Description historique et géographique de l’Indostan/Introduction/1

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ESQUISSE
DE L’HISTOIRE DE L’INDOSTAN,

Depuis le commencement des conquêtes faites par les Mahométans.


On ne connaît pas d’histoire de l’Indostan, appuyée sur des matériaux ou mémoires recueillis par les Indous, qui soit antérieure à l’époque de la conquête qu’en firent les Mahométans. Ou les Indous n’étaient pas dans l’usage d’écrire l’histoire de leurs pays, ou s’ils avaient des annales, elles furent détruites par les Pundits, ou soustraites à tous les regards. Nous pouvons juger de leurs traditions par celle qu’ils ont conservée sur l’expédition d’Alexandre. À les en croire, le roi de Macédoine livra près de Delhi une grande bataille à l’empereur de l’Indostan ; et quoique victorieux, il se retira dans la Perse à travers les montagnes du nord. Ils ne font aucune mention de la circonstance très-remarquable de sa navigation sur l’Indus, qui dura plusieurs mois. De tous les évènemens de l’antiquité, il n’en est peut-être pas un qui soit mieux prouvé que celui-ci ; non-seulement les auteurs contemporains d’Alexandre célébrèrent cette partie de son histoire, mais quelques siècles après son voyage, il reçut encore les éloges des écrivains les plus distingués. Quant aux notices sur l’Indostan, que l’on trouve dans Hérodote, Pline et Arrien, c’est moins une histoire qu’un aperçu rapide de l’état de l’Indostan à cette époque, avec des notions générales des mœurs de ses habitans et de ses usages. Ces notices font plus de plaisir sans doute, que n’en ferait une histoire qui contiendrait exclusivement les conquêtes des Mahométans ; c’est-à-dire, un tableau de batailles et de massacres, le récit de la destruction de l’un des gouvernemens les plus doux et les plus réguliers, par le plus vil et le plus infâme de tous les conquérans : car c’est ainsi qu’il faut qualifier les Mahométans, soit qu’on les considère sous le rapport de leur intolérance, de leur mépris des lettres et des sciences, de leur oisiveté habituelle, soit sous celui des indignes traitemens qu’ils font souffrir aux femmes dont le premier devoir, dans une société civilisée, est de former l’esprit et le cœur de la génération naissante, par l’heureuse influence de la vertu et de la moralité.

Les voyages de Cosmas, dans le sixième siècle, et ceux de deux Mahométans, dans le neuvième, fournissent peu de matériaux à l’histoire. On n’en trouvera pas davantage dans la relation de Marc Paulo, qui, dans le treizième siècle, traversa la presqu’île, et remonta la côte occidentale jusqu’à Guzarate. Il serait à la vérité très-difficile de rapporter à aucune contrée en particulier, les faits racontés par cet auteur ; car la géographie de ses voyages est en grande partie une véritable énigme.

C’est sur-tout aux écrivains Persans que nous sommes redevables de la portion de l’histoire de l’Inde que nous possédons. Le célèbre Mahomed Ferishta, au commencement du dix-septième siècle, composa de matériaux divers une histoire de l’Indostan. Si l’on en croit le colonel Dow qui l’a traduite, il y a environ vingt ans, il la puisa presque toute entière dans les auteurs Persans. Les matériaux historiques les plus intéressans se trouvent, dit-on, dans le Mahabarut, poëme historique de la plus haute antiquité, que M. Wilkins traduit maintenant du sanscrit, langue dans laquelle il a été écrit. Nous en connaissons déjà une épisode qu’il a fait paraître sous le titre de Bhagvat-Geeta ; mais si le père de la poésie grecque a totalement changé l’histoire d’Hélène, pour donner une libre carrière à son imagination, qui peut nous garantir l’exactitude des faits rapportés par un autre poète ? M. Dow n’assurait pas que les Indous n’eussent aucune histoire de leur pays écrite dans leur langue ; à la vérité il ne savait pas le sanscrit, mais il appuyait ses doutes sur les renseignemens que lui avaient donnés les habitans de la contrée. Si les fragmens de l’histoire ancienne des Indous, conservés dans le Ayin Acbaree, ressemblent à ceux que M. Dow avait sous les yeux, j’avoue que je ne puis y avoir aucune confiance. Il convient que la partie la plus estimable de l’histoire de Férishta est celle qui suit les premières conquêtes des Mahométans, vers l’an 1000. Je vais en donner un extrait, pour faire connaître au lecteur les changemens successifs arrivés dans le gouvernement de l’Indostan, qui de pur Indou devint Mahométan, et continua de l’être sous les diverses dynasties de monarques venus de la Perse, de l’Afghanistan et de la Tartarie, jusqu’au commencement de notre siècle.

Ces princes ayant ajouté au territoire primitif de l’Indostan toutes les provinces qu’ils possédaient en-deçà du Gange, cet état devint un fardeau trop lourd pour un seul monarque. Les différentes parties se détachèrent du centre du pouvoir, et l’anarchie s’en empara. Aujourd’hui même à peine l’ordre commence-t-il à renaître ; et sans l’intervention des puissances étrangères qui s’y sont opposées, les Marates auraient, pour ainsi dire, relevé l’empire des Indous. Enfin une de ces puissances, quoiqu’éloignée de l’Indostan de 15000 milles, est en possession de ses plus belles provinces, et se maintient au milieu de cet empire[1].

Féristha, après le récit des premières conquêtes des Mahométans, ne nous entretient guères que de l’empire de Ghizni (ou Gazna) et de Delhi, jusqu’à la soumission de tout l’Indostan par les empereurs Patans, au commencement du treizième siècle. L’Indostan n’avait point cessé d’être divisé en plusieurs royaumes, dont chacun exigeait une histoire particulière. Nous ne connaissons, des événemens qui s’y passèrent, que ceux qui sont mêlés à l’histoire du pays conquérant. Quelques-uns de ces anciens royaumes Indous portaient les mêmes noms que les Soubahs, ou vice-royautés d’aujourd’hui ; il est probable qu’ils avaient à-peu-près les mêmes limites. L’histoire du Deccan est encore plus obscure que celle de l’Indostan ; elle est postérieure aux conquêtes des Mahométans dans ce pays, conquêtes qui commencèrent vers l’an 1300, et qui ne furent terminées que dans le dix-septième siècle.

Mahmood, le premier conquérant Mahométan qui forma des établissemens dans l’Indostan, éprouva un peu moins de difficultés à subjuguer cette contrée, que n’en éprouvèrent les derniers conquérans, lorsque tant de royaumes étaient réunis sous la domination des empereurs Patans ; car tous ces royaumes, devenus provinces, étaient trop étendus, et composés de matériaux trop discordans pour offrir un ensemble solide ; et d’ailleurs, leur union ne fut jamais d’assez longue durée pour produire les heureux effets qui résultent de la liaison commune sous un même gouvernement ; ce qui contribue à former un tout imposant, comme les provinces de France ou de la Grande-Bretagne.

C’est le sort commun des grands états où la délégation de l’autorité et l’éloignement du centre disposent les provinces à l’indépendance, toutes les fois que le gouvernement suprême est placé dans des mains faibles et inhabiles. L’Indostan, même sous les Mogols, ne peut être considéré que comme une réunion de royaumes tributaires, dont chacun était accoutumé à ne voir que son vice-roi particulier, et toujours prêt à se révolter, lorsque la faiblesse d’un empereur et l’ambition d’un vice-roi lui en offraient une occasion favorable. C’est à cette disposition constante à la révolte, que l’on doit attribuer le peu de résistance qu’éprouvèrent les armes de Tamerlan, de Baber, d’Humaioon, et de Nadirshah ; quoiqu’alors plusieurs de ces provinces fussent unies sous un seul prince.

Mahmood, empereur de Ghizni, fut le premier conquérant Mahométan qui forma des établissemens permanens dans l’Indostan : je mets une grande différence entre ses conquêtes et les premières irruptions des Mahométans, qui laissèrent à peine quelque trace apparente ; telles furent les irruptions du caliphe Valid, dans le premier siècle du mahométisme. L’empire de Ghizni fut fondé par Abistagi, gouverneur de Korasan (l’an 960), qui se révolta contre le roi de Bucharie, dont les ancêtres, environ 87 ans auparavant, avaient élevé leur pouvoir sur les ruines de l’empire des caliphes. Ghizni était formé principalement du royaume de la Bactriane, après la division de l’empire d’Alexandre, c’est-à-dire, des contrées situées entre le pays des Parthes et l’Indus, et au sud de l’Oxus. Ghizni ou Gazna, ville située aux sources occidentales de l’Inde, près du Caucase Indien, était regardé comme la capitale de cet empire, quoique Balk ou Balich prétendît à la même prérogative.

Mahmood, nommé communément le sultan, fut le troisième successeur d’Abistagi : il était fils de Subuctagi, qui paraît avoir médité la conquête de la partie occidentale de l’Inde, et qui, à l’exemple de Philippe, laissa ses projets et son royaume à son fils. Subuctagi avait porté ses armes au-delà de l’Indus, et ravagé le Panjab, mais il n’y fit pas d’établissemens ; car nous lisons que du temps de l’invasion de son fils Mahmood, un prince de la famille ou de la religion des Brames, nommé Jeipal, possédait tout le pays situé sur la rive orientale de l’Indus jusqu’à Cachemire, et qu’il avait pour alliés les rois de Delhi, d’Agimère, de Canoge et de Callinger. Ces provinces frontières soumises au gouvernement des Indous, et l’état de leur religion par-tout où Mahmood porta ses conquêtes, nous donnent lieu de conclure que les Mahométans, quelque ravages qu’ils eussent exercés avant cette époque, n’avaient formé aucun établissement dans l’Indostan, comme nous l’avons remarqué, mais que toute la contrée était Indou, lors des conquêtes de Mahmood. Je dois faire observer, que je ne place pas dans l’Indostan propre le pays de Cabul, ou quelques-unes des provinces à l’ouest de l’Indus.

Avant la première expédition de Mahmood dans l’Inde, trois ans après son avènement au trône, il avait reculé les limites de son empire au nord, en s’emparant de la Bucharie. C’était, comme je l’ai déjà observé, contre un roi de ce pays, que ses ancêtres s’étaient révoltés.

