Description historique et géographique de l’Empire chinois

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IMPOSTURE LITTÉRAIRE.


Nowéïchiee i podrobnéïchiee istoritchesko-geographitcheskoe Opissanie Kitaï­skoï Imperiïi ; sotchinennoe Iwanom Orlowym, ou Description historique et géographique, nouvelle et détaillée, de l’empire chinois, par Jean Orlow, 2 vol. de 414 et 488 pag., Moskou, 1820, in-8o.

Il a toujours paru très-doux aux ignorans de gagner de l’argent et de se faire avec facilité une réputation littéraire, en composant un livre avec des fragmens tirés de vingt autres. Toutes les compilations ne sont à la vérité que des mosaïques, plus ou moins artistement composées de morceaux empruntés ; cependant une bonne compilation peut avoir le mérite de l’utilité, en facilitant les recherches scientifiques ; il y en a qui, par le talent du rédacteur, sont devenus des manuels indispensables. De pareils ouvrages, ordinairement volumineux, et faits avec exactitude sur un plan bien tracé, méritent à leurs auteurs l’estime et la reconnaissance du public, et ornent les bibliothèques des savans. Ce n’est malheureusement pas d’un livre pareil que nous allons rendre compte dans ce moment. Il s’agit au contraire d’un véritable vol littéraire, commis avec la plus grande impudence sur des auteurs presque contemporains, et dont les ouvrages se trouvent fréquemment en Russie, et même dans les principales bibliothèques de l’Europe.

On sait que la cour de Saint-Pétersbourg a le droit d’entretenir près du couvent grec à Péking, quelques ecclésiastiques et des élèves qui apprennent le chinois et le mandchou ; ces élèves servent, après leur retour, d’interprètes tant à la frontière chinoise, qu’au collége des affaires étrangères à Saint-Pétersbourg. Plusieurs de ces derniers ont enrichi la littérature russe par des ouvrages remarquables, traduits principalement du mandchou. On doit citer avec éloge les noms de Rossokhin et de Leontiew, sans parler des auteurs vivans, tels que M. Lipowtsow et l’archimandrite Hyacinthe, dont les écrits, pour le choix que les auteurs ont fait, et par leur utilité, surpassent de beaucoup ceux de leurs prédécesseurs. Le Code des lois de la Chine, dont nous devons une si belle traduction anglaise à sir G.-Th. Staunton, a été traduit en russe, en 1799, par Leontiew. Le même auteur nous a donné l’Histoire de la nation mandchoue, les Réglemens de la Dynastie actuellement régnante en Chine, un Abrégé de la Géographie de cet empire, la Relation de l’ambassade de Toulîclien au khan des Kalmuks du Wolga, l’Histoire des guerres de l’empereur Khang-hi contre les Dzoungar, et une foule d’autres ouvrages plus ou moins considérables. Ces livres, quoique faits avec peu de goût, mériteraient pourtant d’être plus connus qu’ils ne le sont en effet. Comme les exemplaires n’en sont pas très-rares en Russie, il paraît d’autant plus inconcevable que quelqu’un ait pu oser, à Moskou même, les piller avec l’audace la plus insolente, d’en forger un ouvrage nouveau, et de le publier sous son nom, sans citer une seule fois ceux des véritables auteurs.

Voici le fait :

M. Jean Orlow, conseiller de collége et chevalier, vient de mettre au jour deux volumes d’une Description géographique et historique de la Chine, qui est verbalement copiée des ouvrages de Leontiew, de Rossokhin et d’Agaphonow, et de la traduction russe de Du Halde. On peut assurer sans exagération qu’il n’y a pas vingt pages sur les neuf cents de l’ouvrage, qui soient la propriété de M. Orlow. Ce monsieur dit pourtant dans sa préface « qu’il a entrepris la publication de ce livre, parce qu’il n’existait avant lui aucune description originale de la Chine, écrite en russe, et que tout ce qu’on avait publié sur cet empire dans cette langue, était traduit du français et de l’allemand, et tiré de livres écrits par des personnes qui n’avaient jamais été en Chine.

