Description de la Chine (La Haye)/Trait d’histoire où le crime étant d’abord absous

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Scheuerlee (3p. 376-383).


DEUX TRAITS D’HISTOIRE


Ou plutôt deux sortes de jugements ; L’un, où le crime étant d’abord absous, le Ciel, au moment qu’il triomphe, le confond, et le punit avec éclat ; l’autre, ou l’innocence accablée, et prête à succomber, vient tout à coup à être reconnue, et vengée par une protection particulière du Ciel.


L’ouvrage débute par les quatre vers suivants :


Celui qui dévoile et qui pénètre ce qu’il y a de plus caché ;
Celui devant qui le mal est toujours mal, et le bien est toujours bien, c’est le Ciel.
En voulant nuire à autrui, c’est à soi-même qu’on nuit.
Les ruses les mieux concertées, se découvrent à la fin.


PRÉFACE


On dit communément : quiconque ôte la vie à un autre, doit la perdre ; c’est une loi universellement reçue, et qui est nécessaire à la société. C’est pour cela qu’il est si difficile de faire passer l’innocent pour coupable, et le coupable pour innocent. Êtes-vous innocent ? Celui qui veut vous perdre, peut bien éblouir et corrompre les juges les plus éclairés. Le juste Tien semble peut-être d’abord conniver aux traits de la calomnie : mais il ne permet pas que vous y succombiez. L’injustice se reconnaît enfin, et est confondue.

Au contraire un scélérat justement accusé, et qui crie à la calomnie, soutient quelquefois la question la plus rigoureuse sans rien avouer, et force les accusateurs à se désister de leurs poursuites. Mais enfin vient un jour, où le mystère d’iniquité se révèle, et où l’artifice se manifeste.

Un criminel survivra quelque temps, si l’on veut, à son crime. L’innocent sera condamné à languir dans un cachot, il se verra presque sous le glaive. Est-ce que cet ancien seigneur qui est là-haut sur nos têtes, n’a pas des yeux ? Faites attention à ces belles paroles que nous tenons de nos pères, et qu’ils ont exprimées dans quatre vers, dont voici la traduction :


Le Ciel est souverainement éclairé ; on ne saurait le tromper ;
Il ne commence pas à savoir les choses d’ici-bas, lorsqu'il éclate et qu’il fait savoir qu’il les sait.
La vertu et le vice ne demeurent jamais, l’une sans récompense, et l’autre sans châtiment.
Il n’est question que du temps : tôt ou tard il viendra.


Les plaintes que les gens opprimés poussent durant la vie, ou après la mort, vont au Ciel, et demandent vengeance. La vérité est quelquefois si embrouillée, que les mandarins ne peuvent la découvrir. Mais l’auguste Ciel examine tout, et voit tout très clairement. L’artifice et la fourberie fussent-ils multipliés à l’infini, il les fait servir, pour amener l’occasion favorable, où éclatent ses justes et immuables arrêts.

Aussi l’on dit communément dans le monde : les méchants sont craints, le Ciel ne l’est pas ; les gens de bien sont trompés, le Ciel ne l’est pas. On dit encore : le filet où le Ciel tient tous les hommes renfermés, est vaste et spacieux ; il fait comme s’il ne les voyait pas ; cependant nul moyen d’en échapper.

Depuis qu’il y a un gouvernement, combien de magistrats intègres, ou de juges éclairés ont paru sur la scène ! Ignoraient-ils, que le Ciel prend intérêt et veille à la vie des hommes ? Mais les passions font jouer des ressorts imperceptibles. Cent faits les plus incroyables ne laissent pas d’être vrais ; et cent autres les plus imposants n’en sont pas pour cela moins supposés.

Il suit de là que les procès en matière criminelle, même les plus justes, doivent être examinés avec une scrupuleuse attention, et à plusieurs reprises. Après quoi un juge peut ne pas craindre que ceux qu’il a condamnés, crient à l’injustice, et demandent vengeance contre lui.

