parade, parce que ces sortes de tables n’étant dressées que pour la montre, et pour régaler les yeux des conviés ; à peine sont-ils assis, qu’on les retire toutes, et on les distribue à la fin du repas aux domestiques des conviés, ou plutôt à leurs porteurs de chaise, et aux petits valets du tribunal.

L’autre table portait sur son bord antérieur un petit piédestal, sur lequel étaient une petite cassolette de cuivre, une boîte de parfums, une fiole d’eau odoriférante, avec un tube ou cornet façon d’agate, qui contenait les petits instruments propres à mettre les parfums dans la cassolette, et à remuer la cendre.

Sur les deux coins antérieurs de la table, étaient dressées deux petites planches vernissées, qu’ils nomment ouei, ornées d’un emblème d’un côté, et de l’autre de quelques petites pièces de poésies.

Les deux autres coins de la table étaient garnis chacun de trois petites assiettes de porcelaine qui contenaient chacune de petites herbes et des légumes confits au sel et au vinaigre, pour exciter l’appétit : entre deux, il y avait une petite tasse d’argent avec sa soucoupe.

Ces sortes de festins sont ordinairement accompagnés de la comédie. Au commencement du repas, les comédiens déjà revêtus de leurs habits, se disposaient à jouer leur personnage. Le chef de la troupe s’étant avancé au haut de la salle, me vint présenter le livre qui contenait la liste de toutes ses comédies, et me pria de marquer celle que je voulais qu’ils jouassent, car ils en savent ordinairement cinquante ou soixante par cœur, qu’ils sont également prêts de représenter, selon le choix des conviés.

Comme j’étais nouveau pour ces sortes de cérémonies, et que je savais peu la langue, je craignis, faute d’expérience, qu’il n’y eût dans les comédies chinoises, quelque chose capable de choquer les oreilles chrétiennes ; c’est pourquoi je fis entendre à Tong lao ye notre conducteur, que la comédie n’était pas un divertissement convenable à des gens de notre profession. Sur quoi le tsong tou et les autres mandarins, eurent la complaisance de se priver de ce divertissement, d’ailleurs assez innocent parmi eux, comme je l’ai appris dans la suite. Ils se contentèrent de la symphonie de diverses sortes d’instruments, qui jouant régulièrement et tous ensemble par intervalle, réglèrent le temps de chaque service.

Pendant tout le festin, toutes les paroles et les mouvements, tant des conviés que de ceux qui servaient, furent tellement compassés, que sans le sérieux et la gravité de ceux qui y firent personnage, un Européen en le voyant pour la première fois, eût pu dire que c’était plutôt une comédie qu’un festin. Nous autres Européens nous avions bien de la peine à nous empêcher de rire.


Des services de ce festin.

Ce festin fut partagé comme en plusieurs scènes ou différents services, tous distingués par la symphonie. Les préludes du festin furent deux petites coupes de vin consécutives, environ d’une bonne cuillerée chacune, que deux maîtres de cérémonie nous invitèrent à boire de la part du tsong tou. Ils étaient à genoux et au milieu de la salle, disant fort gravement et à haute voix : Ta lao ye tsing tsiou : c’est-à-dire, Monseigneur vous invite à boire : après que chacun eût bu une partie de sa tasse, il cria une seconde fois tsing tchao can, c’est-à-dire, videz, s’il vous plaît, jusqu’à la dernière goutte.

Cette cérémonie s’observe et se réitère durant tout le festin, non seulement à chaque fois qu’il est question de boire, mais encore autant de fois qu’on sert des plats sur la table, ou que l’on touche à quelque mets nouveau.

Dès qu’on a posé un nouveau plat sur la table, les deux maîtres de cérémonie se mettant à genoux, invitent à prendre le quai tsëe, ou les petits bâtons[8], et à goûter les mets nouvellement servis. Le tsong tou les invite en même temps par signes, et tous les conviés obéissent.

Les mets principaux du festin consistaient en ragoûts de viandes hachées et bouillies avec diverses sortes d’herbes ou de légumes, et servies avec le bouillon qui se met dans des vases de porcelaines fines, presque aussi profondes que larges.

On servit sur chaque table vingt de ces sortes de plats, tous de même forme et de même grandeur. Ceux qui les servaient allaient les prendre au bas de la salle, ou autant de valets de cuisine qu’il y avait de tables et de conviés, les apportaient un à un sur des bandèges vernissés, et les présentaient à genoux.

Les domestiques qui les recevaient, avant que de les porter sur la table, rangeaient quatre à quatre sur diverses lignes les premiers auxquels on avait touché, de sorte qu’à la fin du repas, tous les plats qu’on n’enlevait pas après les avoir servis, formaient une espèce de carré de vingt plats, ce qui faisait le corps du festin.

C’est à la fin de chaque acte de ce festin comique, c’est-à-dire, à chaque quatrième plat qui paraissait sur la table, que pour faire quelque distinction, on servait un bouillon particulier, et une assiette de pâtisserie, semblable aux pâtés à la mazarine pour la figure, mais d’un goût bien différent. Enfin tout se conclut par une tasse de thé.

Il fallut goûter de tout et avec les mêmes cérémonies, qui nous parurent fort importunes ; car c’était la première fois que j’avais assisté à un repas semblable : j’y avais été cependant invité plusieurs fois, mais je m’en étais excusé pour des raisons, qui ne déplurent pas à ceux qui me faisaient cet honneur.

Quand il y a comédie, c’est l’usage à la fin du repas, comme je l’ai déjà dit, que chacun des conviés fasse un petit présent aux officiers qui ont servi : un valet de chacun porte à la main quatre ou cinq petits sacs de papier rouge avec un peu d’argent dans chacun, et après avoir pris l’ordre de son maître, il va ranger ses sacs sur une table, qu’on apporte quelquefois au bas de la salle, à la vue de tous les conviés, tandis que le maître fait voir par divers signes, la répugnance qu’il a d’accepter cette gratification pour ses gens.

Enfin la cérémonie du festin se termine par de grands remerciements réciproques, et après un quart d’heure de conversation, chacun se retire. Le lendemain matin, suivant la coutume, j’envoyai au tsong tou un tie tsëe ou billet de remerciement sur les honneurs qu’il m’avait fait la veille.

Telles sont les cérémonies que la politesse chinoise exige, et qui s’observent presque toujours dans les festins solennels ; il est vrai cependant que les Tartares qui n’aiment guère à se gêner, en ont retranché une bonne partie. Quoi que leurs viandes et leurs poissons se servent coupés en morceaux où bouillis, leurs cuisiniers ont l’art d’assaisonner leurs mets de telle sorte, qu’ils sont très agréables au goût.


Cuisine des Chinois.

Pour faire leurs bouillons qui sont exquis, ils se servent ou de la graisse de cochon, qui est excellente à la Chine, ou du suc de différentes viandes telles que sont le cochon, la poule, le canard, etc. ; et même pour apprêter les viandes qui se servent coupées par morceaux dans des vases de porcelaine, ils achèvent de les cuire dans ce jus.

