Description de la Chine (La Haye)/Des terres des Mantcheoux

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Scheuerlee (4p. 3-21).


I.


DES TERRES DES MANTCHEOUX.


Cette partie est divisée en trois grands gouvernements, dont on verra la grandeur par la carte même.


PREMIER GOUVERNEMENT.


Le premier est celui de Chin yang, que les Mantcheoux appellent Mougden. Il renferme tout l’ancien Leao tong, et est terminé au midi par la grande muraille, qui commence à l’est de Pékin, par un grand boulevard bâti dans l’océan. Il est renfermé à l’est, au nord, et à l’ouest, par une palissade plus propre à marquer ses limites, et à arrêter les petits voleurs, qu’à en défendre l’entrée à une armée. Car elle n’est faire que de pieux de bois de sept à huit pieds de hauteur, sans être terrassée par derrière, sans être défendue par un fossé, ni par le moindre ouvrage de fortification, même à la chinoise. Les portes ne valent pas mieux, et ne sont gardées que par quelques soldats.

Les Chinois n’ont pas laissé dans leurs livres géographiques, de donner le nom de muraille à cette palissade ; et cette expression a donné lieu à la diversité des sentiments sur la situation de la province de Leao tong, placée dans nos cartes, tantôt en deçà, et tantôt en delà de la grande muraille, suivant le sens que chaque auteur a donné aux mots chinois.

L’avantage qu’en tirait le gouvernement sous les empereurs était considérable, eu égard à leurs vues politiques : car il n’était pas permis aux sujets de la province de Leao tong de sortir de leur pays, ni d’entrer dans la Chine sans la permission des mandarins.

En deçà de cette palissade, étaient alors plusieurs places de guerre, fortifiée de leurs tours de briques et de leurs fossés, qui sont maintenant ou tout à fait détruites, ou à demi ruinées : elles sont effectivement inutiles sous le gouvernement des Mantcheoux, contre lesquels elles avaient été bâties par les princes de la famille précédente.

Chin yang ou Mougden est la capitale de tout le pays : les Tartares Mantcheoux ont pris soin de la faire bien rétablir, de l’orner de plusieurs édifices publics, et de la pourvoir de magasins d’armes, et de vivres. Ils la regardent comme la cour du royaume que forme leur nation, de sorte qu’après même leur entrée dans la Chine, ils y ont laissé les mêmes tribunaux souverains qui sont à Peking, excepté celui qu’on nomme Li pou[1].

Ces tribunaux ne sont composés que de leurs Tartares : tous les actes s’y dressent en caractères, et en langage mantcheou. Ces tribunaux sont en effet souverains, non seulement dans toute la province de Leao tong mais encore dans toutes les terres des Tartares immédiatement soumis à l’empereur ; ils décident de toutes les affaires de ces peuples avec la même autorité et dans la même forme, que les souverains tribunaux de Peking, et ils jugent de tout ce qui leur est rapporté par les tribunaux inférieurs de la Chine.

A Mougden est aussi la demeure d’un général tartare, qui a dans la ville même ses lieutenants généraux, avec grand nombre de soldats de la même nation : c’est ce qui y a attiré un grand nombre de Chinois des autres provinces, qui s’y sont établis, et qui font presque tout le commerce de la Tartarie.

Non loin des portes de la ville, sont deux magnifiques sépultures des premiers empereurs de la famille régnante, qui prirent le titre d’empereur, dès qu’ils commencèrent à dominer dans le Leao tong. L’une est du grand père de l’empereur, l’autre de son bisaïeul : toutes deux sont bâties suivant les règles et les desseins de l’architecture chinoise : mais ce qui n’est pas ailleurs, elles sont fermées d’une muraille épaisse, garnie de ses créneaux, et un peu moins haute que celle de la ville. Plusieurs mandarins mantcheoux de toute sorte de rang sont destinés à en avoir soin, et à faire dans le temps marqué certaines cérémonies, qu’ils pratiquent avec le même ordre, et les mêmes témoignages de respect, que si leurs maîtres vivaient encore.

Le trisaïeul de l’empereur est enterré à Inden. Ce lieu ressemble plutôt à un gros bourg, qu’à une ville, et la sépulture royale n’est que médiocrement bien bâtie ; c’est à Inden que les Mantcheoux commencèrent à établir le siège de leur empire sur les peuples chinois : les autres villes de cette province sont peu considérables, nullement peuplées, mal bâties, sans avoir d’autre défense qu’un mur, ou à demi ruiné, ou fait de terre battue, quoique quelques-unes comme Y tcheou, et King tcheou soient très bien situées, eu égard au commerce, et que leur terroir abonde même en coton.

La ville de Fong hoang tching est meilleure, beaucoup plus peuplée, et assez marchande, parce qu’elle est comme la porte du royaume de Corée : c’est par cette ville que les envoyés du roi, aussi bien que les marchands ses sujets doivent entrer dans l’empire, ce qui y attire grand nombre de Chinois, qui ont bâti dans le faubourg de bonnes maisons, et qui sont les correspondants des marchands de province. La principale marchandise qui s’y débite est une espèce de papier fait de coton, il est fort et de durée, mais il n’est ni bien blanc, ni fort transparent : il s’en fait cependant un grand commerce à Peking, où l’on s’en sert pour faire les châssis des palais et des maisons tant soit peu considérables.

Un mandarin mantcheou gouverne la ville sous le nom Hotongta. Il a sous lui plusieurs mandarins de sa nation : les uns pour gouverner les soldats de la garnison, et les autres pour avoir soin des affaires dont les Coréens ont à traiter avec l’empereur, et les sujets de l’empire.

La montagne Fong hoang chan donne le nom à la ville, et quoiqu’elle soit la plus célèbre du pays, nous sommes obligés de dire qu’elle n’a rien de particulier, ni dans sa hauteur, ni dans sa figure, ni dans ce qu’elle produit. Les gens du pays ignorent entièrement ce qui lui a fait donner ce nom.

Il y a apparence que le fameux oiseau fong hoang des Chinois n’est pas moins fabuleux que le phœnix des Arabes, et pour le dire une fois pour toutes, on ne peut guère compter sur les noms chinois, car les plus magnifiques ont été souvent donnés à des villes très misérables, même par leur situation, et à des montagnes également stériles et affreuses.

Ces noms ont cependant donné occasion à plusieurs fables rapportées dans les géographies chinoises : les auteurs, n’étant la plupart que de simples particuliers, n’ont pu avoir des connaissances exactes que d’un petit nombre de lieux, et ils ont été obligés de s’en rapporter aux contes, et aux discours populaires, qui se débitaient sur les raretés et sur les merveilles de chaque pays.

