Description de la Chine (La Haye)/Tchao chi cou ell, ou le petit orphelin

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Scheuerlee (3p. 417-460).


TCHAO
CHI COU ELL,


OU


LE PETIT
ORPHELIN
DE LA MAISON DE TCHAO


TRAGÉDIE CHINOISE


AVERTISSEMENT


Après ce que j’ai dit ailleurs, que la comédie accompagne presque toujours les repas de cérémonie que se donnent les mandarins chinois, et les personnes aisées, et qu’elle fait partie de ces sortes de fêtes, on s’attend, sans doute, de voir quelqu’une de ces comédies, qui fasse juger du goût qu’ils ont pour le théâtre. Heureusement je suis en état de contenter sur cela la curiosité.

Il m’est tombé entre les mains une tragédie chinoise, exactement traduite par le père de Prémare. Il ne faut pas y chercher les trois unités du temps, du lieu, et de l’action, ni les autres règles que nous observons pour donner de la régularité et de l’agrément à ces sortes d’ouvrages. Il n’y a pas plus d’un siècle que la poésie dramatique a été portée en France au point de perfection où elle est maintenant, et l’on sait assez que dans des temps plus reculés, elle était très informe et très grossière.

Ainsi l’on ne doit pas être surpris, si ces règles qui nous sont propres, ont été inconnues aux Chinois, lesquels ont toujours vécu comme dans un monde séparé du reste de l’univers. Ils n’ont pour but dans leurs pièces de théâtre, que de plaire à leurs compatriotes, de les toucher, de leur inspirer l’amour de la vertu et l’horreur du vice. S’ils y réussissent, cela doit, ce semble, leur suffire : il me suffit à moi-même de faire connaître leur goût dans ce genre d’ouvrage, quelque éloigné qu’il soit du nôtre.

Cette tragédie est tirée du livre intitulé Yuen gin pe tchong. C’est un recueil des cent meilleures pièces de théâtre qui aient été composées sous la dynastie des Yuen. Ce livre contient quarante volumes, distribués en quatre Tao.

Cette pièce est intitulée Tchao chi cou ell ; c’est-à-dire, le petit Orphelin de la Maison de Tchao : elle est la quatre-vingt-cinquième de ce recueil, et se trouve au commencement du trente-cinquième volume.

Les Chinois, dit le père de Prémare, ne distinguent point comme nous, entre tragédies et comédies. On a intitulé celle-ci tragédie, parce qu’elle a paru assez tragique ; ces sortes d’ouvrages ne diffèrent des petits romans chinois, qu’en ce qu’on y introduit des personnages qui se parlent sur un théâtre, au lieu que dans un roman, c’est un auteur qui raconte leurs discours et leurs aventures.

Dans les livres imprimés on ne met que rarement le nom du personnage qui parle dans la pièce ; ce personnage, comme on verra, commence toujours par s’annoncer lui-même aux spectateurs, et par leur apprendre son nom, et le rôle qu’il joue dans la pièce.

Une troupe de comédiens est composée de huit ou neuf acteurs, qui ont chacun leurs caractères et leur rôles affectés, à peu près comme dans les troupes de comédiens italiens, et dans celles des farceurs qui courent les provinces.

Le même comédien sert souvent à représenter plusieurs rôles différents ; car comme les Chinois mettent tout en action et en dialogues, cela multiplierait trop le nombre des acteurs. Dans la tragédie suivante, il n’y a que cinq acteurs, quoiqu’il y ait au moins dix ou douze personnages qui parlent, en comptant les gardes et les soldats.

Il est vrai que l’acteur, comme je l’ai déjà dit, commence toujours à s’annoncer en entrant sur le théâtre ; mais le spectateur qui voit le même visage à deux personnages très différents, doit éprouver quelque embarras ; un masque remédierait à cet inconvénient, mais les masques ne servent guère que dans les ballets, et ne se donnent qu’aux scélérats et aux chefs de voleurs.

Les tragédies chinoises sont entremêlées de chansons dans lesquelles on interrompt assez souvent le chant, pour réciter une ou deux phrases du ton de la déclamation ordinaire ; nous sommes choqués de ce qu’un acteur au milieu d’un dialogue se met tout d’un coup à chanter ; mais on doit faire attention que, parmi les Chinois, le chant est fait pour exprimer quelque grand mouvement de l’âme, comme la joie, la douleur, la colère, le désespoir ; par exemple, un homme qui est indigné contre un scélérat, chante ; un autre qui s’anime à la vengeance, chante ; un autre qui est prêt de se donner la mort, chante.

Il y a des pièces dont les chansons sont difficiles à entendre, surtout aux Européens, parce qu’elles sont remplies d’allusions à des choses qui nous sont inconnues, et de figures dans le langage, dont nous avons peine à nous apercevoir ; car les Chinois ont leur poésie, comme nous avons la nôtre.

Le nombre des airs de ces chansons qui entrent dans les tragédies chinoises, est assez borné, et dans l’impression on désigne cet air à la tête de chaque chanson. Ces chansons sont imprimées en gros caractères, pour les distinguer de ce qui se récite.

Les tragédies chinoises sont divisées en plusieurs parties que l’on pourrait nommer actes. La première se nomme Sie tse, et ressemble assez à un prologue ou introduction. Les actes se nomment tché ; et si l’on veut, on peut diviser ces tché en scènes, par les entrées et les sorties des personnages.


ACTEURS.


TOU NGAN COU, Premier ministre de la guerre.

TCHAO TUN, ministre d’État, personnage muet.

TCHAO SO, fils de Tchao tun, et gendre du roi.

La fille du roi, femme de Tchao so.

TCHING YNG, médecin.

HAN KOUÉ, mandarin d’armes.

KONG LUN, ancien ministre, retiré à la campagne.

TCHING POEI, jeune seigneur, qui passe pour le fils du médecin, et qui est adopté par Tou ngan cou.

OUEI FONG, Grand officier du roi.


Il y a huit personnages, quoiqu’il n’y ait que cinq comédiens.




SIÉ TSEE,
OU PROLOGUE




SCÈNE PREMIÈRE
TOU NGAN COU, seul


L’homme ne songe point à faire du mal au tigre, mais le tigre ne pense qu’à faire du mal à l’homme. Si on ne se contente à temps, on s’en repent. Je suis Tou ngan cou, premier ministre de la guerre dans le royaume de Tsin. Le roi Ling kong, mon maître, avait deux hommes, auxquels il se fiait sans réserve ; l’un, pour gouverner le peuple, c’est Tchao tun ; l’autre, pour gouverner l'armée, c’est moi ; nos charges nous ont rendu ennemis : j’ai toujours eu envie de perdre Tchao, mais je ne pouvais en venir à bout. Tchao so, fils de Tun, avait épousé la fille du roi ; j’avais donné ordre à un assassin de prendre un poignard, d’escalader la muraille du palais de Tchao tun, et de le tuer. Ce malheureux, en voulant exécuter mes ordres, se brisa la tête contre un arbre, et se tua. Un jour Tchao tun sortit pour aller animer les laboureurs au travail, il trouva sous un mûrier un homme à demi mort de faim ; il le fit boire et manger tant qu’il voulut, et lui sauva la vie. Dans ce temps-là un roi d’occident offrit un grand chien qui avait nom Chin ngao. Le roi me le donna, et je formai le dessein de m’en servir pour faire mourir mon rival ; j’enfermai le chien dans une chambre à l’écart ; je défendis qu’on lui donnât à manger pendant quatre ou cinq jours. J’avais préparé dans le fond de mon jardin un homme de paille, habillé comme Tchao, et de sa grandeur : ayant mis dans son ventre des entrailles de mouton, je prends mon chien, je lui fais voir les entrailles, je le lâche : il eut bientôt mis en pièces l’homme de paille, et dévoré la chair qu’il y trouva. Je le renferme dans sa prison, je le fais jeûner, et je le ramène au même endroit ; sitôt qu’il aperçut l’homme de paille, il se mit à aboyer ; je le lâche, il déchire le fantôme, et mange les entrailles comme la première fois : cet exercice dura cent jours : au bout de ce temps-là je vais à la cour, et je dis publiquement au roi : Prince, il y a ici un traître qui a de mauvais desseins contre votre vie. Le roi demanda avec empressement quel était le traître. Je répondis : Le chien que Votre Majesté m’a donné, le connaît ; le roi montra une grande joie : Jadis, dit-il, on vit sous les règnes de Yao et de Chun un mouton, qui avait aussi l’instinct de découvrir les criminels ; serais-je assez heureux pour voir sous mon règne quelque chose de semblable ? Où est ce chien merveilleux ? Je l’amenai au roi ; dans ce moment Tchao tun était à côté du roi avec ses habits ordinaires : sitôt que Ch’in ngao le vit, il se mit à aboyer : le roi me dit de le lâcher, en disant : Tchao tun ne serait-il pas le traître ? Je le déliai ; il poursuivit Tchao tun qui fuyait de tous côtés dans la salle royale : par malheur mon chien déplut à un mandarin de guerre qui le tua. Tchao tun sortit du palais, et voulait monter sur son chariot à quatre chevaux ; j’en avais fait ôter deux, et casser une des roues pour qu’il ne pût s’en servir ; mais il se trouva là un brave, qui de son épaule soutint le chariot, et de sa main frappait les chevaux : il s’ouvrit un passage entre les montagnes, et sauva la vie à Tchao tun ; quel était ce brave ? Celui-là même que Tchao tun avait retiré des portes du trépas. Pour moi étant demeuré auprès du roi, je lui dis ce que j’allais faire pour son service, et sur-le-champ je fis massacrer toute la famille et les domestiques de Tchao tun, au nombre de trois cents personnes ; il ne reste que Tchao so avec la princesse son épouse ; il est le gendre du roi ; il n’est pas à propos de le faire mourir en public : persuadé cependant, que pour empêcher qu’une plante ne repousse, il faut en arracher jusqu’à la plus petite racine, j’ai supposé un ordre du roi, et j’ai envoyé de sa part à Tchao so trois choses, une corde, du vin empoisonné, et un poignard, ne lui laissant que la liberté du choix : mes ordres seront promptement exécutés, et j’en attends la réponse... Il sort.