Dans toutes les saisons de l’année, il croît toute sorte d’herbes et de légumes qu’on ne connaît point en Europe : de la graine de ces herbes, on fait une huile qui est aussi d’un bon usage pour les sauces. Les cuisiniers de France qui ont le plus raffiné sur ce qui peut réveiller l’appétit, seraient surpris de voir que les Chinois ont porté l’invention en matière de ragoût, encore plus loin qu’eux, et à bien moins de frais. On aura de la peine à se persuader qu’avec de simples fèves qui croissent dans leur pays, ou qui leur viennent de la province de Chan tong, et avec la farine qu’ils tirent de leur riz et de leur blé, ils préparent une infinité de mets tous différents les uns des autres à la vue, et au goût. Ils diversifient leurs ragoûts, en y mêlant diverses épiceries et des herbes fortes.

Leurs mets le plus délicieux et le plus en usage dans les festins des Grands, sont les nerfs de cerf, et les nids d’oiseau qu’ils préparent avec soin. Ils exposent ces nerfs au soleil pendant l’été, et pour les conserver, ils les renferment avec de la fleur de poivre et de muscade. Quand ils veulent les apprêter pour les servir à table, ils les amollissent en les trempant dans de l’eau de riz ; et les ayant fait cuire dans du jus de chevreau, ils les assaisonne de plusieurs épiceries.

Pour ce qui est des nids d’oiseau, ils se prennent le long des côtes du Tong king, de Java, de la Cochinchine, etc. Ces oiseaux qui ressemblent par le plumage aux hirondelles, font leurs nids, et les attachent aux rochers qui sont sur le bord de la mer ; on ne sait pas de quelle matière ils composent ces nids, on croit que c’est de petits poissons qu’ils tirent de la mer.

Ce qu’on sait certainement, c’est qu’ils jettent par le bec une humeur gluante, dont ils se servent comme de gomme, pour attacher leur nid au rocher. On les voit aussi prendre de l’écume de mer, en volant à fleur d’eau, dont ils lient ensemble toutes les parties du nid, de même que les hirondelles les lient avec de la boue. Cette matière étant desséchée, devient solide, transparente, et d’une couleur qui tire quelquefois un peu sur le vert, mais qui est toujours blanche, lorsqu’ils sont frais.

Aussitôt que les petits ont quitté leurs nids, les gens du lieu s’empressent de les détacher, et en remplissent des barques entières. Ils sont de la grandeur et de la forme de la moitié d’une écorce de gros citron confit : on les mêle avec d’autres viandes, et ils en relèvent le goût.

Quoiqu’il croisse du blé dans toute la Chine, et abondamment dans certaines provinces, on se nourrit plus communément de riz, surtout dans les contrées méridionales. On ne laisse pas d’y faire de petits pains qui se cuisent au bain-marie en moins d’un quart d’heure, et qui sont très tendres. Les Européens les font un peu rôtir ensuite ; ils sont bien levés et très délicats. On fait aussi dans la province de Chan tong une espèce de galette de blé qui n’est pas mauvaise, surtout quand elle se mêle avec de certaines herbes appétissantes.

Pour moudre le blé et le réduire en farine, ils se servent d’une espèce de moulin fort simple. Il consiste en une table de pierre ronde, posée horizontalement comme une meule, sur laquelle ils font rouler circulairement un cylindre de pierre, qui de son poids écrase le blé.


De leur vin.

Le thé est leur boisson la plus ordinaire, comme je l’ai déjà dit, mais ils ne laissent pas de boire souvent du vin : ils le font d’une espèce particulière de riz différent de celui dont ils se nourrissent : le débit en est grand parmi le peuple. Il y en a différentes sortes, et diverses façons de le faire ; en voici une : ils laissent tremper le riz dans l’eau, avec quelques ingrédients qu’ils y jettent pendant vingt et quelquefois trente jours ; ils le font cuire ensuite ; quand il s’est liquéfié au feu, il fermente aussitôt, et se couvre d’une écume vaporeuse, assez semblable à celle de nos vins nouveaux ; sous cette écume se trouve un vin très pur, on le tire au clair, et on le verse dans des vases de terre bien vernissés. De la lie qui reste, on fait une eau-de-vie qui n’est guère moins forte que celle d’Europe ; il s’en fait même de plus forte, et qui s’allume plus aisément.

Les mandarins font venir du vin pour leur table, de certaines villes où il passe pour être très délicat. Celui de Vou sie, ville du troisième ordre, est fort estimé, et c’est la bonté de l’eau qu’on y trouve, qui le rend excellent : on fait encore plus de cas de celui de Chao hing, parce qu’il est meilleur pour la santé. On porte de ces vins par toute la Chine, même à Peking.

Ils ont une espèce d’eau-de-vie, ou d’eau distillée, qu’on dit être tirée de la chair de mouton, et dont l’empereur Cang hi usait quelquefois, mais qui n’est guère en usage que parmi les Tartares : elle n’est pas agréable au goût, et donne aisément dans la tête : on assure qu’elle est fort substantielle.

Ils ont de même un vin extraordinaire qui se fait dans la province de Chen si, et qui se nomme Cao yang tçi-eou[9], il a beaucoup de force, et l’odeur en est désagréable ; mais au goût chinois, ou plutôt au goût tartare, il passe pour un vin exquis. Ce n’est point un vin qu’on transporte ailleurs, on le consomme dans le pays.


Mariages chinois.

Venons maintenant à leurs mariages : les lois que la police chinoise a établies, et qui sont exactement marquées dans le cérémonial de l’empire, suivent :

Premièrement, du grand principe qui est comme la base de leur gouvernement politique, je veux dire le respect et la soumission des enfants envers leurs parents ; et ce sentiment de piété filiale, ils l’étendent jusqu’après la mort de leurs pères, à qui ils continuent de rendre les mêmes devoirs, que pendant leur vie.

Secondement, de l’autorité absolue que les pères ont sur leurs enfants ; car c’est une maxime de leur philosophe que les rois doivent avoir dans l’empire toute la tendresse d’un père, et que les pères dans leurs familles doivent avoir toute l’autorité des rois.

C’est en conséquence de ces maximes qu’un père vit en quelque manière sans honneur, et n’a pas le cœur content, s’il ne marie pas tous ses enfants ; qu’un fils manque au premier devoir de fils s’il ne laisse pas une postérité qui perpétue sa famille ; qu’un frère aîné, n’eut-il rien hérité de son père, doit élever ses cadets, et les marier, parce que si la famille venait à s’éteindre par leur faute, les ancêtres seraient privés des honneurs et des devoirs que leurs descendants doivent leur rendre et parce qu’en l’absence du père, le fils aîné doit servir de père à ses cadets.

De même on ne consulte point les inclinations des enfants, quand il s’agit de les unir par les liens du mariage ; le choix d’une épouse est réservé au père, ou au plus proche parent de celui qu’on veut marier ; et c’est avec le père, ou avec les parents de la fille qu’on convient du mariage, et qu’on passe le contrat car il n’y a point de dot pour les filles à la Chine, et la coutume est que les parents de l’époux futur conviennent avec les parents de l’épouse, d’une certaine somme qu’ils donneront pour arrêter le mariage, laquelle s’emploie à acheter les habits et autres ustensiles que la mariée emporte le jour de ses noces : c’est ce qui se pratique surtout parmi les personnes de basse condition, car pour ce qui est des Grands, des mandarins, des lettrés, et des personnes riches, ils dépensent beaucoup plus que ne valent les présents qu’ils ont reçu.

