Deux Années de l’histoire religieuse de la Révolution/02
On a vu les catholiques, pendant l’année 1796, travaillant, pièce à pièce, à leur affranchissement. En cette lutte, un grand espoir les soutenait. Aux termes de la Constitution, le Corps législatif, c’est-à-dire le Conseil des Cinq Cents et le Conseil des Anciens, devait, au printemps de 1797, se renouveler par tiers. Que ce nouveau tiers fût choisi parmi les modérés ; et du même coup, la majorité se déplaçant, la liberté des cultes, depuis si longtemps souhaitée et poursuivie, pourrait devenir réalité.
L’ardeur du combat se proportionna à l’importance de l’enjeu. Contre le Directoire on aurait pu formuler bien des accusations : les finances en désordre, les routes peu sûres, les services de bienfaisance ou d’instruction désorganisés. Entre toutes les revendications, une se dégage, émergeant au-dessus de toutes les autres, celle de la liberté religieuse. « Nous voulons, disent les paysans, nos églises, nos presbytères, nos prêtres. » Jamais mandat impératif ne fut plus nettement tracé.
Vers l’époque de la Pâque qui se célébrait cette année-là le 16 avril, on connut les premiers résultats des élections ; ils étaient favorables, et la grande solennité chrétienne fut fêtée dans l’allégresse. Puis les nouvelles, d’abord vagues, se précisèrent ; on sut les noms des élus ; les plus experts ébauchèrent des pointages. Décidément, on tenait la victoire. Alors les espérances s’exaltèrent, et à tel point que, dans le Morbihan, on organisa une quête pour fréter un navire qui irait chercher en Espagne les prêtres déportés.
Le 1er prairial (20 mai 1797), les nouveaux députés prirent séance, les uns au Manège où siégeaient les Cinq Cents, les autres aux Tuileries où étaient installés les Anciens. Ils se comptèrent. Jadis, par une cynique violence, les Conventionnels avaient tenté de se perpétuer. Contre l’usurpation, le pays avait protesté une première fois, et, puisque les choix n’étaient libres que pour un tiers, avait voulu du moins que ce tiers fût pris parmi les modérés. Voici qu’au premier tiers, un second tiers s’ajoutait, composé, lui aussi, d’hommes de bon vouloir, avides d’ordre, de justice, de liberté. Désormais, le Directoire, sévèrement contenu, serait contraint de se transformer ou d’abdiquer, à moins qu’il ne se sauvât par un coup de force pire que la violence même qui avait, dix-huit mois auparavant, prorogé le mandat des Conventionnels.
Dans l’une et l’autre enceinte, le spectacle ne laissait pas que d’être suggestif. Les survivants de la Convention, naguère insolemment étalés, se resserrent, se pelotonnent, tout étonnés que la puissance du nombre leur échappe et, avec elle, la faculté d’être injustes impunément. Ils observent les nouveaux arrivants. Quelques-uns surprennent, tant ils semblent venus de loin : tels Fleurieu, ministre de la Marine sous Louis XVI ; le chevalier de Murinais, maréchal de camp dans les armées de la monarchie ; Tronson-Ducoudray, naguère l’avocat de Marie-Antoinette ; Quatremère de Quincy, l’un des membres de la droite à l’Assemblée législative. Du milieu de ces groupes, deux jeunes hommes se détachent, peu connus encore et qui bientôt seront l’honneur du parti libéral : Camille Jordan, Royer-Collard. Cependant, parmi les élus, deux surtout attirent les regards : Pichegru, le vainqueur de la Hollande ; Jourdan, le vainqueur de Fleurus, l’un et l’autre rivaux jusqu’à la haine, rivaux de gloire, rivaux d’ambition, rivaux d’opinion aussi : car, par horreur de se rencontrer, autant que par antagonisme de vues, c’est aux extrémités opposées qu’ils cherchent d’abord leur place ; et plus le premier déviera vers la réaction, plus le second se classera parmi les jacobins.
Avec une hâte impétueuse, ceux qui se sentaient majorité s’appliquèrent à marquer leur affranchissement. Ils avaient à nom mer un président : aux Cinq-Cents, Pichegru fut élu ; et, aux Anciens, un autre opposant au Directoire, Barbé-Marbois. Le même esprit guida le choix des secrétaires. À ces votes, un vote plus important s’ajouta. Aux termes de la Constitution, l’un des directeurs devait être remplacé. Pour sortir de charge, le sort avait désigné Letourneur. Quand il fallut lui donner un successeur, les Conseils avaient déjà usé leur première ardeur. Ils élurent Barthélémy, le négociateur de la paix de Bâle, plus versé dans la diplomatie que familiarisé avec la politique intérieure, plus instruit que résolu, plus pacifique qu’entreprenant, mais d’une droiture au-dessus de tout soupçon, et incapable de pactiser avec aucune iniquité.
Tandis que les urnes circulaient, les entretiens privés, les allées et venues, les premiers essais de groupement complétaient la signification des votes. Dans l’une et l’autre assemblée, le Directoire, appuyé par les survivants de la majorité thermidorienne et par les anciens jacobins, pouvait revendiquer un peu plus du tiers des suffrages. Le reste appartenait à l’opposition. Cette opposition elle-même se composait d’éléments divers. On y voyait quelques anciens conventionnels, comme Lanjuinais ou Henri Larivière, demeurés purs au milieu des excès. On y distinguait les députés élus aux élections de l’an III : aux Anciens, Portalis, Dupont de Nemours, le général Mathieu-Dumas, Barbé-Marbois ; aux Cinq-Cents, Siméon, Dumolard, Dubruel, Pastoret. On y discernait enfin les représentants récemment élus, les députés du Second Tiers comme on les appelait. À cette majorité, quel nom donner ? En elle, à cette heure, nul dessein factieux, nul vœu extra-légal. Députés du premier et du second tiers, tous se pouvaient désigner sous un nom générique : ils formaient le parti modéré, le parti constitutionnel. Y avait-il des royalistes ? Tout au plus, on eût pu en découvrir cinq ou six : tel Imbert-Colommès ; tel le général Willot. Quant à Pichegru, il était, à cette heure, plus suspect que compromis. Et pour tout dire, le royalisme ne pouvait compter que sur un allié, le Directoire lui-même, si jamais celui-ci, par l’accumulation de ses violences ou de ses fautes, rejetait les modérés vers la monarchie.
A défaut de la monarchie qu’on n’aspirait point à refaire, et qui apparaissait tout au plus en un arrière-plan lointain, il y avait la France à réorganiser. Depuis cinq années, la guerre sévissait : un pressant souci serait de rétablir la paix ; les finances étaient en désarroi : il fallait y remettre l’ordre ; de fâcheuses habitudes de malversations s’étaient introduites parmi les traitants : il y avait urgence à remettre en honneur la probité. Cependant, entre toutes les taches, la première serait d’assurer l’émancipation religieuse. Dès le 4 prairial, une commission fut nommée pour réviser les lois sur le culte, c’est-à-dire pour « les mettre en harmonie avec la Constitution. » Elle se composa de cinq membres : Philippe Delleville, Dubruel, Camille Jordan, Pailhier, Rouchon, tous favorables à la liberté.
Cette liberté que les Conseils semblent promettre, le pays s’enhardit de plus en plus à la saisir. On est à cette époque du printemps qui ramène pour les catholiques plusieurs de leurs grandes fêtes. Dans les campagnes, à l’aube des Rogations, beaucoup de prêtres forment, comme au temps passé, leur cortège, et, parcourant les champs, bénissent les moissons grandissantes. A l’Ascension, beaucoup de monde dans les églises et bien plus encore à la Pentecôte. Ce jour-là, on compte aux Minimes, dans la nef comble, plus de deux mille assistants ; ce jour-là aussi, les catholiques romains reprennent possession de Saint-Roch qui, pendant plusieurs années, sera pour eux comme leur cathédrale, puisque les constitutionnels ont Notre-Dame. Le samedi suivant, veille de la Trinité, M. de Maillé, évêque de Saint-Papoul, procède à une ordination en l’église des Blancs-Manteaux. Les policiers aux aguets notent la cérémonie qui d’ailleurs déroute tout à fait leur science liturgique. « On a remarqué, disent-ils en termes d’une vague ignorance, les cérémonies ou les préparatifs de quelque rite catholique. » Encore cinq jours, et ce sera la Fête-Dieu ; plusieurs prêtres imaginent de fixer quelques guirlandes de feuillage ou quelques tentures extérieures ; à défaut de procession dans les rues, ils voudraient exposer l’ostensoir sous le portail de l’église, et, de là, bénir les assistants. Cette fois, c’est trop ; ce qui subsiste d’hostilité se réveille, bouillonne, remonte à la surface. Et beaucoup de passants de dire : « Qu’ils chantent, s’ils le veulent, dans leurs églises ; mais qu’ils n’en sortent pas et qu’ils prennent garde d’encombrer la voie publique. »
Dans leur bureau, les commissaires nommés par les Cinq-Cents élaboraient les mesures qui substitueraient à une précaire tolérance la liberté. Pendant ce temps, les incidents journaliers des séances marquaient l’intensité des préoccupations religieuses. « Il serait indigne de nous, disait le représentant Parisot, de maintenir une législation qui proscrit en masse toute une classe de citoyens ; » et il ajoutait : « Presque tous nos troubles ont pour origine nos dissentiments en matière de culte. » Le 5 prairial, le représentant Madier gravit la tribune et dénonça la pratique inhumaine qui, dans plusieurs départements, maintenait en réclusion les prêtres vieux et infirmes. À ce langage, l’assemblée des Cinq-Cents s’émut et décida que, par voie de message, des explications seraient demandées au Directoire. A quelques jours de là, le représentant Gilbert Desmolières, à propos d’une discussion financière, proclamait qu’il n’est point de véritable morale sans religion et déplorait que des écoles publiques toute notion chrétienne fût bannie. Si l’attention avait pu se lasser, elle eût été réveillée par l’afflux des pétitions venues des départements. Au Message sur les prêtres reclus, le Directoire n’avait point répondu. Le 25 prairial, un nouveau message fut rédigé qui signalait derechef le scandaleux abus et en sollicitait la prompte réformation.
Avec impatience, on attendait que la Commission publiât ses vues. Le 29 prairial (17 juin 1797), le rapport fut prêt.
Je note cette date du 29 prairial. Elle mérite d’être retenue par tous ceux qu’intéresse l’histoire de l’Eglise de France.
