Dessins en noir/Dray wara yow dee

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Traduction par Théo Varlet.
Nelson (p. 167-184).


DRAY WARA YOW DEE


Car la jalousie est une rage pour l’homme : c’est pourquoi il sera sans pitié au jour de la vengeance.


Amandes et raisins secs, sahib ? Raisins frais de Caboul ? Ou un cheval des plus beaux, si le sahib veut bien venir avec moi ? Il a treize ans trois mois, sahib, joue au polo, s’attelle à une charrette, se laisse monter par une dame, et… Mais, par saint Kurshed et les sacrés Imans, c’est le sahib en personne ! Mon cœur se nourrit et mon œil se réjouit. Puissiez-vous être toujours dispos ! Telle l’eau froide dans le Tirah[1], telle est la vue d’un ami dans un pays lointain. Et que faites-vous dans cette contrée maudite ? Au sud de Delhi, sahib, vous connaissez le dicton : « Faux sont les hommes et coureuses les femmes. » C’est un ordre qui vous y a envoyé ? Ouais ! Un ordre est un ordre jusqu’au jour où l’on est assez fort pour désobéir. Ô mon frère, ô mon ami, nous nous sommes rencontrés dans une heure propice ! Tout va-t-il bien dans le cœur, le corps et la maison ? En un jour de bonheur vous et moi nous sommes rencontrés de nouveau.

Puis-je aller avec vous ? Votre faveur est grande. Y aura-t-il une écurie dans votre compound ? J’ai trois chevaux avec leurs charges et le palefrenier. De plus, rappelez-vous que la police d’ici me tient pour un voleur de chevaux. Qu’est-ce qu’ils y connaissent, en voleurs de chevaux, ces bâtards des plaines ? Vous rappelez-vous cette fois à Peshawer où Kamal — c’était de la prestidigitation — a frappé aux portes de Jumrud et a enlevé les chevaux du colonel, le tout en une nuit ? Kamal est mort à présent, mais son neveu a repris la succession, et il y aura encore des chevaux manquants si les policiers du col de Khaiber n’y veillent pas.

La paix de Dieu et la faveur de Son Prophète soient sur la maison et tout ce qu’elle renferme ! Shafizullah, attache la jument pommelée sous l’arbre et va-t’en tirer de l’eau. Les chevaux peuvent rester au soleil, mais plie-leur des couvertures sur les reins. Non, mon ami, ne vous dérangez pas pour les examiner. Je m’en vais les vendre à ces nigauds d’officiers qui s’y connaissent si bien en chevaux. Là jument est grosse d’un poulain ; le gris est un diable mal léché ; et le bai… mais vous connaissez le truc du piquet. Quand ils seront vendus je retourne à Pubbi, ou peut-être dans la vallée de Peshawer.

Ô ami de mon cœur, cela me fait du bien de vous revoir. Je n’ai cessé de faire des courbettes et de mentir du matin au soir aux sahibs officiers au sujet de ces chevaux ; et j’ai soif de parler franc. Euggrh ! Avant de manger, le tabac est bon. Je ne vous en offre pas, car nous ne sommes pas dans notre pays à nous. Mettez-vous dans la véranda, et je déploierai mon manteau ici. Mais d’abord je vais boire. Au nom de Dieu, je vous rends grâces, par trois fois ! Cette eau est douce, certes… douce comme l’eau de Sheoran quand elle provient des neiges.

Ils sont tous bien portants et satisfaits dans le Nord… Khoda Bakhsh et les autres. Yar Khan est revenu du Kurdistan avec les chevaux — trente-six têtes seulement, dont une bonne moitié de poneys de charge — et il a dit en public dans le caravansérail de Kashmir que vous autres Anglais devriez envoyer des canons et faire sauter l’Émir au diable. Il y a maintenant quinze péages sur la route de Caboul ; et à Dekka, quand il se croyait quitte, Yar Khan s’est vu dépouiller de tous ses étalons balkhs par le gouverneur ! Ceci est une grande injustice, et Yar Khan est brûlant de rage. Et quant aux autres : Mahbub Ali est toujours à Pubbi, écrivant Dieu sait quoi ; Tugluq Khan est en prison pour l’affaire du poste de police de Kohat. Faiz Beg est revenu à la fin de l’année d’Ismaïl-Ki-Dhera avec une ceinture de Boukhara pour toi, mon frère, mais personne ne savait où tu étais parti. Tu n’avais pas laissé de nouvelles. Les Cousins ont pris un nouveau pâturage près de Pakpattan pour élever des mules destinées aux charrettes du gouvernement, et il court dans le bazar une histoire d’un prêtre… Oho ! quelle histoire salée ! Écoute…