C’est par la même raison qu’un Chinois qui a peu de bien, va souvent à l’hôpital des enfants trouvés demander une fille, afin de l’élever, et de la donner pour épouse à son fils. Il y trouve trois avantages : il épargne l’argent qu’il lui faudrait fournir pour l’achat d’une femme ; elle est élevée comme la fille de la maison ; elle s’accoutume par là à avoir beaucoup de respect pour la belle-mère ; et il y a lieu de croire qu’une fille ainsi tirée de l’hôpital, sera plus soumise à son mari.

Il est rare qu’avant le temps des noces, il se passe rien contre la décence et l’honnêteté. La mère qui ne sort pas de la maison, a continuellement sa petite bru sous ses yeux ; outre que la pudeur qui règne à la Chine parmi les personnes du sexe, serait seule un rempart assuré contre un semblable désordre.

On dit que les riches qui n’ont point d’enfants, feignent quelquefois que leur femme est enceinte, puis ils vont la nuit, sans se faire connaître, chercher un enfant dans l’hôpital, qu’ils font passer pour leur propre fils. Ces enfants étant crus légitimes, lorsqu’ils étudient, se font examiner, et parviennent aux degrés de bachelier et de docteur ; c’est un droit qui ne s’accorderait pas aux enfants adoptifs tirés de l’hôpital.


L'adoption est commune chez les Chinois.

Il est à remarquer que dans la même vue de se procurer une postérité, les Chinois qui n’ont point d’enfants mâles, adoptent le fils de leur frère, ou de quelqu’un de leurs parents. Ils peuvent adopter aussi le fils d’un étranger, et ils donnent quelquefois de l’argent aux parents ; mais généralement parlant, ces adoptions sont fort recherchées, et on emploie souvent le crédit de ses amis, pour les obtenir, et les conclure.

L’enfant adopté entre dans tous les droits d’un véritable fils ; il prend le nom de celui qui l’a adopté ; il en porte le deuil après la mort, il devient son héritier, et s’il arrivait qu’après cette adoption, le père eut des enfants dont il fût véritablement le père, le fils qui ne l’est que par adoption, partagerait également l’héritage avec les autres enfants, à moins que le père ne fît quelque avantage à son propre fils.


Pluralité des femmes permise à la Chine.

C’est encore dans le dessein de ne pas manquer de postérité qu’il est permis, selon les lois, de prendre des concubines, outre la femme légitime. Le nom de concubine, ou plutôt de seconde femme, n’a rien d’infamant à la Chine, ces sortes de femmes étant subalternes, et subordonnées à la première.

Mais ce qui a servi de prétexte à une pareille loi, n’est pas toujours le motif qui engage maintenant les Chinois à prendre plusieurs femmes ; il leur suffit d’être riches, et en état de les entretenir, pour se les procurer. Il y a néanmoins une loi qui défend au peuple de prendre une seconde femme, à moins que la femme légitime n’ait atteint l’âge de quarante ans, sans avoir eu d’enfants.


Préliminaires des mariages.

Comme les personnes du sexe sont toujours enfermées dans leurs appartements, et qu’il n’est pas permis aux hommes de les voir, ni de les entretenir, les mariages ne se contractent que sur le témoignage des parents de la fille qu’on recherche, ou sur le portrait qu’en font de vieilles femmes, dont le métier est de s’entremettre de ces sortes d’affaires. Les parents ont soin, par des présents qu’ils leur font, de les engager à faire une peinture flattée de la beauté, de l’esprit, et des talents de leur fille ; mais on ne s’y fie guère, et si elles portaient la mauvaise foi jusqu’à un certain point, elles en seraient sévèrement punies.


Célébration des noces.

Quand par le moyen de ces entremetteuses on est convenu de tout, on passe le contrat, on délivre la somme arrêtée, et l’on se prépare à la célébration des noces ; elles sont précédées de quelques cérémonies : les principales consistent à envoyer de part de d’autre demander le nom de la fille, et le nom de l’époux qui doivent s’épouser, et à faire aux parents des présents d’étoffes de soie, de toiles de coton, de viandes, de vin, et de fruits ; il y en a plusieurs qui consultent les jours heureux marqués dans le calendrier pour déterminer le jour des noces, et c’est l’affaire des parents de la fille. On envoie à la future épouse des bagues, des pendants d’oreilles, et d’autres bijoux de cette nature. Tout cela se fait par des médiateurs, et par des espèces de lettres qu’on s’écrit des deux côtés. C’est là ce qui se pratique parmi les gens du commun car pour les gens de qualité, ces mariages se ménagent, et se conduisent d’une manière plus noble, et avec une véritable magnificence.

Lorsque le jour des noces est venu, on enferme la fiancée dans une chaise magnifiquement ornée : toute la dot qu’elle porte, l’accompagne, et la suit. Parmi le menu peuple, elle consiste en des habits de noces, enfermés dans des coffres, en quelques nippes, et en d’autres meubles, que le père donne. Un cortège de gens qui se louent, l’accompagne avec des torches et des flambeaux, même en plein midi. Sa chaise est précédée de fifres, de hautbois et de tambours, et suivie de ses parents, et des amis particuliers de la famille. Un domestique affidé garde la clef de la porte qui ferme la chaise, pour ne la donner qu’au mari ; celui-ci magnifiquement vêtu attend à la porte l’épouse qu’on lui a choisie.

Aussitôt qu’elle est arrivée, il reçoit la clef que lui remet le domestique, et il ouvre avec empressement la chaise. C’est alors que s’il la voit pour la première fois, il juge de sa bonne ou de sa mauvaise fortune. Il s’en trouve, qui mécontents de leur sort, referment aussitôt la chaise, et renvoient la fille avec ses parents, aimant mieux perdre l’argent qu’ils ont donné, que de faire une si mauvaise acquisition. C’est néanmoins ce qui arrive rarement par les précautions qu’on a eu soin de prendre.

Dès que l’épouse est sortie de la chaise, l’époux se met à côté d’elle ; ils passent tous deux ensemble dans une salle, et là ils font quatre révérences au Tien, et après en avoir fait quelques autres aux parents de l’époux, on la remet entre les mains des dames qu’on a invitées à la cérémonie : elles passent ce jour-là toutes ensemble en divertissements et en festins, tandis que le nouveau marié régale ses amis dans un autre appartement.


Secondes femmes ou concubines sont permises à la Chine.

Quoique selon les lois on ne puisse avoir qu’une femme légitime, et que dans le choix qu’on en fait, on ait égard à l’égalité de l’âge et du rang, il est permis néanmoins, comme je l’ai déjà dit, d’avoir plusieurs concubines. On les reçoit dans la maison sans presque aucune formalité : on se contente de passer un écrit avec leurs parents, par lequel en donnant la somme dont on est convenu, on promet de bien traiter leur fille.