Deux fois depuis la Terreur, la cause de la liberté religieuse avait été solennellement plaidée. Elle l’avait été par l’évêque Grégoire à la Convention, le 1er nivôse an III. Elle l’avait été par Portalis à l’assemblée des Anciens, le 9 fructidor an IV. De ces deux manifestes, le premier avait ému le pays plus que les députés. Le second avait enrayé l’une des entreprises de la persécution sans abattre la persécution elle-même. En cette année 1797, tout était changé, et, pour la première fois depuis la Révolution, une voix capable de prononcer de vraies paroles d’affranchissement allait retentir en une assemblée capable de les comprendre.
Le rapporteur choisi par la Commission était Camille Jordan.
C’était un député de Lyon, tout jeune encore, environ vingt-sept ans. Il était de dehors modestes. Ceux qui le connaissaient le disaient précoce par la sagesse, clairvoyant par l’intelligence, intrépide par le courage, noble par le cœur. Comme beaucoup de ses compatriotes, il portait en lui, sous une apparence un peu froide, une âme à la fois réfléchie et ardente, sensible jusqu’à l’exaltation, et tout naturellement attirée vers les sommets. Il avait à peine dix-sept ans quand, se trouvant à Vizille, pendant l’été de 1788, chez son oncle M. Claude Périer, il avait assisté à cette assemblée fameuse où des âmes sincères, éprises du bien public, rêvèrent de réformer sans détruire. Ainsi s’était allumé en lui l’amour de la liberté, belle flamme vivace et pure qu’aucun souffle de désenchantement ne réussirait à éteindre. Là-bas aussi, il avait, malgré son jeune âge, conquis une précieuse amitié, celle de Mounier, destiné à jouer, au début de la Révolution comme lui-même au déclin de la grande crise, le noble et périlleux rôle de modéré. Cependant, on vit poindre les désordres politiques et surtout les vexations religieuses. A Lyon, en 1792, des misérables envahirent les chapelles, en chassèrent les femmes qui priaient et, au milieu de toutes les insultes, en l’absence d’une police volontairement inerte, osèrent les flageller. Camille Jordan était homme de généreuse vaillance. Sous l’outrage, il éclata. En une brochure qui parut sous ce titre : la Loi et la religion vengées, il flétrit les malfaiteurs, honora les victimes et rendit courage aux honnêtes gens apeurés. La Terreur s’établit. Lyon s’insurgea. Le hasard d’une mission qui lui fut confiée par ses compatriotes éloigna Jordan de sa ville natale ; et, par-là sans doute, il échappa à la fusillade ou à l’échafaud. En 1797, au renouvellement du second tiers, le grand souci était le culte à restaurer. On se souvint de l’homme intrépide qui, dans les jours mauvais, avait combattu l’oppression. Et c’est ainsi qu’il était venu s’asseoir parmi les Cinq-Cents.
Dans la Commission sur les cultes, tous ces souvenirs, opportunément rappelés, avaient bien vite mis en relief Camille Jordan. On avait été frappé par la maturité de son esprit, son art à bien dire, l’ardeur réfléchie de ses convictions. Cependant, la refonte de toutes les lois religieuses représenterait un immense travail. Il fut convenu que l’un des commissaires, le député Dubruel, se chargerait, en un rapport spécial, de demander le rappel des lois sur la déportation. Pour la tâche principale, Camille Jordan, malgré sa jeunesse et peut-être à cause de sa jeunesse, fut choisi. C’est à lui qu’il appartiendrait de prendre le premier la parole et de développer les principes généraux sur la liberté religieuse, le serment, la police des cultes.
Et, maintenant, en celle séance du 29 prairial, le voici à la tribune. Dès qu’il y monte, amis et adversaires font pareillement silence, les uns par sympathie et impatiente attente d’applaudir, les autres dans l’espoir que quelque parole intempérance, échappant à l’inexpérience de la jeunesse, permettra de dénoncer le fanatisme renaissant.
Avec une habileté modeste, Camille Jordan invoque d’abord l’autorité de la Commission dont il n’est que l’organe. Avocat de la liberté, il a soin de marquer qu’il la revendique pour toutes les manifestations légitimes de la pensée humaine : « Le temps de tous les fanatismes est, dit-il, passé. » Et il ajoute dans le style de l’époque : « Une douce et tolérante philosophie a fixé son sanctuaire dans le temple des lois. » De sa jeunesse, il s’excuse, juste assez pour écarter de lui tout reproche de témérité. Un unique souci d’ailleurs le domine, celui de sa cause : « Si, contre le vœu de mon cœur, il m’échappait, dit-il, quelque parole imprudente, elle n’appartient qu’à moi et ne doit nuire qu’à moi. »
Ayant parlé de la sorte, Camille Jordan trace le tableau de la législation passée. L’Assemblée constituante, en décrétant la constitution civile, a tenté de créer une Eglise d’Etat. La Terreur, en accumulant les châtiments, a proscrit toutes les religions. Après le 9 thermidor, un commencement de justice a inspiré des mesures sagement libérales, mais timides, incomplètes, toutes traversées par les retours de la haine ou de l’arbitraire. Maintenant, la loi suprême est la Constitution avec laquelle toutes les lois doivent s’harmoniser. Et Camille Jordan lit l’article 354 du pacte fondamental de l’an III : « Nul ne peut être empêché, en se conformant aux lois, de professer le culte qu’il a choisi. » Ce principe de liberté, ajoute le rapporteur, n’est pas seulement inscrit dans la Constitution, mais gravé bien plus fortement encore dans le cœur de la nation. Et il rappelle les assemblées primaires, les assemblées électorales, le vœu si pressant, si unanime des populations rurales, des populations urbaines elles-mêmes, il continue : « C’est humanité d’obtempérer aux supplications de tant d’âmes simples et droites qui puisent dans la religion leur meilleure espérance. C’est sagesse aussi ; car l’expérience enseigne que la religion est la meilleure gardienne des bonnes mœurs et de la vertu. C’est pareillement politique clairvoyante : qu’a produit en effet la persécution ? la guerre civile, la Vendée. »
Camille Jordan se garde de toute revendication exclusive. Moitié par générosité naturelle, moitié par habile ménagement pour les amis douteux ou tièdes, il prend soin d’élargir si bien son programme que tous, sauf les plus intraitables des sectaires, y pourront souscrire. Consolidons, dit-il, la paix civile en établissant la paix religieuse : catholiques, protestants, assermentés, insermentés, que tous se reposent dans la liberté. Sur cette idée, il insiste avec une sagesse avisée : nul salaire, nulle privauté, nul privilège, mais pour tous le droit commun. Cependant, sa belle âme chrétienne s’attristerait, s’indignerait même que la tolérance fut le résultat de l’indifférence et du mépris. Il comprendrait mal qu’on soutint la religion d’une main dédaigneuse, qu’on la laissât vivre à la manière d’un débris qu’il faut laisser se décomposer et s’anéantir de lui-même. La vision dont ses yeux sont remplis est une vision, non de décadence, mais de résurrection. Et pour le bien de la société religieuse, pour le bien de la société civile, il veut la seule liberté qui soit digne de l’une et de l’autre, celle qui est fondée sur l’équité.
Ainsi parle-t-il, à la fois prudent et hardi, guidant et retenant sa pensée. L’assemblée écoutait, attentive, un peu étonnée, tant de sincérité déconcertant les murmures. Et je ne m’excuse pas d’analyser longuement ce rapport, tant il est suggestif ! Je ne crois pas que, dans le passé, on eût entendu pareil langage. Dans les temps qui suivront, il me semble percevoir une voix qui ressemble à celle-là ; tel se montrera, en ses premiers discours, Montalembert, de même jeunesse, de même désintéressement, de même pureté dans les intentions et dans les désirs, éloquent lui aussi, beaucoup plus éloquent même, lui aussi rêvant du Christ et du monde réconciliés, lui aussi soulevé bien au-dessus de la terre par l’élan d’une pensée qui tout naturellement monte en haut.
Camille Jordan avait développé son programme d’apaisement. Il fallait préciser quelles libertés pratiques ce programme comportait. La liberté du culte impliquait la liberté des opinions religieuses : donc plus de serment. Parlant de la promesse prescrite par les lois du 11 prairial et du 7 vendémiaire, le rapporteur approuvait, loin de les blâmer, ceux qui s’y étaient soumis ; car il était un modéré, non un intransigeant. Mais il ajoutait aussitôt : Cette promesse, on ne pont l’exiger : le prêtre n’est plus reconnu par l’Etat, n’est pas salarié par lui, ne jouit d’aucun privilège ; dès lors, comment lui imposer un engagement dont sont exempts les autres citoyens ? — Camille Jordan continuait : Il est de la nature des religions d’avoir leurs ministres, leurs assemblées, leurs instructions, leurs cérémonies, leurs observances, leurs fêtes : de là, pour les fidèles de chaque communion, la faculté de choisir leurs prêtres, de louer et d’acheter des temples, de s’y réunir, de pratiquer leur culte dans les hôpitaux militaires, les hospices civils, les maisons de détention, d’entretenir, sauf certains règlements de police, des oratoires domestiques, de choisir à leur gré le jour de leurs cérémonies et de marquer ce jour-là par la suspension de tout travail. — Venant au culte des morts, le rapporteur ne demandait point qu’on restaurât l’antique coutume des cortèges funèbres. Mais il souhaitait que, dans les cimetières, les fidèles pussent accomplir en paix leurs rites. — Quel serait le mode de convocation, pour les cérémonies religieuses ? Quiconque se piquait de philosophie mettait à proscrire les cloches autant de zèle que les paysans à les revendiquer ; et l’entêtement déployé des deux parts avait envenimé jusqu’à la passion ce débat un peu mesquin. Soucieux tout ensemble de contenter les paysans et de ne pas compromettre son projet, Camille Jordan avait déployé en cette partie de sa tâche toutes les ressources de sa jeune dextérité. Il convenait que la commission avait longuement hésité. Puis, doucement, il plaidait la cause des cloches qui étaient un moyen commode de convocation bien plus qu’elles ne marquaient un privilège ou une prépondérance. Sans doute elles avaient sonné jadis, notamment en Vendée, pour appeler à l’émeute. Mais était-il opportun de s’obstiner en ces souvenirs quand tant de signes heureux annonçaient la paix civile ?
Le rapport était une œuvre, non de combat, mais de transaction ; et l’on put doublement s’en convaincre par l’importance des revendications que Camille Jordan omettait de formuler, par l’abondance des armes qu’il offrait au pouvoir pour sa défense.