Aujourd’hui dans les tribunaux, les Grands et les subalternes sont dominés par la cupidité. Ils ne cherchent qu’à s’enrichir. Il n’y a guère que les riches et les gens distingués qui puissent les satisfaire. De là il arrive que la justice avec son équitable balance ne se trouve plus chez nous, et qu’elle a été jetée dans la grande mer orientale.

Je sais fort bien qu’on peut et qu’on doit, sans de longues procédures, châtier des méchancetés notoires, qui demandent une brève justice. Je conviens même que pour les affaires de moindre conséquence, et dont on connaît les divers ressorts, il est bon de les terminer au plus tôt, et de les accommoder. Mais je ne juge pas qu’un homicide puisse jamais être pardonné, et finir par voie d’accommodement ; l’équité, la droite raison s’y opposent. Si l’accusé, qui a trempé ses mains dans le sang d’un autre, n’est pas puni de mort, les mânes de celui qui a été tué et qui demandent justice, ne seront point en repos.

Quant aux dépositions de ces malheureux, qui dans un interrogatoire nomment des innocents pour complices de leurs crimes, c’est ce qu’on ne saurait trop examiner. On doit confronter les dépositions d’un jour avec celles d’un autre, et les éplucher avec une extrême application.

Il arrive d’ordinaire, que ces scélérats appliqués à une violente torture, et sur le point d’être condamnés aux derniers supplices, s’accrochent à tout ce qu’ils peuvent. Ils feignent de vouloir tout avouer : la calomnie ne leur coûte rien : ils accusent un innocent, sans se soucier beaucoup de perdre, non seulement un homme, mais encore une famille entière : ils ne songent qu’à se soulager eux-mêmes ; et pour y réussir, tout leur est bon.

Un juge ne doit-il pas pénétrer le fonds de leur âme, faire peu de cas de semblables accusations, et en sauvant ceux qu’on veut opprimer, se faire à lui-même un trésor de mérite, dont ses enfants et ses neveux recueilleront un jour mille bénédictions.

J’ai eu en vue dans ce préambule d’instruire et le peuple, et ceux qui ont part au gouvernement. Il est constant que la plus petite plante, le plus vil arbrisseau, tient du Ciel suprême ce qu’il a reçu de vie. Combien plus doit-on dire, qu’il est l’auteur de celle de tous les hommes, dont il est le premier père.

Ainsi le principal devoir d’un mandarin, c’est d’avoir des entrailles paternelles pour la conservation de ceux qui sont confiés à ses soins. Il doit employer les voies de douceur et de sévérité pour maintenir la tranquillité, et prévenir le désordre ; et dans toute sa conduite ne rien faire d’indigne du beau nom de père et de mère du peuple. Par là il gagnera entièrement son affection ; et cette affection éclatera par des marques d’une éternelle reconnaissance. Mais surtout l’auguste Ciel récompensera son équité, et le protégera d’une façon particulière.




HISTOIRE.


Sous la dynastie des Ming[1], un homme riche de la ville de Sou tcheou, nommé Ouang kia, était depuis longtemps l’ennemi déclaré d’un certain Li y. Il avait cherché cent fois l’occasion de le perdre, sans avoir pu la trouver. Un jour qu’il faisait un vent terrible, et qu’il pleuvait à verse, il part vers la troisième veille de la nuit, résolu de l’assassiner dans sa maison.

Ce soir-là Li y, après avoir soupé tranquillement, s’était couché, et dormait d’un profond somme avec sa femme, lorsqu’une troupe de dix brigands enfonce la porte. Ce bruit le réveille : il voit ces scélérats, le visage barbouillé de rouge et de noir, entrer tumultuairement dans sa chambre.