Ces secondes femmes vivent dans une entière dépendance de la femme légitime ; elles la servent, et la respectent comme la seule maîtresse de la maison. Les enfants qui naissent d’une concubine, sont censés appartenir aussi à la véritable femme, et parmi les Chinois ont également part à la succession ; ce n’est qu’à celle-ci qu’ils donnent le nom de mère, et si celle dont ils ont reçu le jour, vient à mourir, ils ne sont pas absolument obligés de porter le deuil durant trois ans, ni de s’absenter des examens, ni de quitter leurs charges de leurs gouvernements, comme c’est l’usage à la mort de leur père, et de la femme légitime, bien qu’elle ne soit pas leur mère. On en voit cependant très peu qui se dispensent de donner à leur propre mère, cette marque de tendresse et de respect.

Il y en a plusieurs, qui se piquant de probité, et voulant se faire la réputation de bons maris, ne prennent des concubines, qu’avec l’agrément et la permission de leurs épouses, auxquelles ils persuadent qu’ils n’ont d’autre intention, que de leur fournir un plus grand nombre de femmes pour les servir.

Il y en a d’autres qui ne prennent une concubine, que pour avoir un enfant mâle, et au moment qu’il est né, si elle déplaît à leurs femmes, ils la congédient, lui donnent la liberté de se marier à qui il lui plaît, ou lui cherchent eux-mêmes un époux, ce qui est le plus ordinaire.

Les villes d’Yang tcheou et de Sou tcheou ont la réputation de fournir un grand nombre de ces sortes de concubines : on y élève de jeunes filles bien faites, qu’on a achetées ailleurs : on leur fait apprendre à chanter, à jouer des instruments, et on les forme à tous les exercices propres des filles de qualité, pour les vendre ensuite bien chèrement à quelque riche mandarin.


Des seconds mariages.

Les hommes de même que les femmes, peuvent contracter un nouveau mariage, lorsque la mort a brisé les premiers liens qui les engageaient. Ceux-là, qui dans la première alliance qu’ils avaient contractée, devaient avoir égard au rang de la personne avec laquelle ils s’alliaient, ne sont plus dans la même obligation, lorsqu’ils passent à de secondes noces ; il leur est libre d’épouser solennellement qui ils veulent, et de choisir même parmi leurs concubines, celle qui leur plaît davantage, pour l’élever au rang et aux honneurs de femme légitime. Mais pour ces seconds mariages, il y a peu de formalités à observer.

Pour ce qui est des veuves, quand elles ont des enfants, elles deviennent absolument maîtresses d’elles-mêmes, et leurs parents ne peuvent les contraindre ni à demeurer dans la viduité, ni à s’engager par un nouveau mariage. On saurait même mauvais gré, à une veuve, qui ayant des enfants, passerait sans grande nécessité à de secondes noces, surtout si c’est une femme de condition : quand elle n’aurait été mariée que quelques heures, ou même simplement arrêtée, elle se croit obligée de passer le reste de ses jours dans le veuvage, et de témoigner par là le respect qu’elle conserve pour la mémoire de son mari défunt, ou de celui avec qui elle était engagée.

Il n’en est pas de même des personnes d’une condition médiocre : les parents qui cherchent à se dédommager d’une partie de la somme qu’elle a coûté au premier mari, peuvent la remarier, si elle n’a point d’enfants mâles, et souvent la forcent à le faire ; il arrive même quelquefois que le mari est arrêté, et l’argent livré, sans qu’elle en ait la moindre connaissance. Si elle a une fille qui soit encore à la mamelle, elle entre dans le marché de la mère. Elle n’a qu’un moyen de se délivrer de cette oppression, c’est qu’elle ait de quoi subsister de la part de ses parents, qu’elle dédommage ceux du mari défunt, ou bien qu’elle se fasse bonzesse ; mais c’est un état si décrié, qu’elle ne peut guère l’embrasser, sans se déshonorer. Cette violence est plus rare parmi les Tartares.

Aussitôt qu’une pauvre veuve a été vendue de la sorte, on voit arriver une chaise à porteur, avec bon nombre de gens affidés, qui la transportent dans la maison de son nouveau mari. La loi qui défend de vendre une femme, avant que le temps de son deuil soit expiré, est quelquefois négligée, tant on se presse de s’en défaire. Néanmoins lorsqu’on se plaint de son infraction, on embarrasse le mandarin, pour peu qu’il ait usé de connivence.


Les mariages lient indissolublement les contractants.

Les mariages que les Chinois contractent avec les solennités prescrites, les lient indissolublement. Il y a des peines sévères décernées par les lois contre ceux qui prostitueraient leurs femmes, ou qui les vendraient secrètement à d’autres ; si une femme s’enfuyait de la maison de son mari, celui-ci peut la vendre, après qu’elle a subi le châtiment ordonné par la loi. Si le mari abandonnait sa maison et sa femme, après trois ans d’absence, elle peut présenter une requête aux mandarins, et leur exposer sa situation, lesquels, après avoir mûrement examiné toutes choses, peuvent lui donner la liberté de prendre un autre époux. Elle serait rigoureusement châtiée, si elle se mariait sans observer cette formalité.

Il se trouve néanmoins des cas particuliers, où un mari peut répudier sa femme, tels que sont l’adultère, qui est très rare par les précautions qui se prennent à l’égard du sexe ; l’antipathie, ou l’incompatibilité des humeurs, la jalousie, l’indiscrétion, la désobéissance portées aux plus grands excès, la stérilité, et les maladies contagieuses. Dans ces occasions la loi autorise le divorce ; mais c’est ce qui arrive très rarement parmi les gens de qualité, et dont on ne trouve des exemples que parmi le peuple ; si un homme sans être autorisé par la loi, s’avisait de vendre sa femme ; et lui, et celui qui l’aurait achetée, de même que ceux qui y auraient coopéré par leur entremise, seraient très sévèrement punis.

Il y a d’autres occasions où l’on ne peut contracter un mariage, et où s’il avait été contracté, il devient absolument nul.

1° Si une fille a été promise à un jeune homme, de telle sorte que les présents aient été envoyés et acceptés par les parents des deux familles, elle ne peut plus se marier à un autre.

2° Si l’on a usé de supercherie, comme par exemple, si à la place d’une belle personne, qu’on avait fait voir à l’entremetteuse, on en substituait une autre d’une figure désagréable ; ou si l’on mariait la fille d’un homme libre avec son esclave ; ou bien si celui qui donnerait son esclave à une fille libre, persuadait aux parents de la fille, qu’il est son fils, ou son parent ; le mariage est déclaré nul, et tous ceux qui ont trempé dans cette fraude, sont rigoureusement châtiés.

3° Il n’est pas permis à un mandarin de lettres de s’allier à aucune famille de la province, ou de la ville dont il est gouverneur, et s’il lui arrivait de transgresser cette loi, non seulement le mariage serait nul, mais il serait condamné à une rude bastonnade.

4° Dans le temps du deuil de la mort d’un père et d’une mère, tout mariage est interdit à leurs enfants. Si les promesses s’étaient faites avant cette mort, l’engagement cesse, et le jeune homme qui a fait une semblable perte, doit en avertir par un billet les parents de la fille qui lui était promise : ceux-ci ne se tiennent point dégagés pour cette raison : ils attendent que le temps du deuil soit expiré, et ils écrivent à leur tour au jeune homme, pour le faire ressouvenir de son engagement ; s’il n’écoute pas la proposition, la fille est libre, et peut être mariée à un autre.