En brisant beaucoup d’entraves, on laissait subsister de notables servitudes, comme si on eût eu la crainte d’échouer en voulant trop réussir. Le droit d’acheter ou de louer des temples était accordé aux particuliers ; mais les communes ou sections de communes demeuraient privées de cette faculté. L’interdiction du costume ecclésiastique subsistait tout entière. Toute dotation perpétuelle en faveur du culte était défendue, en sorte que, toute subvention officielle étant abolie, les seules ressources seraient celles des dons manuels et des quêtes. Toutes les manifestations extérieures, processions ou cortèges, demeuraient prohibées ; et Camille Jordan notait, non sans regret, ce sacrifice que les exigences de l’ordre public avaient paru réclamer, mais qui serait douloureusement ressenti par les populations des campagnes. Enfin, rien n’était stipulé pour les ordres religieux, soit que vraiment on les eût oubliés, soit qu’on redoutât, en rappelant leur nom, de réveiller des préjugés mal éteints.
Le même souci d’impartiale modération avait réservé au pouvoir civil toute garantie contre les usurpations. Toutes les églises étaient considérées comme lieux publics, et les représentants de l’autorité y pourraient, toujours entrer, soit pour y pratiquer leur surveillance, soit pour y réprimer les désordres. En dehors des temples, nulle manifestation extérieure n’était autorisée. Enfin, des pénalités, graduées suivant l’importance des délits, frapperaient quiconque, prêtre ou fidèle, critiquerait l’autorité civile ou provoquerait à la désobéissance.
Tel était le pacte de réconciliation, tel était l’édit d’équité et de bonne foi que la nouvelle majorité offrait au Directoire et au pays. Tant de modération unie à tant de franchise, une si noble éloquence, une si pénétrante et si honnête chaleur de conviction avaient soulevé de joie ceux qui étaient déjà conquis, avaient ébranlé ceux qui étaient indécis. Même sur les bancs adverses, les résistances parurent s’amollir. Le rapport du représentant Dubruel sur le rappel des lois de déportation n’était pas prêt. Il fut décidé qu’on l’attendrait, qu’alors seulement s’ouvrirait la discussion ; et ce fut sous une impression de faveur visible que la séance fut levée.
Le lendemain, dans les cafés, dans les promenades, au théâtre, un nom se retrouva sur toutes les lèvres, celui de ce jeune homme qui avait osé associer deux mots jugés jusque-là inconciliables : celui de religion, celui de liberté. Il fallait, s’il se pouvait, interrompre au plus vite le courant naissant de sympathie. C’est à quoi s’appliquèrent, sans perdre une heure, les philosophes, les officieux, les jacobins. Tout l’art fut d’omettre ou de défigurer les hautes maximes que Camille Jordan avait proclamées et de transformer le beau manifeste d’émancipation chrétienne en une puérile revendication de sacristie. On affecta de trouver tout à fait singulier ce jeune député, tout nouveau venu de sa province, qui avait osé remettre en honneur des formules abolies. On fouilla à travers le rapport, avec l’espoir d’en extraire quelques phrases que la raillerie pût exploiter. Camille Jordan avait parlé longuement, trop longuement peut-être, des sonneries de cloches et du prix qu’y attachaient les paysans. La presse sectaire ne voulut pas retenir autre chose : « Jordan carillon, dit-on, Jordan les cloches. » La caricature souligna et compléta le travestissement. Le plus étrange fut que cet effort peu loyal réussit à tromper ou à égarer le plus grand nombre des historiens. Du manifeste qui, dès 1797, s’efforça d’établir la liberté religieuse, beaucoup n’ont parlé qu’avec un bref dédain, témoin ce jugement sommaire de Mignet : « Camille Jordan, dit-il, était un jeune homme plein de courage et d’éloquence, mais professant des opinions intempestives. »
C’était en vain que la presse directoriale s’armait de railleries ou affichait le mépris. L’impulsion était donnée. De tous côtés, les pétitions affluent au Conseil des Cinq-Cents. Il en vient, le 3 messidor, du Bourbonnais, de la Normandie, de la Touraine ; le 6 et le 8, de la Bourgogne et de la Bretagne ; le 9, du Cotentin ; le 10, de la Lorraine et de la région parisienne ; le 11, de l’un des arrondissements de Paris ; le 12, de la Vendée. Dans le même temps, la Belgique en envoie, et de très pressantes ; car, là-bas, on est bien près de la guerre civile. Les jours suivants, les procès-verbaux négligent de mentionner les noms des départements ; ils se bornent à indiquer le chiffre global des communes qui ont expédié des pétitions ; un jour, il en arrive de 62 communes ; une autre fois, de 82 ; un troisième jour, de 99. Et toutes ont pour objet le rappel des déportés, la restitution des presbytères, l’abolition du serment, le rétablissement du culte. Cependant le député Dubruel vient de déposer son rapport. Il se résume en la disposition suivante : les décrets sur la déportation sont abrogés, pareillement ceux sur la réclusion ; prêtres reclus, prêtres déportés recouvreront leurs droits de citoyens.
Le 20 messidor (8 juillet 1797), la discussion s’ouvrit. Pendant sept jours, elle se prolongea ; et nul argument ne fut omis, soit pour colorer l’ancienne servitude, soit pour affirmer l’émancipation.
L’intolérance eut de nombreux avocats : le général Jourdan, Eschassériaux, Lamarque. Entre tous les discours, un surtout mérite d’être retenu, celui de Boulay de la Meurthe.
C’est une très heureuse fortune pour une cause violente que de trouver, pour la défendre, un modéré. Avocat au Parlement de Lorraine, puis juge à Nancy, Boulay de la Meurthe était devenu suspect pour avoir réprouvé l’exécution de Louis XVI, et, pendant la Terreur, il avait dû se cacher. Qui n’eût cru que, sous l’influence de tels souvenirs, il siégerait dans le parti constitutionnel ? Bien vite il trahit cet espoir. Il se persuada, parvint à se persuader que la nouvelle majorité ne se couvrait de la République que pour la mieux trahir, que bientôt la royauté serait rétablie et peut-être même l’ancien régime, que les prêtres, si on les laissait libres, seraient les plus actifs instruments de la restauration monarchique. Ainsi prit-il sa place dans le parti du Directoire. Mais un certain renom d’impartialité s’attachait encore à lui, en sorte qu’il serait d’autant plus dangereux qu’on le croirait moins passionné. Tout ce qu’on pouvait dire contre la liberté religieuse, il le dit, et en prescripteur grave qui proscrit sans colère et comme par conviction. — Il commença par l’éloge de la Constitution civile, cette création archaïque que déjà tant d’autres avaient abandonnée. — Il nia que la privation de tout patrimoine corporatif, que l’abolition de tout salaire replaçât le prêtre dans le droit commun : c’est précisément parce que le clergé a été privé de ses biens et de ses honneurs, qu’il est l’ennemi irréconciliable de la Révolution. Si on permet aux déportés le retour, de quel crédit ne jouiront-ils pas ! Le peuple ignorant les regardera comme des martyrs, et leur influence croîtra de tout ce qu’ils auront souffert. — Entre la faction royale et la faction sacerdotale, tout est commun, les intérêts, les vues, les directions, en sorte qu’on ne peut tolérer l’une sans assurer le succès de l’autre. Sur cette solidarité de la religion et de la monarchie, Boulay de la Meurthe insista longuement, soit que vraiment il y crût, soit qu’il comprit que la plus grande habileté serait de joindre les deux causes. — Cependant, par un ressaut imprévu de modération, l’orateur laissait entendre qu’il pourrait se prêter à ce que les prêtres déportés ou reclus rentrassent dans la société. Ce n’était que concession trompeuse ; car, se ressaisissant aussitôt, il s’élevait contre le faux libéralisme qui prétendait ramener les ministres du culte sous l’empire du droit commun. Sans doute, le budget ne paie plus les prêtres ; mais qui oserait dire qu’ils sont des citoyens comme les autres ? Comment traiter en simples citoyens ceux qui prétendent parler au nom de la divinité ? Les prêtres insermentés sont nos ennemis, et ils l’ont prouvé. Aussi la prudence exige qu’ils soient contenus par un engagement très strict. En finissant, Boulay de la Meurthe demandait qu’on rejetât le projet et qu’on y substituât un nouveau plan.
Nombreux furent les défenseurs de la liberté. La grandeur de la cause était une tentation pour qui se plaisait à la pompe. Plusieurs, parmi les députés, se figurèrent que le principal écueil à fuir, c’était la simplicité. Naguère, comme ils allaient quitter leur province, des pétitions, des adresses leur avaient été remises, signées de laboureurs, d’artisans, de petits bourgeois, de membres de confréries, de femmes pieuses. Tous suppliaient, en un langage apprêté qui n’était certainement pas d’eux, qu’on leur rendit la Religion de leurs pères. Il ne manqua pas d’orateurs qui crurent se hausser, en ajoutant encore à la solennité de ces paroles. De là, quelques harangues singulières qui exprimaient en termes fastueux des regrets rustiques, exaltaient le sentiment religieux, mais sous une forme si vaguement pompeuse, que tout se perdait dans la cadence des sons et dans l’harmonieux bercement des souvenirs. L’hommage se développait longuement, mais tout en descriptions, tout en réminiscences, et l’on s’appliquait d’autant plus à déclarer la religion bienfaisante et vénérable qu’on eût jugé osé de la proclamer vraie. Ainsi s’exprima surtout, en un langage qui paraît aujourd’hui aussi suranné que magnifique, un représentant qu’on appelait Lemérer : « Si toutes les religions, dit-il, ne sont pas écrites dans le ciel, toutes ont du moins le cœur de l’homme pour sanctuaire. » Il invoqua l’exemple des ancêtres, le respect du passé. Il rappela le droit des gens rendu plus doux, les lois devenues plus humaines, les hommes conviés à plus de charité, la mort elle-même adoucie et consolée. De la religion, les plus grands comme les plus humbles étaient les tributaires ; et « elle avait enchaîné l’imagination tendre et flexible de Racine comme elle avait subjugué la haute intelligence de Newton. » Pour compléter le tableau, on ne manquait pas d’évoquer l’église du village, les croix du cimetière, puis les cloches que l’on appelait naturellement l’airain sacré. Tel fut le discours, très éloquent par endroits, malgré ses boursouflures. Et aujourd’hui encore, on ne le lira point sans curiosité. On eût dit que déjà flottaient dans l’air quelques-uns de ces effluves poétiques que Chateaubriand fixera, en y mettant sa marque, dans le Génie du christianisme.
Le projet eut d’autres avocats plus soucieux des réalités : tel Boissy d’Anglas qui, fort assagi, se fit, non sans exciter quelque surprise, le défenseur des prêtres déportés ; tel Pastoret, qui railla les pieux prosélytes de l’intolérance. Sur ces entrefaites, un homme se leva, qui, par la maîtrise de sa parole, résuma, en le renouvelant, le débat presque épuisé.