Sahib, pourquoi demandez-vous cela ? Mes vêtements sont abîmés par la poussière de la route. Mes yeux sont rougis par l’éclat du soleil. Mes pieds sont gonflés parce que je les ai lavés dans de l’eau amère, et mes joues sont creuses parce que la nourriture d’ici est mauvaise. Que le feu brûle votre argent ! Quel besoin en ai-je ? Je suis riche et je vous croyais mon ami ; mais vous êtes comme les autres… un sahib. Un homme est-il triste ? Donnez-lui de l’argent, disent les sahibs. Est-il déshonoré ? Donnez-lui de l’argent, disent les sahibs. Lui a-t-on fait tort ? Donnez-lui de l’argent, disent les sahibs. Voilà les sahibs, et tu es ainsi… même toi.

Non, ne regardez pas les pieds du bai. Le malheur est que je vous ai jadis enseigné à connaître les jambes d’un cheval. Il a le pied blessé ? En effet. Quoi d’étonnant ? Les chemins sont durs. Et la jument aussi boite ? Elle porte double fardeau, sahib.

« Et maintenant, je vous prie, donnez-moi la permission de partir. Grande faveur et grand honneur m’a faits le sahib, avec délicatesse il m’a montré sa croyance que mes chevaux sont des chevaux volés. Lui plaira-t-il de m’envoyer au thana[2]. D’appeler un balayeur et de me faire emmener par un de ces hommes-lézards ? Je suis l’ami du sahib. J’ai bu l’eau à l’ombre de sa maison, et il a noirci ma face ; Reste-t-il quelque chose de plus à faire ? Le sahib me donnera-t-il huit annas pour effacer l’injure et… compléter l’outrage ?

Pardonnez-moi, mon frère. Je ne savais pas… et maintenant encore je ne sais pas ce que je dis. Oui, je vous ai menti ! Je me répandrai de la poussière sur la tête… et je suis un Afridi ! Les chevaux sont boiteux pour avoir marché depuis la Vallée jusqu’ici, et mes yeux sont obscurcis et j’ai le corps douloureux par manque de sommeil, et mon cœur est desséché de chagrin et de honte. Mais de même que ce fut ma honte, ainsi par Dieu le Dispensateur de Justice… Par Allah-al-Mamit… ce sera ma vengeance personnelle.

Nous avons parlé ensemble à cœur ouvert avant ceci, et nos mains ont puisé au même plat, et tu as été pour moi comme un frère. C’est pourquoi je te récompense par des mensonges et de l’ingratitude… comme un Pathan. Mais écoute ! Quand le chagrin de l’âme est trop lourd pour qu’on le supporte, il arrive parfois que la parole l’allège un peu ; et d’ailleurs l’esprit d’un homme loyal est pareil à un puits, et le caillou de la confession qu’on y laisse tomber s’enfonce et ne se voit plus. Depuis la Vallée j’ai fait le trajet, une lieue après l’autre, portant dans ma poitrine un feu pareil à celui de l’Abîme. Et pourquoi ? As-tu donc si vite oublié nos coutumes, parmi ces gens qui vendent pour de l’argent leurs femmes et leurs filles ? Reviens avec moi dans le nord, et tu te retrouveras parmi des hommes. Reviens, quand cette mission sera terminée, reviens, je t’en conjure ! Les vergers de pêchers sont en fleur sur toute la vallée, et ici il n’y a que de la poussière et une grande puanteur. Un agréable zéphir circule entre les mûriers, et la fonte des neiges éclaircit les ruisseaux : des caravanes montent et d’autres descendent, les feux brillent par centaines dans la gorge de la passe, le piquet de tente résonne sous le maillet, et le cheval de charge hennit vers son collègue dans la vapeur traînante du soir. Il fait bon dans le Nord à présent. Reviens avec moi. Retournons vers notre vrai peuple ! Viens !