Il entra dans l’Indostan, l’an 1000 de l’ère chrétienne ; mais, dans l’espace de huit années, il ne poussa pas ses conquêtes plus loin que le Moultan. Les peuples de ce pays, qui étaient des Malli et les Catheri d’Alexandre, (c’est aujourd’hui la tribu Kuttry ou Rajpoot), avaient sans doute conservé leur ancien courage, puisqu’ils résistèrent si long-temps à des armées formidables, commandées par l’enthousiaste le plus furieux. L’an 1008, tous les princes Indous, de l’ouest du Ganges jusqu’à la Nerbuddah, se coalisèrent contre Mahmood pour la défense commune de leur religion. C’était plutôt pour anéantir cette religion, que pour acquérir des terres ou des sujets, que combattait ce fanatique. Il est permis de douter que des conquérans barbares, comme le furent Mahmood, Tamerlan ou Nadirshah, ayent jamais eu le dessein d’augmenter le nombre de leurs sujets, ce qui est le but raisonnable des conquêtes. Les massacres et la dépopulation qui signalaient leur marche, prouvent au contraire que ce désir leur était étranger. Les Indous confédérés furent défaits ; et le premier essai de Mahmood pour l’anéantissement de leur religion, fut la destruction du fameux temple de Nagorkote, bâti sur les montagnes frontières du Panjab. Dans sa sixième expédition, en 1011, il fit éprouver le même sort à Tannasar, lieu célèbre par la dévotion des Indous, situé à l’ouest de Delhi ; et cette ville elle-même fut prise dans le même temps. En 1018, il prit Canoge, et détruisit aussi près d’Agra, les temples de Matra ou Matura, (la Méthora de Pline), ville d’une haute antiquité, et l’objet de la vénération religieuse des Indous. Ensuite, tournant ses armes contre les Rajpoots d’Agimère, il fut rebuté ou par la force de ces guerriers, ou par les difficultés que lui présenta le pays hérissé de montagnes.

Sa douzième expédition, en 1024, fut fatale au fameux temple de Sumnaut, dans la presqu’île de Guzerat, près de la ville de Puttan, sur la côte de la mer, non loin de l’île de Diu appartenant aujourd’hui aux Portugais. Il dirigea sa route par le Moultan et par Agimère, dont il fut forcé de laisser la citadelle au pouvoir des ennemis. En traversant le désert qui sépare Agimère du Moultan, il courut risque de perdre toute son armée par le défaut d’eau. Il paraît que la jouissance la plus délicieuse pour ce monstre, était de détruire les temples des Indous, d’exterminer leurs prêtres et les sectaires les plus fervens. Rien ne nous afflige plus sensiblement que la destruction qui a pour cause un zèle religieux, puisqu’elle donne lieu aux hommes de se supposer les agens de la divinité, de repousser par là le frein qui s’oppose aux délits ordinaires, et de rendre la conscience partie lorsqu’elle ne doit être que juge. Tel fut aussi Tamerlan ; mais, heureusement pour les Indous, l’enthousiasme du mahométisme avait perdu toute sa force, avant l’invasion de Nadir-shah. S’il se fut joint dans le cœur de ce conquérant à sa férocité naturelle, tout le théâtre de ses conquêtes n’eût été ensuite qu’un affreux désert.

La ville de Nehrwalla, l’ancienne capitale du Guzerat, tomba avec toute la presqu’île, au pouvoir de Mahmoud. Ce conquérant mourut quatre ans après (1028), maître de la partie orientale de la Perse, et de toutes les provinces indiennes, depuis le Gange occidental jusqu’à la presqu’île du Guzerat, et depuis l’Indus jusqu’aux montagnes d’Agimère ; mais le Panjab fut la seule partie de ces contrées, soumise à un gouvernement régulier sous les Mahométans, parce qu’il était voisin de l’empire Ghiznien. Quant aux Rajpoots d’Agimère, placés au milieu de montagnes escarpées, et de vallées inaccessibles, ils conservèrent leur indépendance à cette époque, et ils en jouissent encore aujourd’hui en grande partie. Ce pays est à l’Indostan ce que la Suisse est à l’Europe ; mais il est plus étendu et plus peuplé. Depuis Mahmoud jusqu’à Aurengzebe, les conquérants indiens se contentèrent de la soumission apparente de ces tribus courageuses, qui joignaient à la force et à l’agilité du corps l’enthousiasme militaire appuyé sur des principes religieux. Ce peuple est disséminé sur une étendue de pays égal à la moitié du territoire de la France, que l’on désigne sous le nom de Rajpootana : c’est-là que prit naissance le fondateur de la puissance des Marattes, puissance qui aspirait, il y a trente ans, à la domination universelle de l’Indostan.

L’empire Ghiznien, sujet aux mêmes causes de décadence que les grands états qui se sont accrus rapidement, fut divisé en 1158. La partie occidentale, la plus considérable de cet empire, fut usurpée par la famille des Gaurides, (ainsi nommée de Gaur ou Ghor, province et ville située au-dessous du Caucase indien) tandis que les provinces contiguës aux deux rives de l’Indus restèrent au pouvoir de Chusero ou Cusroe, qui fixa sa résidence à Lahore[2]. Les Gaurides en chassèrent ses descendans en 1184. Les Mahométans s’étant rapprochés des Indous, en devenant maîtres de Lahore, étendirent leur empire à l’est. Mahomed Gori renouvella en 1194, dans la ville de Benarès, les mêmes scènes dont Nagorkote et Sumnaut avaient été le théâtre sous Mahmoud. On regardait Benarès comme l’école principale de la science des Bramines ; et il est probable que ce fut vers cette époque que la langue sanscrit, qui était celle de l’Indostan, commença à s’altérer par le mélange des expressions que les conquérans y introduisirent ; et elle est telle aujourd’hui, que le sanscrit original, conservé dans les livres anciens, est devenu une langue morte. De pareils changemens ont eu lieu dans tous les pays où les conquérans furent assez nombreux pour les effectuer. À la même époque la langue Saxonne s’altérait par les conquêtes des Normands, comme le sanscrit par celles des Ghizniens.

Mahomed Gori porta ses armes au sud de la rivière Jumnah, et s’empara de la forteresse de Gwalior, qui donnait alors son nom à un royaume qui forme depuis la presque totalité du Soubah d’Agra. Il soumit aussi la partie orientale d’Agimère.

La mort de cet empereur, en 1205 fut suivie d’une nouvelle division de l’empire Ghiznien. La partie persanne resta à Eldoze, et la partie indienne à Cuttub, qui fonda, dans l’Indostan, la dynastie des Patans ou Afghans. Les Afghans habitaient, dans l’origine, les montagnes situées entre l’Inde et la Perse, ou l’ancien Paropamisus. Cuttub, avant son élévation au trône, avait fait la guerre sous Mahomed Gori, dans l’Agimère et le Guzerat. Lahore fut d’abord sa capitale ; mais il fut forcé de la placer à Delhi, pour rapprocher la résidence impériale du centre des nouvelles conquêtes.

L’empereur Altumsh, son successeur, en 1210, acheva la conquête de la plus grande partie de l’Indostan-propre. Ce fut le premier Mahométan qui conquit le Bengale ; et depuis ce temps, le gouvernement en fut donné à un des fils de l’empereur régnant. Sous son règne, en 1221, Gengis-kan ajouta l’empire de Ghizni à ses immenses conquêtes, les plus étendues peut-être dont l’histoire fasse mention ; il mit fin à la dynastie de Charasm, alors en possession de la couronne, et chassa devant lui l’infortuné Gélali qui, pour éviter sa fureur, passa l’Indus à la nage. Cependant Gengis ne troubla point l’Indostan.

Vers l’an 1243, les Mogols ou Monguls, successeurs de Gengis, qui possédaient, ou plutôt qui couvraient de leur masse les contrées nord-ouest de l’Indostan, y firent différentes irruptions. L’historien de Timur, Sherefeddin, nous apprend que Turmeshirin-Khan avait porté ses armes dans le Dooab, mais sans y former d’établissement. Férishta ne parle pas des progrès de ce conquérant passager ; il se contente de décrire les invasions des Mogols dans le Panjab, invasions alors très-fréquentes, quoique ce ne fut que 150 ans après que, sous Timur ou Tamerlan, ils pénétrèrent jusqu’au centre de l’Inde. Férishta décrit aussi une irruption des Mogols dans le Bengale, par Chitta et le Thibet, en 1244.

J’ai déjà observé que les provinces de l’Indostan étaient plutôt des royaumes tributaires que des provinces d’un même empire, et qu’elles ne laissaient jamais échapper une occasion favorable de se révolter. En 1265, celle de Malwa reconquit son entière indépendance sur les souverains de Delhi, après avoir graduellement secoué le joug que lui avait imposé Cuttub eh 1205 ; et les Rajpoots, quoique plus voisins de la capitale, assurèrent aussi en cette occasion leur indépendance.

On peut juger de l’état du gouvernement intérieur de l’Indostan, par la punition infligée aux Mewatti ou tribu de Bandits qui habitent les montagnes à 25 milles de Delhi. En 1265, cent mille de ces misérables furent passés au fil de l’épée, et une ligne de forteresses fut construite au pied de leurs montagnes. Rébellions, massacres, conquêtes féroces ; voilà, en peu de mots, l’histoire de ce beau pays, qui, aux yeux d’un observateur ordinaire, semble destiné à être le paradis de l’univers : mais tels sont les résultats nécessaires de l’ambition insensée des conquérans, qui veulent posséder plus qu’ils ne peuvent gouverner ; car alors tout l’empire se partage entre des gouverneurs avides qui commandent avec orgueil aux sujets jusqu’à ce qu’ils les aient dégradés au point de leur persuader qu’il est de l’intérêt commun d’assurer l’indépendance de leurs gouverneurs. Ils auraient raison, sans doute, si la révolte pouvait leur donner un gouvernement régulier et permanent ; mais qu’arrive-t-il ? ils deviennent les sujets d’un nouveau conquérant, ou le premier les punit de leur rébellion. On serait tenté de croire que les climats chauds, et plus spécialement les pays découverts qu’ils renferment, seraient destinés à être le siège du despotisme, parce que ces climats créant peu de besoins, et le sol étant spontanément productif, les habitans ne sont pas doués de cette énergie qui, dans des climats plus froids, porte l’homme à rechercher ses droits naturels, et à s’en assurer la jouissance. Je n’oserais cependant décider cette question, quoique je regarde comme un fait incontestable, que de toutes les parties du monde connu, c’est dans les climats chauds que règne sur-tout le despotisme. Les Patans, les Mogols et les Tartares, qui ont conquis l’Indostan et la Chine, montrèrent d’abord beaucoup de rudesse ; mais avec le temps ils devinrent aussi efféminés que leurs sujets, et furent ensuite subjugués avec eux. Que ceux qui se plaignent sans cesse de la rigueur de nos climats septentrionaux, réfléchissent que s’ils produisent quelques maux physiques, ils développent toutes les facultés de l’âme, et donnent à l’homme la précellence sur les êtres de son espèce, tandis que sous les tropiques, un poète gracieux et un historien élégant sont le chef-d’œuvre et la plus sublime production de la nature.