On l’appelait Royer-Collard. On ignorait tout de lui, même son nom que les journalistes écrivaient tantôt Royer-Colaud, tantôt Royer-Colas. Comme Camille Jordan avec qui il devait se lier de la plus étroite amitié, il était jeune ; comme lui, il avait traversé les mauvais jours sans faiblir ; comme lui, il avait, dans le spectacle de l’iniquité, puisé l’ardent désir d’une intégrale justice ; comme lui, il était d’âme désintéressée, de conscience droite, d’esprit méditatif attiré naturellement vers les sommets. Et vraiment ce fut pour la liberté religieuse une fortune digne d’elle que de trouver, en son premier effort de renaissance, Camille Jordan pour la proclamer et Royer-Collard pour la défendre.
Le discours commença par un hommage à la religion catholique : « L’éducation domestique, la persuasion, l’habitude, en ont gravé l’ineffaçable empreinte. Un moment, elle a semblé ébranlée ; mais loin qu’elle le fut, elle a puisé dans la persécution de nouvelles et profondes racines. »
Découvrant ses pensées maîtresses, Royer-Collard continua : Cette obstination des consciences dicte aux pouvoirs publics leur conduite. Il faut que le gouvernement contracte avec la religion une alliance fondée sur l’intérêt d’un appui réciproque, — ou qu’il la détruise, — ou qu’il soit détruit par elle.
Qu’avez-vous à craindre ? poursuivait Royer-Collard. « Elle n’est plus cette antique corporation qui, sous le nom de clergé de France, propriétaire d’une partie des revenus de l’Etat, seule dépositaire de l’enseignement public, tantôt amie, tantôt rivale de la puissance séculière, formait un des ordres de la constitution monarchique. Elle a perdu, dans la Révolution, la vie politique et civile ; ses membres dissous ont essuyé une guerre d’extermination. Parmi ceux qui survivent, les uns languissent dans l’exil, les autres sont dispersés dans les cachots ou épars sur le territoire, disputant la pitié publique aux indigents qu’ils ont nourris, exposés aux outrages ou aux menaces des agents exécutifs à qui des instructions spéciales enjoignent « de désoler leur patience. » Certes, ce serait la plus étrange des inconséquences comme la plus atroce des dérisions que de les accuser de ce qu’ils furent dans ce qu’ils sont, et de soulever contre eux le souvenir d’une puissance si complètement évanouie. »
Précisant l’objet du débat, Royer-Collard le réduisait à deux points : Abrogerez-vous les lois de déportation ? Exigerez-vous des prêtres une promesse ou un serment ?
Pour les lois de déportation, ne semble-t-il pas que le vœu général soit de les abolir ? Une seule objection se formule, celle que les prêtres rentrés soulèveront des troubles. « Mais comptez-vous pour rien la surveillance des lois, la force du gouvernement ? »
Sur le serment, Royer-Collard s’exprimait en ces termes : « Dans un ordre légal qui n’admet pas de magistrature religieuse, le gouvernement a-t-il quelque intérêt à tirer les ministres du culte de la foule des citoyens, pour exiger d’eux seuls une promesse d’obéissance ? Le gouvernement, si je comprends bien, se défie des prêtres parce qu’ils le haïssent. — Soit, ils le haïssent, le gouvernement républicain ; mais lequel ? Est-ce le gouvernement révolutionnaire ? Oh ! oui, je le crois ; c’est celui qui les a guillotinés, noyés, mitraillés. Mais le gouvernement qui leur rendra leur culte et leur patrie, qui réparera tout ce qui est réparable, pourquoi le haïraient-ils ? »
Le discours s’achevait par le plus magnifique appel à la paix : « Puisqu’il s’agit de gagner des affections, ne vous résoudrez-vous pas à essayer une fois de la générosité, de la confiance ? Au cri féroce de la démagogie qui a invoqué l’audace, puis l’audace, et encore l’audace, vous répondrez, Représentants du peuple, par ce cri consolateur et vengeur qui retentira dans la France entière : la justice, la justice, et puis encore la justice. »
Cette justice que si noblement invoquait Royer-Collard, on semblait bien près d’y atteindre. Le 21 messidor (15 juillet 1797), les débats furent clos. En dehors des points subsidiaires, deux questions principales furent posées : Abolirait-on les lois de déportation ? Exigerait-on des ministres des cultes une déclaration ? Sur la première question la sympathie des uns, le remords des autres, la pitié de presque tous, amenèrent une sorte d’accord ; et à une immense majorité les décrets de proscription furent abolis. Sur la seconde question, les avis demeuraient divisés et, dans l’assemblée un peu houleuse, les interpellations qui s’échangeaient de banc à banc attestaient l’obstination des divergences. Un premier vote parut douteux. A une seconde épreuve, la majorité sembla décidément acquise au projet de la commission, et le président qui était Henri Larivière proclama que toute promesse était abolie. Le lendemain, le résultat fut contesté. On procéda à l’appel nominal, et il se rencontra alors une faible majorité de six voix pour maintenir le principe de la déclaration.
C’était un échec, et qui jetait une ombre sur la victoire de la veille. Cependant l’assemblée, en statuant sur le principe, avait remis à la Commission le soin de lui présenter le texte à adopter ; et comme celle-ci était notoirement acquise à la liberté religieuse, on ne pouvait douter que la rédaction qu’elle proposerait ne fût de nature à ménager tous les scrupules. Quant à la ratification par les Anciens, elle paraissait assurée. Donc, en dépit de quelques mécomptes, il semblait qu’on touchât enfin a l’émancipation religieuse. Mais déjà se préparait le coup de force qui rejetterait vers le jacobinisme la France assoiffée de paix.Avec un dépit non dissimulé, le Directoire avait accueilli le résultat des élections. Sa mauvaise humeur s’était accrue quand il avait vu la nouvelle majorité affirmer ses tendances par le choix de son bureau, le dépôt de ses projets, la formation de ses commissions. Le rappel des lois antireligieuses avait surtout exaspéré ; car, aux yeux de Barras, de La Révellière, de Reubell, l’ennemi irréductible, c’était, par-dessus tout, le fanatisme.
Au Directoire, il importait, en prévision d’un conflit, de s’assurer des alliés. On en chercha en bas. On en chercha pareillement en haut.
En bas, il y avait les survivants des jacobins. On les avait pourchassés : on se mit à les caresser. Les plus farouches se dérobèrent. Sous l’appât des promesses, d’autres s’humanisèrent ; et dans les rues de Paris, on vit reparaître, osés jusqu’à la provocation, quelques-uns des plus compromis parmi les terroristes.
Tel fut le travail pratiqué en bas. En haut, le même souci de se consolider inspira des menées tout inverses. Les députés opposés à la politique directoriale avaient pris l’habitude de se réunir rue de Clichy pour y concerter leurs desseins. Le Directoire entreprit de grouper, lui aussi, ses amis. A Paris s’était fixé, depuis deux années, un jeune Suisse très dépourvu des dons extérieurs, mais de maturité précoce, riche d’observations et d’études, étincelant de malice, et d’un prodigieux agrément de conversation. Par ses ancêtres, il se rattachait à la France, et on l’appelait Benjamin Constant de Rebecque. L’amitié de Mme de Staël, protestante comme lui, originaire de Genève comme il l’était de Lausanne, passionnée comme lui pour toutes les jouissances de l’esprit, lui avait épargné les longueurs du stage et l’avait introduit de plain pied dans la société parisienne. Soit qu’il crût habile de s’attacher en ambitieux à la fortune du Directoire, soit que vraiment les tendances de la nouvelle majorité lui parussent menaçantes pour le progrès, il avait pris parti contre les Conseils. Il s’était particulièrement attaché à Barras. Celui-ci, fort insensible au charme de l’esprit, le goûtait peu : « Benjamin Constant, disait-il, a toute la niaiserie des jeunes penseurs. » Cependant, ce niais parut bon à utiliser. Sous ses auspices et grâce à ses actives démarches, un club, ou plutôt une sorte de cercle, fut formé qui prit le nom de l’hôtel où il s’établit et qu’on appela le club de Salm. Au milieu de l’été, il comptait six cents adhérents : c’étaient des amis du Directoire, des jacobins assagis, puis quelques libéraux de 1789 qui, après une longue période d’obscurité silencieuse, avaient reparu, et que les Conseils avaient eu le tort de négliger. L’objet principal serait de dénoncer par brochures et pamphlets la réaction grandissante, puis de créer en divers lieux des associations similaires. De ce cercle, Talleyrand fut la décoration, tandis que Mme de Staël, très fourvoyée en cette aventure, s’efforça d’en être l’Egérie. Pour la besogne matérielle, le Directoire aurait les terroristes ressuscités et bien plus encore, — comme on le dira bientôt, — les soldats. Puis des doctrinaires viendraient, de très beau langage, d’apparence fort douce, d’autant plus dangereusement trompeurs qu’ils auraient été trompés eux-mêmes ; et tous ensemble, ils expliqueraient, en forme élégante, qu’on ne violait la Constitution que pour la mieux garder, qu’on ne séquestrait la liberté que pour la restituer plus sûrement.
J’ai parlé du Directoire. Mais, en ces apprêts de lutte, était-il unanime ? Comme les Conseils eux-mêmes, il avait sa majorité, sa minorité : d’un côté Barras, La Révellière, Reubell ; de l’autre Barthélémy et Carnot. De là pour lui-même une faiblesse, pour ses ennemis une espérance.
Carnot surtout attire les regards. Ce qu’il porte en lui d’audace, on l’ignore encore. Ce que l’on sait bien, c’est que, parmi les hôtes du Luxembourg, il est, après Barthélémy, le plus modéré. « Le peuple, a-t-il coutume de dire, a voulu la Révolution, mais ne veut pas la révolution perpétuelle. » Il est soldat de carrière, mais plus encore citoyen, et souhaite ardemment la paix. La Terreur, — il le sait mieux que personne, — a accumulé les victimes : à toute nouvelle rigueur, il est hostile et juge même que si les émigrés rentrés sont paisibles, il est opportun de ne pas trop les rechercher. Que si on lui parle de somptueuses solennités qui remplaceront les fêtes catholiques, il écoute avec une ironie silencieuse, et froidement suppute ce que ces magnificences coûteront. Il a l’horreur des niaiseries grandiloquentes. Chez lui, nulle croyance et même un dédaigneux mépris pour les rites religieux. Mais il loue Bonaparte de n’être point entré dans Rome ; il raille sans pitié les débiles fureurs de La Réveillière ; il croit qu’entre toutes les religions, la plus ancienne est la moins dommageable, et juge que les prêtres ne font tant de mal que parce qu’on les persécute. Tant de dissentiments dans les pensées ne laissent pas que d’amener des discussions pleines d’orages. « C’est un pourri, » dit Carnot de Barras. « Ses mains dégouttent de sang, » dit Barras de Carnot.