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

D’où provient mon chagrin ? Quand un homme s’arrache le cœur et le fait cuire à petit feu, est-ce pour autre chose que pour une femme ? Ne riez pas, ami de mon cœur, car votre temps viendra aussi. C’était une femme des Abazai, et je l’épousai pour mettre fin à la querelle entre notre village et les habitants de Ghor. Je ne suis plus jeune ? Ma barbe est déjà blanchie ? C’est vrai. Je n’avais pas besoin de me marier ? Soit, mais j’aimais cette femme. Ce que dit Rahman : « Dans le cœur où entre l’amour, il y a de la folie et rien d’autre. Par un regard de son œil elle t’a aveuglé ; et par ses paupières et les cils de ses paupières elle t’a entraîné en une captivité sans rançon, et rien d’autre. » Te rappelles-tu cette chanson lorsqu’on a rôti le mouton au campement de Pindi chez les Usbegs de l’Émir ?

Les Abazai sont des chiens et leurs femmes les servantes du péché. Elle avait un amant de son peuple, mais cela son père ne m’en dit rien. Mon ami, maudissez pour moi dans vos prières, comme je le maudis à chaque prière du muezzin, le nom de Daoud Shah, des Abazai, qui a encore sa tête sur ses épaules, qui a encore ses mains au bout de ses poignets, qui m’a procuré le déshonneur, qui a fait de mon nom une risée parmi les femmes de Petit Malikand.

Au bout de deux mois je me rendis en Hindoustan — à Chérat. Je ne restai parti que douze jours ; mais j’avais dit que je serais absent une quinzaine. Je fis cela pour éprouver ma femme, car il est écrit : « Ne donne pas ta confiance à qui ne la mérite pas. » En remontant la gorge seul à la tombée de la nuit j’entendis une voix d’homme qui chantait sur le seuil de ma maison ; et c’était la voix de Daoud Shah, et la chanson était celle qui se nomme ; « Dray wara yow dee. » — « Tous les trois ne font qu’un. » Il me sembla qu’un nœud coulant venait d’enlacer mon cœur et que tous les diables tiraient dessus pour le serrer insupportablement. Je montai en silence le sentier de la montagne, mais la pluie avait mouillé le bassinet de mon fusil à mèche, et je ne pouvais tuer Daoud Shah à distance. D’ailleurs c’était mon intention de tuer la femme aussi. Il chantait donc, assis devant ma maison, et voilà que la femme ouvrit la porte, et je m’approchai, rampant à plat ventre parmi les rochers. Je n’avais que mon couteau à la main. Mais une pierre déroula sous mon pied, et tous deux regardèrent vers le bas de la pente, et lui, abandonnant son fusil à mèche, s’enfuit loin de ma colère, car il craignait pour sa vie. Mais la femme ne broncha pas, et je me dressai devant elle, en criant :

— Ô femme, qu’as-tu fait ?

Et elle, dénuée de peur, bien qu’elle connût ma pensée, se mit à rire, et dit :

— Peu de chose. Je l’aimais, et toi, tu es un chien et un voleur de bétail qui vient dans la nuit. Frappe !

Et moi, encore aveuglé par son charme, car, ô mon ami, les femmes des Abazai sont très belles, je lui dis :

— Ne crains-tu donc rien ?

Et elle me répondit :

— Rien… ma seule crainte est de ne pas mourir.

Alors je dis :

— N’aie crainte.

Et elle courba sa tête, que je tranchai à l’articulation du cou, si bien qu’elle rebondit à mes pieds. Là-dessus la furie de notre peuple s’empara de moi, et je lacérai les seins, afin de ne pas laisser ignorer son crime aux hommes de Petit Malikand, et je jetai le cadavre dans le cours d’eau qui va rejoindre la rivière de Caboul. Dray wara yow dee ! dray wara yow dee ! Le cadavre sans tête, l’âme sans lumière, et mon propre cœur sombre… tous les trois ne font qu’un !… tous les trois ne font qu’un !