SCENE II.


TCHAO SO, LA PRINCESSE sa femme.


TCHAO SO.


Je suis Tchao so ; j’ai un tel mandarinat. Qui eût pensé que Tou ngan cou, poussé par la jalousie, qui divise toujours les mandarins d’armes et les mandarins de lettres, tromperait le roi, et le porterait à faire mourir toute notre maison au nombre de trois cents personnes. Princesse, écoutez les dernières paroles de votre époux ; je sais que vous êtes enceinte, si vous mettez au monde une fille, je n’ai rien à vous dire ; mais si c’est un garçon, je lui donne un nom avant sa naissance, et je veux qu’il s’appelle l’Orphelin de Tchao, élevez-le avec soin, pour qu’il venge un jour ses parents.


LA PRINCESSE.


Ah ! vous m’accablez de douleur.


UN ENVOYÉ du roi entre, et dit,


J’apporte de la part du roi une corde, du poison, un poignard, et j’ai ordre de remettre ces présents à son gendre, il peut choisir de ces trois choses celle qu’il voudra, et après sa mort je dois enfermer la princesse sa femme, et faire une prison de son palais. L’ordre porte qu’il ne faut pas différer d’un moment ; me voici arrivé. (En apercevant le prince, il lui dit :) Tchao so, à genoux, écoutez l’ordre du roi. (Il lit :) Parce que votre maison est criminelle de lèse-majesté, on a fait exécuter tous ceux qui la composaient ; il ne reste plus que vous ; mais faisant réflexion que vous êtes mon gendre, je ne veux pas vous faire mourir en public ; voilà trois présents que je vous envoie : choisissez-en un. (L’envoyé continue, et dit :) L’ordre porte de plus, qu’on tienne votre femme enfermée dans ce palais, on lui défend d’en sortir, et l’on veut que le nom de Tchao soit entièrement éteint. L’ordre du roi ne se diffère point : Tchao so, obéissez, ôtez-vous promptement la vie.


TCHAO SO.


Ah ! princesse, que faire dans ce malheur ? (Il chante en déplorant son sort.)


LA PRINCESSE.


Ô Ciel ! prenez pitié de nous, on a fait massacrer toute notre maison ; ces infortunés sont demeurés sans sépulture.


TCHAO SO, en chantant.

Je n’aurai point de sépulture non plus qu’eux. Princesse, retenez bien ce que je vous ai recommandé.


LA PRINCESSE.


Je ne l’oublierai jamais.


TCHAO SO, il rappelle à la princesse, en chantant, les derniers avis qu’il lui avait donnés, et se tue avec le poignard.


LA PRINCESSE.


Ah ! mon époux, vous me faites mourir de douleur.


L’ENVOYÉ.


Tchao so s’est coupé la gorge, et n’est plus, sa femme est en prison chez elle ; il faut que j’aille rendre compte de ma commission. (Il récite ensuite quelques vers.)


FIN DU PROLOGUE.


PREMIÈRE PARTIE.


SCÈNE PREMIÈRE.


TOU NGAN COU. Suite de ses gens.


Je crains que si la femme de Tchao so mettait au monde un fils, ce fils devenu grand, ne fût pour moi un redoutable ennemi ; c’est pourquoi je la retiens dans son palais comme en prison. Il est tantôt nuit ; comment mon envoyé peut-il tant tarder, je ne le vois point revenir.


UN SOLDAT vient dire pour nouvelle,


La princesse est accouchée d’un fils, qui s’appelle l’orphelin de la maison de Tchao.


TOU NGAN COU.


Cela est-il bien vrai ? Quoi ? Cet avorton s’appelle l’orphelin de la maison de Tchao ? Laissons passer un mois, je serai toujours assez à temps pour me défaire d’un petit orphelin ; qu’on porte mon ordre à Han koué, qu’il aille garder l’entrée du palais, où demeure la femme de Tchao so, qu’il examine bien surtout ce qui en sortira : si quelqu’un est assez hardi pour cacher cet enfant de Tchao, je le ferai mourir, lui, et toute sa race, qu’on affiche cet ordre partout, et qu’on en avertisse les mandarins inférieurs ; si quelqu’un allait contre cet ordre, il serait coupable du même crime.


SCÈNE II.


LA PRINCESSE tenant son fils entre ses bras,


Il me semble que les maux de tous les hommes sont renfermés dans mon cœur ; je suis la fille du roi de Tsin. Le traître de Tou ngan cou a fait périr toute ma famille. Il ne me reste plus que ce pauvre orphelin que je porte entre mes bras ; il me souvient que son père, mon époux, étant sur le point de mourir, me laissa comme par testament les paroles que voici : Ma princesse, dit-il, si vous avez un fils, nommez–le l’Orphelin de la maison de Tchao, et ayez-en grand soin, afin que quand il sera en âge, il venge sa famille. O Ciel ! Le moyen de faire sortir mon fils hors de cette prison ! Il me vient une pensée : Je n’ai plus aujourd’hui aucun parent ; il ne me reste au monde que Tching yng ; il était de la maison de mon mari, et son nom ne s’est point trouvé par bonheur sur le rôle : attendons qu’il vienne, je lui confierai mon secret.


SCÈNE III.


TCHING YNG avec son coffre de remèdes.


Je m’appelle Tching yng ; je suis médecin de ma profession ; je suis au service du gendre du roi. Il avait des bontés pour moi qu’il n’avait point pour les autres : mais hélas ! ce voleur de Tou ngan cou a fait périr toute la maison de Tchao. Heureusement mon nom ne s’est point trouvé sur le rôle. La princesse est maintenant en prison chez elle ; c’est moi qui lui porte chaque jour à manger ; je sais qu’elle a nommé son fils l’Orphelin de la maison de Tchao, et qu’elle veut l’élever, dans l’espérance qu’il vengera un jour la mort de son père, et de toute sa maison ; mais je crains bien qu’il ne puisse échapper des griffes du cruel Tou ngan cou. On dit que la pauvre princesse m’appelle, c’est apparemment pour que je lui donne quelqu’un des remèdes qu’on prend après les couches ; il faut que je me hâte. Me voici à la porte : il n’est pas besoin d’avertir, je n’ai qu’à entrer tout droit.


SCÈNE IV.


TCHING YNG. LA PRINCESSE.


TCHING YNG.


Madame, vous m’avez fait appeler, que souhaitez-vous de moi ?


LA PRINCESSE.


Hélas ! Que notre maison a été détruite d’une façon cruelle ! Tching yng, je vous ai fait appeler : en voici la raison. J’ai accouché d’un fils : son père étant prêt de mourir, lui donna le nom d’Orphelin de Tchao ; Tching yng, vous étiez au nombre de nos gens ; nous vous avons toujours bien traité ; n’y aurait-il pas moyen de faire sortir d’ici mon fils, afin qu’un jour il venge sa famille ?


TCHING YNG.


Madame, je vois bien que vous ne savez pas encore tout. Le traître de Tou ngan cou a su que vous étiez accouchée d’un fils, et il a fait afficher à toutes les portes, que si quelqu’un ose cacher ce petit orphelin, on le fera mourir, lui, et toute sa famille : après cela le moyen de le cacher, et de le faire sortir de ce palais ?


LA PRINCESSE.


Tching yng, on dit ordinairement que lorsqu’on a besoin d’un prompt secours, on pense à ses parents ; et que quand on est en danger, on s’appuie sur ses anciens amis : si vous sauvez mon fils, notre maison aura en lui un héritier. (Elle se met à genoux.) Tching yng, ayez compassion de moi : les trois cents personnes que Tou ngan cou a fait massacrer, sont renfermées dans cet orphelin.


TCHING YNG.


Madame, levez-vous, je vous en conjure. Si je cache mon petit maître, et que le traître vienne à le savoir, il vous demandera où est votre fils ; vous lui direz : je l’ai donné à Tching yng ; moi et toute ma famille, nous en mourrons ; encore passe : mais votre fils n’en périra pas moins.


LA PRINCESSE.


