Deux Ans de vacances/Chapitre 10

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Hetzel (p. 135-153).

X

Récit de l’exploration. – On se décide à quitter le Sloughi. – Déchargement et démolition du yacht. – Une bourrasque qui l’achève. – Campés sous la tente. – Construction d’un radeau. – Chargement et embarquement. – Deux nuits sur le rio. – Arrivée à French-den.


On se figure aisément quel accueil fut fait à Briant et à ses trois compagnons. Gordon, Cross, Baxter, Garnett et Webb leur ouvrirent les bras, tandis que les petits leur sautaient au cou. Ce fut un échange de cris de joie et de bonnes poignées de mains. Phann prit sa part de cette cordiale réception en mêlant ses aboiements aux hurrahs des enfants. Oui ! cette absence avait paru longue !

« Se sont-ils donc égarés ?… Sont-ils tombés entre les mains des indigènes ?… Ont-ils été attaqués par quelques carnassiers ! » Voilà ce que se demandaient ceux qui étaient restés au campement du Sloughi.

Mais Briant, Doniphan, Wilcox et Service étaient de retour ; il n’y avait plus qu’à connaître les incidents de leur expédition. Néanmoins, comme ils étaient très fatigués par cette longue journée de marche, le récit fut remis au lendemain.

« Nous sommes dans une île ! »

Ce fut tout ce que Briant se contenta de dire, et c’était suffisant pour que l’avenir apparût avec ses nombreuses et inquiétantes éventualités. Malgré cela, Gordon accueillit la nouvelle sans montrer trop de découragement.

« Bon ! je m’y attendais, semblait-il dire, et cela ne me trouble pas autrement ! »

Le lendemain, dès l’aube – 5 avril – les grands, Gordon, Briant, Doniphan, Baxter, Cross, Wilcox, Service, Webb, Garnett – et aussi Moko, qui était de bon conseil – se réunirent sur l’avant du yacht, tandis que les autres dormaient encore. Briant et Doniphan prirent tour à tour la parole et mirent leurs camarades au courant de ce qui s’était passé. Ils dirent comment une chaussée de pierre, jetée en travers d’un ruisseau, les restes d’un ajoupa, enfoui sous un épais fourré, leur avaient donné à croire que le pays était ou avait été habité. Ils expliquèrent comment cette vaste étendue d’eau, qu’ils avaient d’abord prise pour une mer, n’était qu’un lac, comment de nouveaux indices les avaient conduits jusqu’à la caverne, près de l’endroit où le rio sortait du lac, comment les ossements de François Baudoin, français d’origine, avaient été découverts, comment enfin la carte, dressée par le naufragé, indiquait que c’était une île sur laquelle était venu se perdre le Sloughi.

Ce récit fut fait minutieusement, sans que Briant ni Doniphan omissent le moindre détail. Et tous, maintenant, regardant cette carte, comprenaient bien que le salut ne pouvait leur venir que du dehors !

Cependant, si l’avenir se présentait sous les plus sombres couleurs, si les jeunes naufragés n’avaient plus à mettre leur espoir qu’en Dieu, celui qui s’effraya le moins – il convient d’insister sur ce point – ce fut Gordon. Le jeune Américain n’avait point de famille qui l’attendît en Nouvelle-Zélande. Aussi, avec son esprit pratique, méthodique, organisateur, la tâche de fonder pour ainsi dire une petite colonie n’avait-elle rien pour l’effrayer. Il voyait là une occasion d’exercer ses goûts naturels, et il n’hésita pas à

Gordon.
remonter le moral de ses camarades en leur promettant une existence supportable, s’ils voulaient le seconder.

Tout d’abord, puisque l’île présentait des dimensions assez considérables, il semblait impossible qu’elle ne fût point marquée sur la carte du Pacifique, dans le voisinage du continent Sud-Américain. Après examen minutieux, on reconnut que l’atlas de Stieler n’indiquait aucune île de quelque importance en dehors des archipels, dont l’ensemble comprend les terres fuégiennes ou magellaniques, celles de la Désolation, de la Reine Adélaïde, de Clarence, etc. Or, si l’île eût fait partie de ces archipels, qui ne sont séparés du continent que par d’étroits canaux, François Baudoin l’aurait certainement indiqué sur sa carte – ce qu’il n’avait pas fait. Donc, c’était une île isolée et on devait en conclure qu’elle se trouvait plus au nord ou plus au sud de ces parages. Mais, sans les données suffisantes, sans les instruments nécessaires, il était impossible d’en relever la situation dans le Pacifique.