À cette vue la dame Tsiang, sa femme, toute effrayée se glisse dans la ruelle, et ensuite sous le lit, où elle se cache : à-demi morte de frayeur, elle aperçoit qu’un de la troupe, qui avait une grande barbe, et une large face, saisit Li y par les cheveux, et lui abat la tête d’un coup de sabre : après quoi toute la troupe, sans toucher à quoi que ce soit de la maison, sort dans le moment et disparaît.

La dame Tsiang, qui avait vu tout ce qui s’était passé, étant revenue de son extrême frayeur, sort de dessous le lit, et s’habille à la hâte : puis se tournant vers le corps et la tête coupée de son mari, elle se lamente, et pousse les plus hauts cris. Les voisins accourent en foule pour voir de quoi il s’agit. Un si triste spectacle les consterne. Ils s’efforcent néanmoins de consoler la pauvre dame toute éplorée : mais elle se refusait à toute consolation.

Vous voyez, leur dit-elle, mon mari égorgé, ne cherchez pas bien loin l'assassin ; c’est Ouang kia. Quelle preuve en avez-vous ? répliquèrent les voisins. Quelle preuve ? ajouta-t-elle. J’étais cachée sous le lit ; j’ai considéré le meurtrier. C’est Ouang kia lui-même, cet ennemi juré de mon mari : j’ai remarqué sa grande barbe et sa large face : tout barbouillé qu’il était, je l’ai bien reconnu. De simples voleurs seraient-ils sortis de la maison, sans en rien emporter ? Oui, c’est Ouang kia, qui est le meurtrier de mon mari ; j’en suis sûre. Aidez-moi, je vous en conjure ; aidez-moi à tirer vengeance de ce scélérat, et daignez m’accompagner chez le mandarin, pour demander justice, et rendre témoignage de ce que vous avez vu.

Ils lui répondirent qu’ils étaient instruits de l’inimitié qui était entre Ouang kia et son mari, et qu’ils en rendraient volontiers témoignage dans le tribunal ; que d’ailleurs c’était pour eux un devoir indispensable d’avertir le mandarin, lorsque dans le quartier il s’était fait un vol ou un meurtre ; ainsi, que dès le lendemain elle n’avait qu’à préparer une accusation, et qu’ils l’accompagneraient, lorsqu’elle irait la présenter : après quoi ils se retirèrent.

Quand ils furent partis, la dame Tsiang ferme sa porte, et passe le reste de la nuit dans les gémissements et les sanglots.

A la pointe du jour elle pria ses voisins de lui faire venir un homme qui dressât et composât l’accusation qu’elle voulait faire. Aussitôt qu’elle fût écrite, elle se met en chemin, et va droit à l’audience du mandarin. C’était justement l’heure où il tenait son audience, et où il rendait justice. La dame l’ayant aperçu, hâte le pas, et se prosternant au bas du degré de l’estrade, elle crie d’une voix lamentable, au meurtre ; à l’assassinat.

Le mandarin lui voyant en main une accusation, s’informe de ce que c’était ; et ayant appris qu’il s’agissait d’un meurtre fait par des voleurs ou par des assassins, il admet l’accusation, et promet de rendre justice. Les gens du quartier s’avancèrent au même temps, et présentèrent leur requête, pour l’avertir du désordre arrivé dans leur voisinage.

A l’instant le mandarin dépêche des officiers de justice, pour faire la visite du corps mort, et en dresser un procès verbal. Puis il ordonne aux archers d’arrêter au plus tôt celui qu’on assurait être l'assassin. Ouang kia demeurait tranquille dans sa maison, et paraissait ne point craindre, dans la fausse confiance où il était, que s’étant barbouillé le visage, il était impossible qu’on l’eût reconnu. Il s’applaudissait de son industrie, lorsque tout à coup il se vit environné d’une troupe d’archers, qui venaient d’entrer brusquement dans sa maison. Qu’on s’imagine voir un homme qui se bouche les oreilles, pour n’être pas effrayé des éclats du tonnerre, et que la foudre frappe au même instant. Tel était Ouang kia.