Ces livres répandus ensuite par plusieurs éditions, ont rempli les Chinois de si fausses idées sur la géographie et sur l’histoire naturelle de leur empire, que si on les en croit, à peine y a-t-il un terroir de ville, qui ne fournisse quelque chose d’extraordinaire, et de précieux ; ainsi il n’est pas surprenant que nos auteurs, qui ont écrit, ou sur ce qu’ils entendaient dire à des gens d’ailleurs respectables, ou sur les traductions, des ouvrages chinois, aient fait la nature beaucoup plus merveilleuse dans la Chine, que nous ne l’avons trouvée dans nos courses géographiques. Pouvaient-ils faire autrement ? Doit-on sans preuve positive rejeter ce qui est communément reçu parmi les honnêtes gens ? Ils ont dit alors ce que nous serions nous-mêmes contraints de dire maintenant, si nous n’avions pas examiné les choses par nous-mêmes.

Ainsi sans réfuter leurs relations, nous nous contenterons de communiquer les remarques que nous avons faites sur les lieux, avec une égale indifférence, et pour la censure de tant de personnes, qui se font un mérite de ne rien croire ; et pour le goût bizarre des autres, qui n’estiment ces sortes d’ouvrages qu’autant qu’ils y trouvent du merveilleux.

Suivant cette règle, nous ne dirons rien des montagnes voisines de Fong hoang, ni même des autres de cette province, parce qu'en effet elles n'ont rien de singulier, quoique nous n'ignorions pas ce qu'on en rapporte dans les lieux fort éloignés, et qu'on n'ose répéter dans le voisinage : la situation de toutes les montagnes tant soit peu célèbres est dans la carte, et un coup d'œil qu'on y jettera, les fera mieux connaître qu'un long discours.

Nous ne nous arrêterons pas non plus aux rivières de cette province, puisqu'elles n'ont rien qui les distingue de tant d'autres, dont nous donnons les noms dans chaque carte. Car le point de San tcha ho si fameux dans la province, n'est que le concours de trois rivières d'une largeur médiocre, qui après avoir arrosé le pays, se réunissent dans ce lieu, et sous ce nom commun se déchargent dans la mer, ce qui sans doute n'est pas une nouveauté.

Les terres de cette province, à parler en général, sont très bonnes : elles sont fertiles en froment, en millet, en légumes, en coton, et nourrissent de grands troupeaux de bœufs et de moutons, ce qu'on ne voit presque point dans les provinces de la Chine ; le riz y est rare, mais en récompense on y trouve une partie de nos fruits d'Europe, pommes, poires, noix, châtaignes, noisettes, qui croissent en abondance dans toutes les forêts.

Sa partie orientale, qui confine avec l'ancien pays des Mantcheoux, et avec le royaume de Corée, est fort déserte, et surtout fort marécageuse : ainsi on ne doit pas s'étonner de lire dans l'histoire chinoise que sous la famille Tang tchao, l'empereur fut obligé de faire une levée de vingt de nos grandes lieues, pour faire passer son armée dans la Corée, qu'il voulait contraindre à l'hommage que le roi lui refusait : car lorsqu'il a plu dans ces quartiers, ce qui y est fort fréquent, l'eau s'imbibe si généralement, et si avant dans la terre, que les penchants des collines sur lesquels on tâche de faire route, ne sont guère moins marécageux que le bas des plaines.

On voit encore dans plusieurs endroits de cette contrée, des ruines de bourgs et de villages détruits dans les guerres des Chinois avec les Coréens ; mais on n'y trouve nul monument de pierre, ni autre chose qui puisse servir ou de preuve, ou d'éclaircissement à cette partie de l'histoire.


DEUXIÈME GOUVERNEMENT.


Le second grand gouvernement est celui de Kirin oula hotun : il comprend tout ce qui est enfermé entre la palissade orientale de la province de Leao tong qui lui reste à l'ouest, entre l'océan oriental qui le termine à l'est, entre le royaume de Corée qui est au sud, et le grand fleuve Saghalien ou la, dont l'embouchure est un peu au-dessus du 53e parallèle, dont il est borné au septentrion : ainsi son étendue en latitude n'est pas moindre de 12 degrés et en comprend presque 20 en longitude.

Ce pays n’est presque point habité, il n'y a que trois villes très mal bâties et entourées d'une muraille de terre ; la principale est située sur le fleuve Songari, qui dans cet endroit s'appelle Kirin oula, dont elle tire son nom, car cette dénomination Kirin oula hotun signifie la ville du fleuve Kirin : elle est la demeure du général d'armée mantcheou, qui a tous les droits de vice-roi, et qui commande à tous les mandarins, aussi bien qu'à toutes les troupes.

La seconde nommée Pedné, ou Pétouné est aussi sur le même fleuve Songari à 45 lieues de Kirin oula hotun, mais, presqu'à son nord-ouest : elle est beaucoup moins considérable, et n’est presqu'habitée que par des soldats tartares et des gens exilés, sous le commandement d'un lieutenant général.

La troisième ville, que la famille régnante regarde comme son ancienne patrie, est située sur la rivière Hourka pira, qui se décharge au nord dans la Songari oula : on l'appelle ordinairement Ningouta, quoiqu'elle dut être appelée Ningunta, car ces deux mots tartares signifiant sept chefs, expriment bien le commencement de leur royaume, établi d'abord par les sept frères du trisaïeul de l'empereur, qui sut les réunir dans cet endroit avec toutes leurs familles, et se faire obéir de gré ou de force de tout le reste de sa nation, laquelle alors était répandue dans les déserts qui s'étendent jusqu'à la mer Orientale, et se partageait en petits hameaux composés de gens de même famille.

Cette ville est aujourd'hui la résidence d'un lieutenant général mantcheou de qui dépendent toutes les terres des Mantcheoux anciens et nouveaux, qui sont aussi nommés Ilan hala tase, de même que tous les villages des Yupi tase et de quelques autres nations encore moins considérables, qu'on trouve en descendant vers l'embouchure du Saghalien oula, et le long des bords de la mer.

Comme c’est dans ces vastes régions que se trouve la plus précieuse des plantes, au sentiment des Chinois et des Tartares, et que ces Yupi tase sont obligés de payer un tribut de peaux de zibelines, le commerce de Ningouta est considérable, et y attire grand nombre de Chinois des provinces les plus éloignées : leurs maisons jointes à celles des soldats, font des faubourgs au moins quatre fois plus grands que la ville.

L'empereur a même pris soin de faire repeupler la campagne par les Tartares et par les Chinois, qui suivant les lois, doivent être condamnés à l'exil pour certains crimes : aussi trouvâmes-nous des villages, quoique nous fussions assez éloignés de Ningouta, où nous prîmes des rafraîchissements. Ils ont de quoi vivre, et ils recueillent surtout grande quantité de millet, et d'une espèce de grain que nous n'avons pas, nommé par les Chinois du pays mai se mi, comme s'il tenait le milieu entre le froment et le riz : mais quoiqu'il en soit du nom, il est bon à manger, et d'un grand usage dans ces pays froids : peut-être viendrait-il dans certains pays de l'Europe, où les autres blés ne sauraient croître.