Il n’y avait plus qu’à s’installer définitivement, avant que la mauvaise saison eût rendu tout déplacement impraticable.

« Le mieux sera de faire notre demeure de cette caverne que nous avons découverte sur les bords du lac, dit Briant. Elle nous offrira un excellent abri.

— Est-elle assez grande pour que nous puissions y loger tous ? demanda Baxter.

— Non, évidemment, répondit Doniphan ; mais je crois qu’on pourra l’agrandir, en creusant une seconde cavité dans le massif ! Nous avons des outils…

— Prenons-la d’abord telle qu’elle est, répliqua Gordon, lors même que nous y serions à l’étroit…

— Et surtout, ajouta Briant, tâchons de nous y transporter dans le plus bref délai ! »

En effet, c’était urgent. Ainsi que le fit observer Gordon, le schooner devenait moins habitable de jour en jour. Les dernières pluies, suivies de chaleurs assez fortes, avaient beaucoup contribué à ouvrir les coutures de la coque et du pont. Les toiles déchirées laissaient pénétrer l’air et l’eau à l’intérieur. En outre, certains affouillements se creusaient sous les fonds, des infiltrations couraient à travers le sable de la grève, et la bande du yacht s’accentuait, en même temps qu’il s’enfonçait visiblement dans un sol devenu très meuble. Qu’une bourrasque, comme il s’en produit à la période de l’équinoxe qui durait encore, se déchaînât sur cette côte, et le Sloughi risquait d’être démembré en quelques heures. Dès lors il s’agissait non seulement de l’abandonner sans retard, mais aussi de le démolir méthodiquement, de manière à en retirer tout ce qui pourrait être utile, poutres, planches, fer, cuivre, en vue de l’aménagement de French-den (Grotte française) – nom qui fut donné à la caverne en souvenir du naufragé français.

« Et, en attendant que nous ayons pu nous y réfugier, demanda Doniphan, où demeurerons-nous ?

— Sous une tente, répondit Gordon, – une tente que nous dresserons sur la rive du rio, entre les arbres.

— C’est le meilleur parti à prendre, dit Briant, et sans perdre une heure ! »

En effet, la démolition du yacht, le déchargement du matériel et des provisions, la construction d’un radeau pour le transport de cette cargaison, cela demanderait au moins un mois de travail, et, avant de quitter Sloughi-bay, on serait aux premiers jours de mai, qui correspondent aux premiers jours de novembre dans l’hémisphère boréal, c’est-à-dire au début de l’hiver.

C’était avec raison que Gordon avait choisi la rive du rio pour établir le nouveau campement, puisque le transport devait s’effectuer par eau. Aucune autre voie n’eût été ni plus directe ni plus commode. Charrier à travers la forêt ou sur la berge du rio tout ce qui resterait du yacht après démolition, c’eût été une besogne presque irréalisable. Au contraire, en utilisant, pendant plusieurs marées, le flux qui se faisait sentir jusqu’au lac, un radeau arriverait à destination sans trop de peine.

On le sait, dans son cours supérieur – Briant l’avait constaté – le rio n’offrait aucun obstacle, ni chutes, ni rapides, ni barrages. Une nouvelle exploration, qui eut pour objet d’en reconnaître le cours inférieur depuis la fondrière jusqu’à son embouchure, fut faite avec la yole. Briant et Moko purent s’assurer que ce cours était également navigable. Ainsi il y avait là une voie de communication toute indiquée entre Sloughi-bay et French-den.

Les jours suivants furent employés à disposer le campement au bord du rio. Les basses branches de deux hêtres, reliées par de longs espars aux branches d’un troisième, servirent de soutien à la grande voile de rechange du yacht, dont on fit retomber les côtés jusqu’à terre. Ce fut sous l’abri de cette tente, solidement fixée par des amarrages, que l’on transporta la literie, les ustensiles de première nécessité, les armes, les munitions, les ballots de provisions. Comme le radeau devait être construit avec les débris du yacht, il fallait attendre que sa démolition fût achevée.