Il ajoute : « J’ai cru être plus en état que tout autre, de donner une bonne description de la Chine, puisque j’ai vu moi-même ce pays ; j’ai vécu pendant sept ans dans sa capitale, auprès du Collège ecclésiastique, et j’ai non-seulement étudié avec ardeur le chinois et le mandchou, mais j’ai encore entretenu, pendant mon séjour à Péking, des relations amicales avec plusieurs de ses habitans ; j’ai visité aussi d’autres villes, de sorte que je n’ai pas manqué d’occasion de tout examiner et de voir par mes propres yeux. » Ce sont là sans doute des circonstances très-favorables, qui pouvaient faire espérer que M. Orlow nous donnerait un ouvrage accompli, sinon sur toute la Chine, au moins sur sa capitale et les mœurs et usages de ses habitans. Malheureusement il paraît qu’il n’a pas très-bien employé le tems de son séjour à Péking, qu’il n’y a rien appris, et que ses relations amicales n’étaient pas de nature à lui fournir les renseignemens précieux qu’il prétend en avoir tirés. En effet comment serait-il possible qu’un homme qui a tout vu, ait tout oublié, et se voie réduit à jouer le rôle de menteur et de pillard, en prenant neuf cents pages dans les ouvrages de ses prédécesseurs, et de les faire passer pour son propre fait. Rien n’est pourtant plus vrai. Les soixante-dix premières pages sont un extrait informe des traductions russes de Du Halde, et d’autres ouvrages connus en Europe depuis long-tems. L’abrégé chronologique des empereurs de la Chine, de la page 71 à 148, n’est qu’une réimpression d’un ouvrage d’Agaphonow, qui a paru à Saint -Pétersbourg il y a quarante ans. Le reste de ce premier volume, ou 266 pages, est un véritable fatras fait avec les relations européennes, dons il existe des traductions russes, et les ouvrages de Leontiew, nommément le sixième volume de l’Histoire des huit Bannières des Mandchoux, et des Oukheri kooli, ou Réglemens de leur dynastie, publiés en 3 vol. in-8o à Saint-Pétersbourg (1781–83).

Les cinquante-trois premières pages du second volume sont copiées des mêmes ouvrages et de la traduction russe du Code pénal, citée plus haut. Le reste du volume n’est qu’une réimpression de l’Abrégé géographique de Leontiew, peu augmentée par quelques lambeaux de du Halde, et précédée d’une description de Péking extraite des ouvrages du même auteur et de ceux des Jésuites.

Le peu de remarques qui dans ces deux volumes appartiennent à M. Orlow, ne donnant pas une idée favorable de ses connaissances et de son discernement. vol. Ier, pag. 12, il assure que Thsin chi houang ti a porté la guerre dans l’Inde. Pag. 15, il prétend que les Mongols ont reçu leur nom de Mongo (Mangou khan), petit-fils de Tchinghiz ; tandis que cette dénomination date du XIe siècle, et fut donnée aux descendans des trois fils que la princesse Aloung Goa avait eus après la mort de son mari. Page 17, l’auteur nous apprend qu’il y a en Chine des poissons dorés qui sont argentés. À la même page il dit que la Chine se trouvait sous le 30e degré de latitude N., et sous le 130e degré de longitude. Il est si ignorant sur les choses les plus connues, qu’il croit (pag. 35) que la célèbre racine médicinale, nommée Jin seng, est celle qu’on appelle en Europe radix Chinæ ; la première est cependant un sium et l’autre un smilax. Pag. 42 et 43, en parlant des productions du règne animal en Chine, il prend les animaux fabuleux, tels que le khi lin et le dragon, pour des êtres qui existent véritablement. La page 165 ne donne pas un témoignage très-favorable des connaissances que l’auteur a acquises en fait de littérature chinoise ; il y dit : « Les Chinois ont un livre intitulé Dzy khou chou (lisez Tsu goei, c’est le vocabulaire le plus commun), qu’on pourrait appeler un dictionnaire, dans lequel sont recueillis tous les mots. S’il arrive que quelqu’un en composant a besoin d’un mot ou de la dénomination d’une chose, et qu’il ne sache avec quelle lettre il faut l’écrire, il la cherche dans ce livre, et la copie. » Tous ceux qui ont la plus légère teinture de littérature chinoise savent pourtant que le dictionnaire cité par M. Orlow, est justement d’un usage contraire, on s’en sert pour chercher un caractère dont on ignore la signification, et on l’y trouve expliqué. Comme M. Morrison, notre auteur ne connaît que deux religions en Chine, celle de Confucius et celle de Foe ou Bouddha ; il ignore donc l’existence de la secte des Tao szu, ou des docteurs de la raison, qui est pourtant une des plus répandues dans cet empire.

Klaproth.