L’avoine qu’on ne trouve presque point ailleurs, est ici en abondance, et sert à nourrir les chevaux, ce qui paraissait nouveau à nos compagnons tartares élevés à Peking où les chevaux sont nourris d’une espèce de fèves noires, dont le débit est grand dans toutes les provinces boréales de l’empire. Le riz et le froment n’y sont pas communs, soit que la terre n’y soit pas propre, soit que ces nouveaux habitants trouvent mieux leur compte à avoir beaucoup de grains que d’en avoir moins, quoique d’une meilleure espèce.

Au reste il ne nous paraît pas aisé de dire pourquoi tant de pays, qui n’ont de hauteur que 43, 44, 45 degrés sont si différents des nôtres par rapport aux saisons, et aux productions de la nature, qu’on ne peut pas même les comparer à nos provinces les plus septentrionales : mais du moins il est aisé de juger que la qualité d’un pays dépend encore plus des terres qui abondent plus ou moins en esprits de nitre, que de leur situation par rapport au ciel.

Le froid commence dans ces quartiers plus tôt qu’à Paris, bien qu’on ne se trouve à sa hauteur que près le cinquantième, on en sent déjà la violence au commencement de septembre ; le huitième de ce mois nous nous trouvâmes à Tondon premier village des Tartares Ke tching ta tse, et nous fûmes tous obligés de prendre des habits fourrés de peaux d’agneaux, que nous ne quittâmes plus. On commença même à craindre que le fleuve Saghalien oula, quoique très profond et très large, ne vînt à se glacer, et que la glace n’arrêtât nos barques : en effet, tous les matins les bords se trouvaient pris à une certaine distance, et les habitants assuraient que dans peu de jours la navigation deviendrait dangereuse par le choc des quartiers de glace que ce fleuve charrierait.

Ce froid est entretenu par les grandes forêts du pays, qui deviennent encore plus fréquentes et plus épaisses, à mesure qu’on avance vers les bords de la mer Orientale : nous fûmes neuf jours à en traverser une, et nous étions obligés de faire couper par les soldats mantcheoux un certain nombre d’arbres, afin d’avoir un espace assez vaste pour les observations des hauteurs méridiennes du soleil.

Quand on est sorti de ces bois, on ne laisse pas de trouver de temps en temps des vallées couvertes d’une belle herbe, et arrosées de ruisseaux d’une bonne eau, dont les bords sont semés de différentes espèces de fleurs, mais toutes très communes dans nos provinces, si vous en exceptez les lys jaunes qui font d’une très belle couleur : nos Mantcheoux en faisaient beaucoup de cas.

Ces lys, quant à la figure et à la hauteur, ne sont point différents de nos lys blancs, mais ils sont d’une odeur beaucoup plus douce. Nous n’en fûmes pas surpris, puisque les roses, que nous trouvions dans ces vallées, n’avaient pas l’odeur des nôtres, et que nos tubéreuses transplantées à Peking y sont devenues moins odoriférantes : les plus beaux lys jaunes ne naissent pas loin de la palissade de Leao tong. Après en être sortis et avoir fait sept à huit de nos lieues, nous en trouvâmes en quantité, entre le quarante-un et le quarante-deuxième parallèle, dans une plaine, qui, sans être marécageuse, était un peu humide, et qui est restée inculte depuis l’entrée des Mantcheoux : elle est arrosée d’un côté d’une petite rivière, et bordée de l’autre d’une chaîne de petites collines.

Mais parmi les plantes de tous ces pays, la plus précieuse, comme aussi la plus utile, qui attire dans ces déserts un grand nombre d’herboristes, est la fameuse plante appelée par les Chinois gin seng, et par les Mantcheoux, orhota, c’est-à-dire, la première ou la reine des plantes : elle est également estimée des uns et des autres, à cause des bons effets qu’elle produit, soit dans les maladies considérables de plusieurs espèces, soit dans les épuisements de forces causés par des travaux excessifs de corps, ou d’esprit ; aussi a-t-elle fait de tout temps la principale richesse de la Tartarie orientale : car quoiqu’elle se trouve de même dans la partie septentrionale de la Corée, ce qu’il y en a se consume dans le royaume.

On peut juger de ce qu’elle coûtait autrefois, par ce qu’elle se vend encore aujourd’hui à Peking : l’once de bon gin seng coûte sept à huit onces d’argent, quoiqu’il y ait un perpétuel commerce entre les Tartares et les Chinois, qui se servent adroitement de ce flux et reflux continuel de mandarins et de soldats obligés d’aller et de revenir, suivant les diverses commissions qu’ils ont pour Peking, ou pour Kirin oula et Ningouta et qui passent ensuite dans les terres qui produisent le gin seng, ou en cachette, ou avec le consentement tacite des gouverneurs.

Mais l’année 1709 que nous fîmes la carte, l’empereur souhaitant que ses Mantcheoux profitassent de ce gain préférablement aux Chinois, avait donné ordre à dix mille de ses soldats, qui sont au-delà de la grande muraille, d’aller ramasser eux-mêmes tout ce qu’ils pourraient trouver de gin seng, à condition que chacun en donnerait à Sa Majesté deux onces du meilleur, et que le reste serait payé au poids d’argent fin. Par ce moyen on comptait que l’empereur en aurait cette année vingt mille livres chinoises, qui ne coûteraient guère que la quatrième partie de ce qu’elles valent ici.

Cette expédition nous fut utile, car les commandants mantcheoux, partagés en différents quartiers avec leurs gens, suivant l’ordre de l’empereur, qui avait porté jusque-là sa prévoyance, vinrent les uns après les autres nous offrir une partie de leurs provisions, et nous obligèrent à accepter au moins quelques bœufs pour notre nourriture.

Ces amitiés nous rendirent encore plus sensibles aux peines de ces bataillons d’herboristes : car ils fatiguent beaucoup en cette sorte d’expédition : dès qu’ils commencent leurs recherches, ils sont obligés de quitter leurs chevaux, et leurs équipages, ils ne portent ni tente, ni lit, ni d’autre provision, qu’un sac de millet rôti au four. Ils passent la nuit couchés à terre sous un arbre, ou dans quelques misérables cabanes faites à la hâte de branches d’arbres.

Les officiers campés à une certaine distance dans les lieux propres à faire paître les bêtes, font examiner leur diligence par des gens qu’ils envoient leur porter quelques pièces de bœuf, ou de gibier : ce qu’ils ont le plus à craindre, ce sont les bêtes sauvages, et surtout les tigres, contre lesquels ils doivent incessamment être en garde : si quelqu’un ne revient pas au signal qui rappelle toute la troupe, on le suppose ou dévoré par les bêtes, ou égaré par sa faute, et après l’avoir cherché un ou deux jours, on continue à faire une nouvelle répartition de quartiers, et à travailler avec la même ardeur à la découverte commencée.

Tant de peines et de périls sont comme inévitables, parce que cette plante ne croît que sur le penchant des montagnes couvertes de bois, sur le bord des rivières profondes, et autour des rochers escarpés. Si le feu prend à la forêt, et en consume quelque partie, elle n’y paraît que trois ou quatre ans après l’incendie ; ce qui semblerait prouver qu’elle ne peut souffrir la chaleur : mais comme on n’en trouve point au-dessus de quarante-sept degrés de latitude, où le froid est encore plus sensible, on ne peut pas dire non plus qu’elle s’accommode des terres trop froides.

