Description de la Chine (La Haye)/Harangue qu’on dit que Tchong hoei fit

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Scheuerleer (2p. 362-364).


Harangue qu’on dit que Tchong hoei fit à l’empereur Tching tang[1].


O ! Prince, que dites-vous ? C’est le Tien[2] qui a donné la vie aux hommes[3] : sujets, comme ils sont, à cent passions différentes, s’ils n’ont n'ont pas un maître qui les retienne dans le devoir, ils ne peuvent vivre en paix : mais le Ciel leur envoie un très sage roi, et c’est par son moyen qu’il peut les rendre bons et heureux.

L’infâme Kié avait éteint toutes les lumières de la raison, et le pauvre peuple était tombé comme dans un étang de feu : mais le Ciel vous a donné toute la prudence et toute la force nécessaire pour délivrer l’univers de tous ses maux. Achevez ce que le grand Yu a bien commencé : suivez ses traces, et obéissez avec respect aux ordres du Ciel. Le roi de Hia est coupable ; son crime est d’avoir employé, comme il faisait, le nom du Très Haut, pour faire garder ses commandements iniques. Le Ciel l’a châtié, et il vous a chargé de l’empire, pour rendre au monde son premier bonheur.

Vous savez que le cruel Kié avait encore quelques sages auprès de sa personne : mais le plus grand nombre de ses gens ne valaient pas mieux que lui. Nous nous trouvâmes dans ce temps funeste mêlés avec tous ces scélérats, comme un peu de bon grain semé dans un champ rempli d’ivraie. Comment pouvoir éviter les dangers qui nous environnaient de toutes parts ? Il n’y avait personne qui ne tremblât pour soi ; et c’était assez pour devenir suspect, que de n’avoir point de crime. Combien plus deviez-vous craindre, vous Prince, qui êtes orné de tant de vertus ? La renommée les répandait partout : on vous regardait comme un sage prince très éloigné de tous les sales plaisirs, et nullement attaché à son intérêt, ne distribuant les charges qu’aux plus vertueux, et mesurant toujours la récompense au mérite. On savait que vous préfériez avec plaisir le sentiment d’autrui au vôtre ; que vous attribuiez aux autres tout le bien que vous faisiez ; que vous ne vous excusiez jamais, et que vous étiez toujours prêt de vous corriger. Enfin on voyait dans vous une grandeur d’âme digne de l’empire de l'univers, jointe à une bonté et à une tendresse de père pour vos sujets. Tant de vertus vous avaient gagné tous les cœurs. C’est pourquoi le petit roi Ko ayant rejeté brutalement vos présents, vous fûtes obligé de marcher contre lui, et ce fut par là que vous commençâtes vos justes conquêtes. Étiez-vous à l’orient ? les peuples de l’occident vous attendaient avec impatience. Mettiez-vous la paix dans le nord ? les barbares du midi soupiraient après vous et chacun s’écriait comme en se plaignant : pourquoi n’est-il pas venu d’abord à notre secours. On n’entendait que des gens qui se disaient les uns aux autres : Attendons notre bon roi ; dès qu’il paraîtra, nous reprendrons une vie nouvelle. Voilà, Prince, quel était pour vous l'empressement de tous les peuples.

Il ne faut pas avoir scrupule d’être roi[4] ; mais il faut travailler à se rendre un bon roi. Dans cette vue distinguez les sages, et assistez les gens de bien : comblez de gloire ceux qui sont d’une fidélité reconnue, et secondez ceux qui n’ont que des intentions droites ; donnez des surveillants aux petits rois qui sont faibles ; diminuez le pouvoir de ceux qui en abusent ; privez de leur couronne ceux qui troublent le bon ordre, et punissez de mort ceux que leurs crimes rendent indignes de régner. Par là vous arrêterez les méchants, vous fortifierez les bons ; et tous ces rois faisant leur devoir, vous ferez régner la vertu et la paix dans tout le monde.

Lorsqu’un souverain tâche de se rendre chaque jour meilleur qu’il n’est, tous les peuples n’ont des cœurs que pour l’aimer ; mais s’il s’imagine en avoir assez fait, il est méprisé et abandonné de ses parents les plus proches. Appliquez-vous de tout votre cœur à l’exercice des plus grandes vertus, afin que vos sujets trouvent dans vous un modèle achevé. Que la justice soit la règle de toutes vos actions, et que la plus pure raison serve de bride à vos désirs. Un bon roi laisse assez de richesses aux princes ses enfants, en leur laissant l’exemple de ses vertus pour héritage. J’ai toujours entendu dire que c’est être roi, que de regarder les autres comme capables de nous apprendre quelque chose : car celui qui aime à s’instruire, s’enrichit. Au contraire le vrai moyen de se perdre, c’est de croire que les autres ne nous valent pas car on est fort à l’étroit, quand on se croit suffire à soi-même. Tâchez de finir aussi bien que vous avez commencé : souvenez-vous que le Ciel est juste, qu’il élève les bons, et qu’il châtie les méchants : suivez exactement les lois, pour vous assurer un bonheur éternel.



  1. Ce Tching tang détrôna le tyran Kié, avec lequel la famille Hia fut éteinte.
  2. Le Ciel.
  3. Voici comment parle l’ancien commentaire Tching y : le Tien produit l’homme, et lui donne un corps et une âme. Chacun de nous a donc un corps visible et matériel : il a aussi une âme spirituelle et intelligente. L’homme étant produit de la sorte, le Tien l’assiste ; je ne veux pas dire simplement que le Tien, après lui avoir donné un corps et une âme, lui fait diverses lois ; mais je dis qu’il l’assiste encore d’une manière plus particulière. Car l’homme pense, agit, parle, distingue le vrai du faux, et le bien du mal : il a besoin de nourriture et d’habits : il se trouve tantôt dans l’abondance, et tantôt dans la disette : il est tour à tour en mouvement et en repos. Or, pour garder en tout cela une exacte justice, il faut certainement un secours du Tien ; car il y a là-dedans un droit chemin ; si on le suit, on est heureux, et si on s’en écarte, on n’a point de bien. C’est pourquoi le Ciel s’unit à l’homme, et l’aide à marcher constamment dans cette route qui conduit à l'immortalité.
  4. Cette pensée n’est pas formellement dans le texte ; mais c’est le sens de toute cette harangue, et les interprètes s’en servent pour lier ce qui précède, avec ce qui suit.