Entre ces hommes si divers, ne serait-il pas possible de s’insinuer ? Parmi les membres des Conseils, les plus avisés se flattèrent de réussir en ce dessein.
Entre les triumvirs, Barras était le plus méprisable ; c’était aussi le plus accessible ; car il était homme à tout entendre, ne croyant à rien. Autant qu’on peut fixer les dates, l’amiral Villaret-Joyeuse fut le premier qui alla à lui. Il lui représenta l’urgence d’un arrangement qui rétablirait l’harmonie entre le gouvernement et le Corps législatif. Ayant parlé de la sorte, il exposa que ses amis et lui réclameraient des garanties. Ce gage de paix, ce serait le renvoi des ministres les plus compromis par leurs agissements irréguliers ou leurs attaches politiques. On exigerait surtout la destitution du ministre de la Justice, Merlin de Douai, qui incarnait, disait-on, la politique persécutrice. En revanche, on avait à cœur le maintien de Bénézech, ministre de l’Intérieur, de Petiet, ministre de la Guerre, de Cochon, ministre de la Police, tous acquis à la politique modérée. À ces suggestions, Barras, si nous l’en croyons, répondit très sérieusement « qu’il suivrait l’impulsion de sa conscience. » D’autres vinrent les jours suivants, notamment Portalis et le général Mathieu Dumas. Quel fut le résultat de ces conciliabules ? Barras a prétendu, dans ses Mémoires, qu’il avait décliné toute transaction. Mais, d’après des témoignages dignes de foi, il laissa au contraire entendre qu’il souscrirait au renvoi des ministres suspects, et particulièrement de Merlin : il ne subordonnait son consentement qu’à une condition, c’était que, dans la séance du Directoire, la proposition fût faite non par lui, mais par Carnot.
De Carnot, tout paraissait donc dépendre. Il souhaitait l’ordre, mais pas trop, juste à la mesure de sa conscience de régicide. Il eût voulu la formation d’un parti moyen dont Thibaudeau, l’un des plus importants parmi les Cinq-Cents, eût été le chef. Ainsi demeurait-il indécis, tantôt porté par sagesse vers les modérés, tantôt retenu par le poids de ses souvenirs. Pressenti par Portalis, par Tronson du Coudray, qui protestèrent l’un et l’autre de leur dévouement à la Constitution, il les écouta avec une froideur un peu défiante. Cependant il finit par adhérer à leurs vues.
Il semblait qu’on touchât à un arrangement. A la séance du Directoire, Carnot proposa le remplacement des ministres suspects, Truguet, Delacroix, Ramel, et particulièrement le renvoi de Merlin. C’était le 27 messidor (15 juillet 1797). Pour les hommes d’ordre, l’espoir de réussir se confondit avec la colère d’être dupés. Barras trahit-il ses engagements, ou n’avait-on négocié si longtemps que pour ne pas sa comprendre ? Loin de soutenir Carnot, il se rangea du côté de ses deux collègues Reubell, La Révellière. On renvoya Truguet, trop compromis en des affaires louches, et on congédia Delacroix pour faire place à Talleyrand, ce protégé de Mme de Staël. Hoche fut nommé à la guerre ; mais Petiet, Bénézech, Cochon, tous ces ministres agréables à la majorité, furent sacrifiés. Par-dessus tout, l’odieux Merlin fut conservé ; et au lendemain de la loi de tolérance religieuse votée par les Cinq-Cents, ce fut le signe provocateur de la politique sectaire continuée.
La majorité n’était pas au bout de sus mécomptes. Deux jours plus tard, un incident plus grave lui révéla, non seulement son discrédit, mais ses périls.
À l’armée de Sambre-et-Meuse, avait été préposé le général Hoche. A son nom, une double gloire s’attachait, celle de la Vendée pacifiée, celle de victorieuses opérations sur le Rhin. Les préliminaires de Léoben l’avaient arrêté dans ses succès. Bien que, sous la Terreur, il eût été incarcéré, il ne voyait de salut que dans la République et, d’instinct, abhorrait les royalistes. Des Conseils, il faisait peu de cas, en militaire qui dédaigne le bavardage. Cependant, un nom l’obsédait, celui de Bonaparte, jeune comme lui, glorieux comme lui, et qu’à tout prix il fallait distancer. Dans Hoche, un trait dominait : une brûlante immodération de désirs, moins semblable à celle d’un ambitieux qu’à celle d’un malade. « Donnez-moi, avait-il coutume de dire, un remède contre la fatigue, pourvu que ce remède ne soit pas le repos. » Pour qui préparerait un coup de main, un tel homme serait précieux. Le seul péril, ce serait qu’il travaillât pour lui. En ce temps-là, Hoche, réduit à l’inaction, méditait un projet caressé par lui depuis longtemps, celui d’atteindre, par un débarquement en Irlande, l’Angleterre demeurée notre ennemie. Sous prétexte de forces à diriger vers la côte, ne serait-il pas possible de détacher de l’armée de Sambre-et-Meuse deux divisions environ, de tracer la ligne d’étapes de telle façon que cette ligne se rapprochât de la capitale ? Paris serait l’objectif réel et, à l’heure voulue, les troupes s’y porteraient par une, brusque conversion. Ainsi pensa Barras.
Hoche, semble-t-il, se prêta à tout. Les corps quittèrent leurs cantonnements. La destination apparente serait Brest. Un examen, même médiocrement attentif, eût inspiré quelques remarques suggestives. La petite armée comptait quatre régiments de cavalerie, ce qui était fort à propos pour balayer des factieux, mais très encombrant pour un embarquement. A la tête d’une des divisions était le général Lemoine, fameux depuis Quiberon. En route, on distribuait les journaux les plus hostiles au Corps législatif, la Sentinelle, l’Ami des lois ; et les soldats excités se vantaient de « marcher » contre les Conseils. Cependant, les municipalités devaient aménager les logements, les commissaires des guerres assurer les vivres. De là des préparatifs qui peut-être compromettraient le secret. C’est ce qui ne manqua pas d’arriver.
Le 1er thermidor (19 juillet 1797), vers la fin de l’après-midi, les inspecteurs de la salle, — ainsi nommait-on ceux qu’on appela plus tard les questeurs, — furent informés qu’un passage fort important de troupes était annoncé à la Ferté-Alais. Que des régiments fussent de la sorte rapprochés de Paris, il y avait de quoi surexciter les alarmes. L’inquiétude fut d’autant plus vive que le récent remaniement ministériel semblait défi à la majorité. La Constitution défendait tout rassemblement de troupes à moins de six myriamètres de la capitale. Non sans trouble, on mesura les distances. La Ferté-Alais était à cinq myriamètres seulement de Paris. Les inspecteurs coururent au ministère de la Guerre. Le ministre Petiet, déjà remplacé, mais encore en fonctions, n’avait donné aucun ordre. On se rendit au Luxembourg. Carnot était alors président du Directoire. Il répondit qu’il ne savait rien. Il ajouta qu’il donnerait des instructions pour que la limite constitutionnelle fût respectée.
La nuit venait. Le lendemain, 2 thermidor, l’un des inspecteurs des Cinq-Cents, le représentant Aubry, confirma ce que la rumeur publique avait déjà ébruité, c’est-à-dire la marche des troupes ; puis il dénonça la Constitution violée. Aussitôt un message fut voté qui demandait au Directoire des éclaircissements. Vers la fin de la séance, la réponse arriva. Le gouvernement attribuait l’erreur de direction à la méprise d’un commissaire des guerres. Une incrédulité dédaigneuse accueillit ces paroles. Une commission fut nommée qui aurait pour mandat de percer le mystère. Derechef, on réclama des explications. Les voix montaient. Un représentant proposa qu’aux inspecteurs de la salle fussent adjoints les généraux Pichegru et Willot. « Qu’on y adjoigne pareillement le général Jourdan, » répliqua un représentant de la gauche. Le 4 thermidor, arriva du Luxembourg un nouveau message, qui rééditait les mêmes justifications. Pichegru se chargea de clôturer le misérable débat : « Il est entendu, dit-il avec une ironie hautaine, que le ministère de la Guerre ne sait rien, que le Directoire ne sait rien non plus. Mais alors, quel est ce pouvoir occulte qui fait mouvoir à son gré les armées ? »
Pendant ce temps, que se passait-il au Luxembourg ? Hoche, qui était arrivé à Paris, fut appelé. Carnot était encore président du Directoire. Il se sentait dupé aussi bien que les Conseils, et en péril aussi bien qu’eux. Avec une dureté menaçante, il interrogea le général. Celui-ci consultait du regard l’homme qui, ayant donné des ordres, pouvait d’un mot le justifier. Barras étala sa lâcheté. L’entreprise ayant échoué, il se tut et laissa se débattre à ses risques le chef militaire qu’il avait compromis. Maltraité par Carnot, abandonné par Barras, médiocrement consolé par quelques paroles émollientes de La Réveillière, Hoche exaspéré quitta Paris, déclina le ministère, regagna son armée, et ainsi finit en mystification le premier essai de coup d’État
Au lieu de frapper ses ennemis, le Directoire n’avait réussi qu’à les avertir. Il fallait, ou se résigner à vivre avec les Conseils, ou reprendre de toutes pièces l’entreprise. Barras, suivi de loin par ses deux complices, se refusa à plier sous l’échec et, à peine sorti de conspiration, recommença de conspirer.
Pour combattre les Conseils, deux éléments s’offraient : l’élément jacobin, l’élément militaire.
Les jacobins, ennemis hier, alliés aujourd’hui, pouvaient demain redevenir ennemis ; car on ne renonçait pas, le coup de force accompli, à établir un ordre, tout de surface, qui permit de jouir en paix. Il convenait donc de les employer, mais pas trop, et en retenant les rênes qu’on laisserait flotter.
L’armée, à la condition que les chefs fussent solidement acquis, présentait de bien autres avantages. La perfection serait atteinte si des militaires se rencontraient, à la fois pénétrés de discipline comme il convenait à des soldat », et saturés de maximes révolutionnaires à la manière des jacobins.
Or, dans les armées de la République, sauf dans l’armée du Rhin, ce jacobinisme militaire s’était implanté. Cet état d’esprit mérite d’être décrit, d’autant plus que, sous un autre régime, il deviendra l’un des grands obstacles à la paix religieuse.
