Deux Ans de vacances/Chapitre 12

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Hetzel (p. 168-187).

XII

Agrandissement de French-den. – Bruit suspect. – Disparition de Phann. – Réapparition de Phann. – Appropriation et aménagement du hall. – Mauvais temps. – Noms donnés. – L’île Chairman. – Le chef de la colonie.


Pendant leurs dernières excursions, les jeunes chasseurs avaient plusieurs fois examiné la falaise, dans l’espoir d’y trouver une autre excavation. S’ils l’eussent découverte, elle aurait pu servir de magasin général et recevoir le reste du matériel qu’il avait fallu laisser au dehors. Or, les recherches n’ayant point abouti, on dut en revenir à ce projet d’agrandir la demeure actuelle, en creusant une ou plusieurs chambres contiguës à la caverne de Jean Baudoin.

Dans le granit, ce travail eût été certainement infaisable ; mais, dans ce calcaire que le pic ou la pioche entameraient aisément, il n’offrirait pas de difficulté. Sa durée importait peu. Il y aurait là de quoi occuper les longues journées d’hiver, et tout pouvait être terminé avant le retour de la belle saison, s’il ne se produisait ni éboulement ni infiltration – ce qui était surtout à craindre.

D’ailleurs, il ne serait point nécessaire d’employer la mine. Les outils suffiraient, puisqu’ils avaient suffi, lorsqu’il s’était agi de forer la paroi pour ajuster le tuyau du fourneau de cuisine. En outre, Baxter avait déjà pu, non sans peine, élargir l’orifice de French-den, de manière à y adapter avec ses ferrures une des portes du Sloughi. De plus, à droite et à gauche de l’entrée, deux étroites fenêtres, ou plutôt deux sortes d’embrasures, avaient été percées dans la paroi – ce qui permettait au jour et à l’air de circuler plus largement à l’intérieur.

Cependant, depuis une semaine, le mauvais temps avait fait son

« Enfin, nous la tenons ! » s’écria Webb. (Page 166.)
apparition. De violentes bourrasques s’abattaient sur l’île ; mais, grâce à son orientation au sud et à l’est, French-den n’était pas directement atteint. Les rafales de pluie et de neige passaient à grand bruit en rasant la crête de la falaise. Les chasseurs ne poursuivaient plus le gibier que dans le voisinage du lac, canards, bécassines, vanneaux, râles, foulques, et quelques-uns de ces « becs en fourreau », plus connus sous le nom de pigeons blancs dans les parages du Sud-Pacifique. Si le lac et le rio n’étaient pas pris encore, ce serait assez d’une nuit claire pour les congeler, avec les premiers froids secs qui succéderaient aux bourrasques.

Le plus souvent confinés, les jeunes garçons pouvaient donc entreprendre le travail d’agrandissement, et ils se mirent à l’œuvre dans la journée du 27 mai.

Ce fut la paroi de droite que la pioche et le pic attaquèrent au début.

« En creusant dans une direction oblique, avait fait observer Briant, peut-être pourrons-nous déboucher du côté du lac, et ménager une seconde entrée à French-den. Cela permettrait d’en mieux surveiller les abords, et, si le mauvais temps nous empêchait de sortir d’un côté, nous pourrions du moins sortir par l’autre. »

Ce serait, on le voit, une disposition fort avantageuse pour les besoins de la vie commune, et, sans doute, il n’était pas impossible de réussir.

En effet, à l’intérieur, quarante ou cinquante pieds au plus séparaient la caverne du revers oriental. Il n’y aurait donc qu’à percer une galerie dans cette direction, après l’avoir relevée avec la boussole. Au cours de ce travail, il serait essentiel de s’appliquer à ne point provoquer d’éboulement. D’ailleurs, avant de donner à la nouvelle excavation la largeur et la hauteur qu’elle aurait plus tard, Baxter proposa de creuser un étroit boyau, quitte à l’élargir lorsque sa profondeur paraîtrait à point. Les deux chambres de French-den seraient alors réunies par un couloir, qui pourrait se fermer à ses deux extrémités, et dans lequel on creuserait latéralement une ou deux caves obscures. Ce plan était évidemment le meilleur, et, entre autres avantages, il donnerait facilité de sonder prudemment le massif, dont la perforation pourrait être abandonnée à temps, s’il se produisait quelque infiltration soudaine.

