Description de la Chine (La Haye)/Du procédé de l’honnête homme

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Scheuerlee (3p. 185-186).


Du procédé de l’honnête homme.


Le laboureur attend la récolte de l’automne, pour juger si l’année est fertile. De même pour faire l’éloge d’un homme, suivez-le dans toute sa conduite, et voyez si elle ne se dément pas : c’est avec le temps qu’il fera connaître ce qu’il est véritablement au fonds du cœur.

Tel vous comble de caresses, et c’est un fourbe qui cherche à vous tromper ; si vous vous y laissez surprendre, vous tomberez dans les pièges qu’il vous tend. Tel autre se mêle de faire tous les accommodements d’une ville ; ce dehors a je ne sais quoi de spécieux : mais attachez-vous à pénétrer son caractère, et vous découvrirez que c’est un insigne fripon, qui ne cherche que ses propres intérêts.

Si je suis véritablement vertueux, quand je ne serais qu’un très pauvre lettré, ma vertu m’attirera de l’estime, et servira de modèle aux autres. Mais au contraire, si je suis un méchant homme, j’ai beau occuper les premières charges, ma conduite fera toujours censurée, et je deviendrai un objet de mépris pour tous les honnêtes gens.

Lorsqu’il s’agit de concerter avec quelqu’un une entreprise, examinez bien ses talents et sa capacité. Lorsqu’on fréquente les maisons des Grands, si l’on y fait le métier de flatteur, il faut avoir recours aux bassesses les plus indignes ; si l’on a l’âme noble, fière, on n’y gagne rien : ne vaut-il pas mieux s’en éloigner doucement, et sans bruit ?

Un homme rempli de grandes idées sur les richesses et sur les honneurs, fût-il un sage, ne se défendra pas longtemps de la corruption du siècle. Un homme entêté des rêveries qui se débitent par les sectateurs de Fo et de Tao, fût-il un bel esprit, ne se préservera pas d’un petit grain de folie, qui le rendra ridicule. Un homme attaché à son sens, fût-il d’un naturel bon et affable, deviendra capable d’une action violente. Un homme qui aime la gloire, fût-il de son fonds modeste et retenu, ne manquera pas de passer pour vain et orgueilleux. Un savant enivré de sa science, fût-il franc et sincère, se rendra incapable d’entrer dans la moindre affaire.

Quand on a à cœur d’être et de paraître sincère, on nomme chaque chose par son nom ; on appelle grand ce qui est grand, et petit ce qui est petit. Si au contraire on trouve du goût à exagérer et à mentir, on le fait d’abord dans des choses légères et de nulle conséquence ; et peu à peu on se forme l’habitude de ne jamais dire la vérité ; après quoi l’on passe pour un menteur de profession.

Quelqu’un m’a confié en dépôt un certain nombre de taëls[1] ; quoiqu’il tarde à les demander, il faut se bien garder d’y toucher, afin de les lui rendre en mêmes espèces quand il viendra. C’est là la grande loi des dépôts. Que si l’on ne se fait point un scrupule de s’en servir ; quand même on substituerait une somme égale, ou même d’un argent plus pur, on se rend coupable, et cette faute doit être punie, sans quoi les dépôts ne seront plus respectés.

Ce que l’on prise infiniment dans le commerce de la vie, c’est un homme dont la bouche et le cœur s’accordent parfaitement. Combien y a-t-il de gens qui font gloire d’être généreux et libéraux ? Mais qu’ils se trouvent dans l’occasion, on verra que leur conduite dément ouvertement leur langage.

A entendre certaines gens, ils sont exempts de toute passion pour le sexe : mais à peine ont-ils achevé de parler, qu’ils vont acheter une concubine, et même une esclave.

Si l’on parle devant un autre des idées superstitieuses de quelques-uns sur la situation d’une maison ; quelle folie ! s’écrie-t-il, en se moquant ; le logement tourné à l’orient ou à l’occident, peut-il contribuer au bonheur d’une famille ? Cependant ce même homme, s’il lui faut creuser quelques pieds en terre, ou élever la poutre principale d’un bâtiment, est plus scrupuleux que personne sur le choix d’un jour heureux.

J’entends dire à un autre : si j’avais obtenu mon grade, et qu’on me mît en charge, on verrait avec quelle équité je remplirais mes fonctions : j’aurais un tout autre zèle pour le bien public, que certains mandarins que je ne veux pas nommer. On en voit d’autres, qui ayant emprunté quelque argent, éclatent contre le créancier qui vient demander ce qui lui est dû. Ont-ils prêté eux-mêmes à intérêt ; si cet intérêt n’est pas rendu au terme fixé, ils le font aussitôt entrer dans le principal, pour grossir les intérêts. Que de vacarmes pour un mot échappé, dont ils se croient blessés, eux qui traitent de bagatelle les plus grossières injures dont ils chargent les autres ! Peut-on voir une conduite plus bizarre et plus indigne d’un honnête homme !

Il faut se donner de garde d’être entier dans ses sentiments : il est plus à propos d’accorder quelque chose au sentiment des autres : au lieu d’un carré parfait que j’avais résolu de faire, je ferai par complaisance un carré oblong : par le moyen de cette complaisance j’exécute à peu près mon projet, et je n’offense personne.

Celui qui souhaiterait d’avoir une réputation qui fût comme l’or le plus pur, ou comme une pierre de prix, doit se résoudre à recevoir cet éclat du feu des tribulations. Le plus haut point de réputation où l’on puisse parvenir, c’est lorsqu’on dit d’un homme : son siècle ne pouvait se passer de lui.


  1. Un Taël est un mot portugais, qui signifie une once d'argent, qui vaut cent sols de notre monnaie.