Il en est de même, s’il arrivait quelque affliction extraordinaire dans la famille, comme si, par exemple, le père ou un proche parent était emprisonné : le mariage n’est pas permis, à moins que le prisonnier n’y donne son agrément, et alors on ne fait point le festin des noces, et l’on s’abstient de tous les témoignages de joie, qui se donnent en de pareilles occasions.

5° Enfin les personnes qui sont d’une même famille, ou qui portent le même nom, quelque éloigné que soit leur degré d’affinité, ne peuvent se marier ensemble. Ainsi les lois ne permettent pas à deux frères d’épouser les deux sœurs, ni à un homme veuf de marier son fils avec la fille de la veuve qu’il épouse.

Si la police chinoise a eu tant de soin de régler les cérémonies, qui doivent accompagner les fonctions publiques et particulières, de même que tous les devoirs de la vie civile , et si le cérémonial entre sur cela dans les plus grands détails, il n’a eu garde d’oublier les devoirs de la piété filiale, sur laquelle, comme je l’ai dit plus d’une fois, toute la forme du gouvernement chinois est appuyée. Les jeunes gens témoins du respect et de la vénération à l’égard des parents défunts, par les honneurs qu’on ne cesse pas de leur rendre, comme s’ils vivaient encore, apprennent de bonne heure ce qu’ils doivent de soumission de d’obéissance, à leurs pères encore vivants.

Leurs anciens sages ont été convaincus, que ce profond respect qu’on inspire aux enfants pour leurs parents, les rend parfaitement soumis ; que cette soumission entretient la paix dans les familles ; que cette paix qui règne dans les familles particulières, produit le calme et la tranquillité dans les villes ; que ce calme empêche les révoltes dans les provinces, et met l’ordre dans tout l’empire ; c’est pourquoi ils ont prescrit tout ce qu’on doit observer dans le temps du deuil, dans les funérailles, et dans les honneurs qu’on doit rendre aux parents défunts.


Du deuil et du temps de sa durée.

Le deuil ordinaire doit durer trois ans, qu’on réduit communément à 27 mois ; et pendant ce temps là, on ne peut exercer aucune charge publique ; un mandarin est obligé de quitter son gouvernement ; et un ministre d’État, le soin des affaires de l’empire, pour vivre dans la retraite, et ne s’y occuper que de sa douleur et de la perte qu’il a faite, à moins que l’empereur pour de grandes raisons ne l’en dispense, ce qu’il fait très rarement ; ce n’est qu’après les trois ans expirés, qu’il lui est permis de reprendre son emploi.

Ces trois années passées dans la tristesse, marquent la reconnaissance qu’ils ont des soins que leurs parents ont pris d’eux, pendant les trois premières années de leur enfance, où ils avaient besoin d’un secours continuel. Le deuil des autres parents est plus ou moins long, selon le degré de parenté.

Cette pratique s’observe si inviolablement, que leurs annales conservent précieusement le souvenir de la piété de Ven kong roi de Cin : ce prince avait été chassé des États de son père Hien kong, par les adresses et les violences de Li ki sa marâtre ; il voyageait en divers pays pour dissiper son chagrin, et pour éviter les pièges que cette femme ambitieuse ne cessait de lui tendre, lorsqu’il fut averti de la mort de son père, et appelé par Mo kong, qui lui offrait des soldats, des armes, et de l’argent, pour se mettre en possession de ses États ; sa réponse fut, qu’étant un homme mort depuis sa retraite et son exil, il n’estimait plus rien que la vertu de la piété envers ses parents ; que c’était là son trésor ; et qu’il aimait mieux perdre son royaume dont il était déjà dépouillé, que de manquer aux derniers devoirs de piété, qui ne lui permettaient pas de prendre les armes en un temps destiné à la douleur, et aux honneurs funèbres qu’il devait à la mémoire de son père.

Le blanc est la couleur des habits de deuil, et parmi les princes et parmi les plus vils artisans ; ceux qui portent le deuil complet, ont leur bonnet, leur veste, leur surtout, leur bas, leurs bottes de couleur blanche. Dans les premiers mois du deuil qu’ils portent de leur père ou de leur mère, leur habit est une espèce de sac de toile de chanvre, rousse et fort claire, à peu près semblable à nos toiles d’emballage ; une espèce de corde éparpillée leur sert de ceinture : leur bonnet dont la figure est assez bizarre, est aussi de toile de chanvre. C’est par cet air lugubre, et par cet extérieur négligé, qu’ils affectent de témoigner la douleur qu’ils ressentent, d’avoir perdu ce qu’ils avaient de plus cher.

Ils lavent rarement les corps morts, mais ils revêtent le défunt de ses plus beaux habits, et le couvrent des marques de sa dignité : ensuite ils le mettent dans le cercueil qu’on lui a acheté, ou qu’il s’était fait construire pendant sa vie : car il est étonnant de voir jusqu’où va la prévoyance des Chinois, pour ne point manquer de cercueil après leur mort : tel qui n’aura pour tout bien que neuf ou dix pistoles, en emploiera une partie à se préparer un cercueil, quelquefois plus de vingt ans avant qu’il en ait besoin ; il le garde comme le meuble le plus précieux de sa maison, et il le considère avec complaisance ; quelquefois même le fils se vend ou s’engage, pour avoir de quoi procurer un cercueil à son père.

Les cercueils des personnes aisées sont faits de grosses planches épaisses d’un demi-pied et davantage, et se conservent longtemps : ils sont si bien enduits en dedans de poix et de bitume, et si bien vernissés en dehors, qu’ils n’exhalent aucune mauvaise odeur. On en voit qui sont ciselés délicatement, et tout couverts de dorures ; il y a des gens riches qui emploient jusqu’à trois cents, cinq cents, et même mille écus, pour avoir un cercueil de bois précieux, orné de quantité de figures.

Avant que de placer le corps dans la bière, on répand au fond un peu de chaux : et quand le corps y est placé, on y met ou un coussin, ou beaucoup de coton, afin que la tête soit solidement appuyée, et ne remue pas aisément : le coton et la chaux servent à recevoir l’humeur qui pourrait sortir du cadavre ; on met aussi du coton ou autres choses semblables, dans tous les endroits vides, pour le maintenir dans la situation où il a été mis. Ce serait selon leur manière de penser, une cruauté inouïe d’ouvrir un cadavre, et d’en tirer le cœur et les entrailles pour les enterrer séparément : de même que ce serait une chose monstrueuse de voir, comme en Europe, des ossements de morts, entassés les uns sur les autres.

Il est défendu aux Chinois d’enterrer leurs morts dans l’enceinte des villes, et dans les lieux qu’on habite ; mais il leur est permis de les conserver dans leurs maisons, enfermés dans des cercueils tels que je les ai dépeints : ils les gardent plusieurs mois, et même plusieurs années comme en dépôt, sans qu’aucun magistrat puisse les obliger de les inhumer.