Pendant trois jours, du 27 au 30 mai, le travail se fit dans des conditions assez favorables. Cette molasse calcaire se taillait pour ainsi dire au couteau. Aussi fut-il nécessaire de la consolider par un boisage intérieur – ce qui ne laissa pas d’être très difficile. Les déblais étaient immédiatement transportés au-dehors, de manière à ne jamais encombrer. Si tous les bras ne pouvaient être occupés simultanément à cette besogne, faute d’espace, ils ne chômaient point cependant. Lorsque la pluie et la neige cessaient de tomber, Gordon et les autres s’occupaient à démonter le radeau, afin que les pièces de la plate-forme et du bâti pussent être employées au nouvel aménagement. Ils surveillaient également les objets empilés dans l’angle du contrefort, car les prélarts goudronnés ne les garantissaient que très imparfaitement contre les rafales.

La besogne avançait peu à peu, non sans tâtonnements pénibles, et le boyau était déjà creusé sur une longueur de quatre à cinq pieds, lorsqu’un incident très inattendu se produisit dans l’après-midi du 30.

Briant, accroupi au fond, comme un mineur qui fonce une galerie de mine, crut entendre une sorte de bruit sourd à l’intérieur du massif.

Il suspendit son travail, afin d’écouter plus attentivement… Le bruit arriva de nouveau à son oreille.

Se retirer du couloir, revenir vers Gordon et Baxter qui se trouvaient à l’orifice, leur faire part de l’incident, cela ne demanda que quelques instants.

« Illusion ! répondit Gordon. Tu as cru entendre…

— Prends ma place, Gordon, répondit Briant, appuie ton oreille contre la paroi et écoute ! »

Gordon s’introduisit dans l’étroit boyau et en ressortit quelques moments après.

« Tu ne t’es pas trompé !… dit-il. J’ai entendu comme des grondements éloignés !… »

Baxter recommença l’épreuve à son tour et ressortit en disant :

« Qu’est-ce que cela peut être ?

— Je ne puis l’imaginer ! répondit Gordon. Il faudrait prévenir Doniphan et les autres…

— Pas les petits ! ajouta Briant. Ils auraient peur ! »

Précisément, tous venaient de rentrer pour le dîner, et les petits eurent connaissance de ce qui se passait. Cela ne laissa pas de leur causer quelque effroi.

Doniphan, Wilcox, Webb, Garnett, se glissèrent successivement à travers le boyau. Mais le bruit avait cessé ; ils n’entendirent plus rien et furent portés à croire que leurs camarades avaient dû faire erreur.

En tout cas, il fut décidé que le travail ne serait point interrompu, et l’on s’y remit, dès que le dîner eut été achevé.

Or, pendant la soirée, aucun bruit ne s’était fait entendre, lorsque, vers neuf heures, de nouveaux grondements furent distinctement perçus à travers la paroi.

En ce moment, Phann, qui venait de se jeter dans le boyau, en ressortait, le poil hérissé, les lèvres retroussées au-dessus de ses crocs, donnant d’incontestables signes d’irritation, aboyant à grands coups, comme s’il eût voulu répondre aux grondements qui se produisaient à l’intérieur du massif.

Et alors, ce qui n’avait été, chez les petits, qu’un effroi mêlé de surprise, devint une véritable épouvante. L’imagination du boy anglais est sans cesse nourrie des légendes familières aux pays du Nord, et dans lesquelles les gnomes, les lutins, les valkyries, les sylphes, les ondines, les génies de toute provenance, rôdent autour de son berceau. Aussi, Dole, Costar, même Jenkins et Iverson, ne cachèrent-ils point qu’ils se mouraient de peur. Après avoir vainement essayé de les rassurer, Briant les obligea à regagner leurs couchettes, et, s’ils finirent par s’endormir, ce ne fut que très tard. Et encore rêvèrent-ils de fantômes, de spectres, d’êtres surnaturels, qui hantaient les profondeurs de la falaise – bref, les angoisses du cauchemar.

Gordon et les autres, eux, continuèrent à s’entretenir à voix basse de cet étrange phénomène. À plusieurs reprises, ils purent constater qu’il ne cessait de se reproduire, et que Phann persistait à manifester une étrange irritation.

Enfin, la fatigue l’emportant, tous allèrent se coucher, à l’exception de Briant et de Moko. Puis, un profond silence régna jusqu’au jour à l’intérieur de French-den.

Le lendemain, chacun fut sur pied de bonne heure. Baxter et Doniphan rampèrent jusqu’au fond du boyau… Aucun bruit ne se faisait entendre. Le chien, allant et venant sans montrer d’inquiétude, ne cherchait plus à s’élancer contre la paroi comme il l’avait fait la veille.

