Description de la Chine (La Haye)/Du devoir des parents et des enfants

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Scheuerlee (3p. 159-164).


Du devoir des parents et des enfants.


Les bienfaits qu’un fils reçoit de son père, sont moins sensibles, mais cependant bien plus considérables que ceux qu’il reçoit de sa mère. C’est ainsi qu’on s’aperçoit plus aisément des secours que tirent de la terre les plantes et les animaux, qu’elle porte et qu’elle nourrit, que de ceux qui leur viennent du ciel, dont les influences échauffent la terre, et la rendent féconde.

La tendresse d’une mère à l’égard de son fils, se borne aux soins du corps : l’amour d’un père va plus loin, et tend à former son esprit : ils agissent l’un et l’autre à peu près comme la matière et la forme dans la composition des êtres : le premier de ces deux principes donne la figure et les dehors d’un tel être ; le second donne l’essence et les propriétés.

Un père et un fils, qui remplissent l’un et l’autre leurs devoirs, ne doivent point avoir de vues tant soit peu intéressées : ils ne doivent pas même songer à s’attirer des éloges, comme s’ils étaient parvenus à une haute vertu. Il n’appartient qu’aux âmes basses et rampantes, de satisfaire à leurs obligations essentielles par de pareils motifs. Que vos services soient véritablement utiles et agréables à vos parents, et ne vous contentez point de simples apparences : ce serait imiter celui qui servirait de splendides repas devant le cercueil de son père, après l’avoir laissé mourir, faute de lui avoir fourni les aliments nécessaires.

Les enfants et les neveux doivent éviter de prendre le surnom de leur père et de leurs ancêtres, aussi bien que les surnoms des sages et des hommes célèbres du temps passé : ce serait manquer au respect qui leur est dû.

A quoi ne porte pas l’affection peu réglée des parents ? Combien en voit-on qui perdent leurs enfants, dans la crainte de leur déplaire, ou de les chagriner ? qui leur accordent tout ce qu’ils demandent, et qui leur laissent la liberté de faire tout ce qu’ils veulent ? Mais quelles sont les suites de cette liberté funeste ? Ils s’amollissent par le luxe, ils se livrent aux mauvaises compagnies, ils ne respirent que le jeu et le plaisir ; souvent ils deviennent prodigues et dissipateurs, ou ils se ruinent la santé par la débauche. Nos livres anciens et modernes le disent : c’est l’argent qui perd les enfants ; mais ce sont les parents qui contribuent à leur perte par l’argent qu’ils leur donnent.

Le devoir du père est de corriger les défauts de ses enfants ; le penchant de la mère est de les excuser : c’est ce que pratiquent les gens les plus grossiers, comme ceux qui se piquent de politesse. Si la mère pousse trop loin sa bonté naturelle, cette indulgence mal placée fera faire bien des fautes à ses filles. Si le père de son côté ne parle jamais à ses enfants, que d’un ton sévère ; s’il n’ouvre jamais la bouche que pour les reprendre et les blâmer, il les rend timides jusqu’à n’oser se produire, et dire deux mots de suite : ils conservent toute leur vie cette timidité niaise, et je ne sais quel air honteux et embarrassé. L’intention peut être bonne, on veut les former de bonne heure à la vertu ; mais on s’y prend mal, et on n’y réussira pas. Je le répète donc : le caractère de la mère est de compatir ; mais que ce soit sans trop de complaisance. Le caractère du père est de corriger ; mais que ce soit sans trop de rigueur : voilà le juste milieu.

Quand l’esprit d’un enfant commence à s’ouvrir, c’est alors qu’il faut faire couler doucement dans son âme les enseignements et les instructions. Il ne faut pas le gronder par caprice, ni le punir pour des fautes légères ; il faut ménager sa faiblesse, et s’accommoder à la portée de sa raison, qui n’est pas encore développée : songez qu’il est semblable à un bouton de fleur encore tendre, à qui l’on doit donner le loisir d’éclore ; après quoi la fleur se montre et s’épanouit.

Trop d’attention sur la santé des enfants est un autre excès, où tombent plusieurs parents. Un jeune enfant a-t-il la moindre indisposition, on l’accable aussitôt de remèdes et de cordiaux ; et l’on ne fait pas réflexion qu’on ruine son tempérament, qu’on le rend valétudinaire, et qu’on abrège ses jours.