On la distingue aisément de toutes les herbes qui l’environnent, et souvent par un bouquet de fruit fort rond d’une couleur rouge porté sur une tige qui s’élève d’entre les branches. Telle était celle que nous examinâmes Hon tchun au quarante-deuxième degré, 55 minutes, vingt-six secondes, à deux lieues de la Corée : c’est le principal village des Tartares originairement Koel ka ta se, mais maintenant confondus avec les Mantcheoux, dont ils parlent la langue, et habitent le pays ; la plante qui était haute d’un pied et demi, n’avait qu’un nœud, d’où naissaient quatre branches, qui s’écartaient ensuite également l’une de l’autre, sans sortir sensiblement d’une même plante ; chaque plante avait cinq feuilles, et l’on prétend qu’il y a toujours ce nombre, à moins qu’il n’ait été diminué par quelque accident.

La racine seule sert dans l’usage de la médecine : elle a cela de particulier, qu’elle marque le nombre de ses années par les restes des tiges qu’elle a poussées, et qu’en faisant connaître son âge, elle fait croître son prix : car les plus grosses et les plus fermes sont les meilleures : mais tout ceci se comprendra encore mieux par sa figure qui a été dessinée[2] sur le lieu même par le père Jartoux.

Cette plante nous fut apportée avec trois autres par un des habitants de Hon tchun, qui était allé les chercher à cinq ou six lieues. C’est là toute l’étendue du pays de ces Koel ka ta se : ce pays est d’ailleurs assez agréable et, ce qui est rare parmi les Tartares, il est assez bien cultivé, soit que cela vienne de la nécessité où ils se trouvent à cause de leur éloignement des Mantcheoux : car les plus voisins sont à quarante lieues, et le chemin qui y conduit est très difficile ; soit qu’ils aient profité de l’exemple des Coréens, dont les collines coupées par étages, sont cultivées jusqu’au sommet avec un travail incroyable.

Ce fut un spectacle nouveau pour nous, qui avions traversé tant de forêts, et côtoyé tant de montagnes affreuses, de nous trouver sur le bord du fleuve nommé Tou men oula, qui d’un côté n’avait que des bois, et des bêtes sauvages, et qui nous offrait de l’autre tout ce que l’art et le travail produisent dans les royaumes les mieux cultivés. Nous y voyions des villes entourées de leurs murailles ; et en plaçant nos instruments sur des hauteurs voisines, nous déterminâmes géométriquement la situation des quatre qui ferment la Corée au septentrion ; mais comme les Coréens qui étaient au-delà du fleuve n’entendaient ni les Tartares, ni les Chinois qui étaient avec nous, nous ne pûmes savoir le nom de ces villes, que quand nous fûmes arrivés à Hon tchun où sont les interprètes, dont les Tartares se servent dans le commerce continuel, qu’ils ont avec les Coréens.

On a mis sur la carte les noms des villes, tels qu’ils se trouvent sur la carte de l’empereur, où ils sont en chinois, car ce royaume depuis un temps immémorial dépend de l’empire chinois, dont les Coréens ont pris les habits, qu’ils portent encore aujourd’hui, et dont le consentement est nécessaire pour que le prince héritier puisse prendre la qualité de roi.

Le Tou men oula, qui les divise des Tartares, se jette dans l’océan Oriental à dix lieues de Hon tchun. Comme ce point était important, nous fîmes tirer une base de quarante-trois lys chinois, jusqu’à une haute colline, qui est presqu’au bord de la mer, d’où l’on pouvait voir deux des villes, que nous avions déjà fixées par les observations précédentes, et d’où l’on distinguait l’embouchure du Tou men oula : ainsi on peut s’assurer d’avoir dans notre carte les limites justes du royaume de Corée, du côte de la Tartarie ; et si nous y fussions entrés, comme on le proposa à l’empereur, qui ne le jugea pas à propos, il n’y aurait plus rien à souhaiter sur la géographie.

Ce que nous avons ajouté sur l’orient et sur le dedans du royaume, nous l’avons établi sur les mesures que l’empereur fit prendre l’année suivante par un de ses envoyés suivi d’un mandarin du Tribunal des mathématiques, qui prit hauteur dans la capitale nommée Chao sien, ou King ki tao et sur les cartes des Coréens, qui nous furent communiquées.

Ainsi nous ne saurions répondre de la justesse de la position des villes orientales, ni de plusieurs qui sont au midi : mais après tout la carte que nous en donnons, sera incomparablement meilleure, que celles qui ont paru jusques-ici, lesquelles n’ont été faites que sur des rapports incertains, ou sur des traductions de quelques géographes chinois, qui certainement n’ont pas même vu les limites du royaume : encore moins ont-ils pris l’instrument à la main pour en fixer quelques points, ce qui est cependant absolument nécessaire : car la géographie est une science laborieuse, les spéculations du cabinet ne suffisent point, et elle ne peut se perfectionner que par des ouvrages, et des observations pénibles, dont l’indolence des docteurs chinois ne s’accommode point. Ils appellent la Corée, Kaoli koue [3] : les Mantcheoux la nomment Solgon, Kouron. Le nom Tou men oula, qui est commun dans l’usage, est un nom mantcheou, qui répond à l’exposition chinoise Van li kiang, c’est-à-dire, fleuve de dix mille lys ou stades chinois, ce qui reviendrait à mille de nos lieues, ce qu’on démontre être faux par la carte même.

Sur le bord opposé aux Tartares, les Coréens avaient bâti une bonne muraille presque semblable à celle du nord de la Chine : elle est détruite entièrement vers Hon tchun, depuis que la Corée fut désolée par les Mantcheoux, dont elle fut la première conquête, mais elle subsiste encore presque entière en des endroits plus éloignés, vis-à-vis desquels nous passâmes.

Après le Tou men oula en avançant toujours dans l’ancien pays des Mantcheoux on trouve un fleuve nommé Sui fond pira, dont nous prîmes aussi l’embouchure dans l’océan oriental ; il est fort célèbre parmi ces Tartares, et ne mérite guère de l’être : on y voit des vestiges d’une ville appelée Fourdan hotun, qui peut-être passait alors parmi eux pour une bonne place ; elle était située dans un terrain plein, assez découvert, propre à la culture, et facile à être fortifié, mais ce devait être bien peu de chose, car l’enceinte en est très petite : elle ne consiste que dans une faible muraille de terre défendue d’un petit fossé : les autres rivières de ce pays sont beaucoup moins considérables que Sui fond pira et de là vient apparemment l’estime que les anciens Mantcheoux en font encore.

La rivière d’Ousouri est sans comparaison plus belle par la netteté de ses eaux, et par la longueur de son cours : elle se jette dans le Saghalien, dont nous avons déjà parlé, mais elle appartient aux Tartares nommés par les Chinois Yu pi ta se, dont les villages occupent les bords. Elle reçoit grand nombre de ruisseaux, et quelques grandes rivières, que nous n’avons pas oublié.