On n’eut point à se plaindre du temps, qui se maintenait au sec. S’il y eut parfois du vent, il venait de terre, et le travail put se faire dans de bonnes conditions.

Vers le 15 avril, il ne restait plus rien à bord du schooner, si ce n’est les objets trop pesants, qui ne pourraient être retirés qu’après le dépeçage – entre autres, les gueuses de plomb servant de lest, les pièces à eau engagées dans la cale, le guindeau, la cuisine, trop lourds pour être enlevés sans un appareil. Quant au gréement, mât de misaine, vergues, haubans et galhaubans de fer, chaînes, ancres, cordages, amarres, cordelles, fils de caret et autres, dont il existait un approvisionnement considérable, tout avait été peu à peu transporté dans le voisinage de la tente.

Il va sans dire que, si pressé que fût ce travail, on ne négligeait point de subvenir aux besoins de chaque jour. Doniphan, Webb et Wilcox consacraient quelques heures à la chasse aux pigeons de roche et aux autres volatiles venant du marécage. Les petits, eux, s’occupaient de récolter des mollusques, dès que la marée

Sous l’abri de cette tente… (Page 140.)
laissait le banc de récifs à découvert. C’était plaisir de voir Jenkins, Iverson, Dole et Costar grouiller comme une nichée de poussins à travers les flaques d’eau. Par exemple, ils se mouillaient un peu plus que les jambes – ce qui les faisait gronder par le sévère Gordon, tandis que Briant les excusait de son mieux. Jacques travaillait aussi avec ses jeunes camarades, mais sans jamais se mêler à leurs éclats de rire.

Ainsi le travail marchait à souhait, et avec une méthode où l’on sentait l’intervention de Gordon, dont le sens pratique n’était jamais en défaut. Évidemment, ce que Doniphan admettait de lui, il ne l’eût point admis de Briant ni d’aucun autre. En somme, l’accord régnait dans tout ce petit monde.

Cependant il importait de se hâter. La seconde quinzaine d’avril fut moins belle. La moyenne de la température s’abaissa sensiblement. Plusieurs fois, de grand matin, la colonne thermométrique tomba à zéro. L’hiver s’annonçait, et avec lui allait apparaître son cortège de grêle, de neige, de rafales, si redoutable dans les hauts parages du Pacifique.

Par précaution, petits et grands durent se vêtir plus chaudement et prendre les tricots épais, les pantalons de grosse étoffe, les vareuses de laine, préparés en prévision d’un hiver rigoureux. Il n’y eut qu’à consulter le carnet de Gordon pour savoir où trouver ces vêtements, classés par qualité et par taille. C’était des plus jeunes que se préoccupait surtout Briant. Il prenait garde à ce qu’ils n’eussent point les pieds froids, à ce qu’ils ne s’exposassent point à l’air vif, lorsqu’ils étaient en nage. Au moindre rhume, il les consignait ou même les contraignait à se coucher près d’un bon brasier qui était entretenu nuit et jour. À plusieurs reprises, Dole et Costar durent être retenus à la tente, sinon à la chambre, et Moko ne leur épargna pas la tisane, dont les ingrédients étaient fournis par la pharmacie du bord.

Depuis que le yacht avait été vidé de son entier contenu, on s’était attaqué à sa coque, qui, d’ailleurs, craquait de toutes parts.

Les feuilles du doublage de cuivre furent enlevées avec soin, pour servir à l’aménagement de French-den. Les tenailles, les pinces et le marteau firent ensuite leur office afin de détacher le bordage que les clous et les gournables retenaient à la membrure. Il y eut là un gros travail, qui donna bien du mal à ces mains inexpérimentées, à ces bras peu vigoureux encore. Aussi le dépeçage marchait-il lentement, quand, le 25 avril, une bourrasque vint en aide aux travailleurs.

Pendant la nuit, bien que l’on fût déjà dans la saison froide, il s’éleva un orage très violent, qui avait été annoncé par le trouble du storm-glass. Les éclairs embrasèrent largement l’espace ; les roulements de la foudre ne discontinuèrent pas de minuit jusqu’au lever du jour – à la grande épouvante des petits. Il ne plut pas, fort heureusement ; mais, à deux ou trois reprises, il fut nécessaire de maintenir la tente contre la furie du vent.

Si elle résista, grâce aux arbres entre lesquels elle était amarrée, il n’en fut pas ainsi du yacht, directement exposé aux coups du large, et que vinrent battre d’énormes lames déferlantes.