Dans une famille nombreuse arrive un temps où il faut séparer les ménages. Anciennement le célèbre Tchang a vu dans sa maison ses enfants et ses petits-fils jusqu’à la neuvième génération, qui vivaient tous ensemble dans la plus parfaite union : on en parle encore maintenant avec admiration ; mais je doute fort qu’il se trouve de notre temps des gens capables, comme le vertueux Tchang, d’entretenir la paix domestique par l’exemple de leur douceur et de leur patience.

Quand il arrive que les enfants ont chacun leur famille, il faut bien en venir à une séparation ; mais il ne faut pas la faire ni trop tôt, ni trop tard : elle serait également dangereuse, si elle était ou trop prompte ou trop tardive : quand on la fait trop tôt, il est à craindre que de jeunes gens sans expérience, ne connaissant pas la fragilité de la bonne fortune, ni les peines de la mauvaise, ne mènent une vie oisive, ne deviennent des dissipateurs, et enfin ne se ruinent entièrement.

De même si, lorsque cette séparation devient nécessaire, on la renvoie trop loin, on a d’autres inconvénients à craindre, auxquels il n’est pas aisé de remédier. Car supposons que les enfants et les petits-fils soient naturellement sages, et d’une humeur sociable et accommodante, il se trouvera toujours dans la maison beaucoup de femmes et de domestiques. Si l’aïeul ou le père est chargé de fournir à tous les besoins ; de donner les meubles, les ustensiles, les vivres, les habits, et les autres choses, dont chacun voudra être pourvu abondamment, le bon vieillard pourra-t-il suffire à tant de dépenses ? D’ailleurs les uns aimeront à dépenser trop, les autres plus économes s’en apercevront, et en auront du chagrin : quand ils le dissimuleraient, au moins craindront-ils que peu à peu la maison ne s’abîme et qu’ils ne viennent eux-mêmes à manquer du nécessaire : ces inquiétudes ne seront pas longtemps à éclater par des murmures, qui y mettront la dissension, et détruiront la paix.

Au lieu donc de les laisser vivre en commun, il serait à propos de donner une certaine somme à chaque famille, selon qu’elle est plus ou moins nombreuse, afin qu’elle ait de quoi s’entretenir à sa fantaisie. C’est une maxime ancienne ; un père qui a des enfants déjà grands, doit leur remettre en main une espèce de petit fonds, afin qu’ils sachent la peine qu’il y a à s’enrichir, et qu’ils apprennent par là à ménager leur bien, et à vivre d’économie, pour se soutenir honnêtement dans leur condition. Un père connaît par là si son fils sait conduire sa maison. De même le fils s’instruit par sa propre expérience, de la manière dont le monde se gouverne, et par quels ressorts les hommes se laissent mouvoir. Cette petite portion de bien, dont on lui laisse le maniement, est un commencement d’émancipation.

On dit communément que, quand une fille naît dans la famille, c’est pour en sortir, et passer bientôt dans une autre[1]. D’où il arrive qu’on néglige souvent l’éducation des filles : on ne fait pas attention qu’une fille qu’on a laissé manquer d’instruction, fait grand tort à la maison où elle entre, et qu’elle y est l’opprobre de ses parents.

Au reste les devoirs d’une jeune femme mariée sont, de rendre une obéissance respectueuse à son beau-père et à sa belle-mère ; de vivre dans une parfaite union avec ses belles-sœurs ; d’honorer son mari ; d’instruire ses enfants ; de compatir aux peines de ses esclaves ; de préparer la soie, et de la mettre en œuvre, d’être économe, frugale, laborieuse ; de supporter patiemment les traverses et les disgrâces ; de ne point écouter les rapports et les discours ; de ne se point mêler des affaires du dehors : voilà ce qu’on doit apprendre à une fille, avant que de la marier.

Mais qu’arrive-t-il de ce défaut d’instruction ? Tout leur soin consiste à se coiffer avec grâce, à bien appliquer le fard, à donner de l’agrément à leurs habits et à leurs souliers ; à placer avec art des aiguilles de tête et des pendants d’oreille ; à raffiner sur les mets délicats et les boissons délicieuses : elles ne songent qu’à relever leur beauté par un vain attirail de parures et d’ajustements : c’est tout ce qu’elles savent ; et elles ignorent jusqu’aux moindres obligations d’une mère de famille : il faudrait donc leur faire lire de bonne heure des livres d’histoire propres à les instruire : leur esprit le remplirait de meilleures maximes, et leur cœur se formerait sur de grands exemples.