Cette nuit-là, sans désemparer, je m’en allai à Ghor et demandai des nouvelles de Daoud Shah. On me dit :

— Il est parti à Pubbi acheter des chevaux. Que lui veux-tu ? Il y a la paix entre les villages.

Je répondis :

— Oui ! La paix de la trahison et l’amour que le démon Atala portait à Gurel.

Ainsi donc je fis feu par trois fois dans la porte et avec un rire je passai mon chemin.

En ces heures-là, frère et ami du cœur de mon cœur, la lune et les étoiles étaient sanglantes au-dessus de moi, et j’avais dans ma bouche le goût de la terre sèche. De plus, je ne rompis pas le pain, et ma seule boisson fut la pluie de la vallée de Ghor sur ma face.

À Pubbi je trouvai Mahbub Ali, l’écrivain, assis sur son charpoy[3] et conformément à votre loi je lui remis mes armes. Mais je n’en étais pas fâché, car il était dans mon intention de tuer Daoud Shah de mes mains nues… tiens, regarde : comme un homme dépouille une grappe de raisin. Mahbub Ali me dit :

— Daoud Shah vient tout juste de partir dare-dare à Peshawer, où il rassemblera ses chevaux pour les envoyer à Delhi, car il paraît que la compagnie des tramways de Bombay y achète des chevaux par pleins wagons : à huit chevaux par wagon.

Et il disait vrai.

Je vis alors que cette chasse ne serait pas une bagatelle, car l’homme était passé dans vos frontières pour se préserver de ma colère. Et s’en préservera-t-il ainsi ? Ne suis-je pas actif ? Il aura beau courir au nord jusqu’au Dora et aux neiges, ou au sud jusqu’à l’eau-noire, je le suivrai, comme un amant suit les pas de sa maîtresse, et quand je l’aurai rejoint je le prendrai tendrement… Oh ! combien tendrement !… dans mes bras, disant : « Tu as bien agi et tu seras bien récompensé. » Et de cet embrassement Daoud Shah ne sortira pas avec le souffle de ses narines. Auggrh ! Où est la cruche ? Je suis assoiffé comme une mère jument dans son premier mois.

Votre loi ? Que m’importe votre loi ? Quand les chevaux se battent dans les pâturages, s’occupent-ils des bornes de limite ? ou les milans d’Ali Musjid renoncent-ils à une charogne parce qu’elle se trouve dans l’ombre du Ghor Kuttri ? La chose a commencé de l’autre côté de la frontière. Elle se terminera où il plaira à Dieu. Ici, dans mon pays à moi, ou en enfer. Tous les trois ne sont qu’un.

Écoute maintenant, toi qui partages le chagrin de mon cœur, et je te conterai la chasse. Je le suivis de Pubbi à Peshawer, et à Peshawer j’allai çà et là par les rues comme un chien sans gîte, cherchant mon ennemi. Une fois je crus le voir qui se lavait la bouche dans la fontaine de la grande place, mais il disparut à mon approche. Il se peut que ce fût lui, et que, voyant mon visage, il ait pris la fuite.

Une fille du bazar me dit qu’il allait se rendre à Nowshera. Je lui dis :

— Ô cœur des cœurs, est-ce que Daoud Shah vient chez toi ?

Et elle me dit :

— En effet.

Je dis :

— J’aimerais bien le voir, car nous sommes des amis séparés depuis deux ans. Cache-moi, je te prie, ici dans l’ombre du volet de la fenêtre, et j’attendrai sa venue.

Et la fille dit :

— Ô Pathan, regarde-moi dans les yeux !

Et je me détournai, appuyé sur son sein, et la regardai dans les yeux, jurant que je lui disais la vérité comme à Dieu même. Mais elle me répondit :

— Jamais un ami n’a attendu son ami avec ces yeux-là. Qu’on mente à Dieu et au Prophète, soit, mais à une femme on ne peut mentir. Va-t’en d’ici ! Il n’arrivera pas de mal à Daoud Shah par ma faute.