Il faut qu’elle soit extraordinairement poissonneuse, puisqu’elle fournit des poissons à ses habitants, autant qu’il en faut pour se faire des habits de leurs peaux, et pour vivre de leur chair. Les Tartares savent passer ces peaux, les teindre en trois ou quatre couleurs, les couper proprement, et les coudre d’une manière si délicate, qu’on les croit d’abord cousues avec du fil de soie : ce n’est qu’en défaisant quelques coutures, qu’on s’aperçoit que ce filet n’est qu’une courroie très fine, coupée d’une peau encore plus mince.

La forme des habits est la même que celle des Mantcheoux, qui est aussi maintenant celle des Chinois de toutes les provinces. La seule différence qu’on y remarque, est que l’habit long de dessous est bordé ordinairement d’une bande de différente couleur verte, ou rouge, sur un fond blanc, ou gris. Les femmes ont au bas de leur longs manteaux de dessus, des deniers de cuivre, ou des petits grelots qui avertissent de leur arrivée. Leurs cheveux partagés en plusieurs tresses pendantes sur les épaules sont chargés de petits miroirs, d’anneaux, et d’autres bagatelles, qu’elles regardent comme autant de joyaux.

La manière de vivre de ces Tartares n’est pas moins incroyable. Ils passent tout l’été à pêcher. Une partie du poisson est destinée à faire de l’huile pour la lampe : l’autre leur sert de nourriture journalière : enfin la troisième est séchée au soleil sans être salée, car ils n’ont point de sel, et fournit les provisions de l’hiver. Les hommes et les bêtes s’en nourrissent, pendant que les rivières sont gelées.

Nous remarquions pourtant beaucoup de force et de vigueur dans la plupart de ces pauvres gens : mais la chair des animaux à manger, qui sont très rares dans tout ce pays, est d’un goût qui n’est pas tolérable. Quoiqu’on nous en eût averti, nous avions peine à le croire. Nous fîmes chercher un petit cochon, c’est ce qu’ils estiment le plus, nous le fîmes apprêter à la manière ordinaire, mais dès que nous en eûmes goûté, nous fûmes obligés de le renvoyer : les valets mêmes, tout affamés qu’ils étaient de viande, parce qu’ils ne vivaient depuis longtemps que de poisson, n’en pouvaient souffrir le mauvais goût. Les chiens de ce pays tirent les traîneaux sur les rivières glacées, et sont fort estimés.

Nous rencontrâmes en retournant la dame d’Ousouri, qui venait de Peking, où son mari, le chef général de la nation, était mort : il y jouissait des honneurs et des prérogatives de garde du corps. Elle nous dit qu’elle avait cent chiens pour son traîneau. Un qui est fait à la route va devant, ceux qui sont attelés, le suivent sans se détourner, et s’arrêtent en certains endroits, où on les remplace par d’autres pris dans la troupe venue à vide. Elle nous protesta qu’elle avait fait souvent de suite cent lys chinois, c’est-à-dire, dix de nos grandes lieues.

Au lieu de nous apporter du thé, comme c’est la coutume parmi les Chinois, et les autres Tartares, ses domestiques nous apportèrent sur un bandege de rotin assez propre, de petits morceaux d’esturgeons : cette dame, qui savait le chinois, avait l’air et les manières bien différentes de ces Yu pi ta se qui, généralement parlant, paraissent être d’un génie paisible, mais pesant, sans politesse, sans teinture de lettres, et sans le moindre culte public de religion. Les idoles même de la Chine n’ont point encore pénétré jusques chez eux. Apparemment que les bonzes ne s’accommodent pas d’un pays si pauvre, et si incommode, où l’on ne sème ni riz, ni froment, mais seulement un peu de tabac dans quelques arpents de terre qui sont près de chaque village, sur les bords de la rivière. Un bois épais et presque impénétrable couvre le reste des terres, et produit des nuées de cousins, et d’autres semblables insectes, qu’on ne dissipe qu’à force de fumée.

Nous avons en Europe presque tous les poissons qu’on prend dans ces rivières, mais nous n’avons pas cette quantité d’esturgeons, qui fait la principale pêche de cette nation. Si on l’en croît, l’esturgeon est le roi des poissons, il n’y a rien qui l’égale : ils en mangent certaines parties, sans même les montrer au feu, prétendant par ce moyen profiter de toutes les vertus qu’ils leur attribuent.

Après l’esturgeon ils estiment fort un poisson, que nous ne connaissons pas : il est en effet un des meilleurs qu’on puisse manger ; il a presque la longueur et la forme d’un petit thon, mais il est d’une plus belle couleur : sa chair est tout à fait rouge, c’est ce qui le distingue des autres ; il est rare, et nous n’en pûmes jamais voir qu’une ou deux fois.

Ces Yu pi ta se se servent ordinairement de dard pour prendre les grands poissons, et de filets pour prendre les autres. Leurs barques sont petites, et leurs esquifs ne sont faits que d’écorce d’arbre si bien cousue, que l’eau ne peut y entrer. Leur langue paraît mêlée partie de celle des Mantcheoux qui sont leurs voisins à l’ouest, et au sud, et partie de celle des Ke tcheng ta tse, qu’ils ont au nord, et à l’est : car les chefs des villages, qui sans doute n’étaient pas sortis loin de leur district, entendaient en gros ce que disaient les uns et les autres.

On ne doit pas donner à ces chefs le nom de mandarins, puisqu’ils n’en ont ni le pouvoir, ni les marques, et que d’ailleurs ils sont si peu considérables, que ce serait en donner de fausses idées à ceux qui ont vu le train du moindre mandarin de la Chine : aussi nous n’avons jamais entendu, ni Tartare, ni Chinois donner à ce pays le nom de royaume, dont quelques écrivains l’ont honoré.

Il faut dire la même chose du pays de Ke tcheng ta tse, quoiqu’il s’étende depuis Tondon, dont nous avons parlé, jusqu’à l’océan, suivant le cours de fleuve Saghalien ou la : car dans un si long espace, qui est presque de cent cinquante lieues, on ne trouve que des villages médiocres, placés presque tous sur l’un et l’autre bord de ce grand fleuve. Leur langue est différente de celle des Mantcheoux, qui la nomment Fiatta : cette langue fiatta est aussi celle apparemment des Tartares, qui sont depuis l’embouchure du Saghalien ou la, jusqu’au 55e parallèle, qui sert ici de limites septentrionales à la Tartarie orientale soumise à l’empereur. Ils ne se font point raser la tête suivant la coutume présente de l’empire : ils ont les cheveux attachés par un nœud d’une espèce de ruban, ou par une bourse derrière la tête. Ils nous parurent plus ingénieux que les Yu pi ta se : ils répondaient clairement aux questions que nous leurs faisions sur la géographie de leur pays, et ils étaient attentifs à nos opérations.

Comme nous leur eûmes témoigné que nous resterions volontiers parmi eux, pour leur enseigner la véritable doctrine, qui seule pouvait les rendre heureux : ils nous firent réponse qu’ils n’osaient pas espérer une telle grâce, mais que si quelqu’un de nous voulait bien venir les instruire, toute leur nation le regarderait comme un homme descendu du ciel.