On peut même les transporter dans d’autres provinces, et c’est ce qui se pratique, non seulement parmi les personnes de qualité, lesquels meurent hors de leur patrie dans les charges et dans les emplois qui leur ont été confiés : mais encore parmi le peuple qui est à son aise, et qui meurt dans une province éloignée, comme il arrive souvent aux gens de commerce. Un fils, vivrait sans honneur, surtout dans sa famille, s’il ne faisait pas conduire le corps de son père au tombeau de ses ancêtres, et on refuserait de placer son nom dans la salle où on les honore. Quand on les transporte d’une province à une autre, il n’est pas permis sans un ordre de l’empereur, de les faire entrer dans les villes, ou de les faire passer au travers, mais on les conduit autour des murailles.

On n’enterre point plusieurs personnes, même les parents, dans une même fosse, tant que le sépulcre garde sa figure. On vient quelquefois de fort loin visiter les sépulcres, pour examiner à la couleur des ossements, si un étranger a fini sa vie par une mort naturelle, ou par une mort violente ; mais il faut que ce soit le mandarin qui préside à l’ouverture du cercueil, et il y a dans les tribunaux de petits officiers, dont l’emploi est de faire ce discernement ; ils y sont très habiles. Il s’en trouve qui ouvrent les sépulcres pour dérober des joyaux, ou des habits précieux : c’est un crime à la Chine qui est puni très sévèrement.

Les sépultures sont donc hors des villes, et autant qu’on le peut, sur des hauteurs ; souvent on y plante des pins et des cyprès. Jusqu’à environ une lieue de chaque ville, on trouve des villages, des hameaux, des maisons dispersées çà et là, et diversifiées de bosquets, et d’un grand nombre de petites collines couvertes d’arbres, et fermées de murailles : ce sont autant de sépultures différentes, lesquelles forment un point de vue qui n’est pas désagréable.

La forme des sépulcres est différente selon les différentes provinces : la plupart sont bien blanchis, faits en forme de fer à cheval, et d’une construction assez jolie, On écrit le nom de la famille sur la principale pierre. Les pauvres se contentent de couvrir le cercueil de chaume, ou de terre élevée de cinq à six pieds, en espèce de pyramide. Plusieurs enferment le cercueil dans une petite loge de brique, en forme de tombeau.

Pour ce qui est des Grands et des mandarins, leurs sépulcres sont d’une structure magnifique ; ils construisent une voûte, dans laquelle ils renferment le cercueil ; ils forment au-dessus une élévation de terre battue, haute d’environ douze pieds, et de huit ou dix pieds de diamètre, qui a à peu près la figure d’un chapeau ; ils couvrent cette terre de chaux et de sable, dont ils font un mastic, afin que l’eau n’y puisse point pénétrer. Autour ils plantent avec ordre et symétrie, des arbres de différentes espèces. Vis-à-vis est une grande et longue table de marbre blanc et poli, sur laquelle est une cassolette, deux vases, et deux candélabres aussi de marbre, et très bien travaillés ; de part et d’autre on range en plusieurs files quantité de figures d’officiers, d’eunuques, de soldats, de lions, de chevaux sellés, de chameaux, de tortues, et d’autres animaux en différentes attitudes, qui marquent du respect et de la douleur : car les Chinois sont habiles à donner de l’âme aux ouvrages de sculpture, et à y exprimer toutes les passions.

On voit beaucoup de Chinois, qui pour donner de plus grands témoignages de leur respect et de leur tendresse pour leurs pères décédés, gardent trois ou quatre ans leurs cadavres ; tout le temps que dure le deuil, ils n’ont point d’autre chaise pour s’asseoir pendant le jour, qu’un escabeau couvert d’une serge blanche, et la nuit ils se couchent auprès du cercueil, sur une simple natte faite de roseaux. Ils s’interdisent tout usage de viandes et de vin ; ils ne peuvent assister à aucun repas de cérémonie, ni se trouver dans aucune assemblée publique. S’ils sont obligés de sortir en ville, ce qu’ils
ne font d’ordinaire qu’après un certain temps, la chaise même dans laquelle ils se font porter, est quelquefois couverte d’une toile blanche. Le tiao ou la cérémonie solennelle qu’on rend au défunt, dure ordinairement sept jours, à moins que quelque raison n’oblige à se contenter de trois jours.

Pendant qu’il est ouvert, tous les parents, et les amis qu’on a eu soin d’inviter, viennent rendre leurs devoirs au défunt ; les plus proches parents restent même dans la maison ; le cercueil est exposé dans la principale salle, qu’on a parée d’étoffes blanches, qui sont souvent entremêlées de pièces de soie noire et violette, et d’autres ornements de deuil ; on met une table devant le cercueil ; l’on place sur cette table, ou l’image du défunt, ou bien un cartouche où son nom est écrit, et qui est accompagné de chaque côté de fleurs, de parfums, et de bougies allumées.

Ceux qui viennent faire leurs compliments de condoléance, saluent le défunt à la manière du pays, c’est-à-dire, qu’ils se prosternent et frappent plusieurs fois la terre du front devant la table, sur laquelle ils mettent ensuite quelques bougies et quelques parfums, qu’ils apportent selon la coutume. Ceux qui étaient amis particuliers, accompagnent ces cérémonies de gémissements, et de pleurs, qui se font entendre quelquefois de fort loin.

Tandis qu’ils s’acquittent de ces devoirs, le fils aîné accompagné de ses frères, sort de derrière le rideau qui est à côté du cercueil, se traînant à terre avec un visage sur lequel est peinte la douleur, et fondant en larmes, dans un morne et profond silence : ils rendent les saluts avec la même cérémonie qu’on a pratiquée devant le cercueil. Le même rideau cache les femmes, qui poussent à diverses reprises les cris les plus lugubres.

Quand on a achevé la cérémonie, on se lève, et un parent éloigné du défunt, ou un ami étant en deuil, fait les honneurs ; et comme il a été vous recevoir à la porte, il vous conduit dans un autre appartement, où l’on vous présente du thé, et quelquefois des fruits secs, et d’autres semblables rafraîchissements, après quoi il vous accompagne jusqu’à votre chaise.

Ceux qui sont peu éloignés de la ville, y viennent exprès, pour rendre ces devoirs en personne ; ou si la distance des lieux ne leur permettait pas, ou qu’ils fussent indisposés, ils envoient un domestique avec un billet de visite, et leurs présents, pour faire leurs excuses. Les enfants du défunt, ou du moins le fils aîné, sont ensuite obligés de rendre la visite à tous ceux qui sont venus s’acquitter de ce devoir d’amitié ; mais on les exempte de la peine qu’ils auraient à voir tant de personnes ; il suffit qu’ils se présentent à la porte de chaque maison et qu’ils y fassent donner un billet de visite par un domestique.


Des obsèques.

Lorsqu’on a fixé le jour des obsèques, on en donne avis à tous les parents et amis du défunt, qui ne manquent pas de se rendre au jour marqué : la marche du convoi commence par ceux qui portent différentes statues de carton, lesquelles représentent des esclaves, des tigres, des lions, des chevaux, etc. Diverses troupes suivent, et marchent deux à deux ; les uns portent des étendards, des banderolles, ou des cassolettes remplies de parfums ; plusieurs jouent des airs lugubres sur divers instruments de musique.

