Description de la Chine (La Haye)/Dynasties/Avertissement

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Scheuerleer (Tome Premierp. 259-265).


AVERTISSEMENT


C’est, comme je l’ai dit ailleurs, l’opinion commune de ceux qui ont tâché d’approfondir l’origine de cet empire, que les fils de Noé se répandirent dans l’Asie orientale, que leurs descendants pénétrèrent dans la Chine, environ deux cents ans après le Déluge ; et que ce fut dans la province de Chen si que les premiers peuples sortis du couchant vinrent d’abord s’établir.

Les chefs de plusieurs familles considérables habitèrent ces nouvelles terres, et y multiplièrent beaucoup. Cette province s’étant ainsi peuplée, celles de Ho nan, de Pe tche li et de Chan tong reçurent de nouvelles colonies, lesquelles avec le temps formèrent ensemble sous un seul souverain, un État qui ne s’étendait que vers le nord du fleuve Yang tse kiang.

Dès le règne de l’empereur Yu on fit de nouvelles découvertes du côté du midi, et ce prince en fit dresser des cartes géographiques. Ces régions étaient encore assez désertes, et le peu d’habitants qui y étaient, ne reconnaissaient pas l’empereur de la Chine ; mais les empereurs suivants, après avoir assuré leur couronne à leurs fils aînés, abandonnaient ces pays à leurs autres enfants, qui allaient y fixer leur demeure, et y former des peuplades.

C’est ainsi que s’établirent plusieurs petits royaumes, et que ces nouveaux habitants accoutumés insensiblement à l’obéissance par de sages et d’habiles souverains, s’instruisirent peu à peu dans les arts les plus nécessaires, et s’adonnèrent particulièrement à l’agriculture. Ces provinces ayant été réunies par la sagesse ou par la force des empereurs, ont formé enfin ce vaste empire tel qu’il est aujourd’hui.

On voit par là, et on le verra encore mieux par la suite de l’histoire, quelle est l’origine de ces principautés, ou petits royaumes, qui étaient gouvernés par autant de souverains. Il est seulement à remarquer, que ces souverainetés n’étaient possédées que par des princes, fils, ou neveux des empereurs. L’aîné revêtu de l’autorité suprême donnait la possession d'une province, ou d’une contrée, à ses cadets, avec la liberté d’y lever des impôts, pour soutenir avec éclat le rang de leur naissance ; on éleva dans la suite à cette grande dignité quelques personnes d’un rare mérite, ou qui avaient rendu d’importants services.

Ce partage d’autorité, quoique dépendante de celle de l’empereur, a été sous des règnes faibles, la source d’une infinité de divisions et de guerres intestines, qui ont déchiré cet empire.

Tout ce qu’il y a d’habiles historiens chinois conviennent, que c’est Fo hi qui a jeté les premiers fondements de leur monarchie, et que si quelques auteurs ont tâché d’en pousser plus loin l’origine, tout ce qu’ils ont avancé, est manifestement fabuleux et hors de toute vraisemblance. Ils conviennent encore des successeurs qu’a eu Fo hi, et qui sont au nombre de six, jusqu’à l’empereur Yao, savoir Chin nong, Hoang ti, etc.

Mais en quel temps a paru Fo hi ? Quelle a été la durée du règne de ces six empereurs jusqu’à Yao ? C’est ce qui, selon eux, est très incertain, et dont on n’a point de connaissance assez sûre, pour ranger ces temps là sous une exacte et vraie chronologie. Ce n’est que depuis Yao, qui commença à régner 2.357 ans avant Jésus-Christ, que leur chronologie se trouve parfaitement bien conduite : le nom des empereurs, la durée de leur règne, les divisions, les révolutions, les interrègnes, tout est marqué dans un grand détail et sans affectation.

Cette opinion est si bien établie parmi tous les savants historiens de la Chine, que si quelqu’un s’avisait de rapprocher davantage de nos temps l’origine de leur empire, il serait regardé comme l’inventeur d’une doctrine erronée, et exposé à de grandes peines. Cette chronologie mérite en effet qu’on y ajoute foi pour les raisons suivantes.

1° Elle est fort suivie et bien circonstanciée.

2° Elle n’a point l’air de fable, comme celle des Grecs et des Romains, dans les commencements de leur histoire.