Pendant que les rois de Delhi poursuivaient leurs conquêtes à l’est et au sud de l’Indostan, on négligeait, sans les abandonner ouvertement, les provinces à l’ouest de l’Indus. Une barrière aussi forte que la partie supérieure de l’Indus, et les déserts au-delà d’Agimère, auraient dû déterminer un empereur de l’Indostan à céder toutes les provinces situées à l’ouest de cette ligne. Ce fut parce qu’on négligea cette sage conduite, que la paix de l’empire fut si souvent troublée, et que les Mogols envahirent enfin ces provinces. Ces peuples, non contens de leurs nouvelles acquisitions à l’ouest de l’Indus, passèrent ce fleuve, entrèrent dans le Panjab, et parurent si formidables à Férose II, qu’il permit à quelques-unes de leurs tribus de s’y établir, l’an 1292. Le lecteur se rappellera que l’empereur Valens tint la même conduite à l’égard des Goths, à qui l’on permit de traverser le Danube, et de former des établissemens dans la Thrace ; ce qui rend la similitude plus frappante, c’est que l’empire de l’Indostan fut conquis dans la suite par le secours des descendans de ces Mogols. Ce Férose II, quoique de la tribu de Chilligi ou Killigi (de Killige, près des montagnes de Gaur), est cependant compris dans la dynastie des Patans ; le nom de Patan ou Pitan s’appliquant par extension à toutes les tribus qui habitaient les frontières communes de l’Inde, de la Perse, et de la province de Balk, c’est-à-dire, l’ancienne province de Paropamisus.

En 1293, cet empereur forma le projet d’attaquer le Deccan. Sous ce nom l’on doit entendre, à cette époque, le pays situé au sud des rivières Nerbuddah et Mahanada ou Cattack : l’étendue de cette contrée était presqu’égale à celle de ses possessions dans l’Indostan, des bords de l’Indus aux Bouches du Gange, et des montagnes du nord à Cattack, Sirong et Agimère : la plus grande partie de Malwa, avec Guzerat et Sindi, était alors indépendante. Les richesses du roi de Déogire (aujourd’hui Dowlatabad), une des principautés du Deccan, firent concevoir ce projet à Alla, gouverneur de Gurrah, situé près du pays que l’on voulait conquérir. L’avarice de l’empereur lui fit adopter une proposition qui fut cause de sa ruine ; car Alla profita ensuite du butin pour le déposer.

La première expédition d’Alla lui procura la prise de Déogire ou Déogur, un trésor immense et des bijoux. Ces richesses lui servirent à augmenter ses forces, et à faire déposer et massacrer l’empereur. Nous ne pouvons nous empêcher de reconnaître la justice de cette punition, lorsque nous nous rappelons les indignes motifs qui firent entreprendre l’expédition du Deccan ; et en outre que l’empereur s’était laissé séduire par Alla, qui lui donna une partie du butin fait à Bilsah.

Lorsqu’Alla, le premier de ce nom, fut maître du trône en 1295, il commença à exécuter son plan de conquêtes par la prise du Guzerat. Ce pays, tant qu’il fut indépendant, présentait, par sa situation, un obstacle puissant à ses projets sur le Deccan. Ensuite il s’empara de Rantampour et de Cheitore, deux des plus fortes places des Rajpoots, dans l’Agimère. Ce fut la première fois que Cheitore tombait au pouvoir des Mahométans. En 1303, il soumit aussi Warangole, la capitale de Tellingana, autre principauté du Deccan, comprenant à-peu-près le pays de Golconde. C’était, comme Cheitore, une ville forte, très-étendue et très-peuplée. Mais au milieu de ces conquêtes, et sans doute par un effet qu’elles produisent, les Mogols vigilans et inquiets pénétrèrent d’un autre côté jusqu’à Delhi, et en pillèrent les faubourgs.

L’année suivante, le reste de Malwa fut conquis, et en 1306, fut achevée la conquête du Deccan, sous Cafoor, général d’Alla, qui s’avança dans le pays de Déogur par la route de Baglana, et que Férishta[3] appelle la contrée de Marhat. Cafoor ne porta pas seulement ses armes dans le Déogur (Dowlatabad), et de là, dans le Tellingana, il poussa jusqu’au Carnate, en 1310. Par le Carnate, il faut entendre ici la presqu’île en général, au sud de la rivière Kistnah. Nous ignorons jusqu’où il porta ses armes au sud ; mais Alla le força de soumettre Maber, c’est-à-dire, la partie méridionale de la presqu’île. Son expédition porte le caractère du brigandage, conformément au génie de son maître Alla. Les trésors qu’il pilla surpassent l’imagination. On dit que les soldats trouvèrent l’argent trop embarrassant, tant ils avaient d’or à leur disposition. Les historiens observent, à cette occasion, comme à la prise du Déogur, que les princes du Deccan avaient été un grand nombre d’années à ramasser ces trésors ; ce qui prouverait que leur pays fut tranquille pendant tout ce temps.

En 1312 Cafoor ravagea une seconde fois la partie septentrionale du Deccan, et imposa un tribut au Tellingana et au Carnate ; mais ces deux contrées ne furent entièrement soumises qu’environ trois siècles après, sous les derniers princes de la maison de Timur. Alla mourut en 1316. À cette époque, tout l’Indostan-propre était compris dans l’empire Patan, ainsi appelé de la dynastie maîtresse du trône : la police intérieure en était si bien réglée, que les étrangers pouvaient voyager avec sécurité dans tout l’empire.

Le Tellingana s’étant révolté en 1322 et 1326, fut soumis une seconde fois, et le Carnate ravagé d’une mer à l’autre. Sous le règne de Mahomed III, les princes du Deccan reprirent courage ; et ayant à leur tête Bélaldeo, roi du Carnate, ils chassèrent les Mahométans de ces contrées, ne leur laissant que la forteresse de Dowlatabad ou Déogur. Ce fut vers le même-temps, en 1344, que Belaldeo fonda la ville de Bijinagur, appelée par corruption Bisnagar. Des révoltes dans le Bengale, le Guzerat et le Panjab, firent perdre à Mahomed, prince faible, beaucoup de ses possessions ; et dans le même temps, les tentatives qu’il fit pour conquérir la Chine, n’étaient pas couronnées du succès, car il fut repoussé jusqu’aux frontières de ses états. Il est probable qu’il suivit la route d’Assam. Cet empereur fut un de ceux qui formèrent l’absurde projet de transférer le siège du gouvernement de Delhi à Dowlatabad ; il l’entreprit deux fois, sans pouvoir réussir.

Férose III, son successeur en 1351, parut moins jaloux, après la révolte du Bengale et du Deccan, de reculer les limites de son empire, que de s’occuper de la prospérité des états qui lui restaient. Pendant un règne de 37 ans, des canaux furent creusés par ses ordres, et des travaux publics furent entrepris pour les progrès de l’agriculture et le perfectionnement de la navigation intérieure. Les Mogols firent, en 1357, une nouvelle irruption, et le temps approchait où une autre expédition plus sérieuse devait avoir lieu sous Timur ou Tamerlan. Après la mort de Férose, en 1388, des révoltes et la guerre civile qui dura quelques années, préparèrent l’empire à passer sous une domination étrangère. Une minorité orageuse devait augmenter la crise dans un état qu’un despote expérimenté pouvait à peine gouverner ; aussi vit-on deux empereurs, armés l’un contre l’autre, résider dans la même capitale. Timur, qui déjà avait étendu ses conquêtes sur toute l’Asie occidentale et la Tartarie, tourna ses armes vers l’Indostan en 1398. L’année précédente, il avait envoyé son petit-fils Peer Mahomet soumettre le Panjab et le Moultan, et en octobre, il passa lui-même l’Indus. Alors ayant joint son petit-fils près du Moultan, il divisa son armée en plusieurs colonnes, et marcha contre Delhi, qu’il soumit sans avoir, pour ainsi dire, livré un combat. Ce monstre inhumain, qu’un poète de notre siècle a représenté sur le théâtre comme un héros doué des plus grandes et des plus aimables qualités, obtint dans l’Indostan le titre de prince destructeur, et il le mérita, par les massacres sans nombre, et la dévastation qu’il fit exécuter sous ses yeux. Timur ne resta que 15 jours à Delhi, et il retournait vers la capitale de son empire, lorsqu’entendant parler d’une forteresse du Dooab, qui avait résisté aux efforts d’un ancien conquérant Mogol (Turmesherin-Khan), il marcha contre cette place, et s’en rendit maître. De là il s’avança vers les lieux où le Gange sort des montagnes, et où se rendent en grand nombre, à des époques déterminées, les dévots Indous qui vont se purifier dans ses eaux sacrées. Son but était d’exterminer ces pieux pèlerins, et il y réussit en partie. Dirigeant ensuite sa marche au nord-ouest, le long de la montagne de Sewalick, il continua ses massacres jusqu’aux frontières de Cachemire. Entre ses deux passages de l’Indus, il ne mit guères que cinq mois d’intervalle ; et il paraît qu’il sut mieux choisir les saisons que ne l’avait fait Alexandre, car il profita d’un beau temps, et Alexandre était dans le Panjab pendant toute la saison des pluies. On peut dire cependant que Timur envahit plutôt qu’il ne subjugua, car il ne troubla point l’ordre de la succession dans l’Indostan, mais laissa Mahmoud sur le trône, ne se réservant pour lui-même que le Panjab, que ses successeurs ne conservèrent pas long-temps. Alors ses vues se portèrent sur l’empire des Turcs, ce qui lui fit négliger l’Inde, où il n’espérait pas une moisson de gloire aussi abondante. Durant sa vie, qui finit en 1405, on pria pour lui dans les mosquées de l’Indostan, et la monnaie fut frappée à son coin ; mais ce fut plutôt un effet de la politique des usurpateurs du trône de Mahmoud, qu’un acte de la volonté de Timur. Ferishta et Sherefeddin ne disent pas qu’il ait emporté beaucoup de richesses de l’Indostan. Dans ce siècle, Nadir-Shah y trouva des trésors si prodigieux, que nous ne pouvons les concevoir. On ne peut expliquer cette énorme accumulation que par le versement qui, dans cet intervalle, s’est fait de l’or de l’Amérique dans ces contrées.