La démolition fut complète. Le bordage arraché, la membrure disloquée, la quille rompue par quelques violents coups de talon, se trouvèrent bientôt réduits à l’état d’épaves. Il n’y eut pas lieu de s’en plaindre, car les lames, en se retirant, n’entraînèrent qu’une partie de ces épaves, qui, pour la plupart, furent retenues par les têtes de récifs. Quant aux ferrures, il ne serait pas difficile de les retrouver sous les plis du sable.

Ce fut la besogne à laquelle tout le monde s’appliqua pendant les jours suivants. Les poutres, les planches, les gueuses de la cale, les objets qui n’avaient pu être enlevés, gisaient çà et là. Il ne s’agissait plus que de les transporter sur la rive droite du rio, à quelques pas de la tente.

Gros ouvrage, en vérité, mais qui, avec du temps, non sans grande fatigue, fut conduit à bonne fin. C’était curieux de les voir tous, attelés à quelque pesante pièce de bois, halant avec ensemble et s’excitant par mille cris. On s’aidait au moyen d’espars qui faisaient office de leviers, ou de morceaux de bois ronds qui facilitaient le roulement des lourdes pièces. Le plus dur, ce fut de conduire à destination le guindeau, le fourneau de cuisine, les caisses à eau en tôle dont le poids était assez considérable. Pourquoi leur manquait-il, à ces enfants, quelque homme pratique qui les eût guidés ! Si Briant avait eu près de lui son père, Garnett le sien, l’ingénieur et le capitaine auraient su leur épargner bien des fautes qu’ils commirent et qu’ils devaient commettre encore. Toutefois, Baxter, d’une intelligence très ouverte aux choses de la mécanique, déploya beaucoup d’adresse et de zèle. C’est par ses soins, avec les conseils de Moko, que des palans furent fixés à des pieux enfoncés dans le sable – ce qui décupla les forces de cette équipe de jeunes garçons et les mit à même d’achever leur besogne.

Bref, le 28 au soir, tout ce qui restait du Sloughi avait été conduit au lieu d’embarquement. Et, dès lors, le plus difficile était fait, puisque ce serait le rio lui-même qui se chargerait de transporter ce matériel à French-den.

« Dès demain, dit Gordon, nous nous mettrons à la construction de notre radeau…

— Oui, dit Baxter, et pour ne point avoir la peine de le lancer, je propose de le construire à la surface du rio…

— Ce ne sera pas commode ! fit observer Doniphan.

— N’importe, essayons ! répondit Gordon. S’il nous donne plus de mal à établir, du moins n’aurons-nous pas à nous inquiéter de le mettre à l’eau. »

Cette façon de procéder était, en effet, préférable, et voici comment dès le lendemain, on disposa les fondements de ce radeau, qui devait avoir des dimensions assez grandes pour recevoir une lourde et encombrante cargaison.

Les poutres arrachées au schooner, la quille rompue en deux morceaux, le mât de misaine, le tronçon du grand mât, brisé à trois pieds au-dessus du pont, les barreaux et le maître-bau, le
Tous, attelés à quelque pesante pièce de bois (Page 142.)


beaupré, la vergue de misaine, le gui, la corne de brigantine, avaient été transportés sur un endroit de la rive que la marée ne recouvrait qu’à l’heure de la haute mer. On attendit ce moment, et, lorsque ces pièces eurent été soulevées par le flux, elles furent envoyées à la surface du rio. Là, les plus longues, assemblées, puis réunies l’une à l’autre par les plus petites mises en travers, furent amarrées solidement.
On obtint ainsi un bâti solide. (Page 145.)

On obtint ainsi une assise solide, mesurant à peu près trente pieds de long sur quinze de large. On travailla sans relâche pendant toute la journée, et le bâti était achevé lorsque la nuit vint. Briant prit alors la précaution de l’attacher aux arbres de la rive, afin que la marée montante ne pût l’entraîner en amont, du côté de French-den, ni la marée descendante, en aval, du côté de la mer.

Tous, rompus de fatigue, après une journée si laborieuse, soupèrent avec un appétit formidable et ne firent qu’un somme jusqu’au matin.

Le lendemain, 30, dès l’aube naissante, chacun se remit à la besogne.