Ils nous apprirent les premiers, ce que nous ne savions pas, qu’il y avait vis-à-vis l’embouchure du Saghalien ou la une grande île habitée par des gens semblables à eux. Dans la suite l’empereur y a envoyé des Mantcheoux, qui y ont passé sur les barques de ces Ke tcheng ta tse lesquels demeurent au bord de la mer, et ont commercé avec les habitants de la partie occidentale de l’île.

Si ces messieurs avaient également mesuré en parcourant la partie australe, comme ils ont fait en allant vers l’orient, et revenant par le septentrion au lieu d’où ils étaient partis, on aurait une parfaite connaissance de cette île ; mais ils ne nous ont apporté ni les noms des villages, ni les mesures du côté du midi : ainsi nous n’avons tracé la partie australe que sur les rapports de quelques habitants, et sur ce qu’au-delà du 51e on ne voit aucune terre ferme étendue le long de la côte, ce qui toutefois devrait être, si l’île était plus longue.

Elle est appelée diversement par les gens du continent, suivant les divers villages de l’île, où ils ont accoutumé d’aller, mais le nom général qui lui conviendrait, serait Saghalien anga hata, île de l’embouchure du fleuve Noir, puisque c’est par cette expression qu’ils s’accordent à la désigner. Le nom Huyé que quelques gens de Peking ont suggéré, est parfaitement inconnu et aux Tartares du continent, et aux habitants de l’île.

Les Mantcheoux qui y ont été envoyés, n’ont appris que les noms des villages par où ils ont passé, et le défaut de commodité les a obligés à revenir plus tôt qu’ils n’auraient souhaité. Ils disent que ces insulaires ne nourrissent ni chevaux, ni autres bêtes de charge, qu’ils ont cependant en plusieurs endroits une espèce de cerfs domestiques, qui tirent leurs traîneaux, et qui suivant la peinture qu’ils en ont fait, sont semblables à ceux dont on se sert dans la Norvège : ils n’ont point entendu parler de terre de Iesso : elle doit être en effet plus basse vers le sud de 5 à 6 degrés suivant nos cartes, et les cartes portugaises du Japon, d’où cette île n’est pas éloignée, ne passant apparemment pas au-delà du 45e degré de latitude : ce que nous laissons aux autres à déterminer au juste.

Mais ce que nous pouvons dire avec certitude, c’est que rien n’est plus fabuleux que ce pays de Iesso, comme le nomment les géographes chinois, qu’ils font d’une très grande étendue, et qu’ils veulent être une partie de la Tartarie orientale, habitée par une nation belliqueuse et redoutable aux Japonais : car outre ce que nous avons déjà dit des bords de la mer, dont nous avons fixé plusieurs points, en déterminant l’embouchure de plusieurs rivières, les Mantcheoux Yu pi ta se et Ke tcheng ta tse dont les terres sont contigües, et qui battent continuellement la campagne pendant le temps de leur chasse des martres zibelines, dans toutes les terres qui sont à l’est et à l’ouest de leurs habitations, jusqu’auprès du 55e parallèle, pourraient-ils ne pas connaître des gens si terribles, dont le corps est tout velu, dont les moustaches sont pendantes jusques sur la poitrine, et qui ont l’épée attachée par la pointe derrière la tête ; dont le pays, suivant ces géographes, devrait au moins commencer vers le 43e degré, c’est-à-dire, tout auprès de Hontchun, où nous n’avons trouvé qu’un petit nombre de Koel ka ta tse, confondus maintenant, ainsi que nous l’avons déjà remarqué, avec les Mantcheoux, tant pour le langage que pour les manières. C’est pourquoi, sans examiner davantage si les auteurs chinois ont entendu par Ye tze, ce que nous connaissons sous le nom de Iesso, il suffit de savoir que tout ce qu’ils ont dit de cette partie du continent et de ses habitants n’a rien de réel, et qu’on doit s’en tenir à ce que les relations du Japon nous ont appris de l’île de Iesso, qui en doit être assez voisine, et où se retirèrent même quelques chrétiens japonais, qui y furent assistés par l’illustre père Jérôme des Anges, qu’on fit mourir l’an 1623 à Yendo, à la tête d’une troupe de 50 martyrs.

Au-dessus du Saghalien ou la occupé par les Ke tcheng ta tse, il n’y a certainement que quelques villages de cette nation, tout le reste du pays est désert, et n’est fréquenté que par les chasseurs de zibelines. Il est traversé par une chaîne de montagnes fameuse dans ces quartiers, qu’on nomme Hinkan alin. Il y a aussi quelques rivières assez belles. Touhourou pira se jette dans l’océan Oriental, venant d’une autre chaîne de montagnes placée au 55e degré, qui marque les points du partage des eaux. Ainsi Oudi pira va vers la mer du Nord, et appartient aux Moscovites, tandis que Silimphi pira vient au sud dans les terres de nos Tartares.

Ceux qu’on appelle Ilan hala, sont vrais Mantcheoux. Ce mot Ilan signifie trois, et Hala signifie surnom ou nom commun d’une famille : ce qui fait comprendre qu’ils sont composés de trois familles : réunies enfin ensemble, après la conquête du reste de la nation, d’où ils étaient fort éloignés, parce qu’ils s’étaient mêlés avec les Yu pi ta se.

L’empereur leur a donné des terres près de Nin gouta le long de Hourha pira et du Songari oula, au bord desquels sont à présent presque tous leurs villages. Leurs femmes, leurs enfants, leurs domestiques sont encore habillés la plupart comme les Yu pi ta se ; mais ce que n’ont pas ceux-ci, ils ont des chevaux et des bœufs, et font ordinairement une bonne récolte.

On trouve encore dans ces quartiers quelques vestiges de villes, Fenegué hotun était sur le Hourha pira, à cinq ou six lieues du Ningouta d’aujourd’hui, et n’est plus qu’un petit hameau. Odoli hotun était fort par son assiette. On n’y peut venir que par une langue de terre, qui fait comme une levée au milieu des eaux. On y voit encore de grands escaliers de pierre, et quelques autres restes d’un palais, ce que l’on ne voit nulle part ailleurs, non pas même à Nin gouta.

C’est ce qui pourrait faire croire que tout ce qu’on trouve de monuments dans la Tartarie orientale, est l’ouvrage, non des Mantcheoux d’aujourd’hui ; mais des Mantcheoux du douzième siècle, qui sous le nom de Kin tchao étaient les maîtres du nord de la Chine, et avaient fait bâtir en divers endroits de leur pays, des places et des palais dont ils ne purent pas ensuite profiter, parce qu’ils furent coupés par les Tartares Mongous ou Mongols, et les Chinois joints ensemble ; de sorte que ce qui en resta dans cette horrible défaite, ne put se sauver que par l’occident de leur ancien pays, dans les lieux qu’occupent aujourd’hui les Tartares nommés Solon ta tse, qui se disent originairement Mantcheoux.