C’en est fait ; allez-vous-en, Tching yng, ne vous épouvantez point, écoutez-moi. et voyez mes larmes. Son père est mort sous le couteau : (Elle prend, sa ceinture.) c’en est fait, sa mère, va le suivre et mourir.


TCHING YNG.


Je ne croyais pas que la princesse dût s’étrangler comme elle vient de faire : je n’ose m’arrêter ici un moment : ouvrons vite mon coffre à remèdes, mettons dedans le petit prince, et couvrons-le de quelques paquets d’herbes médecinales. O Ciel ! prenez pitié de nous : toute la maison de Tchao a péri par le glaive : il ne reste que ce pauvre orphelin : si je puis le sauver, j’aurai un grand bonheur, et j’acquerrerai bien du mérite ; mais si je suis découvert, nous en mourrons, moi, et tous les miens. O Tching yng, pense un peu en toi-même, si tu veux sauver cet Orphelin, il faut te tirer des mains de Tou ngan cou. Espérer cela, c’est espérer de sortir des filets du ciel et de la terre.


SCÈNE V.


HAN KOUÉ. Suite de soldats.


Je suis Han koué, général sous Tou ngan cou. Il m’a ordonné de garder le palais de la veuve de Tchao so : pourquoi le garder ? Parce que cette princesse a eu un fils. Or il craint qu’on n’enlève cet enfant : il veut que je fasse bonne garde ; si quelqu’un l’enlève, il perdra la tête, lui, et toute sa famille. Quoi donc, Tou ngan cou, sera-t-il dit que tu feras mourir à ta volonté les meilleurs sujets du roi, et tous ceux qui ont le plus de mérite ? (Il chante.)

Les deux maisons de Tou et de Tchao ont une haine qui n’est pas pour s’éteindre si tôt. (Il chante.)

O Tou ngan cou, que tu es haïssable ! (Il chante encore, et menace Ngan cou des châtiments du Ciel.) J’ordonne qu’on ait soin de veiller, et si quelqu’un veut sortir du palais, qu’on m’en avertisse.


SOLDATS.


Nous sommes au fait.


SCÈNE VI.
TCHING YNG, HAN KOUÉ, SOLDATS.


HAN KOUÉ.


Qu’on me saisisse cet homme qui porte un coffre de médecin : qui es-tu ?


TCHING YNG.


Je suis un pauvre médecin nommé Tching yng.


HAN KOUÉ.


D’où viens-tu ? Où vas-tu ?


TCHING YNG.


Je viens de chez la princesse ; j’étais allé lui porter un remède.


HAN KOUÉ.


Quelle médecine lui as-tu fait prendre ?


TCHING YNG.


Celle qu’on donne aux femmes accouchées.


HAN KOUÉ.


Qu’y a-t-il dans ce coffre que tu portes ?


TCHING YNG.


Il est plein de divers remèdes.


HAN KOUÉ.


Quels remèdes ?


TCHING YNG.


Les remèdes ordinaires.


HAN KOUÉ.


N’y a-t-il point quelqu’autre chose ?


TCHING YNG.


Non, il n’y a rien que cela.


HAN KOUÉ.


Si cela est ainsi, passe ton chemin, va-t’en. (Il s’en va, Han koué le rappelle). Tching yng, Tching yng, reviens : dis-moi ce qu’il y a dans ton coffre ?


TCHING YNG.


Des remèdes.


HAN KOUÉ.


N’y a-t-il rien que cela ?


TCHING YNG.


Rien du tout.


HAN KOUÉ.


Va-t’en donc. (Il s’en va : Han koué le rappelle ; il revient.) Il y a certainement là dedans quelque chose de caché ; quand je te dis, va-t’en, tu voles, et quand je te dis, reviens, tu as mille peines à faire un pas ; ô Tching yng, dis-moi, crois-tu que je ne te connais pas ? (Il chante.) Tu es de la maison de Tchao ; je suis soumis à Tou ngan cou : il faut nécessairement que tu emportes ce jeune Kilin, qui n’a pas encore un mois. O Tching yng, vois-tu ce que je dis : (il chante.) comment pourrais-tu sortir de cet antre du tigre ? Ne suis-je pas le second général après Tou ngan cou ? Te laisserais-je aller ainsi sans te rien demander ? O Tching yng, je sais que tu as de très grandes obligations à la famille de Tchao.


TCHING YNG.


Je l’avoue ; je les connais ; et je veux y répondre.


HAN KOUÉ. (Il chante)


Tu dis que tu veux répondre aux bienfaits que tu as reçus : mais je crains que tu ne puisses te sauver : (Il fait retirer ses gens.) Retirez-vous, si je vous appelle, venez : si je ne vous appelle pas, ne venez point.


SOLDATS.


Nous sommes au fait.


HAN KOUÉ (ouvre le coffre)


O Tching yng, tu disais qu’il n’y avait ici que des remèdes ; voici pourtant un petit homme : (Tching yng est tout éperdu ; il se jette à genoux ; Han Koué chante sur l’enfant qu’il voit.)


TCHING YNG.


Seigneur, ne vous mettez pas en colère ; souffrez que je vous dise la chose comme elle est : Tchao tun était un des plus fidèles sujets du roi. Tou ngan cou en fut jaloux : il voulut le faire dévorer par un chien. Tchao tun s’échappa, et sortit du palais : son chariot ne pouvait aller. Le brave Ling tché se souvint du bienfait de Tchao tun, et l’emporta dans les montagnes : on ne sait ce qu’il est devenu. Le roi crut les calomnies de Tou ngan cou. Le fils de Tchao tun eut ordre de se tuer : la princesse fut renfermée dans le palais ; elle eut un fils qu’elle nomma l’Orphelin ; la mère et l’enfant étaient sans secours : la princesse m’a confié son fils ; je vous ai trouvé, seigneur, et j’ai espéré que vous ne me blâmeriez pas. Quoi ! voudriez-vous arracher ce pauvre petit rejeton, et éteindre sans ressource sa famille.


HAN KOUÉ.


Tching yng, tu vois bien que si je portais cet enfant à son ennemi, il n’y a point de richesses et d’honneurs que je n’obtinsse ; mais Han koué a trop de droiture pour commettre une telle action : (il chante.) Si Tou ngan cou venait à voir cet enfant... O Tching yng, enveloppez bien ce cher orphelin ; si Tou ngan cou me demande où il est, je répondrai pour vous.


TCHING YNG.


Que je vous suis obligé, seigneur. (Il enveloppe l’enfant et s’en va : il revient, et se met à genoux.)


HAN KOUÉ.


Tching yng, quand je vous ai dit de vous en aller, ce n’était pas pour vous tromper ; allez-vous-en bien vite.


TCHING YNG.


Seigneur, mille obligations. (Il s’en va, et revient encore.)


HAN KOUÉ.


Tching yng, pourquoi revenir tant de fois ? (Il chante.) Tu crains que je ne te trompe. O Tching yng, si tu n’as pas le courage d’exposer ta vie, qui t’oblige de sauver l’orphelin malgré toi ? Apprends qu’un fidèle sujet ne craint point de mourir, et que qui craint la mort, n’est pas un sujet fidèle.


TCHING YNG.


Seigneur, si je sors de ce palais, on fera courir après moi, et je serai pris, et ce pauvre orphelin en mourra. C’en est fait, qu’on m’arrête : allez, seigneur, recevoir votre récompense, tout ce que je souhaite, c’est de mourir avec l’orphelin de la maison de Tchao.


HAN KOUÉ.


Tching yng, vous pourriez aisément vous sauver avec l’orphelin ; mais vous n’avez point de confiance. (Il chante pour exprimer ses derniers sentiments, et se tue).


TCHING YNG.


Que vois-je, hélas ! Han koué vient de se tuer lui-même : si quelqu’un des soldats de la garde en donnait avis à Tou ngan cou, que deviendrions-nous, moi et l’enfant ? Fuyons, fuyons au plus tôt : avançons sans rien craindre vers le village de Tai ping ; et là nous prendrons des mesures.


SECONDE PARTIE


SCÈNE PREMIÈRE.


TOU NGAN COU. Suite de soldats.


Pour réussir dans une affaire, il ne faut point trop s’empresser. Quand j’appris que la princesse avait un fils, nommé l’Orphelin de Tchao, j’envoyai Han koué garder toutes les avenues du palais ; et j’ai publié un ordre, que si quelqu’un cachait ou enlevait l’Orphelin, on le ferait mourir, lui, et toute sa maison. Est-ce que ce misérable avorton peut s’envoler au-dessus du ciel ? Je n’en ai aucune nouvelle, cela m’inquiète, qu’on aille voir là-dehors.


UN SOLDAT.


Monseigneur, il y a de très mauvaises nouvelles.


TOU NGAN COU.


D’où viennent-elles ?


LE SOLDAT.


La princesse s’est étranglée avec sa ceinture, et Han koué s’est tué d’un coup de poignard.


TOU NGAN COU.