Il s’agissait maintenant de dresser une plate-forme sur la membrure du radeau. C’est à cela que servirent les planches du pont et les bordages de la coque du Sloughi. Des clous, enfoncés à grands coups de marteau, des cordes, liées sous les pièces, formèrent de solides amarrages qui consolidèrent tout l’ensemble.

Ce travail demanda trois jours, bien que chacun s’y hâtât, car il n’y avait pas une heure à perdre. Quelques cristallisations se montraient déjà à la surface des flaques, entre les récifs, et aussi sur les bords du rio. L’abri de la tente commençait à devenir insuffisant, malgré la chaleur du brasier. C’est à peine si, en se pressant les uns contre les autres, en s’enveloppant de leurs couvertures, Gordon et ses camarades arrivaient à combattre l’abaissement de la température. Donc, nécessité d’activer la besogne pour commencer l’installation définitive à French-den. Là, on l’espérait du moins, il serait possible de braver les rigueurs de l’hiver, qui sont si rudes sous ces hautes latitudes.

Il va sans dire que la plate-forme avait été établie aussi solidement que possible, afin qu’elle ne pût se disloquer en route – ce qui eût amené l’engloutissement du matériel dans le lit du rio. Aussi, pour parer à une telle catastrophe, mieux eût valu retarder le départ de vingt-quatre heures.

« Cependant, fit observer Briant, nous avons intérêt à ne pas attendre au-delà du 6 mai.

— Et pourquoi ? demanda Gordon.

— Parce que, c’est après-demain nouvelle lune, répondit Briant, et que les marées vont croître pendant quelques jours. Or, plus elles seront fortes, plus elles nous aideront à remonter le cours du rio. Penses-y donc, Gordon ! Si nous étions forcés de haler ce lourd radeau à la cordelle ou de le pousser à la gaffe, nous n’arriverions jamais à vaincre le courant !…

— Tu as raison, répondit Gordon, et il faut partir dans trois jours au plus tard ! »

Tous convinrent donc de ne point prendre de repos, avant que la besogne fût achevée.

Le 3 mai, on s’occupa du chargement qu’il importait d’arrimer avec soin, afin que le radeau fût convenablement équilibré. Chacun suivant ses forces, s’employa à ce travail. Jenkins, Iverson, Dole et Costar furent chargés de transporter les menus objets, ustensiles, outils, instruments, sur la plate-forme, où Briant et Baxter les disposaient méthodiquement de la façon qu’indiquait Gordon. Pour les objets d’un poids plus considérable, le fourneau, les caisses à eau, le guindeau, les ferrures, les feuilles de doublage, etc. ; enfin, le reste des épaves du Sloughi, les courbes de la membrure, les bordages, les barreaux de pont, les capots, ce fut aux grands qu’incomba la rude tâche de les embarquer. De même pour les ballots de provisions, les tonneaux de vin, d’ale et d’alcool, sans oublier plusieurs sacs de sel qui avait été recueilli entre les roches de la baie. Pour faciliter l’embarquement, Baxter fit dresser deux espars qui furent maintenus au moyen de quatre cordages. À l’extrémité de cette sorte de chèvre, on frappa un palan dont le bout fut garni à l’un des virevaux – petit treuil horizontal du yacht – ce qui permit de prendre les objets à terre, de les soulever et de les déposer sans choc sur la plate-forme.

Bref, tous procédèrent avec tant de prudence et de zèle que, dans l’après-midi du 5 mai, chaque objet était en place. Il n’y avait plus qu’à larguer les amarres du radeau. Cela, on le ferait le lendemain matin, vers huit heures, dès que la marée montante se manifesterait à l’embouchure du rio.

Peut-être s’étaient-ils imaginés, ces jeunes garçons, que, leur travail achevé, ils allaient pouvoir jouir jusqu’au soir d’un repos bien mérité. Il n’en fut rien, et une proposition de Gordon leur donna encore de l’ouvrage.

« Mes camarades, dit-il, puisque nous allons nous éloigner de la baie, nous ne serons plus à même de surveiller la mer, et si quelque navire venait de ce côté en vue de l’île, nous ne pourrions lui faire des signaux. Ainsi il serait donc opportun, je pense, d’établir un mât sur la falaise et d’y hisser un de nos pavillons à demeure. Cela suffirait, j’espère, pour attirer l’attention des bâtiments du large. »

La proposition ayant été adoptée, le mât de hune du schooner, qui n’avait point été employé dans la construction du radeau, fut traîné jusqu’au pied de la falaise, dont le talus, près de la rive du rio, offrait une pente assez praticable. Néanmoins, il y eut là de grands efforts à faire pour monter ce raidillon sinueux, qui aboutissait à la crête.