Quant à la géographie des marches de Timur, nous renvoyons le lecteur à la troisième section de cet ouvrage, et à la carte.

Si la confusion régnait dans l’Indostan avant l’invasion de Timur, elle dut augmenter après son départ. La mort de Mahmoud arriva en 1413, et avec lui finit la dynastie des Patans, fondée par Cuttub, en 1205. Le trône fut alors occupé par Chizer, un Seid (c’est-à-dire, descendant du prophète Mahomet), dont la posterité régna jusqu’en 1450, lorsque Belloli, Afghan de la tribu de Lodi, s’empara de la couronne après l’abdication d’Alla II. Ce fut sous ce dernier que l’Indostan se divisa en gouvernemens séparés. Un de ces nouveaux potentats, qui prit le titre de roi de l’Est, dont la résidence était à Jionpour, dans la province d’Allahabad, devint le plus redoutable de tous, tandis que le roi de Delhi n’avait sous lui qu’une ombre d’autorité. Le fils de Belloli recouvra une partie considérable de l’empire ; et en 1501, il fixa la résidence royale à Agra. Ce fut sous son règne que les Portugais arrivèrent dans l’Inde par le Cap de Bonne-Espérance ; mais comme leurs relations de commerce ne s’étendaient pas au-delà des places maritimes du Deccan, indépendantes de Delhi, Ferishta ne fait aucune mention de cet évènement dans son histoire de l’Indostan. La confusion redevint générale dans l’empire sous Ibrahim II, en 1516, et facilita la conquête de l’Indostan au sultan Baber, descendant de Tamerlan et de Gengiz-Khan. Ce prince, qui régnait sur des provinces situées entre l’Indus et Samarcande, se voyant dépouillé de la partie septentrionale de ses états, par les Rusbecs, se détermina à essayer sa fortune dans l’Indostan, dont les divisions intestines lui promettaient la conquête. Il résidait alors à Cabul, d’où il partit pour sa première expédition, en traversant l’Indus, l’an 1518. Il en fit ensuite quatre autres ; et dans la cinquième, en 1525, il défit l’empereur de Delhi, et mit fin à la dynastie de Lodi. On dit que Baber passa l’Indus, cette dernière fois seulement, avec dix mille cavaliers d’élite ; il compléta son armée à l’aide des révoltes des généraux ennemis. Ceci nous fournit un nouvel exemple du peu d’autorité qu’avaient les empereurs de l’Indostan sur leurs vice-rois et généraux. Baber ne régna que cinq ans dans l’Indostan, et pendant son règne il ne fut occupé qu’à soumettre les provinces de l’Est. En traversant l’Indus, il n’abandonna pas le pays qu’il possédait dans la Perse. Son fils Humaioon lui succéda en 1530 ; mais le règne trop court de Baber ne lui avait pas donné le temps de réparer les maux causés par de longs déchiremens, ni d’étouffer les germes de la rébellion. Ses frères, par leurs intrigues et la révolte ouverte de Sheer-Kan, détrônèrent, en 1541 Humaioon, prince d’un rare mérite, et doué de grandes vertus. Sa fuite vers l’Indus, et son séjour parmi les princes Rajpoots d’Agimère, offrent une image frappante des malheurs d’un roi. Pendant sa retraite naquit son fils Acbar, que nous pouvons placer parmi les plus grands souverains de l’Indostan.

Les provinces, à l’ouest de l’Indus, étaient au pouvoir d’un frère d’Humaioon. L’usurpateur Sheer ne jouit pas long-temps de sa nouvelle dignité. Il fut tué au siège de Cheitore, en 1545, et enterré à Saseram dans le Bahar, son domaine primitif. On mit son corps dans un magnifique mausolée, qu’il avait fait construire de son vivant, et dont M. Hodges vient de donner le dessin au public. Sheer-Kan était d’origine Afghane ; il était Soubah de Bahar, lorsqu’il se révolta, et à sa mort son empire s’étendait de l’Indus au Bengale. Il laissa sa couronne à son fils Sélim ; mais la situation de l’Indostan était si incertaine, que dans l’espace de neuf ans, le trône fut successivement occupé par cinq souverains. En effet, le peuple de ce pays ne peut avoir aucune idée de succession, ni de gouvernement régulier ; dans le dernier siècle, et même dans celui-ci, il ne s’est pas écoulé un intervalle de douze années, sans quelque révolte heureuse. Il y avait dans l’Indostan un parti puissant qui rappela Humaioon. Ce prince revint en 1554, et n’éprouva qu’une faible résistance, mais il mourut l’année d’après, des suites d’un accident. Il a laissé la réputation d’un prince rempli de douceur et de bienveillance, et son règne, quelque court qu’il ait été, doit être regardé comme un bonheur public, puisqu’il ouvrit le chemin du trône à son fils Acbar. Lorsqu’il eut été détrôné par Sheer, il se retira chez Shah-Tamasp de Perse, qui l’aida à recouvrer sa couronne ; et au commencement de son exil il rentra dans la possession des provinces au-delà de l’Indus.

Acbar n’avait que quatorze ans lorsque son père mourut, en 1555. Le fameux Abulfazil a célébré le règne de ce prince dans un livre appelé Acbar-Namma, ou l’histoire d’Acbar. Mon but, dans l’essai que j’ai entrepris, étant plutôt de présenter une table chronologique des évènemens, que d’entrer dans des détails historiques, je ne m’occuperai pas des particularités glorieuses d’un règne de cinquante-un ans. Je renvoie mes lecteurs à l’histoire de l’Indostan, par Dow. Ils y trouveront la notice complète du règne d’Acbar, et celle de ses descendans jusqu’à Aureng-zebe. Acbar, petit-fils de Baber, consolida, dans la famille de Tamerlan, la couronne que son aïeul avait portée le premier. La conquête que leur ancêtre avait faite un siècle et demi auparavant, n’avait en aucune manière contribué à ce nouvel établissement. Baber fut réellement le fondateur de la dynastie Mogole ; et ce fut depuis cet événement que l’Indostan fut appelé l’empire Mogol[4].

Acbar employa les premières années de son règne à faire rentrer dans le devoir les provinces révoltées depuis l’Agimère jusqu’au Bengale. Il fut puissamment secondé par le grand Byram, qui avait aidé Humaioon à recouvrer son empire. Pour consolider ces conquêtes, il employa d’autres moyens que les premiers empereurs ; il fit un bon choix de gouverneurs, donna de sages réglemens, accorda une tolérance illimitée en matières religieuses, observa avec soin les divers penchans de ses sujets, et sut en profiter avec adresse pour atteindre le but qu’il se proposait. Un règne long et vigoureux contribua beaucoup au succès de ses entreprises. Les Indous formaient toujours la masse du peuple, même dans les provinces plus voisines du pays des conquérans, et qui avaient été le plus fréquemment envahies. L’expérience avait appris aux Mahométans que le caractère et les principes religieux des Indous ne les porteraient jamais à troubler le gouvernement établi. Le Deccan était toujours pour les empereurs Mogols un objet d’inquiétude et d’ambition. En 1585, Acbar résolut de l’attaquer, et bientôt après porta la guerre dans le Bérar, tandis qu’une autre armée réduisait Cachemire à une autre extrémité de l’Empire. À cette époque, le Deccan était divisé en royaumes ou états de Candeish, Amednagur ou Dowlatabad, Golconde ou Bagnagur, et Visapour. Les historiens ne nous apprennent pas si le Bérar et le Carnate, qui renfermaient plusieurs gouvernemens distincts, faisaient alors partie du Deccan. On peut conclure de leur silence, qu’à proprement parler, ils ne lui appartenaient pas. On ne comptait, selon le langage vulgaire, que quatre principautés dans le Deccan ; c’étaient celles dont nous venons de parler. Elles étaient presque toutes gouvernées par des princes Mahométans ; on peut l’assurer, quoiqu’il ne reste aucune histoire des conquêtes ou des révolutions qui les firent passer des Indous aux Mahométans. À la mort d’Acbar, en 1605, la soumission du Deccan et des contrées voisines, se borna à la prise de possession de la partie occidentale du Bérar, de Candeish, de Tellingana (division de Golconde), et de la partie septentrionale d’Amednagur. Sa capitale, qui portait le même nom, fut prise en 1601, après un siège long et sanglant, et les efforts inutiles des princes coalisés du Deccan pour la secourir.

Acbar fut la gloire de la maison de Timur. Jamais, depuis la première conquête faite par les Mahométans, l’Indostan-propre n’avait joui d’autant de tranquillité que pendant les dernières années du règne d’Acbar. Mais ce que j’appelle ici tranquillité, le serait à peine dans toute autre partie de la terre ; c’était plutôt une absence de rébellion, ou au moins de commotion. Le prince Danial, fils aîné d’Acbar, mourut avant lui ; et Sélim, son second fils, lui succéda sous le nom de Jehanguire.