3°, Elle est appuyée sur plusieurs observations d’éclipses qu’elle marque, et qui se trouvent très conformes au calcul astronomique des plus savants astronomes de ces derniers temps ; et il n’en faudrait point d’autre preuve, que la vérification de la célèbre éclipse arrivée sous l’empereur Tchong kang, qui régnait plus de deux mille ans avant Jésus-Christ.

4° Toutes les parties de l’ancienne histoire chinoise, ont été écrites par des auteurs contemporains des empereurs, dont ils nous ont laissé les vies.

5° Confucius dont l’autorité doit être d’un très grand poids, à cause de sa probité et de son rare mérite, n’a jamais révoqué en doute cette chronologie, au contraire il l’a toujours supposé très véritable.

6° Mencius le plus célèbre des philosophes chinois après Confucius, et qui vivait environ 400 ans avant l’ère chrétienne, assure que depuis Chun associé par Yao à l’empire, jusqu’à l’empereur Ven vang, il s’est écoulé plus de mille ans. Cette autorité de Mencius est irréfragable parmi les Chinois. Or depuis Ven vang jusqu’à Jésus-Christ, il y a onze cent et quelques années, comme il paraît par l’histoire, dont la certitude se fortifie à mesure qu’elle avance, et qu’elle s’approche de nos temps.

7° Suivant cette chronologie, la vie des premiers empereurs de la Chine est très conforme pour la durée, à celle que l’Écriture sainte donne aux hommes de ce temps-là. Il est vrai que cette chronologie paraît trop longue à des savants d’Europe, qui ont intérêt de la rendre plus courte ; mais comment abréger des temps qui gênent et ébranlent leur système sans en avoir des raisons plausibles ? Et quelle raison pourrait-on apporter, qui contentât les Chinois, de retrancher un endroit, plutôt qu’un autre, d’une histoire toujours suivie, et qui ne se dément en rien, depuis le commencement jusqu’à la fin ?

D’ailleurs si elle a de la peine, ce semble, à s’accorder avec la Vulgate, elle s’accorde aisément avec les Septante, dont la version autorisée dans l’église durant plus de six siècles, fut approuvée dans le cinquième concile, de même que la Vulgate a été approuvée dans le concile de Trente : et il est certain que ni dans l’une, ni dans l’autre de ces assemblées célèbres, on n’a nullement prétendu confirmer ces chronologies ; encore assez récemment de savants auteurs se sont attachés à celle des Septante, et ont su la concilier avec la Vulgate, par rapport aux années qui se sont écoulées depuis le Déluge jusqu’à Jésus-Christ.

On voit que les points de chronologie les plus certains, ou qui devraient l’être, sont contestés tous les jours par les plus habiles gens. Cette différence d’opinions, et la liberté qu’on laisse jusqu’à un certain point, de dire ce qu’il plaît, a jeté quelques fois dans l’embarras les missionnaires de la Chine, quand ils ont eu à répondre aux questions qui leur étaient faites à ce sujet.

Le feu empereur Cang hi s’était aperçu de cette différence, en lisant des livres de la religion, écrits par différents missionnaires, dont les uns suivaient les Septante, et les autres la Vulgate. — « Quoi, disait-il, est-ce que vos King[1] ne sont pas clairs ? N’assurez-vous pas qu’ils ne renferment rien que de certain et d’indubitable ? » On ne manquait point de réponses solides, et capables de satisfaire un Européen. Mais pouvaient-elles se faire goûter à un prince peu instruit, et qui ne savait pas discerner la vérité des dogmes, d’avec la connaissance des temps ?

Que la chronologie chinoise s’accorde parfaitement avec celle des Septante, c’est ce qu’il est aisé de vérifier. Selon les Septante on compte 3.258 ans depuis le Déluge, jusqu’à Jésus-Christ. Les Chinois remontant jusqu’à la source de leur empire, conduisent avec certitude leur chronologie jusqu’au temps de l’empereur Yao qui régna 2.357 ans avant Jésus-Christ, d’où il s’ensuit que plus de 900 ans se sont écoulés depuis le Déluge jusqu’à Yao.

Quand les descendants de Noé seraient entrés dans la Chine 200 ou même 300 ans après le Déluge, ne resterait-il pas encore un temps plus que suffisant pour les règnes de Fo hi et des six empereurs qui ont précédé Yao ? Car quoique les Chinois les regardent comme les fondateurs de leur empire, ils avouent qu’ils ne peuvent fixer ni le temps, ni la durée de leur règne, et ce n’est que depuis Yao qu’ils prouvent par des événements qu’on ne peut guère leur contester, la suite de tous leurs empereurs, et combien de temps ils ont régné.