On y parvint cependant, et le mât fut implanté solidement dans le sol. Après quoi, au moyen d’une drisse, Baxter hissa le pavillon anglais, en même temps que Doniphan le saluait d’un coup de fusil.

« Eh ! eh ! fit observer Gordon à Briant, voilà Doniphan qui vient de prendre possession de l’île au nom de l’Angleterre !

— Je serais bien étonné si elle ne lui appartenait pas déjà ! » répondit Briant.

Et Gordon ne put s’empêcher de faire la moue, car, à la manière dont il parlait parfois de « son île », il semblait bien qu’il la tînt pour américaine.

Le lendemain, au lever du soleil, tout le monde était debout. On se hâta de démonter la tente et de transporter la literie sur le radeau, où des voiles furent étendues pour la protéger jusqu’à destination. Il ne semblait pas, d’ailleurs, qu’il y eût rien à craindre du temps. Toutefois, un changement dans la direction du vent aurait pu ramener sur l’île les vapeurs du large.

À sept heures, les préparatifs étaient terminés. On avait aménagé la plate-forme de manière que l’on pût s’y installer pour deux ou trois jours, au besoin. Quant aux provisions de bouche, Moko avait mis à part ce qui serait nécessaire pendant la traversée, sans qu’il fût obligé de faire du feu.

À huit heures et demie, chacun prit place sur le radeau. Les grands se tenaient en abord, armés de gaffes ou d’espars – seul moyen qu’ils eussent de le diriger, puisqu’un gouvernail n’aurait pas eu d’action sur le courant.

Un peu avant neuf heures, la marée s’étant fait sentir, un sourd craquement courut à travers la charpente du radeau, dont les pièces jouaient dans leurs amarrages. Mais, après ce premier effort, il n’y eut plus de dislocation à craindre.

« Attention ! cria Briant.

— Attention ! » cria Baxter.

Tous deux étaient postés aux amarres, qui retenaient l’embarcation par l’avant et par l’arrière, et dont le double revenait entre leurs mains.

« Nous sommes prêts ! » cria Doniphan, lequel se tenait avec Wilcox à la partie antérieure de la plate-forme.

Après avoir constaté que le radeau dérivait sous l’action de la marée :

« Larguez ! » cria Briant.

L’ordre fut exécuté sans délai, et l’appareil, devenu libre, remonta lentement entre les deux rives, entraînant la yole qu’il avait à la remorque.

Ce fut une joie générale quand tous virent leur lourde machine en mouvement. Ils auraient construit un vaisseau de haut-bord qu’ils n’eussent pas été plus satisfaits d’eux-mêmes ! Qu’on leur pardonne ce petit sentiment de vanité !

On le sait, la rive droite, bordée d’arbres, était sensiblement plus élevée que la rive gauche, étroite berge allongée le long du marais avoisinant. En écarter le radeau parce qu’elle était peu accore et qu’il eût risqué de s’engraver, c’est à cela que Briant, Baxter, Doniphan, Wilcox et Moko appliquèrent tous leurs efforts – la profondeur de l’eau permettant de ranger sans inconvénient le bord opposé du rio.

Le radeau fut donc maintenu autant que possible près de la rive droite, que le courant de flux longeait plus directement et qui pouvait fournir un point d’appui aux gaffes.

Deux heures après le départ, le chemin parcouru pouvait être évalué à un mille environ. Aucun choc ne s’était produit, et, dans ces conditions, l’appareil arriverait sans dommage à French-den.

Toutefois, suivant l’estime antérieurement faite par Briant, comme, d’une part, ce cours d’eau devait mesurer six milles depuis sa sortie du lac jusqu’à son embouchure dans Sloughi-bay, et, de l’autre, comme on ne pouvait parcourir que deux milles pendant la durée de la marée montante, il lui faudrait plusieurs « flots » pour arriver à destination.

En effet, vers onze heures, le jusant commença à ramener les eaux en aval, et on se hâta d’amarrer solidement l’appareil, afin qu’il ne dérivât point vers la mer.