Suivant cette remarque, on doit penser que Pou tai oula hotun est leur ouvrage, il n’en reste qu’une pyramide d’une hauteur médiocre et des ruines de murailles, hors desquelles sont les maisons qu’habitent aujourd’hui les Mantcheoux. Elle est à huit ou neuf lieues de Kirin ou la ho tun sur le Songari, qui s’appelle en cet endroit là Poutai ou la, dont elle a tiré son nom, et peut être comptée la quatrième ville, ou plutôt la dernière, puisque dans tout ce gouvernement de Kirin ou la, il n’y en a que quatre dont celle-ci est la moindre, parce qu’elle n’a pas une juridiction égale à celle des trois autres, mais d’ailleurs est plus agréable, parce qu’elle est située dans une plaine plus fertile et plus habitée.

Rien au reste n’est plus célèbre dans l’histoire des Mantcheoux que le Songa ri ou la, et la montagne d’où il sort, nommée en tartare Chanyen alin, et en chinois Tchang pé chan, la montagne toujours blanche : d’où ils prétendent tirer leur origine, qu’ils mêlent de plusieurs circonstances fabuleuses. Car tel a toujours été le génie des nations illustres, de trouver quelque chose de merveilleux dans leur premier commencement, et de se prétendre descendus d’aïeuls presqu’au-dessus de la condition humaine.

Ce qu’il y a de vrai, c’est que les Mantcheoux n’ont dans tout ce qu’ils ont alors occupé de terres, aucune rivière qui puisse se comparer avec le Son ga ri ou la. Elle est partout vaste et profonde, partout navigable et féconde en poissons, nullement dangereuse, médiocrement rapide, même dans son confluent avec le Saghalien ou la, ainsi que nous l’avons remarqué sur le lieu.

La montagne qui lui donne naissance est aussi la plus fameuse de toute cette Tartarie orientale ; elle s’élève de beaucoup au-dessus de toutes les autres et se fait voir de fort loin. La moitié de cette montagne est couverte de bois : l’autre est découverte et n’est que de tuf : ce qui la fait paraître blanchâtre en tout temps : ce n’est donc point la neige qui la rend blanche, comme l’ont imaginé les Chinois, car il n’y en a jamais, au moins en été.

Sur le sommet s’élèvent cinq rochers comme autant de troncs pyramidaux extraordinairement hauts, sur lesquels les vapeurs et les brouillards, qui sont perpétuels dans le pays, venant à se condenser, distillent ensuite une eau dont ils sont toujours humides. Ils enferment dans leur milieu un lac creusé fort profond d’où sort la belle fontaine qui forme le Son ga ri. Les Mantcheoux pour rendre cette montagne plus merveilleuse, disent ordinairement qu’elle produit trois grands fleuves, Tou men oula que nous avons déjà décrit. Ya lou ou la, Cihou oula, lesquels après avoir côtoyé les limites de la Corée, se réunissent ensemble pour entrer dans la mer de ce royaume.

Mais cela même n’est pas exactement vrai, comme on verra par la carte, et on ne peut attribuer l’origine de tous ces fleuves au Tchang pe chan, qu’en comprenant aussi les montagnes voisines, qui de ce côté-là séparent le royaume de Corée de l’ancien pays des Mantcheoux, lequel fait aujourd’hui partie du gouvernement de Kirin ou la.


TROISIÈME GOUVERNEMENT.


Le troisième gouvernement est celui de Tçitcicar ville nouvelle, bâtie par l’empereur, pour assurer ses frontières contre les Moscovites. Il est situé près le Nonni ou la rivière considérable qui se jette dans le Son ga ri. Elle est habitée par des Mantcheoux, Solons, et surtout par les anciens habitants du pays de Tçitcicar nommés Tagouri.

Cette nation assez peu nombreuse s’est soumise aux Mantcheoux dès le temps du père de l’empereur, dont elle implora la protection contre les Moscovites, qui, avec des barques armées passant du Saghalien ou la dans le Songari ou la, couraient toutes les rivières qui entrent dans l’un et dans l’autre, et se faisaient craindre de toutes les diverses nations tartares placées sur les bords.

Les Tagouris sont grands, robustes, accoutumés de tout temps à semer et à bâtir, quoiqu’ils fussent toujours entourés de Tartares qui ne s’appliquent point à l’agriculture, et qui n’ont point de maisons. La ville de Tçitcicar est entourée d’une palissade de gros pieux fort serrés et médiocrement hauts, mais assez bien terrassés en dedans.

Presque tous les soldats qui la gardent sont tartares, mais les marchands, les artisans, et les gens de service sont la plupart des Chinois, ou attirés par le commerce, ou exilés par la justice. Les maisons des uns et des autres sont hors du mur de bois qui ne renferme presque que les tribunaux et la maison du général tartare. Elles ne sont que de terre, rangées en rues, médiocrement larges, et toutes renfermées dans une seconde enceinte de terre.

Du général de Tçitcicar dépendent les nouvelles villes de Merguen hotun et de Saghalien ou la hotun. Merguen est à plus de 40 lieues de Tçitcicar : elle est beaucoup moins peuplée, et n’a qu’une enceinte. Le pays de l’une et de l’autre n’est que médiocrement bon, car la terre est sablonneuse : mais celui de Saghalien ou la hotun est fertile même en froment. C’est une plaine le long de ce beau fleuve, où l’on a bâti plusieurs villages. La ville est près du bord austral, bâtie comme Tçitcicar, autant habitée et plus abondante en denrées.

Sur le bord septentrional, mais à 15 lys chinois plus haut, sont les restes d’une ancienne ville, nommée Aykom, bâtie par les premiers empereurs de la famille dernière Tai ming. Car par une vicissitude surprenante des choses humaines les Tartares occidentaux ou Mongoux ta tse, non seulement furent chassés par les Chinois dont ils avaient été les maîtres tant d’années, mais en furent encore attaqués dans leur propre pays avec tant de vigueur, qu’après s’être retirés bien avant, ils furent obligés à leur tour de faire des lignes, dont nous avons vu encore quelques restes, et bientôt après ne pouvant plus soutenir des ennemis acharnés à leur perte, ils se virent contraints de passer le Saghalien ou la, et c’est pour les arrêter au-delà, que la ville de Aykom fut bâtie sous Yung lo.

Il paraît qu’elle se soutint assez longtemps, puisque ce ne fut que vingt ans après que les Tartares s’étant rétablis, et étant rentrés dans leur ancien pays, tentèrent de se venger des Chinois, par des irruptions subites sur leurs terres, et par la désolation des provinces boréales : s’ils furent défaits, ou plutôt accablés par l’armée comme infinie de l’empereur Suen ti, ils ne laissèrent pas de se maintenir dans leur pays ; les généraux chinois n’ayant pas su ou voulu profiter d’une si grande victoire, pour les obliger à repasser le Saghalien ou la et y rebâtir Aykom.