Ce prince régna environ vingt-deux ans. Sous son règne, si la conquête du Deccan ne fut pas entièrement perdue de vue, elle ne fut suivie que faiblement. Il fit la guerre aux Rajpoots et au Rana, ou premier prince. La révolte de son fils Shah-Jehan empoisonna les dernières années de son règne ; et l’ascendant qu’avait pris sur lui sa maîtresse Noor-Jean, influa sur son conseil, et affaiblit son gouvernement. Cependant l’empire s’était consolidé dans l’espace de près de soixante-dix ans, et les provinces ainsi réunies étaient moins susceptibles d’un déchirement qu’elles ne l’eussent été dans les premières années en pareilles circonstances. Ce fut sous le règne de Jehanguire que sir Thomas Roe fut envoyé à l’empereur de l’Indostan en qualité de premier ambassadeur anglais. Dans ce temps, les Portugais acquirent des établissemens considérables dans le Bengale et le Guzerat ; mais la cour ne fit attention qu’à ceux du Guzerat, où ils possédaient aussi quelqu’étendue de territoire. Il est curieux d’observer ce que l’auteur de l’Ayin Acbaree dit des Portugais, vers l’an 1560. En parlant des terres du Guzerat, c’est, dit-il, par la négligence des gouverneurs du roi que quelques-uns de ces districts sont au pouvoir des Européens. Ferishta dit aussi qu’un ancien temple indou, près de Diu, était situé dans des districts soumis aux idolâtres d’Europe.

Shah-Jehan succéda à son père en 1628. Il poussa la conquête du Deccan avec plus de vigueur ; les massacres et la dévastation qui accompagnèrent ses armes, forcèrent tous les princes de faire hommage, et de reconnaître l’empereur pour leur suzerain. Golconde fut soumise en partie, mais Visapour et le Carnate avec le pays des Gauts, restèrent au pouvoir de leurs anciens possesseurs.

Candahar, forteresse située sur les frontières de la Perse et des provinces Mogoles, au-delà de l’Indus, fut alors un objet de contestation entre les monarques de la Perse et de l’Indostan. Les premières querelles sérieuses entre les Européens (les Portugais) et les Mogols, survinrent sous ce règne, en 1633, lorsque les Portugais furent chassés d’Hoogly sur le Gange. En 1658, les guerres civiles commencèrent entre l’empereur et ses fils, et entre ces enfans eux-mêmes. Elles se terminèrent par l’élévation d’Aureng-Zeb, le troisième fils, qui déposa son père, et massacra ou exila ses frères. Bernier et Dow nous offrent des détails sur ces évènemens, et c’est un morceau d’histoire très-curieux. En 1660, Aureng-Zeb, qui prit le premier le nom ou titre d’Allumgire, fut paisible possesseur du trône, et depuis cette époque, jusqu’en l’année 1678, l’Indostan en général jouit de la paix la plus profonde ; mais le reste du Deccan était toujours un sujet de convoitise, et Aureng-Zeb avait la prétention de n’avoir pour limites au sud que l’Océan. La conquête de la partie la plus éloignée du Deccan occupa les dernières années de son règne. Tout ce pays, avec la presqu’île, à l’exception de quelques cantons montueux et inaccessibles, fut entièrement soumis, ou devint tributaire du trône de Delhi. Ce qui détermina Aureng-Zeb à s’emparer du Deccan, c’était l’esprit entreprenant et le pouvoir croissant de Sevajee, fondateur de l’état des Marattes. Ses conquêtes dans le Visapour le rendaient presque le rival d’Aureng-Zeb.

Une révolte des Patans, au-delà de l’Indus, en 1678, rendit la présence d’Aureng-Zeb nécessaire dans ce pays ; mais à peine cette rébellion fut-elle, appaisée, que la persécution qu’il fit éprouver aux Indous, souleva les tribus Rajpoots dans l’Agimère. Il fit cette guerre en personne, fut cerné avec toute son armée dans des montagnes, et l’impératrice elle-même faite prisonnière ; mais elle trouva moyen de s’échapper, aussi bien que l’empereur. Aureng-Zeb, loin de se décourager, porta de nouveau la guerre dans le pays des Rajpoots, en 1681, prit Cheitore, la capitale du Rana, et détruisit tous les objets du culte des Indous qu’il trouva dans cette ville. Cependant l’esprit belliqueux de ces peuples ne se laissa point abattre, et Aureng-Zeb fut forcé de leur accorder la paix[5].

Sevajee mourut en 1680, et laissa l’empire naissant des Marattes à son fils Sambajee. Ce prince fut ensuite trahi, livré à Aureng-Zeb, et cruellement mis à mort. Les montagnes de Baglana ne purent cependant être soumises, et quoique le royaume de Visapour le fût en 1686, et Golconde l’année suivante, Aureng-Zeb éprouva de grandes difficultés à pousser ses conquêtes à l’ouest ; car il paraît qu’en 1695, son camp était fixé sur la rivière de Kistnah, à deux cents milles nord-ouest de Goa. Je me garde bien de l’assurer ; car nous n’avons d’histoire régulière, que jusqu’à la dixième année du règne d’Aureng-Zeb, c’est-à-dire, jusqu’en 1670, époque à laquelle finit l’histoire de M. Dow : tous les évènemens d’une date postérieure sont extraits d’autres mémoires.

Aureng-Zeb fut occupé dans le Deccan depuis l’an 1678 jusqu’à sa mort ; et il passa la plus grande partie des quinze dernières années de sa vie au milieu des camps. Son éloignement de sa capitale et de son empire, pendant près de 30 ans, y fit naître des désordres, et en occasionna même ailleurs. Les Rajpoots se révoltèrent une seconde fois dans l’Agimère, les Patans vers l’Indus, et les Jats ou Jates dans la province d’Agra. Ce fut la première fois que les Jats se montrèrent autrement que comme des bandits. Depuis ce moment ils formèrent un état considérable, et furent ensuite de quelque considération sur le théâtre politique de l’Indostan supérieur.

Aureng-Zeb mourut en 1707, dans la quatre-vingt-dixième année de son âge, à Amednagur, dans le Deccan, où il avait fixé sa résidence pendant ses quartiers d’hiver. Les terres soumises à son empire s’étendaient du 10e au 35e degré de latitude, et elles offraient presque la même étendue en longitude. Son revenu excédait trente-deux millions de livres sterlings, dans un pays où les productions de la terre coûtent environ quatre fois moins qu’en Angleterre. Mais un sceptre si pesant ne pouvait être soutenu que par la main d’Aureng-Zeb ; aussi voyons-nous, dans un intervalle de cinquante ans après sa mort, une succession de princes faibles et de ministres méchans, réduire à rien cet étonnant empire.

Il est certain qu’Aureng-Zeb avait prévu les contestations qui s’élèveraient entre ses fils pour l’Empire ; et l’on assure même qu’il en avait fait le partage de son vivant. Cependant cette particularité ne se trouve pas dans les mémoires d’un courtisan d’Aureng-Zeb, publiés depuis peu[6], et elle ne m’a pas été confirmée par d’autres autorités respectables que j’ai pu consulter. Deux lettres écrites par Aureng-Zeb, à deux de ses fils, quelques jours avant sa mort, n’indiquent aucune intention de partager l’empire, mais laissent appercevoir ses craintes d’une guerre civile[7]. Il laissa quatre fils ; Mauzum qui fut ensuite empereur sous le titre de Bahader-Shah ; Azem et Kaum Buksh, qui disputèrent séparément l’empire avec leur plus jeune frère ; et Acbar, qui, trente ans auparavant, s’était engagé dans une révolte, et avait fui en Perse. La mort de leur père fut le signal des hostilités entre Mauzum et Azem ; le premier s’approcha du Cabul, et l’autre du Deccan, et disputèrent, chacun avec une armée de trois cents mille combattans, la possession de tout l’empire. Azem avait proposé un partage. Ils livrèrent, près d’Agra, une bataille où Azem perdit la vie ; alors Mauzum prit le titre de Bahader-Shah. Avant son avènement au trône, il s’appelait Shah-Aulum ; c’est sous ce nom que parle souvent de lui Eradut-Khan dans ses Mémoires.

Bahader-Shah régna environ cinq ans. C’était un prince de grands talens, et très-laborieux ; mais les convulsions qui avaient accompagné son élévation, ajoutaient encore aux différens désordres qui s’étaient enracinés pendant la longue absence d’Aureng-Zeb. Le gouvernement était réduit à un tel état de faiblesse, qu’il fallait, pour le rétablir, et de grands moyens et beaucoup de temps. La révolte de son frère Kaum-Buksh l’appela bientôt dans le Deccan ; mais la mort de Kaum-Buksh, et la dispersion totale de ses partisans, lui permirent de quitter promptement ce théâtre de l’ambition de son père, quoique la tranquillité n’y fût pas entièrement rétablie. Il avait le projet de réduire les princes Rajpoots d’Agimère, qui avaient formé une coalition puissante, devenue plus forte par la longue absence d’Aureng-Zeb, et dont la conduite annonçait beaucoup de confiance et de sécurité. Cependant un mal d’une nature plus grave attira l’attention de l’empereur d’un autre côté. Les Seiks, nouvelle secte de religionnaires, parurent en armes dans la province de Lahore, et ravagèrent tout le pays jusqu’aux bords de la Jumnah. Les Seiks s’étaient établis en silence au pied des montagnes de l’Est, pendant le règne de Shah Jehan. Ils diffèrent de beaucoup de religionnaires, en ce que, comme les Indous, ils sont très-tolérans en matière de croyance, et n’exigent qu’une conformité de certains signes et de certaines cérémonies ; mais ils admettent des prosélytes, quoiqu’ils estiment moins ceux qui quittent le mahométisme. Ces peuples forment aujourd’hui un des états les plus puissans de l’Indostan. L’empereur marcha contre eux en personne, et ce ne fut pas sans peine qu’il vint à bout de les réduire : leur chef échappa. L’empereur prit alors sa résidence à Lahore, et il y resta fort long-temps, sans doute, pour réprimer les restes du parti des Seiks, et rétablir les affaires de cette province. Il y mourut après une courte maladie, en 1712 ; et il paraîtrait qu’il ne trouva jamais un moment favorable de visiter Agra, ou Delhi, pendant son règne.