La tendance était ancienne. Une longue accumulation de paroles violentes et de spectacles corrupteurs l’avait créée et affermie. Quand jadis, encore mal débarrassés des influences familiales, les soldats de la République étaient partis pour la frontière, des proclamations emphatiques leur avaient fixé leur mission qui était d’« affranchir les peuples esclaves, » « d’abattre l’hydre à deux têtes de la royauté et du sacerdoce. » Ils avaient écouté, d’abord sans bien comprendre ou même avec une vague révolte de leur bon sens natif. Tant de fois, les mêmes invectives s’étaient répétées qu’ils avaient fini par s’en imbiber. Maintenant ils comprennent, et même ils comprennent trop. On leur a dit qu’il fallait fonder un monde nouveau. Quoi de plus patriotique que d’anéantir d’abord l’ancien ? Et voici que de leur cerveau tout embroussaillé, une idée se dégage, à savoir que plus ils briseront, plus ils seront rénovateurs. Donc, en Belgique, en Italie, partout, ils brisent, par goût de grands enfants qui aiment à démolir, et aussi pour montrer qu’ils sont gens de progrès. Les chefs, soldats de la veille, — tant la guerre a précipité les promotions ! — encouragent plutôt qu’ils ne contiennent. Il y a des dévastations de choix, celle des églises, des couvents, des monastères : les soldats écaillent les fresques du bout de leurs baïonnettes, éventrent les toiles des tableaux ; ils soupèsent les vierges en argent ; ils manient d’une main novice les reliquaires tout dorés et en dispersent, au milieu des rires, les poussières d’ossements. Puis le soir, dans les cantonnements, on troque, on vend, on s’approprie, on jette, on gaspille, on brûle, au milieu d’imprécations contre ces coquins de moines qui sont si riches, tandis qu’eux, les soldats, sont si pauvres. C’est qu’en effet ils sont pauvres. Leurs vêtements sont déguenillés, leurs souliers troués, leur solde en retard ; de là des regards de convoitise sur l’abondance des autres ; et c’est en quoi ils achèvent de devenir jacobins ; car tout jacobin est à base d’envie. Malgré tout, sous leurs haillons, ils sont fiers, et justement ; car ils savent bien que, par leurs victoires, ils sont la parure de la patrie. À certains jours, arrivent au bivouac des ballots d’hymnes patriotiques, et sur les routes on les chante, mêlés de couplets orduriers, tandis que beaucoup portent au-dessus de leur sac les dépouilles qu’ils ont prises chez les misérables fanatiques. Ainsi apparaissent-ils, empanachés et déguenillés, faméliques et ardents, d’esprit confus autant que de bravoure héroïque, tout exaltés de souffrances et de périls, saturés de préjugés aussi bien que de gloire, prenant pour accroissement de lumière tout brisement de tradition, l’oreille toute remplie de formules sonores et obscures et les rendant plus obscures encore en les répétant, arrogants avec cela tant ils se sentent indispensables, et prêts à sauver la révolution, quitte à la confisquer ! En cette année 1797, ils apprennent les élections de germinal : on leur dit que les élus sont des royalistes, des fanatiques ; et en simplistes, ils croient tout. Le corps législatif se réunit : on leur annonce que les prêtres vont être rappelés et, à cette nouvelle, leur colère s’accroît. « Que ne nous laisse-t-on, disent-ils, revenir, ne fût-ce que pour un mois, afin de châtier tous ces brigands ! » Puis voici qu’une calomnie savante leur insinue que, s’ils sont dans le dénuement, la faute est aux Conseils qui refusent les crédits ; et alors ils s’insurgent contre les avocats qui bavardent, tandis qu’eux-mêmes peinent, souffrent, meurent, pour le progrès, pour la liberté. Cependant les Cinq-Cents ont flétri les fournisseurs infidèles qui, aux armées ; dilapident : ceux-ci, se sentant visés, multiplient les attaques contre la représentation nationale. Ces attaques, les soldats les recueillent, les grossissent, s’en imprègnent, et ainsi, dans leur ignorance, lient partie avec ceux qui, depuis plusieurs années, s’enrichissent de leur misère.
Oui, pour un coup d’État, là est bien la force à capter. Les Cinq-Cents auraient dû ménager cette puissance qu’était l’armée. Un jour, le représentant Dumolard, à travers ses critiques contre le Directoire, a eu le malheur d’atteindre Bonaparte. Celui-ci a senti l’injure. Voici qu’à l’approche du 14 juillet, en une proclamation à ses troupes, il dénonce les dangers qui menacent la patrie : « Des montagnes, ajoute-t-il, nous séparent de la France ; vous les franchiriez avec la rapidité de l’aigle, s’il le fallait, pour maintenir la Constitution, défendre la liberté, protéger le gouvernement et les républicains… Les royalistes, dès qu’ils se montreront, auront vécu. » À la suite du général en chef, chaque division veut rédiger son adresse. On lit dans l’une : « La route de Paris offre-t-elle plus d’obstacles que celle de Vienne ? » Dans l’autre : « La horde impure des prêtres organise la guerre civile. » Dans une troisième : « Nous savons que chaque jour est marqué par l’assassinat des républicains les plus purs. Nous savons que les auteurs de ces assassinats sont les émigrés et les prêtres réfractaires rentrés. »
À qui pensait de la sorte, le gouvernement pouvait avec sécurité se confier. Cependant Bonaparte méprisait Barras et ses complices : si jamais il tentait un coup de force, ce serait à son profit, et le coup d’État qui se préparait n’aurait à ses yeux d’autre mérite que de légitimer par avance le sien. Donc il ne serait pas l’instrument des prochaines violences. Mais à sa prévoyance une précaution s’imposait : il fallait éviter qu’un rival, en s’offrant au Directoire, ne le supplantât lui-même. Cette jalouse circonspection dicta sa conduite. Non, il ne serait pas l’homme d’exécution, mais il le choisirait et, en le choisissant, le prendrait parmi ceux qui ne sont pas faits pour être grands. Parmi les généraux de l’armée d’Italie, l’un d’eux, Augereau, lui parut tout à fait à son gré. C’était un homme brave et de belle stature, capable de sang-froid et de coup d’œil dans l’action ; du reste, jacobin forcené, d’air osé jusqu’à l’impudence, brutal et plat, roué et familier tout ensemble, ignorant et vaniteux, saturé de préjugés, presque aussi incapable de discerner que de respecter le droit. Six mois auparavant, il était venu une première fois à Paris pour y présenter les drapeaux pris aux Autrichiens. « Quel fier brigand ! » avait dit La Révellière De nouveau, il revint, appelé en France, disait Bonaparte, par ses affaires personnelles. À peine arrivé à Paris, il se livra aux plus extravagantes fanfaronnades, ne parlant que de tuer les royalistes. La Révellière s’effaroucha et pareillement Reubell ; en revanche, Barras fut charmé. Le 21 thermidor (8 août 1797), Augereau fut appeler à commander la division militaire de Paris. Pour la basse et laide besogne, l’homme était trouvé, ni au-dessus, ni au-dessous.
Visiblement, les catholiques, bien plus encore que les royalistes, se trouvaient menacés. Cependant, prêtres et fidèles, réconfortés par les votes des Conseils, espéraient encore échapper au péril, et jamais ils ne furent plus agissants qu’à la veille d’être replongés dans la persécution.
Dans Paris, ils ont multiplié les lieux de prière. Les églises les plus importantes appartiennent au culte constitutionnel : telles Notre-Dame, Saint-Germain-l’Auxerrois, Saint-Merry, Saint-Étienne-du-Mont, Saint-Sulpice. Mais tout autour, ils ont organisé des chapelles, et ils enserrent de toutes parts les temples qui ne leur appartiennent plus. Au centre de la ville, ils célèbrent les offices, rue de Cléry, rue Montorgueil, dans la maison des Filles-Dieu. Au faubourg Saint-Antoine, les mêmes cérémonies pieuses s’accomplissent rue de Reuilly et rue de Picpus. Dans la Cité, quatre oratoires sont comme accolés aux hautes murailles de Notre-Dame. Au faubourg Saint-Germain, l’église Saint-Thomas d’Aquin vient de faire retour aux catholiques. Non loin de là, rue du Bac, la chapelle des Missions étrangères se remplit chaque dimanche de fidèles qui se pressent dans l’enceinte, débordent dans les escaliers, se répandent dans la cour. Ce n’est pas tout. On voit reparaître, en ces jours de l’été, les solennités des premières communions. Dans quelques sanctuaires, des affiches sont posées qui semblent réminiscences de temps très lointains ; tel un avis de M. de Dampierre que certains rapports de police qualifient de sous-évêgue de Paris et qui prescrit des prières pour les besoins de la terre et la cessation de la pluie. Dans le même temps, un nouvel évêque reparaît, M. de Roquelaure, évêque de Senlis, qui a réussi à traverser la Terreur sans émigrer : le voici qui, sortant de sa cachette, administre le sacrement de confirmation aux environs de Paris, et les pompes qui accompagnent ces fêtes marquent le rétablissement presque complet des rites traditionnels. Cependant entre tous les lieux de culte, quatre surtout méritent d’être notés : c’est d’abord la grande église Saint-Eustache qui, par la rétractation à peu près complète du clergé paroissial, vient de faire retour à l’orthodoxie ; c’est, rue du Pot-de-Fer, la chapelle, — malheureusement trop exiguë, — de l’Instruction chrétienne où vient de reparaitre M. de Pancemont, l’ancien curé de Saint-Sulpice : c’est, place Royale, dans le quartier alors très élégant du Marais, l’église des Minimes où le curé, M. Dubois, prêtre lazariste, célèbre, le 19 juillet, avec un éclat extraordinaire, la fête de saint Vincent de Paul ; c’est enfin l’église Saint-Roch qui, le 16 août, se pare pour sa fête paroissiale.
A Paris, la joie se mêle d’inquiétude. Dans les provinces, surtout dans les provinces éloignées, on ne fait que soupçonner, mais sans en pénétrer l’acuité, le conflit des pouvoirs publics. Aussi rien ne trouble là-bas le retour aux pratiques chrétiennes. Bien que le projet de Camille Jordan n’autorise pas les manifestations extérieures, je note des processions dans la Sarthe, et, dans le Tarn, des pèlerinages. Dans la Lozère, les sacrements sont portés aux malades avec tout l’appareil de l’antique cérémonial. De tous côtés, de vieilles confréries renaissent et, dans le Midi, les pénitents rouvrent leurs chapelles. L’on est si persuadé de la bonne volonté des Conseils, qu’en de vastes contrées le culte reprend, entièrement libre, à la face des autorités indifférentes ou complices : ainsi en est-il dans l’Ouest, dans la région cévenole, dans une partie de la Lorraine, de l’Alsace, de la Franche-Comté.