Il y a des endroits où le tableau du défunt est élevé au-dessus de tout le reste : on y voit écrits en gros caractères d’or son nom et sa dignité : paraît ensuite le cercueil couvert d’un dais en forme de dôme, qui est entièrement d’étoffe de soie violette, avec des houppes de soie blanche aux quatre coins, qui sont brodées, et très proprement entrelacées de cordons. La machine dont nous parlons, et sur laquelle on a posé le cercueil, est portée par soixante-quatre hommes. Ceux qui ne sont point en état d’en faire la dépense, se servent d’une machine, qui n’exige pas un si grand nombre de porteurs. Le fils aîné à la tête des autres enfants, et des petits fils, suit à pied, couvert d’un sac de chanvre, appuyé sur un bâton, le corps tout courbé, et comme accablé sous le poids de sa douleur.

On voit ensuite les parents et les amis tous vêtus de deuil, et un grand nombre de chaises couvertes d’étoffe blanche, où sont les filles, les femmes et les esclaves du défunt, qui font retentir l’air de leurs cris.

Rien n’est plus surprenant que les pleurs que versent les Chinois, et les cris qu’ils font à ces sortes d’obsèques ; mais comme tout paraît à un Européen y être réglé, et se faire par mesure, l’affectation avec laquelle ils semblent témoigner leurs regrets, n’est pas capable d’exciter dans lui les mêmes sentiments de douleur dont il est témoin.

Quand on est arrivé au lieu de la sépulture, on voit à quelques pas de la tombe, des tables rangées dans des salles qu’on a fait élever exprès ; et tandis que les cérémonies accoutumées se pratiquent, les domestiques y préparent un repas, qui sert ensuite à régaler toute la compagnie.

Quelquefois après le repas, les parents et les amis se prosternent de nouveau, en frappant la terre du front devant le tombeau. Ordinairement on se contente de faire des remerciements. Le fils aîné et les autres enfants répondent à leurs honnêtetés par quelques signes extérieurs, mais dans un profond silence. S’il s’agit d’un grand seigneur, il y a plusieurs appartements à la sépulture, et après qu’on y a porté le cercueil, un grand nombre de parents y demeurent un ou même deux mois, pour y renouveler tous les jours, avec les enfants du défunt, les marques de leur douleur.


Des funérailles des chrétiens de la Chine.

Aux funérailles des chrétiens, on porte la croix sur une grande machine fort parée, et soutenue de plusieurs personnes, avec les images de la sainte Vierge, et de saint Michel Archange. On verra le détail des autres cérémonies dans la description que je fais plus bas, de celles qu’on observa à la mort du père Verbiest.

Celles qui se firent à l’enterrement du père Broglio parurent si magnifiques aux Chinois, qu’ils en firent imprimer la description. L’empereur honora son tombeau d’une épitaphe, et pour en faire les frais, il envoya dix pièces de toile blanche pour le deuil, deux cents onces d’argent, avec un mandarin, et d’autres officiers pour assister de sa part aux obsèques.


Détail des obsèques d'une impératrice.

Le deuil devient général dans tout l’empire, quand la mort attaque le trône. Lorsque l’impératrice mère fut enlevée au feu empereur Cang hi, le grand deuil dura cinquante jours. Pendant tout ce temps-là les tribunaux furent fermés, et l’on ne parla d’aucune affaire à l’empereur ; les mandarins passaient tout le jour au palais, uniquement occupés à pleurer, ou à en faire semblant ; plusieurs y passaient la nuit assis à l’air pendant le plus grand froid ; les fils même de l’empereur dormaient au palais, sans quitter leurs vêtements. Tous les mandarins à cheval, vêtus de blanc, et sans grande suite, allèrent pendant trois jours faire les cérémonies ordinaires devant le tableau de l’impératrice défunte. La couleur rouge était proscrite ; ainsi ils portaient le bonnet sans soie rouge, et sans aucun ornement.

Quand on porta le corps de l’impératrice au lieu de son dépôt, l’empereur voulut qu’on le fît passer par les portes ordinaires du palais, affectant de montrer par là combien il méprisait les idées superstitieuses des Chinois ; car c’est parmi eux un usage de faire de nouvelles ouvertures à leurs maisons, quand on doit transporter le corps de leurs parents décédés au lieu de leur sépulture, et de les refermer aussitôt, afin de s’épargner la douleur que leur causerait le fréquent souvenir du défunt, qui se renouvellerait toutes les fois qu’ils passeraient par la même porte où est passé le cercueil. Hors de la ville on bâtit un vaste et grand palais tout de nattes neuves, avec les cours, les salles, et les corps de logis, pour y placer le corps, jusqu’à ce qu’on le portât au lieu de la sépulture impériale.

Quatre jeunes demoiselles qui la servaient avec affection pendant la vie, voulaient l’accompagner à la mort, pour lui rendre les mêmes services dans l’autre monde ; elles avaient pris leurs atours, dans le dessein, selon l’ancienne coutume des Tartares, d’aller s’immoler devant le corps de leur maîtresse ; mais l’empereur, qui désapprouvait une coutume si barbare, les empêcha d’en venir à l’exécution. Ce prince a défendu d’observer désormais dans son empire, cette coutume extravagante qu’avaient les Tartares, de brûler les richesses, et même quelquefois des domestiques des grands seigneurs, lorsqu’on faisait leurs funérailles en brûlant leurs corps.


Obsèques des grands.

Les cérémonies qu’on observe aux obsèques des Grands, ont quelque chose de magnifique. On en pourra juger par celles qui se firent à la mort de Ta vang ye, frère aîné du feu empereur Cang hi, auxquelles quelques-uns de nos missionnaires furent obligés d’assister.

Le convoi commença par une troupe de trompettes et de joueurs d’instruments ; après quoi venaient deux à deux dans l’ordre suivant :

Dix porteurs de masses, qui étaient de cuivre doré.

Quatre parasols, et quatre dais de drap d’or.

Six chameaux à vide, avec une peau de zibeline pendue au col.

Six chameaux chargés de tentes et d’équipages de chasse, couverts de grandes housses rouges, qui traînaient jusqu’à terre.

Six chiens de chaise menés en laisse.

Quatorze chevaux de main sans selle, ayant seulement la bride jaune, et la zibeline pendante.

Six autres chevaux, portant de magnifiques valises pleines des habits qu’on doit brûler.

Six autres chevaux, avec des selles brodées, des étriers dorés etc.

Quinze cavaliers portant des flèches, des arcs, des carquois, etc.

Huit hommes portant chacun à la main une ceinture à la tartare toute complète, d’où pendaient des bourses, chargées de perles.

Dix hommes portant à la main des bonnets de toutes les saisons.

Une chaise découverte, semblable à celle où l’on porte l’empereur dans le palais. Une autre chaise avec des coussins jaunes.

Les deux fils du prince défunt, appuyés sur des eunuques, et s’efforçant de pleurer.

Le cercueil avec sa grande impériale jaune, porté par soixante ou quatre-vingts hommes, habillés de vert, avec des aigrettes rouges sur leurs bonnets.

Les ago en pelotons, entourés de leurs gens.

Les régulos, et autres princes.

Deux autres cercueils où étaient renfermées deux concubines qui s’étaient pendues, pour servir le prince dans l’autre monde, comme elles l’avaient servi dans celui-ci.

Les Grands de l’empire.

Les chaises de la femme du prince défunt, et des princesses ses parentes.