Il laissa aussi quatre fils, qui commencèrent sur-le-champ une guerre pour la succession. Azem Ooshawn, le second fils, s’empara des trésors ; mais il éprouva de la résistance de la part de ses trois frères, qui convinrent de partager l’empire entre eux. Une bataille, dans laquelle Azem fut tué, décida l’affaire en leur faveur ; ils en furent principalement redevables à l’adresse et au courage de Jehaun Shah, le plus jeune d’entre eux. Celui-ci paraissait décidé à partager l’empire et les trésors ; mais Zoolfecar Khan, Omrah qui jouissait de toute la confiance de Jehaunder Shah, et qui avait envie de l’élever au trône, parce qu’il le regardait comme le plus favorable à son ambition, fit tous ses efforts pour empêcher ce partage. Une seconde bataille fut fatale à Jehaun Shah : les deux frères qui survivaient en livrèrent une troisième ; et Jehaunder Shah, victorieux, resta maître de l’empire. Il ne jouit pas long-temps de sa nouvelle dignité, car au bout de neuf mois il fut détrôné par Féroksere ou Furrocksere, fils d’Azem Ooshawn, et par conséquent arrière-petit-fils d’Aureng-Zeb. La faiblesse et la médiocrité de Jehaunder sont presque sans exemple dans les annales des rois. Elles donnèrent occasion aux Syeds ou Seids Houssein Ali Khan et Abdoolla Khan, deux frères, Omrahs très-puissans, d’élever Féroksere. Ils avaient été gouverneurs des provinces orientales, et leur influence les mit en état d’élever une armée, avec laquelle ils défirent celle de Jehaunder, près d’Agra, la même année 1712.

Les Seiks reparurent en armes l’année suivante, et en 1716 ils devinrent si formidables, que l’empereur marcha contre eux à la tête d’une nombreuse armée ; mais nous ignorons les particularités de cette campagne.

Ce fut sous son règne que la Compagnie des Indes anglaise obtint le fameux firman, ou privilège, qui exemptait des droits les marchandises qu’elle exportait et importait. La Compagnie regarda ce firman comme sa charte commerciale dans l’Inde, tant qu’elle eut besoin de la protection des princes du pays.

En 1717, Féroksere fut détrôné par les Seids, qui lui crevèrent les yeux, et donnèrent sa couronne à Ruffieh-al-Dirjat, fils de Bahader Shah. Cet empereur, et son frère Ruffieh-al-Dowlat, furent, dans l’espace d’un an, placés tous deux sur le trône, déposés et mis à mort par les Seids, qui disposaient alors de l’empire. Ainsi, dans un intervalle d’onze ans, depuis la mort d’Aureng-Zeb, cinq princes de sa famille, et six autres compétiteurs, étaient montés sur le trône, et en avaient été renversés. L’avilissement de l’autorité royale, durant cette période, avait introduit l’anarchie, et disposé tous les gouverneurs des provinces à se rendre indépendans. Depuis cette époque, la décadence de l’empire s’opérait avec rapidité ; et cet état, si florissant sous la famille de Timur, tomba dans une dissolution plus effrayante que celle qui avait précédé les conquêtes des Mahométans.

Les Seids placèrent sur le trône, en 1718, Mahomed Shah, petit-fils de Bahader Shah. Ce prince, instruit par la malheureuse destinée de ses prédécesseurs, acquit, dès le commencement de son règne, assez de pouvoir pour se débarrasser des Seids ; mais ce ne fut pas sans des révoltes et des combats.

Nizam-al-Muluck, vice-roi du Deccan, était devenu très-puissant, et les circonstances lui paraissant favorables, il prétendait à l’indépendance. Il avait reçu des Seids quelques affronts, dont il profita pour se retirer dans son gouvernement. En 1722, il fut invité à se rendre à la cour ; et on lui offrit la dignité de vizir. Il refusa cette offre, parce qu’elle contrariait ses projets. Ce n’était pas le ministère qu’il voulait, mais la souveraineté, au moins dans le Deccan. Les Marattes, dont la puissance s’était progressivement augmentée, et qui avaient su résister à un prince aussi guerrier qu’Aureng-Zeb, étaient devenus, sous ses faibles successeurs, formidables au reste de l’empire. Leur voisinage du Nizam offrait à ce vice-roi un prétexte plausible d’augmenter son armée. Lorsque les princes de la maison de Timur poursuivaient avec tant d’ardeur la conquête du Deccan, ils ne s’appercevaient pas que ce pays, qui renfermait en lui-même tant de ressources, et qui, par ses localités, pouvait si facilement se garantir d’un ennemi, avait encore l’avantage d’être situé à une telle distance de la capitale, que ses vice-rois ne laisseraient jamais échapper une occasion favorable de devenir indépendans. Si le Deccan eût été, dans l’origine, abandonné à lui-même, peut-être le sceptre de l’Indostan serait-il encore dans les mains des descendans de Timur.

Tandis que le Nizam devenait si formidable au sud, les Marattes attaquaient les provinces du milieu et du nord. Ils dévastèrent le Malwa, et le pays découvert d’Agimère ; la capitale de l’empire fut même exposée aux insultes de leurs détachement. Le faible Mahomed, au commencement de son règne, avait tâché de satisfaire à leurs demandes, en leur payant un tribut équivalent au quart du revenu net des provinces envahies ; mais cette condescendance, comme on devait le prévoir, ne servit qu’à accroître leur insolence, et ils finirent par s’emparer des provinces elles-mêmes.

En 1738, le Nizam, comptant sur un parti puissant qu’il avait à la cour, s’y présenta avec un cortège nombreux de partisans armés. Dowran, qui commandait en chef l’armée de l’empire, était à la tête du parti de la cour. Le Nizam le trouvant trop fort pour oser le déplacer, invita Nadir Shah, usurpateur de la couronne de Perse, et alors occupé du siège de Candahar, à s’emparer de l’Indostan. Il espérait profiter de la confusion pour se débarrasser de Dowran, à quelque prix que ce fût. On prétend même que le Nizam aspirait au trône. En conséquence, l’année suivante, Nadir Shah entra dans l’Indostan, et s’avança jusqu’aux plaines de Carnawl, contre l’armée de Dowran, qui fut bientôt après tué dans une escarmouche. L’état des choses était même alors si incertain, que Nadir Shah offrit d’évacuer l’empire, moyennant cinquante lacks de roupies (un demi million sterling, ou douze millions, monnaie de France) ; mais les intrigues du Nizam et de son parti déterminèrent le faible empereur à se livrer à la clémence du vainqueur. Nadir Shah entra dans Delhi, et demanda 30 millions sterling pour la rançon de Mahomed. La confusion, les massacres et la famine, furent le résultat de cette démarche ; cent mille habitans périrent sous le fer du vainqueur, qui recueillit encore 62 millions sterling de butin. Nadir maria son fils à une petite-fille d’Aureng-Zeb, rendit la couronne à Mahomed Shah, et retourna en Perse, après s’être fait céder tous les pays soumis à l’Indostan, à l’ouest de l’Indus.

Son départ laissa le Nizam en possession de toute l’autorité dans l’empire ; mais celui-ci la sacrifia aux vues personnelles qu’il avait sur le Deccan, où il établit, pour lui-même un royaume indépendant. L’invasion des Marattes, dans le Carnate, en 1740 et 1741, la défaite et la mort de Doast Ally (Nabab d’Arcot), qui succomba sous les efforts de leurs armes, rappelèrent le Nizam, qui délégua son pouvoir à son fils aîné, Gazio’dien.

Le Nizam, à son arrivée, rétablit les affaires du Carnate, en mettant Anwaro’dien, père de Mahomed Ally, à la tête du gouvernement ou de la Nababie d’Arcot, qui comprenait alors ce que l’on entend aujourd’hui par le Carnate.

Le Bengale était devenu indépendant de Delhi un peu auparavant, en 1738, sous Aliverdy Cawn. Quelque temps après, il fut envahi par une armée nombreuse de Marattes du Poonah, et du Bérar (alors ils formaient deux états). Cette expédition se fit sous le nom de l’empereur, qui, ne pouvant faire droit à leurs demandes répétées, les avait envoyés recueillir eux-mêmes les arrérages des revenus qui étaient dus depuis la révolte d’Aliverdy. Vers le même-temps, les Rohillas, tribu des montagnes situées entre l’Inde et la Perse, érigèrent un état indépendant, à l’est du Gange, à 80 milles de Delhi. Ce fut alors que parurent les plus violens symptômes de la dissolution universelle de l’empire.

Nadir Shah mourut, en 1747 ; et dans la confusion qui suivit sa mort, Abdalla, un de ses généraux, s’empara de la partie orientale de la Perse, et des provinces limitrophes de l’Inde, cédées à Nadir par Mahomed Shah ; et il en forma un royaume aujourd’hui connu sous la dénomination de Candahar, ou vulgairement sous celle de pays des Abdalli. Il comprend, pour ainsi dire, l’ancien empire des Ghizni.

Mahomed Shah mourut la même année, après un règne de vingt-neuf ans. Ce règne fut long, si nous considérons la destinée de ses prédécesseurs immédiats, et l’état d’anarchie qui désolait l’Indostan. Il eut, pour successeur, son fils Ahmeh Shah. Sous le règne de ce prince, qui dura environ six ans, s’acheva la dissolution de l’empire. Il ne resta, à la maison de Timur, qu’un petit territoire autour de Delhi, avec cette ville, qui n’était plus une capitale, et que les querelles des usurpateurs exposaient à de fréquens pillages, aux massacres et à la famine. Les Rohillas défirent, en 1749, la dernière armée que l’on puisse appeler impériale. Cette victoire assura leur indépendance dans la partie orientale de la province de Delhi. Les Jates ou Jats, tribu d’Indous, ayant pour chef Soorage-Mull, formèrent un état dans la province d’Agra. Le Nizam et Aliverdy, vice-rois du Deccan et du Bengale, en étaient les usurpateurs. Oude reconnaissait pour maître Seifdar Jung, père du dernier Sujah Dowlah, et aïeul d’Azuph Dowlah, aujourd’hui Nabab d’Oude : Mahomed Kooli s’était emparé d’Allahabad : le Malwa était partagé entre les Marattes du Poonah, et quelques princes et Zémindars du pays. L’Agimère était rentré sous la domination de ses anciens maîtres, les princes Rajpoots. Les Marattes qui, sans aspirer à l’empire universel, s’étaient livrés à un pillage presque général, possédaient, avec une portion du Malwa, la plus grande partie du Guzerat, du Bérar et de l’Orissa, outre leurs anciens domaines dans le Deccan. On les voyait alternativement recherchés et employés par les différens partis. En un mot, ils étaient devenus les Suisses de l’Inde ; avec cette différence des Suisses Européens, qu’ils étaient dans l’usage de se payer eux-mêmes, au lieu d’être salariés par ceux qui les employaient. Abdalla, comme nous venons de le dire, après avoir établi son nouveau royaume vers ce temps, entra dans le Lahore et le Moultan, ou Panjab, avec le dessein de conquérir ces provinces. Tout l’Indostan était agité d’une extrémité à l’autre ; chaque parti craignait les manœuvres secrètes, ou les attaques du parti opposé, de manière qu’il n’y avait plus de gouvernement régulier, et que le crime se commettait sous toutes les formes. Les annales du monde n’offrent peut-être pas un seul exemple de la dissolution si soudaine d’un gouvernement, dans un pays contenant au moins soixante millions d’habitans.

