Destin féroce (Guaita)

La bibliothèque libre.

Rosa MysticaAlphonse Lemerre, éditeur (p. 114-115).


Destin féroce


À Jean Rameau.


Je ne sais rien de plus cruel, ô Sort moqueur !
Pour qui marche, portant sa cicatrice au cœur,
Que d’être, sous le joug d’une Force fatale,
Traîné le long des murs où ce cœur ruissela…
— Mais trois fois malheureux, toi qui te dis : « C’est là ! »
Quand tu foules le sol de ta ville natale…

Il n’est pas une rue où le pavé ne soit
Aspergé de ton sang, et ton œil n’aperçoit

Point d’angle où ne surgisse un spectre qui t’assaille !
Pas un trottoir banal qui n’élève la voix
Pour te narguer ; — et si tu te sauves au bois,
Un lambeau de ta chair pend à chaque broussaille !

À toi, l’âpre martyr, à toi, le vieux maudit,
Le vent amer, qui geint entre les poutres, dit :
— « Pleurez, yeux secs ! Vieux cœur cicatrisé, ressaigne !
« Roulez encor, ô flots de pleurs ! Vagues de sang !
« Et toi, front bafoué, courbe-toi, pâlissant !…»
Réprouvé, cherche au monde un être qui te plaigne.

Est-il pas des caveaux et des linceuls épais ?
À défaut de pitié, réclame au moins la paix !
Fuis les ricanements au sein de l’ombre noire !
Qu’Hier dans le Néant s’effondre, enseveli.....
— Mais il n’est rien qui veuille, à ta pauvre mémoire,
Faire la charité suprême de l’oubli.


Novembre 1883.