Évidemment, on aurait pu repartir vers la fin de la journée, lorsque la marée de nuit se serait fait sentir ; mais c’eût été s’aventurer au milieu de l’obscurité.

« Je pense que ce serait très imprudent, fit observer Gordon, car le radeau serait exposé à des chocs capables de le démolir. Je serais d’avis d’attendre jusqu’à demain pour profiter de la marée de jour ! »

Cette proposition était trop sensée pour ne pas avoir l’approbation générale. Dût-on mettre vingt-quatre heures de plus, ce retard était préférable au risque de compromettre la sécurité de la précieuse cargaison, livrée au courant du rio.

Il y avait par suite une demi-journée à passer en cet endroit, puis la nuit entière. Aussi Doniphan et ses compagnons de chasse habituels, accompagnés de Phann, s’empressèrent-ils de débarquer sur la rive droite.

Gordon leur avait recommandé de ne point trop s’éloigner, et ils durent tenir compte de la recommandation. Cependant, comme ils rapportèrent deux couples de grasses outardes et un chapelet de tinamous, leur amour-propre eut lieu d’être satisfait. Sur le conseil de Moko, ce gibier dut être conservé pour le premier repas, déjeuner, dîner ou souper, qui serait fait dans le réfectoire de French-den.

Pendant cette excursion, Doniphan n’avait découvert aucun indice de nature à révéler la présence ancienne ou récente d’êtres humains en cette partie de la forêt. Quant aux animaux, il avait entrevu des volatiles de grande taille s’enfuyant à travers les fourrés, mais sans les reconnaître.

La journée s’acheva, et, toute la nuit, Baxter, Webb et Cross veillèrent ensemble, prêts, suivant le cas, soit à doubler les amarres du radeau, soit à leur donner un peu de jeu, au moment du renversement de la marée.

Il n’y eut aucune alerte. Le lendemain, vers neuf heures trois quarts, dès la montée du flot, la navigation fut reprise dans les mêmes conditions que la veille.

La nuit avait été froide. La journée le fut aussi. Il n’était que temps d’arriver. Que deviendrait-on si les eaux du rio venaient à se prendre, si quelques glaçons, sortis du lac, dérivaient vers Sloughi-bay ? Sujet de grosse inquiétude dont on ne serait délivré qu’après l’arrivée à French-den.

Et, pourtant, il était impossible d’aller plus vite que le flux, impossible aussi de remonter le courant, lorsque la marée venait à descendre, impossible dès lors de franchir plus d’un mille en une heure et demie. Ce fut encore la moyenne de cette journée. Vers une heure après-midi, halte fut faite à la hauteur de cette fondrière que Briant avait dû contourner en revenant à Sloughi-bay. On en profita pour l’explorer sur sa partie riveraine. Pendant un mille et demi, la yole, montée par Moko, Doniphan et Wilcox, s’engagea dans la direction du nord, et ne s’arrêta qu’au moment où l’eau vint à lui manquer. Cette fondrière était comme un prolongement du marais qui s’étendait au-delà de la rive gauche, et elle paraissait très riche en gibier aquatique. Aussi Doniphan put-il tirer quelques bécassines qui allèrent rejoindre les outardes et les tinamous dans le garde-manger du bord.
À l’extrémité de cette sorte de chèvre… (Page 147.)
Nuit tranquille, mais glaciale, avec une brise âpre, dont les souffles s’engouffraient à travers la vallée du rio. Il se forma même quelques glaces légères qui se brisaient ou se dissolvaient au moindre choc. En dépit de toutes les précautions prises, on ne fut pas à l’aise sur ce plancher, bien que chacun eût cherché à se blottir sous les voiles. Chez quelques-uns de ces enfants, Jenkins, et Iverson particulièrement, la mauvaise humeur l’emporta, et ils se plaignirent
Le débarquement se fit aux cris de joie des petits. (Page 154.)


d’avoir abandonné le campement du Sloughi. Il fallut à plusieurs reprises que Briant les réconfortât par d’encourageantes paroles.

Enfin, dans l’après-midi du lendemain, avec l’aide de la marée qui dura jusqu’à trois heures et demie du soir, le radeau arriva en vue du lac et vint accoster au pied de la berge, devant la porte de French-den.