Si ce n’est qu’en hésitant et par manière de doute, que j’ai avancé que la chronologie chinoise avait de la peine à s’accorder avec la Vulgate, ce n’a pas été sans de justes raisons. Car enfin depuis qu’en ces derniers temps un écrivain de réputation[2], dans un système solidement appuyé et approuvé de plusieurs savants, a trouvé 3.234 ans depuis le Déluge jusqu’à Jésus-Christ, en conciliant ainsi la Vulgate avec la version des Septante, il l’a également concilié avec la chronologie chinoise. Lorsqu’il ajoute cent ans à la vie de chacun des descendants de Sem, s’il suit le texte samaritain et la version des Septante, il ne change rien au texte hébraïque ; il ne fait que suppléer ce que l’écrivain sacré paraît avoir omis à dessein.

Il s’agit du chapitre XI de la Genèse : Sem, dit Moïse, vers. 10, avait cent ans lorsqu’il fut père d’Arphaxad deux ans après le Déluge. vers. 11. Ét Sem après la naissance d’Arphaxad vécut 500 ans, et il eut des fils et des filles. vers. 12. Arphaxad ayant vécu 35 ans, fut père de Sale.

Comme le nombre de cent est un nombre capital, et qu’il n’y a point de nombre inférieur qui l’accompagne, quand Moïse parle des années de la vie de Sem lorsqu’il fut père d’Arphaxad, il n’est pas possible d’y rien sous-entendre ; mais il n’en est pas de même, quand au verset 12 et dans les suivants, il parle de l’âge d’Arphaxad et de ses descendants. Le nombre inférieur suppose le nombre capital qu’il n’a pas été nécessaire de répéter.

C’est là ce qui se confirme par l’usage. Qu’on dise, par exemple, qu’un événement arriva en l’année 1710, qu’on parle ensuite d’un autre événement, et qu’on dise qu’il arriva en 720 ou en 722, il n’y a personne qui ne comprenne qu’il faut sous-entendre le nombre capital de mille. Ainsi si l’on s’attache scrupuleusement à la lettre, Arphaxad n’avait que 35 ans, lorsqu’il fut père de Sale ; mais si l’on pénètre dans le sens de la Vulgate, il en devint le père à l’âge de 135 ans.

On n’a garde de supposer la même omission dans le chapitre V de la Genèse, parce que le texte sacré est clair, et qu’il ne permet pas qu’on ait recours à la même conjecture, que le chapitre XI offre comme de lui-même, et qui sert admirablement bien à accorder l’histoire sacrée avec l’histoire profane, le texte hébraïque avec deux autres textes, dont l’un est vénérable dans l’antiquité chrétienne, et l’autre ne peut être soupçonné d’altérations.

Si l’on s’en tient précisément à la lettre, on s’engage dans des difficultés dont il n’est pas aisé de se débarrasser. Car enfin l’âge auquel les patriarches avaient des enfants, était proportionné à la longue durée de leur vie. Est-il croyable que les sept premiers patriarches après le Déluge, qui vivaient trois ou quatre cents ans, aient eu des enfants à 30 ans, et que cependant les patriarches suivants qui ne vivaient pas la moitié aussi longtemps, n’aient eu leur premier enfant qu’à 60 ans, ou à peu près ? Tharé à 70, Abraham à 87, Isaac à 60, Jacob à 84, etc ? Noé aurait-il vu après le Déluge neuf générations se succéder les unes aux autres ?

D’ailleurs si l’on ne reconnaît pas cette omission dans la Vulgate, il n’y aurait pas 200 ans depuis le Déluge, jusqu’à la confusion des langues arrivée à la tour de Babel ; d’où il s’ensuivrait que Noé, qui selon le texte sacré vécut 350 ans après le Déluge, aurait été témoin d’un si téméraire attentat. Est-il vraisemblable que Noé et Sem, ces deux saints patriarches, pour qui leurs descendants avaient tant de vénération, eussent souffert une entreprise si orgueilleuse et si impie ? Moïse cet écrivain si exact aurait-il gardé le silence sur ce que Noé était devenu, et n’aurait-il rien dit de la terre qu’il aurait habité au moment de la dispersion des peuples ?