On a sujet d’être tranquille, lorsque la mère nourrit elle-même ses enfants : mais si quelque raison l’obligeait à prendre une nourrice, elle doit la choisir d’un caractère sage, modeste, et qui n’ait point certains défauts extérieurs : car un jeune enfant ne manque guère de prendre l’air et les manières de sa nourrice.

Si celle qu’on a choisie, était obligée de quitter son propre enfant, pour allaiter le votre ; elle n’y ferait contrainte que par la pauvreté : ainsi il faut non seulement lui donner des gages raisonnables ; mais il faut encore pourvoir à l’entretien de son fils ; c’est le moyen que le cœur de l’un et de l’autre soit content.

De plus il est nécessaire de veiller sur la conduite de ces nourrices ; de ne point souffrir qu’elles portent votre enfant chez les voisins, dans les rues, et les places fréquentées, ni qu’elles attirent chez vous des esclaves, ou de vieilles femmes du voisinage : on en voit assez les suites.

Quand il vous naît un fils, et que vous êtes déjà avancé en âge, vous ne vous possédez pas de joie : vous choyez cet enfant avec tout le soin imaginable ; vous annoncez sa naissance devant le tableau des ancêtres : vous jeûnez, vous faites différentes œuvres de charité ; et vous espérez par ces jeûnes et par ces bonnes œuvres, obtenir une longue vie à ce cher enfant.

C’est un usage universellement reçu, de donner de grandes démonstrations de joie à la naissance d’un fils : on cuit, on durcit quantité d’œufs de poule, et de cane ; on prépare du riz clair pour ceux qui viennent prendre part à notre joie, et faire des compliments de conjouissance. On envoie ensuite chez eux divers présents de choses propres à se régaler, ; c’est ce qui s’appelle le régal du poil follet.

La cérémonie est plus grande le troisième jour qu’on lave l’enfant : on prépare des œufs par centaines et par mille ; on les peint de toutes sortes de couleurs, et on les nomme les œufs du troisième jour : c’est alors que les parents et les voisins viennent en foule à la porte de la maison, pour offrir pareillement des œufs, et diverses sortes de gâteaux sucrés.

Parmi les riches, la dépense est bien plus grande, surtout s’il y a longtemps qu’ils attendent un héritier : on tue une grande quantité de poules, de canards, etc. On fait un grand festin, et l’on n’épargne rien pour donner des marques publiques de réjouissance. Mais ne craint-on point que la prière qu’on fait pour obtenir une longue vie à l’enfant nouveau-né, ne soit rejetée par les dieux, à qui on l’adresse[2] ? En demandant une longue suite d’heureux jours pour son fils, il conviendrait de la laisser à tant d’animaux qu’on égorge : pour avoir ce fils, on s’est abstenu de rien manger qui eût vie : si l’on agissait conséquemment, il faudrait continuer la même abstinence pour obtenir sa conservation.

Mais, quoi, dira-t-on, lorsque des parents et des amis viennent nous féliciter de la naissance d’un fils, n’est-il pas permis de faire éclater sa joie ? A la bonne heure ; faites-leur un petit régal de fruits, de gâteaux, de vin, et de quelques autres mets semblables ; mais ne faites rien de plus.

Un des principaux devoirs d’un fils est de perpétuer sa race, et de laisser après lui des descendants. Au défaut d’un enfant légitime, on s’en donne un adoptif, qui est chargé de servir les parents durant leur vie, de les ensevelir après leur mort, et de leur rendre les honneurs ordinaires.

Mais qu’arrive-t-il ? Lorsqu’après avoir adopté cet enfant, il vient à naître un fils véritable, le fils adoptif a bientôt perdu son mérite : il est dans la maison, ce qu’est sur le corps une tumeur, ou une excrescence de chair : on ne le regarde plus comme l’appui de la maison ; tout ce qu’il dit, ou ce qu’il fait, dégoûte : le moindre petit défaut, qu’on lui remarque, est désigné par des noms odieux : on oublie, et ce qui se passa quand il fut introduit dans la famille, et les médiateurs, et les amis qu’on employa dans ce choix ; si l’on compare ce qu’on a été, et ce qu’on est à son égard, on verra que le seul intérêt a produit ce changement : on ne peut souffrir que le bien passe en des mains étrangères.