Le Nizam mourut à un âge très-avancé[8], en 1748 ; et il eut pour successeur son fils Nazirjung, au préjudice des droits de son aîné Gazi, qui eut le titre de visir près d’un empereur qui n’en avait que le nom. Bientôt après il s’éleva des querelles entre Nazirjung et son neveu Muzzufferjung, pour le trône du Deccan, et entre les familles d’Anwaro’dien et Chundasaheb, pour la Nababie d’Arcot, une de ses provinces. Les Français et les Anglais s’engagèrent alors comme auxiliaires dans les guerres qui en furent la suite. Les Français seuls intervinrent dans la première ; et dans la seconde les deux nations prirent les armes : les Anglais défendirent la cause de la famille d’Anwaro’dien. Ces guerres durèrent jusqu’en l’année 1754 ; et après que les batailles et les assassinats eurent fait verser beaucoup de sang, Mahomed Ally, second fils d’Anwaro’dien, eut le gouvernement d’Arcot ; et Salabidjung, fils du dernier Nizam-al-Muluck, resta maître de la Soubabie du Deccan ; les premiers compétiteurs ayant péri par le meurtre ou le sort des armes. La fin de cette guerre valut aux Anglais leur sécurité et leur influence dans le Carnate ; et les Français, outre l’avantage solide d’entrer en possession des Circars septentrionaux[9] évaluée à un demi million sterling de revenu, obtinrent le privilège brillant, mais incertain, d’influencer les conseils du Nizam, qu’ils faisaient accompagner de leur armée sous les ordres du célèbre M. de Bussy.

L’empire Mogol n’était plus qu’un vain nom ; les empereurs n’avaient plus aucune influence politique ; les différens partis se servaient de leur nom et de leur personne pour faire réussir leurs vues particulières. La masse du peuple de l’Indostan et du Deccan avait pour le nom et la personne de l’empereur une si grande vénération, que les ambitieux ne manquaient pas de les employer pour s’assurer la garantie d’un territoire qu’ils se faisaient concéder par la violence, mais qui exigeait la sanction du seigneur suzerain, pour ne pas choquer l’opinion populaire. Ainsi chaque usurpateur tâchait de légitimer son usurpation par une cession réelle ou prétendue de l’empereur. D’autres, en se rendant maîtres de sa personne, fabriquaient eux-mêmes des actes qu’ils faisaient passer sous son nom. Je dois faire remarquer un effet de l’opinion populaire, c’est que dans toute cette contrée, la monnaie de l’empire Mogol est encore aujourd’hui frappée au nom de l’empereur honoraire.

En 1753, Gazi[10] déposa l’empereur Ahmed, qui avait régné environ six ans. L’année précédente, on avait appelé les Marattes pour réduire les Jats, maîtres d’Agra, et voisins incommodes de l’empereur ; et en 1753, les Marattes du Bérar s’établirent dans l’Orissa, par la cession que leur en fit Aliverdy Nabab du Bengale ; pendant quelque temps, il se vit aussi forcé de leur payer, pour le Bengale et le Bahar, un tribut équivalent au quart du revenu net qu’il en retirait. Telle est, avec la première permission que le Mogol leur accorda, de percevoir les arrérages des revenus qui lui étaient dus, l’origine de leurs prétentions sur le Bengale et le Bahar ; prétentions qu’ils n’ont jamais abandonnées, quoiqu’ils n’aient pas trouvé une occasion favorable de les faire valoir.

Gazi plaça sur le trône Allumguire II, petit-fils de Bahader Shah, en concurrence avec Nidjib Dowlah, chef Rohilla, et général de l’armée. Abdalla de Candahar était alors en possession de Lahore, et menaçait Delhi. En 1756, l’empereur, pour se débarrasser de Gazi, invita Abdalla à venir à Delhi. Il s’y rendit, et accabla de contributions cette malheureuse ville, sans même épargner les tombeaux des morts ; mais n’ayant pas réussi dans son entreprise sur Agra, dont les Jats étaient maîtres, il ne s’avança pas plus loin à l’est, et retourna vers la Perse en 1758. L’empereur et sa famille furent réduits à la plus misérable condition, obligé de solliciter alternativement le secours d’Abdalla, et l’assistance des Marattes, et craignant autant ses alliés que ses ennemis.

En 1760, Allumguire fut déposé et massacré par Gazi. Son fils, l’empereur actuel, qui a pris le titre de Shah Aulum, était alors inutilement occupé à réduire les provinces du Bengale. Il avait successivement imploré, mais sans succès, la protection et les secours des Marattes, de Nidjib Dowlah, et de Sujah Dowlah. Mahomed Kooli d’Allahabad, et Bulwansting, Zemindar de Benarès, lui avaient cependant fourni une armée à la tête de laquelle il entra dans les provinces du Bengale. Il y fut joint par quelques Zemindars rebelles du Bahar, et forma, par ce moyen, un corps d’environ soixante mille hommes. Cette nombreuse armée fut si mal pourvue, qu’il termina son expédition (en 1761) en se rendant aux Anglais, qui s’étaient mis en campagne comme alliés du Nabab du Bengale. Comme les Anglais n’avaient alors aucun motif de lier leur fortune à la sienne, il s’attacha plus utilement à Sujah Dowlah, qui, dans l’absence de Mahomed Kooli, s’était emparé d’Allahabad.

Abdalla avait fait six incursions dans l’Indostan, sous le dernier règne, et il semblait avoir plus d’influence dans l’empire que n’en avait eu Allumguire. Sa sixième incursion eut lieu en 1759 et 1760 ; il ravagea et dépeupla Delhi qui, sous Aureng-Zeb, contenait, dit-on, deux millions d’habitans.

Au milieu de ce désordre et de ces révolutions, les Marattes devenaient de jour en jour plus forts. Du Guzerat au Bengale, de Lahore au Carnate, nous les voyons prendre une part active à toutes les opérations politiques et guerrières. Propriétaires de vastes domaines, disposant d’armées nombreuses, ils voulaient expulser Abdalla, et rétablir le gouvernement indou dans l’empire. Ainsi, l’Indostan se trouvait divisé entre ses deux puissances principales, les Indous et les Mahométans ; car les Jats étaient réunis aux Marattes ; et Abdalla avait pour lui Sujah Dowlah, avec les Rohillas et d’autres chefs Mahométans d’une moindre importance. On en vint aux mains dans les places de Carnawl et de Panniput. Cent cinquante mille Mahométans se trouvèrent en présence de plus de deux cents mille Marattes, et les Jats, avant la bataille, avaient abandonné la cause de ces derniers. Depuis la querelle des fils d’Aureng-Zeb, en 1707, on n’avait pas vu de lutte aussi importante. La victoire se déclara pour Abdalla, après le combat le plus opiniâtre et le plus sanglant dont l’Indostan ait jamais été le théâtre. Il se fit, de part et d’autre, des prodiges de valeur. Le nombre des morts, et celui des prisonniers Marattes sont presqu’incroyables. Cette bataille fut décisive, et les Marattes renoncèrent à leurs prétentions sur l’empire universel de l’Indostan. Ils perdirent la fleur de leur armée, et leurs meilleurs généraux. Depuis cet événement, en 1761, leur puissance a sensiblement diminué.

L’influence d’Abdalla à Delhi fut alors sans bornes. Il invita Shah Aulum à revenir du Bahar, en lui promettant de le placer sur le trône de ses ancêtres. Comme ce prince craignait de se confier à Abdalla, celui-ci dont la présence était nécessaire à Lahore, d’où les Seiks étaient à la veille de chasser ses garnisons, mit la couronne sur la tête de Jewan Buckt[11], fils de Shah Aulum, sous la tutelle et la protection de Nidjib Dowlah, en exigeant de lui un tribut annuel. Ainsi, Abdalla devint réellement empereur de Delhi, et s’il eût eu envie de se fixer dans l’Indostan, il est probable qu’il y eût commencé une nouvelle dynastie d’empereurs. Il se proposait, sans doute, de poursuivre, dans d’autres temps, ses projets, quels qu’ils fussent, soit pour lui-même, soit pour l’héritier de la maison de Timur, auquel il s’était allié par son mariage avec une des princesses. Timur Shah, aujourd’hui régnant, son fils et son successeur, a épousé une princesse de la même famille.


Il paraît qu’après le départ d’Abdalla, il ne resta à Nidjib Dowlah, et au jeune empereur, que la partie septentrionale de la province de Delhi. L’année suivante, 1762, les Jats et les Marattes serrèrent de près Nidjib Dowlah ; mais il les défit ou les acheta. Il conserva, toute sa vie, ses domaines situés entre le Gange et la Jumnah, et les laissa, en mourant, à son fils Zabeta Cawn qui les possède aujourd’hui.