Sans la crainte de votre police j’aurais étranglé cette fille ; et ainsi la chasse serait venue à néant. Donc je ne fis que rire et m’en allai dans la nuit, et elle s’accouda sur l’appui de la fenêtre, et jusqu’au bout de la rue je l’entendis se moquer de moi. Elle se nommait Jamun. Quand j’aurai réglé mon compte avec l’homme je m’en retournerai à Peshawer et sa beauté n’inspirera plus de désirs à ses amants. Elle ne sera plus Jamun, mais Ak, la boiteuse parmi les arbres. Ho ! ho ! Ak elle sera !

À Peshawer j’achetai les chevaux et les raisins et les amandes et les fruits secs destinés à justifier mes vagabondages vis-à-vis du gouvernement, et à m’éviter des désagréments sur ma route. Mais quand j’arrivai à Nowshera il était déjà parti, et je ne sus plus où aller. Je restai un jour à Nowshera, et dans la nuit, comme je dormais au milieu des chevaux, une voix parla à mes oreilles. Toute la nuit elle voltigea autour de ma tête sans cesser de murmurer. J’étais sur mon ventre, dormant comme dorment les démons, et il se peut que la voix fût celle d’un démon. Elle disait :

— Va-t’en au sud, et tu trouveras Daoud Shah.

Écoute, ô mon frère et le meilleur de mes amis… écoute ! Est-ce que mon histoire est longue ? Pense comme elle était longue pour moi. Depuis Pubbi jusqu’ici j’ai parcouru chaque lieue de la route, et depuis Nowshera je n’ai plus pour guide que la Voix et le désir de vengeance.

J’arrivai à l’Uttock, mais elle ne m’arrêta point. Ho ! ho ! On a bien le droit de faire un jeu de mots, même dans son ennui. L’Uttock, pour moi, n’était pas un uttock[4], et par-dessus le bruit des eaux déferlant sur le gros rocher, j’entendis la Voix qui disait : « Va à droite. » J’allai donc à Pindigheb, et durant ces jours-là je perdis entièrement le sommeil, et la tête de la femme des Abazai fut devant moi nuit et jour, telle qu’elle était tombée entre mes pieds. Dray wara yow dee ! dray wara yow dee ! Le feu, les cendres et ma couche, tous les trois ne font qu’un ! tous les trois ne font qu’un !

J’étais alors loin du chemin d’hiver des marchands qui étaient partis à Sialkot, et aussi dans le sud par la voie ferrée et la grand’route jusqu’à la ligne des garnisons ; mais à Pindigheb se trouvait campé un sahib qui m’acheta une jument blanche à un bon prix et me dit qu’un nommé Daoud Shah avait passé avec des chevaux, allant à Shahpur. Je vis donc que l’avertissement de la Voix était vrai, et fis diligence pour arriver aux montagnes de Sel. La Jhelum était en crue, mais je ne pouvais attendre, et dans la traversée, un étalon bai fut emporté et noyé. En cet endroit Dieu me fut cruel : non à cause de la bête, car d’elle je n’avais souci, mais par ce qu’il me ravit encore. Tandis que j’étais sur la rive droite à pousser les chevaux dans l’eau, Daoud Shah était sur la gauche ; et quand nous arrivâmes sur l’autre rive dans la lumière du matin… alghias ! alghias !… les sabots de ma jument éparpillèrent les cendres chaudes de ses feux. La terreur de la mort lui donnait des ailes. Et de Shahpur je me dirigeai vers le sud à vol de milan. Je n’osai pas me détourner de crainte de manquer ma vengeance… à laquelle j’ai droit. À partir de Shahpur je longeai le cours de la Jhelum, car je pensais qu’il éviterait le désert de la Rechna. Mais, plus loin, à Sahiwal, je repris la route et traversai Jhang, Samundri et Gugera. Une nuit, la jument tachetée se heurta le poitrail à la barrière de la voie ferrée qui va à Montgomery. Et cet endroit était Okara, et la tête de la femme des Abazai gisait sur le sable entre mes pieds.