Une foule de peuples, de lamas, de bonzes fermaient la marche.

Toutes les huit bannières, avec tous les mandarins, grands et petits, étaient allées devant, et étaient rangées comme en bataille, pour recevoir le corps à l’entrée du jardin où il devait être déposé, jusqu’à ce qu’on eût construit le tombeau du prince.

Enfin l’on comptait à cette cérémonie plus de seize mille personnes.


Devoirs et honneurs qu'on rend aux ancêtres défunts.

Les devoirs et les honneurs qu’on rend dans chaque famille aux ancêtres défunts, ne se bornent pas au temps du deuil et de leur sépulture. Il y a deux autres sortes de cérémonies qui doivent s’observer chaque année à leur égard.

Les premières se pratiquent dans la salle des ancêtres, à certains mois de l’année ; car il n’y a point de famille qui n’ait un bâtiment fait exprès pour cette cérémonie. Ce bâtiment se nomme tse tang, c’est-à-dire, la salle des ancêtres. Là se rendent toutes les branches d’une même famille, composée quelquefois de sept à huit mille personnes car on a vu de ces assemblées qui étaient composées de 87 branches de la même famille. Alors il n’y a point de distinction de rang : l’artisan, le laboureur, le mandarin, le lettré, sont confondus ensemble, et ne se méconnaissent point. C’est l’âge qui règle tout, et le plus âgé, quoique le plus pauvre, aura le premier rang.

Il y a dans cette salle une longue table placée contre la muraille, et chargée de gradins. On voit sur cette table assez souvent l’image du plus considérable des ancêtres, ou du moins son nom avec les noms des hommes, des femmes, et des enfants de la famille, rangés des deux côtés, et écrits sur des tablettes, ou petites planches de bois, de la hauteur d’environ un pied, avec l’âge, la qualité, l’emploi et le jour que chacun d’eux est décédé.

Tous les parents s’assemblent dans cette salle au printemps, et quelquefois dans l’automne ; les plus riches font préparer un festin ; on charge plusieurs tables d’une quantité de plats de viandes, de jus de fruits, de parfums, de vin, et de bougies, à peu près avec les mêmes cérémonies, que leurs enfants pratiquaient à leur égard, lorsqu’ils étaient vivants, et qui se pratiquent à l’égard des mandarins le jour de leur naissance, ou quand ils prennent possession de leurs gouvernements. Pour ce qui est de ceux du petit peuple, qui n’ont pas le moyen d’avoir un bâtiment destiné à ces usages, ils se contentent de placer le nom des ancêtres les plus proches, dans l’endroit le plus apparent de leur maison.

Les autres cérémonies se pratiquent au moins une fois l’année, au lieu même de la sépulture des ancêtres. Comme les tombeaux sont hors de la ville, et souvent dans des montagnes, les enfants s’y rendent avec leurs parents chaque année, à un certain temps qui se trouve depuis le commencement d’avril jusqu’au commencement de mai ; ils commencent par arracher les herbes et les broussailles qui environnent le sépulcre ; après quoi ils leur donnent des marques de respect, de reconnaissance, et de douleur, avec les mêmes cérémonies qu’ils ont observées à leur mort ; puis ils mettent sur le tombeau du vin et des viandes, qui leur servent ensuite à se régaler tous ensemble.

On ne peut disconvenir que les Chinois, qui sont excessifs dans toutes leurs cérémonies, ne le soient encore plus dans la manière dont ils honorent les défunts ; mais c’est une maxime établie par leurs lois et par l’usage, qu’il faut rendre à ceux qui sont décédés, les mêmes honneurs qu’on leur rendait quand ils étaient vivants.

Dans le livre Lun yu Confucius dit, qu’il faut rendre les devoirs aux morts, comme s’ils étaient présents et pleins de vie : un de ses disciples expliquant ces paroles, dit que quand son maître offrait aux morts ce qu’on a coutume de leur présenter, il le faisait avec beaucoup d’affection ; et pour s’y porter davantage, il s’imaginait qu’il les voyait, et qu’il les entendait ; et parce qu’il y avait longtemps qu’ils étaient morts, il se les rappelait de temps en temps dans l’esprit.

Dans le livre du Li ki, le fameux Pe hu tung qui vivait sous l’empire de Han chao, dit que la raison pour laquelle on fait ce petit tableau, est que l’âme ou l’esprit du mort étant invisible, il faut un objet sensible, qui porte un enfant à se ressouvenir de ses parents, qui puisse arrêter son cœur et sa vue et lui donner de la consolation. Un père étant enterré, il ne reste plus rien aux enfants qui puisse fixer leurs cœurs ; c’est ce qui les porte à faire un tableau, pour lui faire honneur.

Les anciens Chinois se servaient d’un petit enfant, comme d’une image vivante, pour représenter le défunt : ceux qui sont venus depuis, ont substitué l’image ou la tablette, pour tenir en quelque sorte sa place, et ils rendent à cette représentation les mêmes devoirs qu’ils rendraient à leurs ancêtres, s’ils étaient en vie ; parce qu’il leur est plus aisé d’avoir cette tablette, que de trouver un enfant, toutes les fois qu’ils veulent témoigner à leurs parents morts, la reconnaissance qu’ils leur doivent de la vie, des biens, et de la bonne éducation qu’ils ont reçue d’eux.

Il est vrai que l’idolâtrie ayant été introduite dans l’empire, les bonzes ou tao ssëe, que des vues intéressées engageaient à tromper le peuple, ont mêlé dans ces cérémonies plusieurs pratiques superstitieuses, telles que sont celles de brûler du papier doré en forme de monnaie, et même des étoffes de soie blanche, comme si ces choses pouvaient leur servir dans l’autre monde ; de prêcher que les âmes se trouvent sur les tablettes où leurs noms sont écrits, et qu’elles se repaissent de la fumée des viandes et des parfums qu’on brûle.

Ces coutumes ridicules sont très éloignées de la véritable doctrine chinoise, et n’ont de force que parmi une troupe ignorante qui suit ces sortes de sectes ; et même quoique ces bonzes aient introduit leurs superstitions particulières, ils ne laissent pas de regarder toujours les anciennes cérémonies, comme autant de marques du respect filial, que les enfants doivent à leurs parents défunts.



  1. C’est la cour qui est devant la salle du trône
  2. La grande porte qui regarde le midi, ne s’ouvre que pour l’empereur, ou pour des cérémonies qui ont rapport à ses ancêtres
  3. C’est la salle dans laquelle l’empereur admet les ambassadeurs, où il fait les instructions publiques deux ou trois fois l’année, et où il reçoit le premier jour de l’an chinois, les respects de tous les officiers qui sont à Peking.
  4. Il y en a d’autres, où c’est la gauche
  5. Cette sorte de visite en cérémonie regarde les personnes d’égale distinction, comme de mandarin à un autre mandarin, à peu près de même ordre.
  6. Il n’y a que les officiers de ce rang qui aient droit de s’informer ainsi en cérémonie, de la santé de l’empereur
  7. Ces nerfs décharnés et déficelés, passent à la Chine pour un mets exquis.
  8. Voyez ci-devant la note de la page 135.
  9. C’est-à-dire vin d’agneau.