Han koué s’est donné la mort ? Sûrement l’orphelin a été enlevé ; quelles nouvelles ! Que faire ?.... Le seul remède que j’y trouve, le voici, il faut feindre un ordre du roi, et commander à tout le royaume que tous les enfants qui sont nés au-dessous d’une demi-année, soient apportés dans mon palais, je les percerai tous de trois coups de poignard. L’orphelin sera sans doute du nombre, et je serai sûr de m’en être défait. Allons, qu’on m’obéisse, et qu’on aille afficher cet ordre, que tous ceux qui auront un fils au-dessous de six mois, aient à me l’apporter dans mon palais. Si quelqu’un ose y manquer, on le fera mourir, lui, et toute sa famille. Je perdrai tous les enfants du royaume de Tsin. L’Orphelin mourra, et n’aura point de sépulture ; quand il serait d’or et de pierreries, il n’évitera pas le tranchant de mon épée.


SCÈNE II.


KONG LUN, seul.


Je suis le vieux Kong lun : j’ai été un des grands officiers du roi Ling kong ; mais voyant que j’étais âgé, et que Tou ngan cou prenait toute l’autorité en main, j’ai quitté mes charges, et me suis retiré dans ce village, où je vis tranquille. (Il chante, pour mieux exprimer la haine qu’il porte à Tou ngan cou.)


SCÈNE III.


TCHING YNG, avec son coffre sur le dos.


Tching Yng, qu’as-tu tant à craindre ? Mon petit maître, que vous m’êtes précieux ! Tou ngan cou que je te hais ! Bien que j’aie emporté ce petit mourant jusque hors des murs, j’ai appris que Tou ngan cou a su sa fuite, et qu’il a ordonné qu’on lui apporte tous les enfants nés depuis une demi-année ; et alors, sans s’informer si c’est l’Orphelin ou si ce ne l’est pas, il les démembrera tous, et les coupera par morceaux. Où pourrais-je donc cacher celui-ci ? Voici le village de Tai ping, qui sert de retraite à Kong lun. Ce vieillard est un des anciens amis de Tchao tun ; il a quitté la cour, et il vit tranquillement dans cette retraite ; c’est un homme droit et sincère : c’est là que je cacherai mon trésor. Allons le voir sur-le-champ. Mettons mon coffre sous ce berceau de bananiers ; mon cher petit maître, attendez-moi ici un moment ; sitôt que j’aurai vu Kong lun, je reviens à vous. (Il dit à un valet de Kong lun) Vous, avertissez que Tching yng demande à voir votre maître. (Le valet dit : Tching yng est à la porte. Kong lun dit, qu’on le prie d’entrer.)


LE VALET.


Monsieur vous prie d’entrer.


SCÈNE IV.
KONG LUN, TCHING YNG.


KONG LUN.


Tching Yng, quelle affaire vous amène ici ?


TCHING YNG.


Voyant que vous vous étiez sauvé dans cette retraite, je suis venu pour avoir l’honneur de vous voir.


KONG LUN.


Depuis que je me suis retiré de la cour, tous les grands officiers du roi se portent-ils bien ?


TCHING YNG.


Ce n’est plus comme quand vous étiez en place : Tou ngan cou est le maître, et tout a bien changé.


KONG LUN.


Il faut tous ensemble en avertir le roi.


TCHING YNG.


Seigneur, vous savez qu’il y a toujours eu de ces scélérats ; sous les règnes de Yao et de Tchun, n’y avait-il pas quatre méchants hommes ?


KONG LUN.

(Il chante, et sur la fin il dit ce qui est arrivé à Tchao tun.)


TCHING YNG.


Seigneur, le Ciel a de bons yeux : la maison de Tchao n’est pas sans héritier.


KONG LUN.


Toute la maison, au nombre de trois cents personnes a péri ; son fils, gendre du roi, s’est poignardé. La princesse, sa bru, s’est étranglée ; où est cet héritier dont vous parlez ?


TCHING YNG.


Seigneur, puisque vous savez si bien tout ce qui s’est passé, je n’en parlerai point ; mais je vous dirai ce que vous ne savez peut-être pas : que la princesse étant en prison dans son palais, a mis au monde un fils, qu’elle a nommé l’Orphelin de la maison de Tchao ; ne voilà-t-il pas ce petit héritier dont je parlais ? Tout ce que je crains, c’est que Tou ngan cou ne vienne à le savoir, et à le faire prendre : car s’il tombe une fois entre ses mains, il le fera mourir cruellement, et la maison de Tchao sera réellement sans héritier.


KONG LUN.


Y a-t-il quelqu’un qui ait sauvé ce pauvre petit orphelin ? Où est-il ?


TCHING YNG.


Seigneur, vous faites paraître tant de compassion pour toute cette famille, que je ne puis vous rien cacher. La princesse avant sa mort me confia son fils, et me recommanda d’en avoir soin, jusqu’à ce qu’étant devenu grand, il puisse se venger de l’ennemi de sa maison. Comme je sortais du palais avec ce précieux dépôt, je trouvai à la porte Han koué. Il me laissa sortir, et se tua en ma présence ; je m’enfuis avec le petit orphelin, et je n’ai point trouvé de plus sûre retraite que de l’apporter chez vous. Je sais, seigneur, que vous étiez intime ami de Tchao tun ; je ne doute point que vous n’ayez pitié de son pauvre petit-fils, et que vous ne lui sauviez la vie.


KONG LUN.


Où avez-vous laissé ce cher enfant ?


TCHING YNG.


Là-dehors sous des bananiers.


KONG LUN.


Ne l’épouvantez point, allez le prendre, et me l’apportez.


TCHING YNG.


Béni soit le Ciel et la Terre, le petit prince était encore endormi.

KONG LUN, chante sur les maux de cet orphelin.


Tching yng dit, que tout l’appui de la famille de Tchao est dans cet enfant ; (il chante.) Et moi je dis qu’il est cause de tous les malheurs de sa maison.


TCHING YNG.


Seigneur, vous ne savez pas que Tou ngan cou, voyant que l’Orphelin lui était échappé, veut faire mourir tous les enfants à peu près de son âge. Je songe à cacher chez vous l’enfant : par ce moyen je m’acquitte de toutes les obligations que j’ai à son père et à sa mère, et je sauve la vie à tous les petits innocents du royaume. Je suis dans ma quarante-cinquième année ; j’ai un fils de l’âge de notre très cher orphelin ; je le ferai passer pour le petit Tchao ; vous irez en donner avis à Tou ngan cou, et vous m’accuserez d’avoir caché chez moi l’orphelin qu’il fait chercher. Nous mourrons, moi et mon fils, et vous, vous élèverez l’héritier de votre ami, jusqu’à ce qu’il soit en état de venger ses parents ; que dites-vous de ce dessein ? Ne le trouvez-vous pas de votre goût ?


KONG LUN.


Quel âge dites-vous que vous avez ?


TCHING YNG.


Quarante-cinq ans.


KONG LUN.


Il faut pour le moins vingt ans, pour que cet orphelin puisse venger sa famille. Vous aurez alors soixante-cinq ans, et moi j’en aurai quatre-vingt-dix : comment à cet âge-là pourrais-je l’aider ? O Tching yng, puisque vous voulez bien sacrifier votre fils, apportez-le moi ici, et allez m’accuser à Tou ngan cou, en lui disant que je cache chez moi l’orphelin qu’il veut avoir. Tou ngan cou viendra avec des troupes entourer ce village ; je mourrai avec votre fils, et vous élèverez l’orphelin de Tchao, jusqu’à ce qu’il puisse venger toute sa maison. Ce dessein est encore plus sûr que le vôtre ; qu’en dites-vous ?


TCHING YNG.


Je le trouve aussi bon, mais il vous coûterait trop cher ; donnons plutôt les habits du petit Tchao à mon fils ; allez me déférer au tyran, et moi et mon fils, nous mourrons ensemble.


KONG LUN.


Ce que j’ai dit est une chose résolue ; ne songez pas à vous y opposer. (Il chante.) Encore vingt ans, et nous sommes vengés. Serais-je assez heureux pour vivre jusque là ?


TCHING YNG.


Seigneur, vous avez encore de la force.


KONG LUN, en chantant.


Je ne suis plus ce que j’ai été, mais je ferai ce que je pourrai : Tching yng, suivez mon conseil.


TCHING YNG.


Vous étiez tranquille chez vous, et moi sans savoir ce que je faisais, je suis venu vous apporter ce malheur : j’en suis fort fâché.


KONG LUN.


Que me dites-vous ? Un homme de soixante-dix ans, comme moi, doit s’attendre à mourir bientôt, différer un jour ou deux à partir, ce n’est pas la peine. Il chante.


TCHING YNG.


Seigneur, c’est vous qui avez engagé l’affaire, n’allez pas vous en dédire, tenez bien votre parole.


KONG LUN.


De quoi servent des paroles sur lesquelles on ne peut compter ?


TCHING YNG.


Si vous sauvez l’orphelin, vous obtiendrez une gloire immortelle. (Kong lun chante.) Mais, seigneur, il y a encore un point ; si Tou ngan cou vous fait arrêter, le moyen que vous souteniez les interrogatoires, et que vous enduriez les tortures ; vous me nommerez, nous sommes sûrs d’être mis à mort, mon fils et moi : j’ai seulement regret de voir que l’héritier de Tchao n’en meurt pas moins, et que c’est moi qui vous ai mêlé dans cette méchante affaire.