De là j’allai à Fazilka, et on me dit que j’étais fou d’y amener des chevaux fourbus. La Voix m’accompagnait et je n’étais pas fou, mais seulement ennuyé de ce que je n’arrivais pas à rattraper Daoud Shah. Il était écrit que je ne le trouverais pas à Rania ni à Bahadurghar, et j’entrai par l’ouest dans Delhi, et là non plus je ne le trouvai pas. Mon ami, j’ai vu beaucoup de choses singulières dans mes pérégrinations. J’ai vu des démons se battre par-dessus la Rechna comme des étalons se battent au printemps. J’ai entendu s’interpeller les djinns cachés dans leurs trous de sable, et je les ai vus passer devant ma face. Il n’y a pas de démons, disent les sahibs ? Les sahibs sont très savants, mais ils ne connaissent pas tout ce qui a trait aux démons… ni aux chevaux. Ho ! ho ! Je vous le dis, à vous qui riez de ma misère, j’ai vu en plein midi les démons brailler et cabrioler sur les bancs de sable du Chenab. Et croyez-vous que j’avais peur ? Mon frère, quand le désir d’un homme s’applique à une seule chose, il ne craint ni Dieu ni homme ni démon. Si ma vengeance manquait, j’enfoncerais les portes du paradis avec la crosse de mon fusil, ou je me fraierais un chemin dans l’enfer avec mon couteau, et à ceux qui y gouvernent je réclamerais le corps de Daoud Shah. Quel amour est aussi profond que la haine ?

Ne parlez pas. Je sais ce que vous avez dans le cœur. Est-ce que le blanc de cet œil est troublé ? Le sang bat-il régulièrement à ce poignet ? Il n’y a pas de folie en moi, mais uniquement la véhémence du désir qui m’a dévoré. Écoutez !

Au sud de Delhi je ne connaissais plus du tout le pays. Donc je ne puis dire où j’allai, mais je passai par beaucoup de cités. Je savais seulement qu’il m’était imposé d’aller au sud. Quand les chevaux ne pouvaient plus avancer, je me couchais sur la terre et attendais le jour. J’ignorai le sommeil durant ce voyage, et c’était là un lourd fardeau. Connais-tu, mon frère, le mal de l’insomnie… alors que les os sont douloureux par manque de sommeil, et que la peau des tempes tressaille de lassitude, et que malgré tout… il n’y a pas de sommeil… il n’y a pas de sommeil ? Dray wara yow dee ! dray wara yow dee ! L’œil du soleil, l’œil de la lune, et mes propres yeux sans repos… tous les trois ne font qu’un ! tous les trois ne font qu’un !

Il y avait une ville dont j’ai oublié le nom, et la la Voix m’appela toute la nuit. C’était il y a dix jours. Mais elle m’a déçu à nouveau.

Je suis venu ici d’un endroit appelé Hamirpur, et voilà, mon destin veut que je t’aie trouvé pour mon réconfort et pour l’accroissement de notre amitié. Ceci est d’un bon présage. Dans la joie de voir ta face la fatigue a quitté mes pieds, et le chagrin de mon si long voyage est oublié. En outre mon cœur est paisible, car je sais que la fin est proche.

Il se peut que dans cette ville je trouve Daoud Shah se dirigeant vers le nord, puisqu’un homme des montagnes retourne toujours à ses montagnes quand le printemps l’y pousse. Mais le verra-t-il dans les montagnes de notre pays ? Sûrement je le rattraperai ! Sûrement ma vengeance est sauve ! Sûrement Dieu le tient dans le creux de sa main pour l’offrir à ma réclamation. Il n’arrivera pas de mal à Daoud Shah jusqu’à ma venue ; car je voudrais bien le tuer vif et sain, avec sa vie fermement chevillée dans son corps. Une grenade est plus douce quand les pépins se détachent spontanément de l’écorce. Que ce soit pendant le jour, afin que je puisse voir sa face, et ma jouissance sera couronnée.

Et quand j’aurai accompli l’affaire et que mon honneur sera lavé, je rendrai grâces à Dieu, qui tient la balance de la Loi, et je dormirai. Toute une nuit, et tout un jour, et encore toute une nuit je dormirai, et aucun songe ne me troublera.

Et maintenant, ô mon frère, l’histoire est terminée. Ahi ! ahi ! Alghias ! ahi !



  1. L’enfer musulman.
  2. Poste de police.
  3. Couchette indigène.
  4. Obstacle.