Shah Aulum, empereur légitime, était sans territoire et sans amis, à l’exception de quelques Omrahs attachés à sa famille, et qui, comme lui, avaient perdu leurs propriétés et leur rang. Les Anglais, en expulsant le Nabab du Bengale, Cossim Ally, en 1763, et en faisant entrer dans cette querelle Sujah Dowlah, fournirent à l’empereur errant, une occasion de reparaître sur la scène. Il avait plus à espérer du succès des armes britanniques, que de celles de son protecteur Sujah Dowlah. Les succès non interrompus des Anglais en 1763, 1764, et 1765, la disposition des armées de Cossim Ally et de Sujah Dowlah, la conquête entière du pays d’Oude et d’Allahabad, ne laissèrent d’espérance à l’empereur, et à Sujah Dowlah, que dans la modération des vainqueurs. Lord Clive qui prit, en 1765, le gouvernement du Bengale, rendit à Sujah toutes les conquêtes que les Anglais avaient faites sur lui, excepté les provinces de Corah et d’Allahabad que l’on conserva, comme devant faire partie de l’appanage de l’empereur. Il obtint du même empereur la concession des provinces du Bengale, du Bahar et d’Orissa, avec les Circars septentrionaux, à condition de payer à l’empereur 26 lacks de roupies (260,000 liv. sterling) par an, par forme de tribut ou de cens. Les provinces du Corah étaient évaluées à plus de 30 lacks. Cet arrangement, qui assurait un revenu à l’empereur, était fort avantageux aux Anglais ; car le Bengale et les Circars peuvent être évalués à un million et demi de revenu net, déduction faite des frais des établissemens civils et militaires. L’empereur dut fixer sa résidence dans la ville d’Allahabad, et il était effectivement sous la protection des Anglais, à qui il était redevable de tout ce qu’il possédait. Il fut fait un traité d’alliance offensive et défensive entre la compagnie anglaise et Sujah Dowlah, Nabab d’Oude ; et comme le territoire de ce dernier pouvait servir de barrière au nôtre, on y plaça une garnison suffisante pour les garder tous deux en même-temps ; mais on jugea convenable de faire supporter la dépense entière au Nabab d’Oude, comme si cette garnison était exclusivement destinée à le servir.

Pour le malheur de l’empereur, il ne pouvait se plier aux circonstances, quoiqu’il n’en eût jamais éprouvé de sa vie d’aussi favorables ; mais étant l’héritier de la maison de Timur, il aspirait à la possession de la capitale où avaient régné ses ancêtres ; et voulant saisir cette ombre, il perdit la substance qu’il possédait en réalité. Après une résidence paisible de 6 ans à Allahabad, il se mit entre les mains des Marattes qui avaient dépouillé sa famille de la plus belle de ses provinces, convoitaient le reste, et se proposaient même de se servir de sa personne et de son nom pour y réussir. Pour prix de cette union, il s’empressa de céder aux Marattes les provinces du Corah, et sans l’intervention des Anglais, les Marattes se seraient établis dans cet angle important du Dooab, qui commande la navigation de la partie supérieure du Gange, et tout le cours de la Jumnah. Cette cession eut placé les Marattes à nos portes, eut accru leur influence et leur pouvoir, eut nourri leur espoir de s’étendre encore plus loin. Le gouvernement britannique se dirigea, dans cette circonstance, d’après ce principe, que le Corah et autres provinces qui lui appartenaient auparavant, par droit de conquête, rentraient sous sa puissance, puisque l’on en changeait la destination primitive, et qu’on voulait les faire servir à l’agrandissement d’un pouvoir ennemi de l’Angleterre et de ses alliés. Les Anglais reprirent en conséquence possession de ces provinces, et les cédèrent immédiatement au Nabab d’Oude, moyennant une rétribution convenable. On eut dû les rendre d’abord à Sujah Dowlah, et les grever au profit de l’empereur, d’une somme annuelle en compensation. Ces provinces formant les frontières du côté des Marattes et des Jats, personne ne pouvait mieux les défendre que Sujah Dowlah.

Cependant l’empereur Mogol revint à Delhi. Là, perdant tout ce qu’il tenait du gouvernement britannique, il ne fut qu’un prisonnier d’état, vivant du produit d’un domaine précaire et modique que l’on voulait bien lui laisser, tant par un reste de vénération pour sa famille, que pour profiter de son nom. Il faut convenir que les princes de l’Indostan ont eu des égards pour les malheurs de cette famille royale, en accordant des pensions, lorsqu’ils pouvaient ôter la vie. Les malheurs particuliers de Shah Aulum (ce serait une dérision de l’appeler encore grand Mogol ou empereur) étaient devenus si insupportables, lors du dernier voyage de M. Hastings à Oude, en 1784, que son fils, Jewan Buckt, vint implorer les secours de l’Angleterre. Depuis la paix de 1782, Madajee Sindia, chef Maratte, et possesseur de la partie principale du Malwa, commandait à Delhi, et avait réduit quelques places situées dans les districts autrefois possédés par les Jats, Nudjuff-Cawn et le Rajah de Joinagur. La conduite de Sindia fait présumer qu’il avait le projet d’étendre ses conquêtes du côté d’Agimère, et de former pour lui un état ou royaume considérable.

On pourrait croire que les Rajpoots d’Agimère, etc. seraient plus disposés à recevoir un souverain de leur religion, qu’à se soumettre à des empereurs mahométans, et en outre qu’il serait plus avantageux à leurs peuples d’être sujets que tributaires des Marattes qui portent la plus grande douceur dans leur gouvernement, tandis qu’ils ne montrent que de la dureté et de l’insensibilité dans la perception des tributs. Il paraît cependant que les desseins de Sindia entretiennent en eux le sentiment de la plus vive jalousie. S’il réussit, leurs princes perdront encore du peu de considération dont ils jouissent aujourd’hui.

Dans un pays si fertile en révolutions, il est difficile de prévoir l’issue des mesures que prend aujourd’hui Sindia : on peut cependant conjecturer qu’il deviendra le maître de la partie occidentale du pays des Marattes, ou qu’il fondera un nouvel empire sur les ruines de cet état. Les provinces d’Agra et de Delhi et tout le territoire environnant sont dans la situation la plus déplorable. Cette contrée ayant été près de cinquante an le théâtre de guerres continuelles, est presque dépeuplée ; les terres y restent sans culture ; les misérables habitans, dans la crainte d’attirer l’attention de ceux qui ne vivent que de pillage, ne travaillent que pour satisfaire leurs besoins les plus urgens. La fertilité naturelle du sol et la douceur du climat peuvent seules empêcher la dépopulation totale, et mériter encore que l’on combatte pour en posséder la souveraineté. Ce pays, à qui la nature libérale prodigue tous les avantages, renferme les habitans les plus malheureux. C’est là, sur-tout, que les peuples paient chèrement l’ambition de leurs maîtres. Les princes de ces contrées, calculant mal leurs pouvoirs, s’imaginent qu’ils peuvent gouverner tout ce qu’ils peuvent conquérir. Quelques parties de l’empire Mogol étaient éloignées du siège du gouvernement de 1,000 milles, et son histoire doit apprendre aux Rois à ne pas aspirer à trop de pouvoir, et aux peuples, à circonscrire l’autorité et les entreprises de leurs chefs.

Il n’est pas probable que la maison de Timur reprenne quelque influence dans les affaires politiques de l’Indostan. La dynastie des Mogols commença en 1525, et elle a duré 262 ans, ce qui est une longue période pour cette contrée.

  1. Les provinces de l’empire Romain les plus éloignées de la capitale, ne l’étaient pas de plus de 2800 milles.
  2. Pour les dates des règnes des empereurs de l’Indostan, le lecteur peut consulter la table chronologique placée à la fin de l’introduction.
  3. On doit regretter que le colonel Dow ne donne pas une traduction littérale du texte de Férishta, en ajoutant, en forme de notes, ses propres explications. Nous aurions pu alors distinguer ce qui appartient à l’auteur original.
  4. À proprement parler, l’empire Mogol était celui dont Tamerlan et ses successeurs immédiats furent les maîtres ; l’Inde n’y était point comprise. L’usage cependant en a transféré le nom à l’empire gouverné par les descendans de Tamerlan, dans l’Indostan et le Deccan.
  5. On peut lire dans la quarante-neuvième note des Fragmens historiques de M. Orme, sur l’empire Mogol, une lettre écrite par Jeswont-Sing, Rajah de Joudypour, à Aureng-Zeb, lui reprochant la manière injuste dont il traitait les Indous. Cette lettre respire la plus douce philantropie, la tolérance en matière de religion, et annonce la résolution la plus ferme de résister aux attaques que l’on se permettrait contre les droits civils et religieux des Indous. Nous devons à sir Charles Boughton-Rouse, l’élégante traduction de cette lettre.
  6. Mémoires d’Eradut-Khan, traduits du Persan, par le capitaine J. Scott, en 1786. Cet estimable fragment de l’histoire Mogole, contient une notice des révolutions arrivées dans l’empire Mogol, depuis la mort d’Aureng-Zeb en 1707, jusqu’à l’avénement à la couronne de Féroksere en 1712. Il contient beaucoup de particularités curieuses, et développe pleinement le caractère politique d’un courtisan Mogol.
  7. Ces lettres sont conservées dans une des notes de l’ouvrage que je viens de citer ; elles présentent aux hommes cette leçon frappante : « que si l’on peut s’oublier au faite de la prospérité, le jour du recueillement arrive tôt ou tard, et qu’il est inévitable ». Nous voyons dans ces lettres la confession d’un vieux monarque qui était parvenu au trône par le meurtre de ses frères, et l’emprisonnement de son père ; et qui, paisible possesseur de la couronne, persécuta, par bigoterie ou par hypocrisie, les plus dociles de ses sujets. Nous voyons un grand pécheur, redoutant les peines de l’éternité, déplorant le passé et craignant l’avenir. Combien sa situation devait-elle lui paraître terrible lorsqu’il dit : De quelque côté que je porte mes regards, je ne vois que la divinité ?
  8. Il avait 104 ans. Il laissa cinq fils, Gazio’dien, Nazirjung, Salabidjung, Nizamally (Soubah actuel du Deccan, le seul qui ait survécu), et Bazaletjung.
  9. La position géographique des Circars, et l’origine de la dénomination qu’ils ont reçue de septentrionaux, se trouvent dans la dernière partie de cette introduction.
  10. Il est nécessaire d’observer que le Gazio’dien en question n’est pas celui que nous avons vu précédemment vizir de Mahomed Shah, mais son fils. C’est le Gazi devenu si fameux, ou plutôt si infâme, par les assassinats et les crimes de toute espèce. Le premier Gazi périt en essayant de recouvrer la possession du Deccan sur son jeune frère Salabidjung, en 1752.
  11. C’est le même qui rendit visite à M. Hastings ; à Lucknow, en 1784. Il avait environ 13 ans, lorsqu’Abdalla fut pour la dernière fois à Delhi.