KONG LUN.


Je sais que ces deux maisons sont irréconciliables. Quand Tou ngan cou m’aura fait saisir, il me dira mille injures ; vieux coquin, vieux scélérat, quand tu as su mes ordres, tu as caché mon ennemi exprès pour me tenir tête. Tching yng ne craignez rien, quoi qu’il arrive, je ne me dédirai jamais ; allez-vous-en prendre soin de l’Orphelin : pour un vieillard comme moi, qu’il meure, c’est peu de chose. Il chante pour s’exciter, et s'en va.


TCHING YNG.


Les choses étant en cet état, il n’y a pas de temps à perdre, allons vite prendre mon fils, et le mettons dans ce village : c’est avec joie que je mets mon fils à la place de l’orphelin ; c’est de mon côté une espèce de justice, mais c’est une perte que celle du généreux Kong lun.


TROISIÈME PARTIE


SCÈNE PREMIÈRE.


TOU NGAN COU, et sa suite.


Le petit Tchao m’échapperait-il ? J’ai fait afficher un ordre, que si dans trois jours il ne paraît point, tous les enfants au-dessous de six mois soient mis à mort ; qu’on aille à la porte du palais regarder de tous côtés, et si on découvre quelqu’un qui vienne accuser, qu’on m’en donne avis aussitôt.


SCÈNE II.
TCHING YNG, TOU NGAN COU, SOLDAT.


TCHING YNG à part.


Hier, je portai mon propre enfant chez Kong lun, et aujourd’hui je viens l’accuser à Tou ngan cou.

Qu’on aille donner avis que j’ai des nouvelles de l’orphelin Tchao.


UN SOLDAT.


Attendez un moment, je vous prie, je cours annoncer votre venue.

Seigneur (à Tou ngan cou), il y a un homme qui dit que le petit Tchao est trouvé. (Tou ngan cou, où est cet homme ? Le soldat à la porte du palais) Soldats, entrez.


TOU NGAN COU.


Qu’on le fasse entrer.


SCÈNE III.
TOU NGAN COU, TCHING YNG, SOLDATS.


TOU NGAN COU.


Qui es-tu ?


TCHING YNG.


Je suis un pauvre médecin : je m’appelle Tching yng.


TOU NGAN COU.


Où dis-tu que tu as vu l’orphelin Tchao ?


TCHING YNG.


Dans le village Liu liu tai ping, et c’est le vieux Kong lun qui le tient caché chez lui.


TOU NGAN COU.


Comment as-tu pu savoir cela ?


TCHING YNG.


Kong lun est de ma connaissance ; j’étais allé chez lui, et je vis par hasard dans sa chambre où il couche, un enfant sur un riche tapis : je dis alors en moi-même, Kong lun a plus de soixante-dix ans, il n’a ni fils, ni fille, d’où est venu celui-ci ? Je lui découvris ma pensée ; cet enfant, lui dis-je, ne serait-il point l’orphelin qu’on cherche tant ? Je pris garde que le vieillard changea de couleur, et qu’il ne pût rien répondre ; voilà d’où j’ai conclu, Seigneur, que l’enfant dont vous êtes en peine, est chez le vieux Kong lun.


TOU NGAN COU.


Va, coquin : crois-tu pouvoir m’en faire accroire ? Tu n’as eu jusqu’ici aucune haine contre le bon homme Kong lun, pour quelles raisons viens-tu l’accuser d’un si grand crime ? Est-ce par affection pour moi ? Si tu me dis la vérité, ne crains rien ; mais si tu mens, tu es un homme mort.


TCHING YNG.


Retenez, Seigneur, votre colère pour un moment, et daignez écouter ma réponse. Il est vrai que je n’ai aucune inimitié avec Kong lun ; mais quand j’ai su que vous ordonniez qu’on vous apportât tous les petits enfants du royaume pour les faire mourir, alors dans la vue de sauver d’une part la vie à tant d’innocents, et d’une autre part me voyant à l’âge de quarante-cinq ans, et ayant eu depuis un mois un fils, il aurait fallu vous l’offrir, Seigneur, et je serais demeuré sans héritier ; mais l’orphelin de Tchao étant une fois découvert, les enfants de tout le royaume ne sont point égorgés, et mon petit héritier n’a rien à craindre ; voilà pourquoi je me suis résolu d’accuser le vieillard Kong lun.


TOU NGAN COU éclate de rire.


Je vois que tu as raison. Le vieux Kong était intime ami de Tchao tun : il ne faut pas s’étonner qu’il ait voulu sauver l’orphelin. Qu’on me choisisse dès ce moment des soldats, je veux aller avec Tching yng au village Tai ping, je le ferai investir, et je me saisirai du vieux Kong lun.


SCÈNE IV.


KONG LUN.


Je consultai hier avec Tching yng pour sauver le petit Tchao : Tching yng est allé aujourd’hui m’accuser au cruel Tou ngan cou : bientôt je verrai arriver ici le scélérat. (Il chante.) Quelle poussière s’élève ? Quelle troupe de soldats vois-je arriver ? C’est sans doute le voleur ; il faut me résoudre à mourir.


SCÈNE V.
TOU NGAN COU, TCHING YNG, KONG LUN, SOLDATS.


TOU NGAN COU.


Nous voici arrivés au village de Tai ping, qu’on me l’entoure de toutes parts. Tching yng, quelle est la maison de Kong lun ?


TCHING YNG.


C’est celle-là.


TOU NGAN COU.


Qu’on m’amène ce vieux coquin ici dehors. O Kong lun, connais-tu ton crime ?


KONG LUN.


Moi ? Je n’ai point de crime que je sache.


TOU NGAN COU.


Je sais, misérable, que tu étais lié d’amitié avec Tchao tun ; mais comment as-tu été assez hardi, pour cacher le reste de cette famille ?


KONG LUN.


Quand j’aurais le cœur d’un tigre, je ne l’entreprendrais pas.


TOU NGAN COU.


S’il ne sent les coups, il n’avouera rien. Qu’on prenne un bon bâton, et qu’on frappe sur lui comme il faut.


KONG LUN (Il chante tandis qu’on le bat, et puis il dit.)


Qui est témoin du crime dont on m’accuse ?


TOU NGAN COU.


C’est Tching yng qui t’a le premier accusé.


KONG LUN, chante.


Ce Tching yng est une très méchante langue ; (puis il dit à Tou ngan cou :) n’es-tu pas content d’avoir fait mourir plus de trois cents personnes ? Veux-tu encore dévorer un pauvre enfant qui reste seul ? (Il continue à chanter.)


TOU NGAN COU.


Coquin de vieillard : en quel endroit as-tu caché l’orphelin ? Dis-le moi promptement, pour t’épargner bien des supplices.


KONG LUN.


Où est-ce que j’ai caché un orphelin ? Qui me l’a vu cacher ?


TOU NGAN COU.


Tu ne déclares pas encore tout, qu’on me le batte de nouveau. (On le bat.) Il faut que ce vieux scélérat soit ladre ; il ne sent rien, il ne déclare rien. Tching yng, c’est toi qui l’as accusé, prends-moi un bâton, et lui en décharge cent coups.


TCHING YNG.


Seigneur, je suis un pauvre médecin, et je n’ai point appris à manier le bâton.


TOU NGAN COU.


Ah ! Tu ne sais pas manier le bâton ? Tu crains qu’il ne dise que tu es son complice.


TCHING YNG.


Seigneur, je m’en vais le battre. (Il prend un bâton.)


TOU NGAN COU.


Tching yng, tu as choisi un bâton si petit, qu’il semble que tu crains de lui faire mal ; sûrement tu crains qu’il ne parle.


TCHING YNG.


Il faut en prendre un plus gros.


TOU NGAN COU.


Arrête : tu ne prenais d’abord qu’une baguette, présentement tu prends une barre ; en deux coups tu l’aurais assommé, et il mourrait ainsi sans rien avouer.


TCHING YNG.


Vous me dites de prendre un bâton : j’en prends un petit ; j’en prends un autre, vous dites qu’il est trop gros : comment donc faut-il faire ?


TOU NGAN COU.


Prends-en un de moyenne taille, et donne sur ce coquin-ci, de manière qu’il le sente : misérable vieillard, sais-tu que c’est Tching yng qui te frappe.


TCHING YNG.


Avoue tout. (Il le bat par trois fois.)


KONG LUN.


Je suis rossé de coups : ces derniers sont les plus rudes ; qui me les a donnés ?


TOU NGAN COU.


C’est Tching yng.


KONG LUN.


Quoi ! Tching yng me frapperait ainsi ?


TCHING YNG.


Seigneur, n’écoutez pas ce vieillard ; il ne sait ce qu’il dit.


KONG LUN.


(Il chante.) Qui m’a si cruellement battu ? O Tching yng, que t’ai-je fait ? Suis-je donc ton ennemi, pour me traiter de la sorte ?


TCHING YNG.


Dépêche-toi d’avouer tout.


KONG LUN.


Je m’en vais tout avouer. (Il chante.)


TCHING YNG.


Avoue donc vite, si tu ne veux mourir sous les coups.


KONG LUN.