Ce nom est connu également des Chinois et des Tartares : et plusieurs même à Peking le donnent à la nouvelle ville, quoiqu’elle ne soit pas bâtie dans le même lieu ; mais on doit l’appeler Saghalien ou la hotun : c’est-à-dire, la ville du fleuve Noir, puisqu’on la nomme ainsi dans tous les actes publics, et dans les ordres qu’on expédie aux gouverneurs de ces quartiers. De cette ville dépend en effet tout ce que les Mantcheoux possèdent sur ce fleuve ; il n’y a qu’un nombre assez petit de villages, et une longue suite de déserts très vastes et pleins de bois, qui font un pays bon pour la chasse des martres zibelines, dont les Moscovites de Niptchou se seraient enfin rendus les maîtres, si la ville de Yacsa, qu’ils avaient bâtie à quelques journées de l’ancien Aykom en remontant le Saghalien avait subsisté ; mais dans le traité de paix de 1689, il fut conclu qu’elle serait démolie, pour ôter par là tout ombrage et tout sujet de querelles aux chasseurs des Tartares de ce pays. Ils font bonne garde, ils ont des vedettes fort avancées, et un nombre de barques armées sur le Saghalien ou la.

Dans ce fleuve entrent quelques rivières telles que Song pira, Corsin pira, etc., qui sont considérables par la pêche des perles. Les pêcheurs n’y font pas beaucoup de façons. Comme l’eau dans ces petites rivières n’est pas grande, ils s’y jettent sans contrainte, et prenant au hasard tout ce qu’ils rencontrent d’huîtres, ils ressautent sur le rivage.

Ils disent qu’on n’en trouve point dans le fleuve même ; mais c’est apparemment qu’ils n’ont osé plonger dans une eau si profonde, comme nous l’avons appris de leurs mandarins. Ils en pêchent aussi dans d’autres petites rivières qui se jettent dans Nonni ou la et dans Songari, telles que font Arom, Nemer, qu’on trouve sur le chemin de Tçitcicar à Merguen : mais dans toutes celles qui sont à l’ouest de Saghalien ou la hotun, en remontant le fleuve vers les terres des Moscovites, ils assurent qu’ils n’ont jamais pu en trouver.

Les perles ont ainsi leurs limites, et ne se prodiguent point à toutes sortes d’eaux : elles sont fort louées par les Tartares, et ne seraient apparemment estimées que médiocrement par nos connaisseurs, à cause du défaut de couleur et de figure. L’empereur en a des chapelets, chacun au nombre de cent et davantage, d’assez grosses, et toutes semblables ; mais elles sont choisies entre mille : car tout ce qu’on en pêche depuis tant d’années, n’appartient qu’à lui.

Les peaux des zibelines de ce pays sont aussi fort estimées par les Tartares, sur tout parce qu’elles sont de durée et d’un bon usage : mais quelle peine ne coûtent-elles pas aux chasseurs les Solons ta tse ! Ils sont originairement Tartares orientaux : ils se disent descendus de ceux qui se sauvèrent de la défaite générale de leur nation l’an 1204 ainsi que nous avons déjà remarqué. Ils sont encore plus robustes, plus adroits et plus braves que les habitants de ces quartiers. Leurs femmes montent à cheval, tirent de l’arc, et vont à la chasse des cerfs et d’autres bêtes fauves.

Un grand nombre de ces Tartares demeure à présent à Niergui : c’est un assez grand bourg peu éloigné de Tçitcicar et de Merghen. Nous les vîmes partir le premier d’octobre pour la chasse des martres zibelines, vêtus d’une robe courte et étroite de peau de loup, ils avaient une calotte de la même peau sur la tête, et l’arc sur le dos : ils menaient quelques chevaux chargés de sacs de millet, et de leurs longs manteaux de peau de renard ou de tigre, dont ils s’enveloppent pour se défendre du froid, surtout la nuit. Leurs chiens sont faits à la chasse, ils savent grimper, et connaissent les ruses des martres.

Ni la rigueur d’un hiver qui gèle les plus grandes rivières, ni la rencontre des tigres qu’il faut souvent combattre, ni la mort de leurs compagnons, ne les empêchent pas de retourner chaque année à une entreprise si pénible et si dangereuse qu’ils ne pourraient sans doute soutenir, si elle ne faisait toutes leurs richesses. Les plus belles peaux sont pour l’empereur, qui en donne un prix fixé pour un certain nombre. Les autres se vendent assez chèrement, même dans le pays, et ne se trouvent pas en grand nombre ; parce qu’elles sont d’abord achetées, partie par les mandarins des lieux, et partie par les marchands de Tçitcicar.

Les limites de ce gouvernement du côté de l’ouest et de la Tartarie des Moscovites sont deux rivières médiocres : l’une vient du sud, au-dessous du cinquantième, se jeter dans le Saghalien ou la, presqu’au quatrième degré de longitude orientale, compté du méridien de Peking ; elle s’appelle Ergoné, et n’est distinguée que parce qu’elle sert de bornes à l’empire. De l’autre côté du fleuve, un peu nord-ouest de l’embouchure d’Ergoné vient aussi du nord la petite rivière Aigué Kerbetchi, dont le cours est encore moins long.

De là on compte encore cinquante lieues jusqu’à Niptchou la première ville des Moscovites, presque sous le méridien de Peking, située aussi sur le bord boréal du même Saghalien ou la, et ainsi appelée de la rivière Niptchou, qui dans cet endroit se jette dans le fleuve. Elle est bâtie, dit-on, à peu près comme Tçitcicar. Elle a sa garnison composée de soldats, la plupart Sibériens et Tartares dépendants, mais commandée par des officiers moscovites. Sa hauteur a été trouvée l’an 1689 par les pères Thomas et Gerbillon de 51 degrés et 45 minutes, et elle s’accorde fort bien avec celle que nous avons prise à Saghalien ou'la hotun, et à trente-une lieues de cette ville, en remontant le fleuve, jusques dans un lieu où sont les gardes tartares, nommé Ouloussou moudan.

Ce qui est au-delà de Niptchou, des terres des Moscovites, et du Saghalien ou la, vers sa source, n’a été mis sur notre carte, que sur le rapport des Mongous, qui ne demeurent pas loin des limites et des autres Tartares lesquels ont été bien aises d’avoir une idée générale de la situation de leur pays, par rapport à celui qui est hors des bornes de l’empire. Ainsi pour avoir une connaissance certaine et exacte de ces vastes régions, il faut attendre que les Moscovites en aient donné des cartes dressées par des mathématiciens envoyés exprès pour en faire la géographie : car celles qui ont paru jusques ici, ne peuvent avoir été faites que sur des mémoires réglés par les jours de chemin, ou par l’estime, ou sur des relations incertaines, puisque dans la description des limites de cet empire et des pays voisins, on remarque partout des fautes considérables, et encore plus de confusion.


  1. Ce Tribunal est le premier des six tribunaux souverains. Il propose, il casse les officiers qui gouvernent le peuple, etc.
  2. On peut la voir gravée dans le tome second à la page 180.
  3. Kone en chinois et Kouren en mantcheou signifient Royaume.