Aussitôt on se saisit de lui ; on le charge de fers ; et on le conduit à l’audience. C’est donc toi, malheureux, dit le mandarin, qui es l’assassin de Li y ? Moi, seigneur ? répondit le scélérat ; si pendant la nuit Li y a été tué par des voleurs, suis-je responsable de sa mort ? Pour lors le mandarin se tournant vers la dame Tsiang : Eh bien, lui dit-il, comment prouvez-vous qu’il est l’auteur de ce meurtre ?

Seigneur, répondit-elle, lorsque le coup se fit, j’étais cachée auprès du lit, et de là j’ai vu le malheureux donner le coup de la mort à mon mari : je le reconnus bien. Mais, répliqua le mandarin, c’était la nuit que le coup s’est fait : comment dans l’obscurité avez-vous pu le reconnaître ?

Ah ! seigneur, dit-elle, non seulement je remarquai sa taille et son air ; mais j’ai encore un indice bien certain : De simples voleurs se seraient-ils retirés avec tant de précipitation, sans rien enlever de la maison ? Une action si noire et si barbare, est l’effet d’une ancienne inimitié, qui n’a été que trop publique, et mon mari n’avait point d’autre ennemi que Ouang kia.

Pour lors le mandarin fit approcher les voisins, et leur demanda, s’il y avait effectivement une inimitié ancienne entre Ouang kia et Li y. Oui, seigneur, répondirent-ils, elle était connue de tout le quartier. Il n’est pas moins vrai que le meurtre a été fait, sans qu’on ait rien emporté de la maison.

Pour lors le mandarin haussant la voix, et prenant le ton de maître : Qu’on donne à l’heure même une rude question à Ouang kia. Ce malheureux qui était riche, et qui avait toujours vécu à son aise, frémit de tout lui-même au seul mot de question, et déclara qu’il allait tout avouer. Il est vrai, dit-il, que j’avais pour Li y une haine mortelle ; c’est ce qui m’a porté à me déguiser en voleur, pour n’être pas connu, et à l’assassiner dans sa propre maison. Le mandarin ayant reçu sa déposition, le fit conduire dans le cachot des criminels condamnés à mort.

Ouang kia se voyant dans la prison, rêvait continuellement aux expédients qu’il pourrait prendre, pour se tirer de cette mauvaise affaire, et pour rendre inutile le fâcheux aveu qui lui était échappé. Plus il rêvait, et et moins il y trouvait d’espérance. Enfin une fois qu’il s’était fort tourmenté l’esprit : comment se peut-il faire, dit-il en lui-même, que je n’aie pas plus tôt pensé au vieux Seou, cet écrivain si versé dans les ruses les plus subtiles : j’ai été autrefois en liaison avec lui ; c’est un habile homme, et d’un esprit fertile en ces sortes d’inventions : il a des expédients pour tout, et rien ne l’arrête.

Lorsqu’il s’entretenait de ces pensées, il aperçoit Ouang siao eul son fils, qui venait le voir : aussitôt il lui fait part de son projet, et lui donne ses ordres. Surtout, lui ajouta-t-il, si Seou vous donne quelque espérance, n’épargnez point l’argent, et songez qu’il s’agit de la vie de votre père. Siao eul promit de tout risquer dans une affaire si importante.

A l’instant il court chez Seou, et l’ayant heureusement rencontré, il lui expose l’affaire de son père, et le conjure de chercher quelque moyen de le sauver. Sauver votre père, répondit ce vieux routier, c’est une chose bien difficile, il a contre lui sa propre déposition. Le mandarin nouvellement arrivé dans la province, est jaloux de sa gloire : il a reçu lui-même la déposition, et a prononcé la sentence. Vous auriez beau en appeler à un tribunal supérieur, elle est entre les mains du premier juge. Croyez-vous qu’il veuille jamais avouer que ses procédures ont été défectueuses. Écoutez : sans tant de discussions, donnez-moi un, deux, trois, quatre cents taëls, et laissez-moi faire ; je vais aller à la cour (à Nan king), et j’y trouverai quelque occasion d’y faire un coup de mon métier ; je l’ai déjà dans la tête, et le cœur me dit que je réussirai.