Peu à peu, par des reprises à la fois timides et audacieuses, l’Église ressaisit le ministère de l’enseignement, celui de l’assistance, celui de la prière. Presque partout, d’anciennes religieuses, ursulines, visitandines, ouvrent obscurément de petites écoles. De divers côtés, des associations se reforment pour la visite et le soulagement des prisonniers. Dans la Haute-Loire, le Morbihan, ailleurs encore, de saintes femmes reparaissent, organisées en une sorte de tiers-ordre, qui visitent les pauvres, soignent les malades, ensevelissent les morts. Dans un certain nombre d’hôpitaux, les sœurs sont rentrées. Je note leur retour à Orléans, à Mâcon, à Chalon-sur-Saône, en diverses villes d’Artois et de Lorraine : si nous en croyons un document digne de foi, les filles de Saint-Vincent de Paul ont eu cet été de 1797 deux cents maisons rouvertes. La prière expiatrice n’a jamais cessé ; mais ce sont le plus souvent des voix isolées qui l’ont fait monter vers le ciel. Voici qu’elle reprend en de petites communautés très pauvres où se pratiquent tous les exercices de la plus austère pénitence. En ce temps-là même, une Carmélite, Mme de Soyécourt, négocie pour le rachat d’une portion du couvent des Carmes. Outre la piété, un touchant souvenir filial l’inspire : c’est en ces lieux que son père a été emprisonné ; c’est de là que, le 5 thermidor an II, il est parti pour l’échafaud. Le contrat d’achat sera signé le 18 fructidor.
Pour la reprise du culte, le plus grand embarras a été jusqu’ici le petit nombre de prêtres. Maintenant diverses causes concourent pour diminuer cette pénurie.
D’abord le clergé fidèle s’accroît par les rétractations des ecclésiastiques assermentés. Ces rétractations sont très nombreuses en certains départements, notamment dans l’Yonne et surtout dans l’Hérault. En quelques villes, à Chartres par exemple et à Nancy, un bureau, dit bureau de réconciliation, est créé pour recevoir en secret les rétractations. Il en est de même en Maine-et-Loire, et, dans un rapport de police du 28 juillet 1797, nous lisons ces lignes : « Les ministres du culte vont à Angers devant un soi-disant grand vicaire pour y expier leur premier serment. »
L’entière libération des reclus rend en outre disponibles des ecclésiastiques qui, malgré leur âge, peuvent fournir un concours utile pour le service des autels. Mais la grande ressource pour le culte, c’est l’afflux des prêtres bannis qui, à leurs risques et périls, franchissent la frontière. A la première nouvelle des élections, plusieurs d’entre eux sont revenus. Le rapport de Camille Jordan, les débats des Cinq-Cents ont surexcité les espérances. Ne possédant que des notions incomplètes, les pauvres exilés se persuadent qu’il n’y a plus rien à craindre. Il leur reste un petit pécule. La saison d’été est favorable : ils voyageront en charrette et, s’il le faut, à pied. Et maintenant ils débouchent d’Italie, de Suisse, d’Allemagne, reparaissent en Provence, en Franche-Comté, en Alsace, en Lorraine. D’autres, déportés en Espagne, s’embarquent au port de Santander pour aborder sur une des plages de Vendée. « Les déportés rentrent en foule. » Telle est la phrase que répètent tous les rapports de police. Et, en effet, un jour, dans la seule petite ville de Grasse, il arrive que vingt prêtres se trouvent réunis.
De tous les évêques partis jadis pour l’exil, aucun n’était rentré. Le retour leur était plus difficile ; car l’élévation de leur rang les eût trahis, et les autorités publiques, même très débonnaires, n’auraient pu alléguer l’ignorance. Puis la plupart avaient quitté la France pendant les premières années de la Révolution, en sorte qu’ils tombaient sous les lois implacables, rendues contre les émigrés. L’un d’eux cependant osa, dans ce temps-là, revenir en France : c’était M. d’Aviau, archevêque de Vienne.
Il n’avait quitté son diocèse qu’assez tard, avec le regret, le remords peut-être, de ses ouailles abandonnées. Il s’était éloigné par étapes successives, allant de Saint-Chamond à Lyon, de Lyon à Annecy et à Chambéry, puis enfin à Novare. Il avait séjourné à Saint-Maurice-en-Valais, et de là s’était rendu à Rome où Pie VI l’avait autorisé à se fixer. C’était un homme doux, très charitable, si simple de goûts que les privations de l’exil lui coûtaient peu, avec cela d’esprit délié, de corps vigoureux et de cœur intrépide. Les défaillances de quelques-uns de ses prêtres restés en France l’avaient consterné. « Il faut, avait-il coutume de dire, que le pasteur soit au milieu de son troupeau ; » et avec toutes les inquiétudes d’une conscience un peu troublée, il épiait la première accalmie, — si légère fût-elle, — pour regagner sa patrie. Au printemps de 1797, son dessein s’affermit. Son premier confident fut Pie VI. Celui-ci lui représenta le danger, puis, le voyant inébranlable, l’embrassa et le bénit. Le jour de son départ, il pria longuement à Saint-Pierre et aussi, en mémoire des martyrs, au Colisée. C’était aux premiers jours de mai. Il traversa l’Italie, presque toujours à pied, en robuste marcheur qu’il était. Ses vêtements étaient poudreux et souillés, à tel point qu’ayant voulu un jour se mêler à une procession qui passait sur la route, le bedeau l’écarta rudement : « Éloignez-vous, lui dit-il, ce n’est pas ici votre place. » Après six semaines de route, il franchit la frontière avec un passeport sous le nom de Lacroix. Il traversa le Dauphiné et un soir poussa sa route jusque près de sa ville épiscopale de Vienne. Il ne s’y arrêta pas, de peur d’être reconnu et se contenta de contempler de loin au bord du Rhône sa vieille cathédrale. Au mois de juillet, il s’établit de l’autre côté du fleuve, c’est-à-dire dans l’Ardèche, non loin de la Louvesc. Là, il entreprit de nouer quelques intelligences avec le clergé, avec les fidèles, mais en homme prudent qui ne veut pas braver le danger et se contente de ne pas le craindre. Ainsi guettait-il le moment où, avec profit et sans trop de péril, il pourrait se découvrir tout à fait. En attendant, son travestissement était complet. Son teint hâlé, sa redingote grise, la forme de sa coiffure, sa tournure svelte et robuste le faisaient prendre pour un garde forestier. Cependant plus d’une fois on le surprit en une ferveur de prière qui déconcerta. Alors les suppositions changèrent : « C’est sans doute, dirent les gens du pays, un prêtre qui a eu le malheur de prêter le serment, et qui maintenant expie sa faute dans les austérités de la pénitence. »
Il faut revenir au Directoire, aux Conseils. Aussi bien l’histoire religieuse ne peut se séparer ici de l’histoire politique ; car, dans les violences qui se préparent, ce sont les catholiques qui sont visés.
Ce noble effort pour fonder la République libérale attriste presque autant qu’il attire. La tâche se poursuit à travers de telles embûches qu’on sent qu’elle n’aboutira pas ; et, dans l’esprit, une mélancolique impression se grave, celle que la France ne fera que traverser la liberté et ne s’y fixera point.
Ce n’est pas qu’en leur précaire fortune, les membres des Conseils se soient découragés. Le 2 thermidor (20 juillet 1797), ils avaient, en dénonçant l’avance des troupes, démasqué les menées de Barras. Ils sentaient que le péril n’était qu’ajourné. Dans cette prévoyance, ils s’appliquèrent, par diverses mesures, à défendre leurs prérogatives et, avec elles, la légalité.
Ils décidèrent d’abord, avec une solennité qui nous semble aujourd’hui un peu puérile, que des poteaux marqueraient sur chaque route la limite de six myriamètres qu’aucune force publique ne devrait franchir. Sur ce poteau serait inscrit l’article 69 de la Constitution de l’an III, qui édictait cette défense. En outre, et sauf le cas d’invasion, aucun chef d’armée ne devrait ordonner de mouvements de troupes hors de son commandement sans autorisation du Directoire, qui, de la sorte, ne pourrait dans l’avenir invoquer son ignorance ou se dérober. Les cercles constitutionnels, créés à l’imitation du club de Salm, étaient des foyers d’opposition contre les Conseils ; il fut décidé que provisoirement « toute société particulière s’occupant de questions politiques serait interdite. » Une loi fut rendue qui réorganisa la garde nationale en y fortifiant les éléments d’ordre. Enfin, les inspecteurs de la salle entreprirent de refondre et d’épurer la garde des Conseils.
En dépit de ces mesures, il fut bientôt visible que la force ne se fixerait point là où résidait le droit.
Je doute qu’en aucune assemblée française on ait rencontré un plus grand amour du bien public que dans le Corps législatif de 1797. Peu d’esprits tout à fait supérieurs ; en revanche, un rare ensemble de savoir et de sagesse, de patriotisme et de probité. Vis à vis d’adversaires sans scrupules, ces qualités mêmes pourraient devenir faiblesse. Pour ces hommes de droiture, l’honneur avait son code, la loi son prestige, l’humanité ses règles. Ainsi couraient-ils le risque d’être distancés par ceux dont les vices étaient sans alliage et qui, dans leur course au succès, n’étaient alourdis par aucun bagage de vertu. Une autre infériorité naissait de la composition même des Conseils La majorité, quoique réelle, se formait d’éléments très divers, depuis Thibaudeau et ses amis qui n’avaient point perdu contact avec le Directoire, jusqu’aux hommes d’extrême droite, — en très petit nombre d’ailleurs, — qui, comme le général Willot, regardaient déjà vers la royauté. Dans les deux assemblées elles-mêmes, l’état d’esprit n’était pas tout à fait pareil, les Anciens se piquant d’opposer leur calme à l’ardeur qui emportait parfois les Cinq-Cents. De là, à l’heure des résolutions, une funeste abondance d’avis contradictoires. Le pire était que, pour satisfaire tout le monde, on s’arrêtait en général à des déclarations équivoques, à la fois comminatoires et débonnaires. Il arriverait donc que les Conseils déploieraient assez d’audace pour qu’on les dît provocateurs et point assez de force agissante pour intimider leurs ennemis.
Un surcroît d’embarras résidait dans la Constitution elle-même. Au lieu de ménager les moyens pour apaiser les conflits, elle n’offrait que des textes d’une décourageante rigidité. Quand elle avait créé d’une part le Directoire, d’autre part le Corps législatif, elle avait cru faire acte de sagesse en les isolant l’un de l’autre. Comme les ministres n’avaient point entrée dans les assemblées délibérantes, on n’avait pas la ressource de ces interpellations, de ces débats contradictoires qui, se résolvant en un changement de cabinet, permettent de modifier le gouvernement sans le renverser. En cas de désaccord, nul dénouement, hormis le combat à outrance. Que si les Conseils voulaient s’aboucher avec le pouvoir exécutif, la Constitution n’autorisait d’autres communications que les messages ; et à ces messages, le Directoire ne répondait qu’à son gré, c’est-à-dire tardivement, évasivement ou insolemment.