Mais fait-on réflexion que ce véritable fils, qui est né si tard, sera encore bien jeune, lorsque le père déjà cassé de vieillesse, et qui n’est plus qu’une ombre fugitive, viendra tout à coup à lui manquer ? Alors surviendront mille procès entre le fils adoptif et le véritable fils : au milieu de ces différents, les richesses qu’on aura laissées à un orphelin, se consumeront bien vite ; et le dessein qu’on a eu de tout laisser à son propre fils, lui fera tout perdre. Ne valait-il pas mieux en user avec plus de bonté à son égard ? Il fût devenu l’appui et le soutien de votre propre fils dans son bas âge. Si vous craignez qu’après votre mort, ce fils adoptif ne consume tout le bien que vous laisserez, faites entr’eux un partage équitable ; séparez-les d’habitation : cette conduite est conforme à nos lois. Si vous négligez mes conseils, l’évènement en justifiera la sagesse.

Des cinq devoirs de la vie civile, le plus important, et celui qui tient le premier rang entre tous les autres, c’est l’obéissance et le respect qu’un fils doit à ses parents. La raison en est bien naturelle : sans mes parents je ne serais point ; je leur dois tout ce que je suis : sans parler de ce qu’une mère a à souffrir de peines et d’incommodités durant sa grossesse ; du danger continuel où sa vie est exposée durant ses couches ; de quoi est-elle continuellement occupée ? N’est-ce pas du soin de son enfant ? Elle n’a de joie que quand elle le voit rire : s’il pleure, elle accourt aussitôt, pour savoir ce qui le fait pleurer : s’il est malade, elle est plongée dans la tristesse : s’il paraît sentir du froid, elle s’empresse à le couvrir : s’il a faim, elle lui donne promptement à manger : s’il veut marcher, elle le conduit elle-même par la main : s’il se salit, elle le nettoie, sans que l’odeur la plus insupportable lui soit désagréable, ou lui cause le moindre dégoût : reçoit-elle quelques douceurs ? Elle en fait part à l’instant à ce cher fils, et elle se croit bien payée de son attention, si elle en peut tirer un léger souris : enfin rien n’égale les soins d’une mère : aussi dit-on qu’on ne peut pas imaginer de plus grands bienfaits, que ceux dont on est redevable aux parents. Un bon fils doit donc reconnaître une partie de ces bienfaits, en leur rendant toute l’obéissance et les services, dont il est capable.

Quand il s’agit de bien élever les enfants, l’on ne saurait s’y prendre trop tôt, surtout lorsque leur esprit commence à s’ouvrir. Alors s’il se présente quelque chose qui ait vie, ou qui se meuve, ne fût-ce qu’un vil insecte, un arbrisseau, une plante de nulle utilité, avertissez-les de ne leur faire aucun tort : par là vous cultivez, et vous entretenez en eux ce sentiment de bonté et de douceur, qu’ils ont reçu de la nature.

S’il vient à la maison une personne de distinction ou d’un grand âge, un parent, un ami, instruisez vos enfants à leur marquer du respect à leur manière : c’est ainsi que vous les formez aux bienséances et à la civilité, dont ils ont déjà les principes au-dedans d’eux-mêmes : quelquefois une réponse un peu sèche, lorsqu’ils parlent ou rient mal à propos, sert à les maintenir dans la modestie et la droiture. Pour peu qu’on leur trouve l’esprit brouillon et querelleux, il faut les reprendre d’un air et avec des paroles sévères, mais sans les frapper par aucun mouvement de colère : une conduite si violente aigrirait encore davantage leur naturel, et les rendrait plus bouillants et plus précipités.

J’ai accoutumé de dire, si le père traite bien son fils, le fils se comportera bien à l’égard de son père ; mais si le père n’est pas tel qu’il doit être, le fils ne doit manquer en rien à ses devoirs : il doit être comme un autre Chun, dont les cris et les larmes demandaient sans cesse au Ciel des bénédictions pour un père, qui semblait ne lui avoir donné la vie que pour le tourmenter.


  1. La loi de la Chine ne permet pas à une fille d'épouser son parent paternel, et de la même tige masculine, fût-ce dans le degré le plus éloigné, et cette loi ne souffre point de dispense.
  2. Le Philosophe parle ici selon les folles idées du peuple, dont il se moque ailleurs. Ces divinités sont Cheou, le génie du grand âge ; Lou, le génie des dignités, Ru, le génie des richesses.