Comment prétendez-vous donc vous y prendre, dit Siao eul ? Point tant de curiosité, répliqua Seou ; livrez-moi seulement la somme que je demande, et vous verrez de quoi je suis capable. Siao eul retourne promptement à la maison, pèse l’argent, l’apporte, et presse Seou de hâter son voyage.

Consolez-vous, s’écria Seou ; à la faveur de ces pièces blanches, il n’y a point d’affaire, quelque mauvaise qu’elle soit, que je ne puisse ajuster : soyez tranquille, et reposez-vous sur moi. Siao eul prit congé de lui, et le remercia de son zèle. Dès le lendemain Seou partit pour Nan king, et y arriva en peu de jours. Il alla aussitôt au tribunal suprême, où toutes les causes criminelles de l’empire sont portées. Là il s’informe adroitement de l’état présent de ce tribunal, du nom, du crédit, et du génie des officiers subalternes.

Il apprit qu’un nommé Siu kung, de la province de Tche kiang, y était lan-tchung[2], que c’était un homme habile à manier les affaires, et d’un accès facile. Il l’aborda avec une lettre de recommandation, qu’il accompagna d’un fort joli présent.

Siu kung le reçut avec politesse, et ayant remarqué que Seou était un beau parleur, il l’invita à venir souvent le voir. Seou n’eut garde d’y manquer, et il n’oublia rien pour s’insinuer peu à peu dans son amitié, et pour gagner ses bonnes grâces : mais il ne s’était encore présenté nulle occasion favorable à son dessein.

Un jour qu’il y pensait le moins, il apprit qu’une troupe d’archers venait de conduire au tribunal plus de vingt corsaires qui devaient être condamnés irrémissiblement à avoir la tête tranchée. Il sut en même temps que parmi ces voleurs il y en avait deux qui étaient de Sou tcheou. À cette nouvelle, remuant doucement la tête : J’ai, dit-il, ce que je cherche, et me voilà en train de réussir dans mon projet.

Le lendemain il prépare un grand repas, et envoie à Siu kung un billet d’invitation. Celui-ci monte aussitôt en chaise, et se rend à la maison de Seou. Grande amitié de part et d’autre. Seou introduit son hôte dans son logis avec un air épanoui, et lui donne la place honorable. Durant le repas ils s’entretinrent agréablement de différents sujets, et burent jusque bien avant dans la nuit. Enfin Seou ayant fait retirer les domestiques, et se trouvant seul avec son convive, tire un paquet de cent taëls, et le lui présente.

Siu kung effrayé de cette offre, dans la crainte qu’on ne lui tendît quelque piège, demanda pour quelle raison il lui faisait un présent si considérable ? J’ai un proche parent appelé Ouang, répondit Seou, qu’on a accusé faussement d’un crime, pour lequel il est détenu en prison dans sa ville. Il implore humblement votre protection, et vous prie de le tirer du péril où il se trouve. Pourrais-je, répliqua Siu kung, vous refuser un service qui dépendrait de moi ? Mais l’affaire dont vous me parlez, n’est pas de mon district ; comment puis-je m’en mêler ?

Rien de plus aisé, reprit Seou, daignez m’écouter un moment. Toute la preuve qu’on apporte pour perdre mon parent, et pour lui attribuer le meurtre de Li y, c’est qu’il était son ennemi déclaré. Comme on n’a pu découvrir le véritable assassin, on a soupçonné mon parent, et sans autre formalité on l’a renfermé dans un cachot. Or je sais qu’hier on conduisit à votre tribunal plus de vingt corsaires, parmi lesquels il y en a deux qui sont de la ville de Sou tcheou, où le meurtre a été commis. Il n’est question que d’engager ces deux voleurs, d’ajouter l’assassinat de Li y aux autres crimes qu’ils avoueront dans leurs dépositions : ils n’en seront pas moins condamnés à avoir la tête coupée ; et un pareil aveu n’augmentera en rien la rigueur de leur supplice. Cet aveu justifiera mon parent, et il vous sera à jamais redevable de la vie que vous lui aurez rendue.