Déjà, au Luxembourg, Barras et ses deux complices dédaignent de dissimuler. Bonaparte a, le 14 juillet, adressé à son armée une proclamation menaçante contre le Corps législatif : cette proclamation, le Directoire l’insère en première page dans sa gazette officieuse, le Rédacteur. Les divers corps de l’armée d’Italie ont rédigé dans le même temps des protestations violentes contre les Conseils : ces protestations sont envoyées aux autorités dans les départements. Cependant Augereau est arrivé d’Italie, il vient de prendre le commandement de la division militaire. Il faut donner le change. Bien vite, les officieux dénoncent les complots parlementaires ; et les cafés, les lieux publics se remplissent d’agents provocateurs qui flétrissent les bavards, les fauteurs d’intrigues, les protecteurs des prêtres.
Aux Conseils, tout échappe ; car ils n’ont ni l’armée qui est décidément hostile, ni la garde nationale qu’on n’aura pas le loisir d’organiser. La garde spéciale que la Constitution a créée pour la protection du Corps législatif est elle-même peu sûre, car elle est composée d’anciens gardes-françaises, d’anciens grenadiers de la Convention ; et les inspecteurs de la salle n’ont pas eu le temps de l’épurer. A défaut de force matérielle, le Corps législatif peut-il compter sur l’opinion ? Sûrement, la majorité de la nation est hostile au Directoire. Mais huit années de révolution ont tout lassé ; beaucoup de clairvoyance, quand il s’agit de discerner le mal, et de mortelles langueurs, quand il s’agit de le combattre. La malveillance se traduit par des dédains, des silences méprisants, ou bien encore par des bons mots qui crépitent comme une flamme courte et vive à travers le bois mort. On fronde tout et on se soumet à tout. Puis la Révolution, bien qu’on ait souffert par elle, tient à cœur, et parmi ceux qui la combattent, nul ne voudrait la détruire tout à fait. Certaines alliances d’ailleurs déconcertent. Quelle n’est pas, pour les hommes d’ordre, la perplexité quand ils voient, parmi les amis du Directoire, Talleyrand, Benjamin Constant, Mme de Staël ? Contre la lassitude de penser, l’indifférence est le remède. Il y a les théâtres, les bals publics, Tivoli, Bagatelle ; il y a les restaurants au fumet tentateur ; il y a les filles publiques tout allumées de convoitise, et l’on se rue dans le plaisir, ne pouvant se fixer dans la paix.
Ni la virulence des attaques, ni la perspective d’une dispersion prochaine ne détournait les Conseils de leur œuvre législative. La liberté religieuse avait été l’un de leurs premiers soucis. Ce fut aussi l’un des derniers objets dont ils s’occupèrent avant que la proscription ne les mutilât.
La Résolution des Cinq-Cents, relative aux prêtres déportés, avait été transmise aux Anciens pour qu’ils la convertissent en loi. Le 7 fructidor (24 août 1797), elle vint à l’ordre du jour. Le rapporteur était Muraire, jadis l’un des patrons, — mais combien désabusé aujourd’hui, — de la Constitution civile du clergé. En quelques brèves paroles, il s’éleva contre la législation en matière de culte : elle avait été sévère d’abord, puis inhumaine, et avait fini par être atroce. Faisant allusion au discours de Portalis et au vote qui avait suivi, il rappela à ses collègues que, déjà l’année précédente, ils avaient protesté contre ces rigueurs. Il fallait aujourd’hui qu’une abrogation expresse effaçât les dernières traces de décrets barbares. « Que les prêtres, dit Muraire en terminant, soient punis s’ils sont coupables. Mais que la persécution ne soit pas confondue avec la justice. » Quand le rapporteur eut fini, quelques voix demandèrent l’ajournement, mais timidement, sans trouver écho ; et incontinent, la Résolution fut approuvée. — Une question restait, celle de la promesse. Aux Cinq-Cents, la Commission chargée des affaires religieuses en délibérait. Le 10 fructidor, Dubruel, au nom de cette commission, proposa l’engagement suivant : « Je déclare que je suis soumis aux lois de la République. » Tout prêtre qui voudrait exercer publiquement le culte devrait adhérer à cette formule. Un article du projet stipulait que cette déclarai ion était purement civile et ne touchait en rien au dogme ou à la discipline. Nul ne pouvait douter que ce projet ne fût adopté par les Cinq-Cents, ratifié par les Anciens. Ainsi se trouvait virtuellement rétablie, dans la République, la liberté religieuse. Elle durerait huit jours.
On touchait en effet à la crise. Un seul espoir, bien fragile, restait, celui de diviser le Directoire et, en le divisant, d’assurer le salut.
Reubell et La Révellière s’effrayaient des incartades d’Augereau, se défiaient des ambitions de Barras. En dépit de ces peurs et de ces soupçons, on ne pouvait guère se flatter d’une scission entre les triumvirs. En revanche, devait-on désespérer de Carnot ?
Les efforts tentés pour le gagner avaient jusqu’ici échoué. Cependant on savait qu’entre lui et Barras les altercations étaient de plus en plus fréquentes. On n’ignorait pas qu’il avait blâmé hautement les adresses factieuses de l’armée d’Italie. En outre, le même péril qui menaçait les Conseils, le menaçait aussi.
L’un des inspecteurs de la salle, le chevalier de la Rue, a raconté qu’en ces jours critiques un député alla trouver Carnot et, s’autorisant d’anciennes relations, essaya, en un entretien poussé à fond, de le rallier à la majorité. Il lui expliqua en grand détail tout ce qu’on savait sur les projets de Barras et de ses deux complices. Puis il conclut : « C’est entre vos mains qu’est le sort de l’Etat. » Carnot avait écouté sans interrompre. Il ne nia pas les menées criminelles de ses collègues, et néanmoins ne parut pas convaincu. « Derrière la toile, dit-il, je vois les royalistes : jamais je ne me rallierai à leur bannière. » La réplique vint aussitôt : « Comment nous jugez-vous ? Celui qui penserait en ce moment à rétablir la royauté mériterait les petites maisons. — Non, non, votre République doit se fondre dans la monarchie, et la monarchie ramènera les Bourbons, c’est ce que je dois empêcher de toutes mes forces. » L’extrême véhémence du langage ne pouvait s’expliquer que par crainte personnelle ou implacable inimitié. Régicide, Carnot l’était, et, tout obsédé de ce souvenir, il haïssait, n’espérant point le pardon. Le négociateur osa percer tous les voiles : « Nous sommes bien loin de la monarchie ; mais si, par impossible, elle devait revenir, quel meilleur moyen auriez-vous d’effacer la trace de votre vote politique ? — Vous ne me convaincrez pas, reprit Carnot ; j’aurais dans ma poche une grâce bien cimentée de la parole royale, que je n’y aurais pas confiance ; le lendemain de son élévation au trône, le roi serait peut-être obligé de la révoquer. » Avec une remarquable clairvoyance de l’avenir, l’interlocuteur insista : « Allons au fond des choses : nous sommes poussés vers l’une ou l’autre des deux formes les plus redoutables de la tyrannie, à savoir l’anarchie ou le despotisme militaire. Encore une fois, je vous en prie, venez à nous, unissez-vous à Barthélémy. » Derechef, Carnot se déroba. Peut-être gardait-il l’illusion d’un gouvernement de juste milieu dont il serait le chef : « Je ne peux, dit-il, me faire l’accusateur de mes collègues. » Avec un optimisme feint ou réel, il ajouta : « Vous vous exagérez le danger. » Et sur ce mot, l’entretien se termina.
Il ne restait qu’à attendre passivement le coup, ou à le prévenir à tous risques en attaquant soi-même. Aux Inspecteurs de la salle, des nouvelles arrivaient, marquant toutes l’imminence du péril. Souvent elles étaient transmises par les propres amis du Directoire, les uns agissant par humanité et pour que les victimes pourvussent à leur salut, les autres voulant, en cas d’échec, se ménager par avance un titre à l’impunité. Plusieurs offres de concours parvinrent aux Conseils. La plus audacieuse fut celle d’un ancien colonel de la garde nationale. Il proposa à l’un des inspecteurs, le général Mathieu-Dumas, de réunir quelques centaines d’hommes résolus, d’envahir avec eux le Luxembourg, d’en prendre possession, de tuer Barras et Reubell. La seule condition était que Mathieu-Dumas s’engageât par avance à couvrir l’entreprise de son assentiment. « Mais c’est un assassinat, » répliqua le général tout effaré. Plus tard, il racontera à Napoléon l’aventure. « Vous fûtes un imbécile, » lui répliquera l’Empereur. Cependant, vers le milieu de fructidor, les indices s’accumulèrent, si nombreux, si précis, que le droit de légitime défense autorisait à tout oser. Soit arrière-scrupule, soit hésitation, on décida de tarder encore, et l’on s’appliqua à enrichir de nouvelles révélations le dossier déjà prêt. Enfin, le 17 fructidor, les plus résolus décidèrent que le lendemain Vaublanc, l’un des inspecteurs de la salle, entamerait l’attaque à fond d’où pourrait sortir la mise en accusation du Directoire. Mais déjà il était trop tard, et ce jour du 17 fructidor devait être le dernier de la république libérale.On sait ce qui suivit : Augereau prenant possession du Corps législatif ; le Directoire mutilé par l’ostracisme de deux de ses membres, Carnot qui s’échappe et Barthélémy qui est arrêté ; les députés fidèles à la loi traqués d’asile en asile ; un simulacre de Représentation nationale réduit à enregistrer sous la peur les volontés de Barras et de ses complices ; le mensonge d’un complot royaliste servant à colorer les violences ; puis un vaisseau partant de Rochefort et déposant au rivage de Cayenne ceux des proscrits qu’on peut saisir.
Pour le Directoire, l’Église était la grande ennemie. Elle fut aussi la grande victime.
De par le décret rendu au lendemain du coup d’État, toutes les lois forgées contre les catholiques en 1792 et 1793 furent remises en vigueur.
Une seconde fois, la faction jacobine avait conquis la France. Mais il n’était pas sans intérêt de rappeler la tentative par laquelle le pays, bien avant Bonaparte, essaya, par l’intermédiaire de représentants honnêtes, de rétablir la paix religieuse, et de la rétablir sous la seule forme digne à la fois de l’Etat et de l’Église, celle de la liberté dans l’équité.
PIERRE DE LA GORCE.
- ↑ Voyez la Revue du 15 octobre.