Le voici, le voici. (Il chante.) Nous délibérâmes tous deux ensemble sur le moyen de sauver l’orphelin.


TOU NGAN COU.


C’est assez dire qu’il a un complice. O, vieux misérable, tu dis : nous étions deux ; l’un, c’est toi ; qui est l’autre ? Si tu dis la vérité, je te donne la vie.


KONG LUN.


Tu veux que je te le dise ? Je vais te contenter. (Il chante.) Son nom est venu sur le bout de ma langue, mais je l’ai fait rentrer.


TOU NGAN COU.


Tching yng, ceci ne te regarderait-il point ?


TCHING YNG dit à Kong lun.


Holà ! vieux fou, ne vas pas calomnier l’innocent.


KONG LUN.


O Tching yng, qu’as-tu à craindre ? (Il chante.)


TOU NGAN COU.


Tu en as nommé deux ; pourquoi n’en dis-tu mot ?


KONG LUN (Il chante.)


C’est que tu m’as tellement fait battre, que j’en suis devenu comme fou.


TOU NGAN COU.


Si tu ne parles, je vais réellement te faire assommer.


UN SOLDAT.


Monseigneur, bonnes nouvelles : en cherchant dans une cave de la maison, on a trouvé l’orphelin.


TOU NGAN COU éclate de rire.


Qu’on m’apporte ici ce misérable avorton, pour que je le voie, et que j’aie le plaisir de le mettre moi-même en pièces. Hé bien, vieux scélérat, tu disais que tu n’avais point caché le petit Tchao ; qu’est-ce donc que je tiens ?


KONG LUN.

(Il chante et reproche au tyran tous ses crimes, et dis que son barbare cœur ne sera point content qu’il n’ait répandu le sang d’un orphelin de quelques jours.)


TOU NGAN COU.


La vue de cet enfant excite ma colère. (Kong lun chante. Le tyran dit ) Je prends ce poignard, un coup, deux coups, trois coups ; (Tching yng est saisi de douleur ;) je prends ce maudit rejeton, et je lui enfonce par trois fois le poignard dans le cœur : me voilà au comble de mes désirs. (Kong lun chante, et exprime ses regrets, Tching yng cache ses larmes.)


KONG LUN.


Holà, Tou ngan cou, le plus scélérat de tous les hommes, prends garde à toi ; saches, impie, qu’il y a sur ta tête un Ciel qui voit tous tes crimes, et qui ne te les pardonnera jamais. Pour moi, je n’ai nul regret à la vie ; je vais me laisser tomber sur ces degrés de pierre, c’est le genre de mort que je choisis.


UN SOLDAT.


Le vieux Kong lun vient de se tuer.


TOU NGAN COU fait des éclats de rire.


Puisqu’il est mort, qu’on ne m’en parle plus. (Il continue à rire ; parlant à Tching yng : Vous m’avez très bien servi dans toute cette affaire : sans vous je n’aurais peut-être pas pu tuer mon ennemi.


TCHING YNG.


Seigneur, je vous ai déjà dit que je n’avais aucune inimitié particulière avec les Tchao, et que ce que j’ai fait, ç’a été pour sauver la vie à tous les petits innocents du royaume, et pour ne perdre pas mon propre fils.


TOU NGAN COU.


Vous êtes mon homme de confiance ; venez demeurer dans mon palais, vous y serez traité honorablement, vous y élèverez votre fils : quand il sera un peu plus grand, vous lui apprendrez les lettres, et vous me le donnerez pour que je lui apprenne la guerre. J’ai bientôt cinquante ans ; je suis sans héritier : j’adopte votre fils, et j’ai dessein de lui remettre ma charge, dès qu’il sera en âge de la posséder : qu’en dites-vous ?


TCHING YNG.


Je vous en fais, seigneur, un million de remerciements ; je n’étais pas digne de tant d’honneur.


TOU NGAN COU.


La faveur où était Tchao tun m’avait mis de mauvaise humeur ; présentement que toute cette maison est éteinte, je n’ai plus rien à appréhender.


QUATRIÈME PARTIE.


SCÈNE PREMIÈRE.


TOU NGAN COU.


Il y a environ vingt ans que je fis mourir de ma propre main l’orphelin de Tchao, et que j’adoptai le fils de Tching yng ; je l’ai fait nommer Tou tching, je lui ai fait faire tous les exercices, je lui ai appris les dix-huit manières de se battre, et il sait si bien son métier, qu’il ne cède qu’à moi seul ; il se fait grand, dans peu je songe à me défaire du roi, et à monter sur son trône, pour lors je donnerai à mon fils la grande charge que je remplis, et tous mes vœux seront enfin accomplis. Il est maintenant à s’exercer dans le camp ; quand il fera de retour, nous en délibérerons.


SCÈNE II.


TCHING YNG, avec un rouleau à la main.


Le temps passe bien vite : il y a vingt ans que Tou ngan cou adopta celui qu’il croyait être mon fils ; il en a pris un soin extrême. Le jeune homme a répondu parfaitement à ses soins ; le vieillard l’aime à la folie ; mais il y a un point très important que mon prétendu fils ignore encore. Me voici dans ma soixante-cinquième année ; si j’allais mourir, qui pourrait lui révéler ce secret ? C’est la seule chose qui m’inquiète. J’ai peint toute cette histoire dans ce rouleau de papier ; si mon fils (soi disant) m’en demande l’explication, je la lui donnerai d’un bout à l’autre : je suis sûr que dès qu’il saura ce qu’il est, il vengera la mort de son père et de sa mère. Je m’en vais tout triste dans ma bibliothèque, et j’attendrai là qu’il vienne me voir.


SCÈNE III.


TCHING POEI, qui passe pour le fils de Tching yng, et qui est le fils adoptif de Tou ngan cou.


Je suis Tching poei ; mon père de ce côté-ci, c’est Tching yng. Je suis Tou tching ; mon père de ce côté-là, c’est Tou ngan cou. Le matin je m’exerce aux armes, et le soir aux lettres. Je reviens du camp, et je vais voir mon père de ce côté-ci. (Il chante en jeune homme qui est content de son sort.)


SCÈNE IV.


TCHING YNG, seul.


Ouvrons un peu ce rouleau. Hélas ! combien de braves gens sont morts pour la famille de Tchao : il m’en a coûté mon fils. Tout cela se voit dans ces peintures.


SCÈNE V.


TCHING POEI, suite.


Qu’on prenne mon cheval ; où est mon père ?


UN SOLDAT.


Il est dans la bibliothèque avec un livre à la main.


TCHING POEI.


Qu’on l’avertisse que je suis ici.


LE SOLDAT.


Tching poei est de retour.


TCHING YNG.


Qu’on le fasse entrer.


LE SOLDAT.


Entrez.


SCÈNE VI.
TCHING POEI, TCHING YNG.


TCHING POEI.


Mon père, votre fils revient du camp.


TCHING YNG.


Mon fils, allez manger.


TCHING POEI.


Mon père, toutes les fois que je sors, et que je reviens vous voir, vous êtes toujours ravi de me voir de retour ; aujourd’hui, je vous trouve tout triste ; les larmes coulent de vos yeux : je ne sais d’où cela vient. Quelqu’un vous a-t-il offensé ? Nommez-le à votre fils.


TCHING YNG.


Je prétends bien vous dire le sujet de mes larmes ; votre père et votre mère ne sont pas les maîtres. Allez manger. (Quand il s’en va, il dit :) Ah ! je n’en puis plus. (Puis il chante et soupire ; son fils l'entend, et revient.)


TCHING POEI, (moitié chantant.)


Mon père, quelqu’un vous a-t-il offensé ? J’en suis en peine ; si personne ne vous a choqué, d’où vient que vous êtes si triste, et que vous ne me parlez pas comme à l’ordinaire ?


TCHING YNG.


Mon fils, demeurez ici à étudier, je m’en vais dans l’appartement de derrière, je n’y demeurerai pas longtemps. (Il laisse comme par oubli son rouleau.)


SCÈNE VII.


TCHING POEI, seul.


Mon père a oublié ce rouleau de papier : serait-ce quelques dépêches ? Ouvrons, et voyons. Oh ! ce sont des peintures. Voici qui est extraordinaire : cet habillé de rouge excite un gros chien contre cet habillé de noir, et celui-là qui tue le chien, et cet autre qui soutient un chariot dont on a ôté une roue ; en voici un qui se casse la tête contre un arbre de cannelle, que veut dire tout cela ? Il n’y a aucun nom écrit ; je n’y comprends rien. (Il chante.) Voyons le reste. Ce général d’armée a devant lui une corde, du vin empoisonné, et un poignard ; il prend le poignard, et s’en coupe la gorge : pourquoi se tuer ainsi soi-même ? Mais que veut dire ce médecin avec un coffre à remèdes ? Et cette dame qui se met à genoux devant lui, et veut lui donner un enfant qu’elle porte ; pourquoi s’étrangle-t-elle avec sa ceinture ? (Il chante à plusieurs reprises.) Cette maison souffre beaucoup : que ne puis-je tuer un si méchant homme ! Je n’y conçois rien ; attendons mon père, il m’expliquera tout cela.