Siu kung goûta cet expédient, et promit de le faire réussir. Aussitôt il prend le paquet d’argent, et après avoir appelé ses domestiques, et fait ses remerciements du festin qu’on venait de lui donner, il monte en chaise, et s’en retourne dans sa maison. Seou ne s’endormit pas durant ce temps-là : il s’informa sous main quels étaient les parents des deux voleurs de Sou tcheou ; et en ayant découvert quelques-uns, il leur fit confidence de son dessein, en leur faisant les plus belles promesses, s’ils pouvaient engager ces deux voleurs à faire un aveu qui ne leur serait d’aucun préjudice : et pour les convaincre qu’il ne leur donnait pas de vaines paroles, il leur fit présent par avance de cent taëls.

Cette libéralité produisit son effet ; et les deux voleurs consentirent à ce qu’on voulut. Ainsi, lorsqu’on les fit venir pour être examinés et jugés en dernier ressort, Siu kung, qui était chargé de cette commission, les voyant à ses pieds, commença l’interrogatoire de cette sorte : Combien avez-vous tué de personnes ? Les deux voleurs répondirent : En tel temps, en tel lieu nous avons tué tels et tels ; dans tel mois, et à tel jour, nous allâmes pendant la nuit dans la maison d’un certain Li y, et nous l'égorgeâmes.

Siu kung ayant reçu ces dépositions, fit reconduire les voleurs en prison. Ensuite il dressa un procès verbal, où leurs réponses étaient exactement détaillées, et il conclut par prononcer leur sentence. Seou va aussitôt trouver les greffiers, et leur fait faire au nom du tribunal une copie bien légalisée de ce jugement : après quoi ayant pris congé de Siu kung, il vole à Sou tcheou, va droit à l’hôtel du mandarin, qui donnait alors son audience, et lui remet le paquet.

Le mandarin l’ouvre ; et ayant lu que l’auteur du meurtre d’un certain Li y a été pris et reconnu, il s’écria d’abord : Comment cela se peut-il faire, puisque Ouang kia a nettement confessé ce crime ! Comme il ordonnait qu’on fît comparaître le prisonnier, pour être interrogé de nouveau, Ouang siao eul entre dans le Parquet, criant à haute voix : On a calomnié mon père ; on veut l’opprimer.

Cet assemblage de circonstances étonna le mandarin ; et déposant sur-le-champ tous ses doutes, il ordonna qu’on remît Ouang kia en liberté : ce qui s’exécuta à l’instant.

La dame Tsiang ayant appris la nouvelle de ce prompt élargissement, comprit bien qu’elle n’avait plus de démarches à faire, et que ses poursuites seraient inutiles. Après tout, dit-elle, comme c’est pendant la nuit que le meurtre s’est fait, il n’est pas impossible que je me sois trompée. Ainsi elle abandonna cette affaire, et ne songea pas à la pousser davantage.

On peut juger quelle était la joie de Ouang kia. Il retourna dans sa maison comme en triomphe, au milieu des acclamations de ses parents et de ses amis. Sa démarche était fière et orgueilleuse ; mais comme il était prêt d’y entrer, il fut tout à coup frappé d’une bouffée de vent froid, et cria de toutes ses forces : Je suis perdu. J’aperçois Li y : il me menace, il se jette sur moi ; et en proférant ces dernières paroles, il tombe à la renverse sans connaissance, et expire en un instant. Exemple terrible et effrayant ! Grande leçon ! On ne saurait tromper le Tien.


  1. C’est sous cette dynastie que vivait l’auteur de cette histoire.
  2. C’est une espèce d’avocat.