Il est donc naturel de croire que dans le verset XII et les suivants, où il est dit qu’Arphaxad avait 35 ans quand il devint père de Sale, que Sale eut Hebet à 30 ans, etc., il faut entendre qu’Arphaxad a vécu avant la naissance de Sale 35 ans de plus que Sem ne vécut avant la naissance d’Arphaxad, ce qui fait 135 ans, et il faut raisonner de la même sorte sur l’âge qu’avaient les patriarches suivants à la naissance de leur premier enfant.

L’auteur de ce système l’appuie d’autorités et de raisons solides, qu’il n’est pas de mon sujet de rapporter ici, et qu’on peut lire dans sa dissertation, qui a eu de savants approbateurs de France [3], d’Italie [4], et d’Angleterre [5]. Il me suffit d’avoir montré, que selon ce que pensent de savants hommes de ces derniers temps, la chronologie chinoise, et les monuments qui en assurent la certitude, ne doivent pas être rejetés, comme quelques-uns ont voulu le faire un peu trop légèrement.

Comme l’éclipse arrivée sous le règne de Tchong kang et vérifiée par nos astronomes, est une des preuves les plus marquées de l’étendue de la chronologie chinoise, il est naturel de demander pourquoi, avant le règne de ce prince, il n’est point fait mention d’éclipse dans l’histoire.

On a consulté sur cela les savants de la Chine, et ils ont répondu que dans ces premiers temps la coutume n’était pas encore introduite de recueillir les éclipses, et qu’on n’avait alors d’autre but que d’instruire la postérité, en marquant les choses essentielles au gouvernement, telles que sont les lois ; le progrès des arts et des sciences ; arts et des sciences ; les fréquentes révolutions, et par quelles intrigues elles avaient été ménagées ; les grands exemples de vertu ; les avis donnés aux empereurs ; les bonnes ou mauvaises actions de ces princes, afin que leurs descendants apprissent de leurs exemples, ce qu’ils devaient faire, ou ce qu’ils devaient éviter.

Il est même très vraisemblable, que si ces deux fameux astronomes Hi et Ho eussent rempli le devoir de leur charge, en avertissant l’empereur de l’éclipse qui devait arriver, et qui arriva effectivement, l’histoire n’en eût pas plus parlé que des précédentes ; mais parce que leur silence était bien moins l’effet de leur ignorance, que d’une malice affectée, et du dessein qu’ils avaient de favoriser la trahison d’un ministre, qui força l’empereur à chercher un asile du côté du midi, ils furent justement punis de mort. Leur infidélité découverte à l’occasion de l’éclipse, est ce qui a donné lieu à l’histoire d’en faire mention.

Pour donner encore plus d’intelligence de la suite de cette chronologie, il me reste une dernière observation à faire, qui préviendra l’erreur, dans laquelle on pourrait tomber, en augmentant ou diminuant les années de chaque règne. Il faut donc savoir que l’année de la mort de chaque empereur, en quelque mois qu’elle arrive, est comptée toute entière parmi celles de son règne, et quoique son successeur soit déjà reconnu, on fait l’honneur au défunt prince d’expédier toutes les affaires sous son nom. Le nouvel empereur ne donne presque jamais le sien qu’à l’année suivante, à moins que la couronne ne passe dans une autre famille, car alors l’année de son règne, commence le même jour qu’il a monté sur le trône.

L’incertitude où l’on est de la durée des sept premiers règnes, m’a engagé de ne commencer l’ordre des cycles sexagénaires qu’au règne d’Yao, quoi qu’on attribue communément à Hoang ti l’invention des cycles, qui est, comme on sait, une période de soixante ans, de même que nous donnons le nom de siècle à une révolution de cent années. Néanmoins je ne dois pas omettre ce que les auteurs chinois rapportent de Fo hi, qu’ils regardent comme le fondateur de leur monarchie, et des six empereurs qui lui ont succédé, et qui ont gouverné l’empire, jusqu’au temps du grand Yao.


  1. Doctrine sublime, solide, inébranlable. C'est ainsn que s'appellent les cinq Livres Canoniques du premier ordre.
  2. Le P. Tournemire.
  3. Méthode pour étudier l'Histoire en quatre tomes in 4° par M. L'abbé Langlet de Fresnoy. Syxtème chronologique sur les trois textes de la Bible.
  4. Trattanumento historicoe chronologico del signor Francisco Maria Biacca.
  5. L'Histoire universelle depuis le commencement du monde jusqu'à présent, par une Société de gens de lettres d'Angleterre. Imprimée à La Haye chez H. Scheuerleer et compagnie, en 1732. in 4°.