SCÈNE VIII.
TCHING YNG, TCHING POEI.


TCHING YNG.


Mon fils, il y a longtemps que je vous écoute.


TCHING POEI.


Mon père, je vous prie de m’expliquer les peintures de ce rouleau.


TCHING YNG.

Vous voulez, mon fils, que je vous les explique ? Vous ne savez pas que vous y avez bonne part.


TCHING POEI.


Expliquez-moi tout cela le plus clairement qu’il sera possible.


TCHING YNG.


Voulez-vous savoir toute cette histoire ? Elle est un peu longue. Autrefois cet habillé de rouge et cet habillé de noir furent sujets du même roi, et mandarins en même temps ; l’un l’était de lettres, et l’autre d’armes ; c’est ce qui les rendit ennemis. Il y avait déjà du temps qu’ils étaient mal ensemble, quand l’habillé de rouge dit en lui-même : celui qui commence est le plus fort, celui qui tarde trop a toujours du dessous ; il fit partir secrètement un assassin, nommé Tsou mi, et lui ordonna de sauter par-dessus les murs du palais de l’habillé de noir, et de l’assassiner ; mais l’habillé de noir, grand ministre d’État, avait coutume toutes les nuits de sortir dans sa cour, et de faire là sa prière au maître du ciel et de la terre pour la prospérité du royaume, sans songer seulement à sa maison particulière. L’assassin qui le vit et qui l'ouït, dit en lui-même : si je tue un si bon mandarin, j’irai directement contre le ciel ; je ne le ferai certainement pas. Si je m’en retourne à celui qui m’a envoyé, je suis mort : voilà qui est résolu. Il avait sur lui un poignard caché ; mais en voyant un si vertueux mandarin, il se repentit ; il ouvrit les yeux à la lumière, et se brisa la tête contre un arbre de cannelle.


TCHING POEI.


Celui que je vois se tuer contre cet arbre est donc Tsou mi ?


TCHING YNG.


Oui, mon fils, c’est lui. L’habillé de noir au commencement du printemps sortit de la ville, pour aller exciter des laboureurs au travail : il rencontra sous un mûrier un grand corps couché sur le dos et la bouche ouverte. Le bon mandarin lui en demanda la cause ; ce géant répondit : je m’appelle Ling tché, il me faut une mesure de riz à chaque repas, cela peut suffire pour dix hommes : mon maître ne pouvant me nourrir, m’a chassé de chez lui ; si je veux prendre de ces mûres pour manger, il dit que je le vole ; je me couche donc sur le dos, la bouche ouverte, les mûres qui tombent dedans, je les avale ; mais pour celles qui tombent à côté, j’aimerais mieux mourir de faim, que de les manger, et me faire dire que je suis un voleur. L’habillé de noir dit, voilà un homme de probité et de résolution. Il lui fit donner du vin et du riz tant qu’il en voulut ; et quand il fut bien saoul, il s’en alla sans rien dire : l’habillé de noir ne s’en offensa point ; à peine y prit-il garde.


TCHING POEI.


Ce trait seul fait voir sa vertu. Cet homme à-demi mort de faim sous le mûrier s’appelle donc Ling tché ?


TCHING YNG.


Mon fils, souvenez-vous bien de tout ceci. Un jour certain royaume d’occident offrit en tribut un Chin ngao, c’est-à-dire, un chien de quatre pieds. Le roi de Tsin donna ce chien à l’habillé de rouge : celui-ci ayant juré la perte de l’habillé de noir, fit faire dans son jardin intérieur, un homme de paille, et l’habilla de la même manière que l’habillé de noir s'habillait ; il fit mettre dans le ventre de ce fantôme de la chair et des entrailles de mouton ; il fit jeûner six ou sept jours Chin ngao, après quoi il mena son chien dans le jardin, lui fit entrevoir la chair, et le lâcha ; le chien mangea tout. Au bout de cent jours que dura ce manège, il alla dire au roi qu’il y avait à sa cour un traître qui attentait sur la vie de Sa Majesté. Où est-il ? dit le roi. L’habillé de rouge répondit : Chin ngao peut le découvrir. Il amène le chien dans la salle royale ; l’habillé de noir était auprès du roi. Chin ngao crut que c’était son homme de paille, et courut sur lui, l’habillé de noir s’enfuit. Ngao court après ; mais ayant heurté un grand mandarin, nommé Ti mi ming, il en fut mis à mort.


TCHING POEI.


Ce vilain dogue se nomme donc Ngao ; et ce brave mandarin qui le tue, se nomme Ti mi ming ?


TCHING YNG.


Vous dites bien. L’habillé de noir s’étant échappé du palais, voulait monter dans son chariot à quatre chevaux ; mais il ne savait pas que l’habillé de rouge en avait fait disparaître deux, et de plus démonter une roue ; ainsi le chariot était inutile. Il passa dans ce moment un homme grand et fort, qui appuyant la roue de son épaule, frappait d’une main les chevaux ; et quoiqu’on lui vît les entrailles, s’étant déchiré tout en chemin, il l’emporta bien loin hors des murs. Qui pensez-vous qu’était ce brave ? Ce Ling tché même que l’habillé de noir avait trouvé sous le mûrier.


TCHING POEI.


Je ne l’ai pas oublié ; c’est ce Ling tché à qui l’habillé de noir sauva la vie.


TCHING YNG.


C’est lui-même.


TCHING POEI.


Mon père, cet habillé de rouge, est un grand coquin et un insigne scélérat ; comment s’appelle-t-il ?


TCHING YNG.


Mon fils, j’ai oublié son nom.


TCHING POEI.


Et l’habillé de noir ?


TCHING YNG.


Pour celui-là, c’est Tchao tun, ministre d’État ; il vous touche de près, mon fils.


TCHING POEI.


J’ai bien ouï dire qu’il y avait eu un ministre d’État, nommé Tchao tun ; mais je n’y ai pas fait attention.


TCHING YNG.


Mon fils, je vous dis ceci en secret ; conservez-le bien dans votre mémoire.


TCHING POEI.


Il y a encore dans ce rouleau d’autres tableaux que je vous prie de m’expliquer.


TCHING YNG.


L’habillé de rouge trompa le roi, et fit massacrer toute la maison de Tchao tun, au nombre de plus de trois cents personnes ; il ne restait à Tchao tun qu’un fils, nommé Tchao so, qui était gendre du roi. L’habillé de rouge contrefit un ordre du roi, et lui envoya un cordeau, du poison, et un poignard, afin qu’il eût à choisir l’un des trois, et à se faire mourir. La princesse sa femme était enceinte : Tchao lui déclara sa dernière volonté, et lui dit : si après ma mort vous accouchez d’un fils, vous le nommerez l’Orphelin de la maison de Tchao : il vengera notre famille ; en disant cela, il prit le poignard, et s’en coupa la gorge. L’habillé de rouge fit du palais de la princesse une rude prison ; c’est dans cette prison qu’elle mit au monde un fils. Sitôt que l’habillé de rouge le sut, il envoya le général Han koué garder la prison, et empêcher qu’on ne fît évader l’enfant. La princesse avait un sujet fidèle qui était médecin, et qui s’appelait Tching yng.


TCHING POEI.


Ne serait-ce pas vous, mon père ?


TCHING YNG.


Combien y a-t-il de gens dans le monde qui portent le même nom ? La princesse lui confia son petit orphelin, et s’étrangla avec sa ceinture. Ce Tching yng enveloppa l’enfant, le mit dans son coffre à remèdes, et vint à la porte pour sortir : il trouva Han koué, qui découvrit l’orphelin ; mais Tching yng lui parla en secret, et Han koué prit un couteau dont il se coupa la gorge.


TCHING POEI.


Ce général qui donne si généreusement sa vie pour la maison de Tchao, c’est un brave ; je me souviendrai bien qu’il se nomme Han koué.


TCHING YNG.


Oui, oui, c’est Han koué. Voici bien pis. L’habillé de rouge apprit bientôt ces nouvelles, et ordonna qu’on eût à lui apporter tous les enfants qui seraient nés dans le royaume au-dessous de six mois : il avait dessein de les massacrer tous, et par ce moyen de se défaire de l’orphelin de Tchao.


TCHING POEI, (en colère.)


Y a-t-il au monde un plus méchant homme que celui-là ?


TCHING YNG.

Sans doute, c’est un insigne scélérat. Ce Tching yng avait eu un fils depuis environ un mois ; il lui donna les habits de l’orphelin, et le porta au village de Tai ping, chez le vieux Kong lun.


TCHING POEI.


Quel est ce Kong lun ?


TCHING YNG.


C’est un des grands amis de Tchao tun. Ce médecin lui dit : seigneur, prenez ce pauvre petit orphelin, et allez avertir l’habillé de rouge que j’ai caché celui qu’il cherche ; nous mourrons ensemble, moi et mon fils, et vous aurez soin du petit Tchao, jusqu’à ce qu’il soit en âge de venger sa maison. Kong lun lui répondit : je suis vieux ; mais si vous avez le courage de sacrifier votre propre fils, apportez-le moi revêtu des habits de l’orphelin Tchao, et allez m’accuser à l’habillé de rouge ; votre fils et moi, nous mourrons ensemble ; et vous cacherez bien l’orphelin, jusqu’à ce qu’il soit en état de venger sa famille.


TCHING POEI.


Comment ce Tching yng eut-il le courage de livrer son propre enfant ?


TCHING YNG.


Vous êtes en danger de perdre la vie ; quelle difficulté de livrer celle d’un enfant ? Ce Tching yng prit donc son fils, et le porta chez Kong lun ; il alla ensuite trouver l’habillé de rouge, et accuser Kong lun. Après qu’on eût fait endurer mille tourments à ce bon vieillard, on découvrit enfin l’enfant qu’on cherchait, et le barbare habillé de rouge le mit en morceaux de sa propre main, et Kong lun se cassa le cou sur les degrés du palais. Il y a maintenant vingt années que tout cela est arrivé, et l’orphelin de la maison de Tchao doit avoir présentement vingt ans ; il ne songe pas à venger son père et sa mère : à quoi songe-t-il donc ? Il est bien fait de sa personne, il est haut de plus de cinq pieds, il sait les lettres, et est très habile dans le métier des armes. Son grand-père avec son chariot, qu’est-il devenu ? Toute sa maison a été impitoyablement massacrée, sa mère s’est étranglée, son père s’est coupé la gorge, et jusqu’ici il ne s’est pas encore vengé : c’est bien à tort qu’il passe dans le monde pour un homme de cœur.


TCHING POEI.


Mon père, il y a un temps infini que vous me parlez : il me semble que je rêve, et je ne comprends rien à ce que vous me dites.


TCHING YNG.


Puisque vous n’êtes pas encore au fait, il faut vous parler clairement. Le cruel habillé de rouge, c’est Tou ngan cou ; Tchao tun, c’est votre grand-père ; Tchao so, c’est votre père ; la princesse, c’est votre mère ; je suis le vieux médecin Tching yng ; et vous êtes l’Orphelin de la maison de Tchao.


TCHING POEI.


Quoi ! Je suis l’Orphelin de la maison de Tchao ? Ah ! vous me faites mourir de douleur et de colère. (Il tombe évanoui.)


TCHING YNG.


Mon jeune maître, revenez à vous.


TCHING POEI.


Hélas ! vous me faites mourir. (Il chante.) Si vous ne m’aviez pas dit tout cela, d’où aurais-je pu l’apprendre ? Mon père, seyez-vous dans ce fauteuil, et souffrez que je vous salue. (Il le salue.)


TCHING YNG.


J’ai relevé aujourd’hui la maison de Tchao ; mais hélas ! j’ai perdu la mienne : j’ai arraché la seule racine qui lui restait. (Il pleure.)


TCHING POEI, (chante.)


Oui, je le jure, je me vengerai du traître Tou ngan cou.


TCHING YNG.


Ne faites pas un si grand vacarme, de crainte que Tou ngan cou ne vous entende.


TCHING POEI.


J’y mourrai, ou il périra, le traître. (Il chante.) Mon père, ne vous inquiétez point : dès demain, après que j’aurai vu le roi et tous les Grands, j’irai moi-même tuer ce voleur. (Il chante en disant la manière dont il veut l’attaquer et le tuer.)


TCHING YNG.


Demain mon jeune maître doit se saisir du traître Tou ngan cou ; il faut que je le suive, pour l’aider en cas de besoin.


CINQUIÈME PARTIE


SCÈNE PREMIÈRE.


OUEI FONG, Grand-officier du roi.


Je suis Ouei fong, un des plus grands mandarins de Tsin. Sous ce règne-ci, Tou ngan cou s’est emparé de tout le pouvoir, et a détruit la famille de Tchao tun ; mais dans le palais de Tchao so il s’est trouvé un certain Tching yng, qui a su cacher l’orphelin de cette maison, il y a de cela vingt ans. Il changea le nom du petit prince, et l’appela Tching poei. C’est à Tching poei que le roi a ordonné d’arrêter Tou ngan cou, afin de venger ses parents. L’ordre est conçu en ces termes : La puissance de Tou ngan cou est devenue trop grande ; je crains qu’il n’aille encore plus loin. J’ordonne à Tching poei de s’en saisir secrètement, et d’éteindre sa maison, sans en épargner aucun. Quand il se sera acquitté de cet ordre, je lui donnerai une récompense. Je n’ose pas retarder cet ordre ; il faut que je le signifie moi-même à Tching poei.


SCÈNE II.


TCHING POEI.


J’ai ordre du roi de prendre Tou ngan cou, et de venger sur lui la mort de mon père et de mon grand-père. Ce scélérat fait bien l’orgueilleux. (Il chante.) Je veux m’arrêter ici ; c’est par où il doit passer en revenant chez lui.


SCÈNE III.
TOU NGAN COU, TCHING POEI.


TOU NGAN COU.


Aujourd’hui j’ai été tout le jour dans le palais destiné à ma charge ; je reviens maintenant dans ma maison particulière. Holà, qu’on se mette en bon ordre, et qu’on marche lentement.


TCHING POEI.


Que vois-je ! N’est-ce pas ce vieux scélérat ? (Il décrit en chantant la pompe avec laquelle il marche.)


TOU NGAN COU.


Tou tching, mon fils, que viens-tu faire ?


TCHING POEI.


Vieux scélérat ! Je ne suis ni Tou tching, ni ton fils. Je suis l’Orphelin de la maison de Tchao. Il y a vingt ans que tu fis massacrer toute ma famille ; je vais te prendre et te lier, et venger sur toi mon père et ma mère que tu as fait mourir.


TOU NGAN COU.


Tou tching, qui t’a mis en tête de si belles choses ?


TCHING POEI.


C’est Tching yng, qui m’a fait connaître ce que je suis.


TOU NGAN COU.


J’ai là un fils bien ingrat : mais pour moi, je n’ai rien à me reprocher.


TCHING POEI.


Holà ! vieux scélérat, où prétends-tu aller ? (Il chante, et comme il veut le saisir, Tching yng accourt.)


SCÈNE IV.


TCHING YNG.


Je craignais qu’il n’arrivât quelque chose à mon jeune maître, et je suis venu après lui pour l’aider. Bénis soient le Ciel et la Terre, il s’est saisi de Tou ngan cou.


TCHING POEI.


Qu’on me garde ce scélérat lié et garrotté. Je vais avertir le roi.


SCÈNE V.


OUEI FONG.


J’ai appris que Tching poei s’était saisi de Tou ngan cou. Qu’on aille voir s’il vient, et sitôt qu’il viendra, qu’on m’en avertisse.


SCÈNE VI.
TCHING POEI, TCHING YNG, OUEI FONG.


TCHING POEI.


Mon père, allons tous deux ensemble voir le roi. (Il aperçoit Ouei fong.) Seigneur, ayez pitié de notre famille. J’ai pris et lié Tou ngan cou.


OUEI FONG.


Qu’on le fasse paraître. Eh bien, traître, qui faisais périr les meilleurs sujets du roi, te voilà entre les mains de Tching poei. Qu’as-tu à dire ?


TOU NGAN COU.


C’est pour le roi que je me suis perdu ; mais dans l’état où sont les choses, tout ce que je demande, c’est qu’on me fasse mourir promptement.


TCHING POEI.


Seigneur, prenez ma cause en main.


OUEI FONG.


O, Tou ngan cou, tu veux mourir promptement ; et moi je veux que ta mort soit lente. Qu’on me prenne ce scélérat, et qu’on me l’étende sur l’âne de bois, qu’on le coupe peu à peu en trois mille morceaux ; et quand il n’aura plus ni peau ni chair, qu’on lui coupe la tête ; mais surtout qu’on ait bien soin qu’il ne meure que lentement. (Tching poei dit les mêmes choses en chantant.)


TCHING YNG.


Mon jeune maître, vous voilà vengé ; voilà votre famille relevée : mais la mienne est sans aucun appui.


TCHING POEI chante, et dit tout ce qu’il fera pour Tching yng.


TCHING YNG.


Qu’ai-je donc fait qui mérite la centième partie des faveurs que me promet mon jeune seigneur ? (Il chante, et exalte tant de bienfaits.)


OUEI FONG.


Tching yng, Tching poei, mettez-vous tous deux à genoux pour entendre l’ordre du roi.

Tou ngan cou a fait mourir injustement plusieurs de mes bons sujets, il a brouillé mon État de toutes les manières ; il a fait massacrer toute la maison de Tchao tun, qui était innocente. Ce ne sont pas là des crimes que le Ciel oublie. Par bonheur l’Orphelin de cette maison s’est acquis beaucoup de gloire ; il a fait couper la tête au traître Tou ngan cou : je veux qu’il s’appelle désormais Tchao vou ; que son grand-père et son père soient mis au nombre des Grands du royaume ; que Han koué soit fait généralissime. Je donne à Tching yng une belle et grande terre en propre ; qu’on élevé au vieux Kong lun un magnifique tombeau, que tout le royaume se renouvelle, et exalte sans cesse la vertu du roi. (Tching poei chante, et remercie le roi, en répétant l’un après l’autre tous les bienfaits qu’on vient de recevoir de sa part.)