« Remettons-nous au travail, dit Briant.

— Oui, répondit Baxter. Il sera toujours temps de s’arrêter, s’il survient quelque bruit suspect.

— Ne serait-il pas possible, fit alors observer Doniphan, que ce grondement fût tout simplement celui d’une source qui passerait en bouillonnant à travers le massif ?

— On l’entendrait encore, fit observer Wilcox, et on ne l’entend plus !

— C’est juste, répondit Gordon, et je croirais plutôt que cela provient du vent qui doit s’engouffrer par quelque fissure à la crête de la falaise…

— Montons sur le plateau, dit Service, et là nous découvrirons peut-être… »

La proposition fut acceptée.

À une cinquantaine de pas en redescendant la berge, un sentier sinueux permettait d’atteindre l’arête supérieure du massif. En quelques instants, Baxter et deux ou trois autres l’eurent gravi et ils s’avancèrent sur le plateau jusqu’au-dessus de French-den. Ce fut peine inutile. À la surface de ce dos d’âne, revêtu d’une herbe courte et serrée, ils ne trouvèrent aucune fissure par laquelle un courant d’air ou une nappe d’eau auraient pu pénétrer. Et, lorsqu’ils redescendirent, ils n’en savaient pas davantage sur cet étrange phénomène que les petits expliquaient tout naïvement par le surnaturel.

Cependant le travail de perforation avait été repris et fut continué jusqu’à la fin de la journée. On n’entendit plus les bruits de la veille, bien que, d’après une observation faite par Baxter, la paroi, dont la sonorité avait été mate jusqu’alors, commençât à sonner le creux. Y avait-il donc dans cette direction une cavité naturelle à laquelle le boyau allait aboutir ? Et ne serait-ce pas dans cette cavité que le phénomène aurait pu se produire ? L’hypothèse d’une seconde excavation, contiguë à la caverne, n’avait rien d’inadmissible ; il était même à souhaiter qu’il en fût ainsi, car c’eût été autant de besogne épargnée dans l’œuvre d’agrandissement.

On le pense bien, tous y mirent une ardeur extraordinaire, et cette journée compta parmi l’une des plus fatigantes qu’ils eussent supportées jusqu’alors. Néanmoins, elle se passa sans incident notable, si ce n’est que, dans la soirée, Gordon constata que son chien avait disparu.

Ordinairement, à l’heure des repas, Phann ne manquait jamais de se placer près de l’escabeau de son maître ; ce soir-là, sa place était vide.

On appela Phann… Phann ne répondit pas.

Gordon alla sur le seuil de la porte. Il appela de nouveau… Silence complet.

Doniphan et Wilcox coururent l’un sur la berge du rio, l’autre du côté du lac… Pas de trace du chien.

En vain les recherches s’étendirent-elles à quelques centaines de pas aux abords de French-den !… Phann ne fut pas retrouvé.

Il était évident que le chien n’était plus à portée d’entendre, car il aurait certainement répondu à la voix de Gordon. S’était-il donc

Ils s’avancèrent jusqu’au-dessus de French-den. (Page 175.)


égaré ?… C’était assez inadmissible. Avait-il péri sous la dent de quelque fauve ?… Cela pouvait être, et c’est même ce qui eût le mieux expliqué sa disparition.

Il était neuf heures du soir. Une profonde obscurité enveloppait la falaise et le lac. Il fallut bien se résoudre à abandonner les recherches pour regagner French-den.

Tous rentrèrent alors, très inquiets – et non seulement inquiets,

« C’est le corps d’un chacal ! » (Page 180.)


mais désolés à la pensée que l’intelligent animal avait disparu pour toujours peut-être !

Les uns vinrent s’étendre sur leurs couchettes, les autres s’asseoir autour de la table, ne songeant guère à dormir. Il leur semblait qu’ils étaient plus seuls, plus délaissés, plus éloignés encore de leur pays et de leurs familles !

Soudain, au milieu du silence, de nouveaux grondements retentirent. Cette fois, c’étaient comme des hurlements, suivis de cris de douleur, et qui se prolongèrent pendant près d’une minute.

« C’est de là… C’est de là que cela vient ! » s’écria Briant, en s’élançant à travers le boyau.

Tous s’étaient levés, comme s’ils se fussent attendus à quelque apparition. L’épouvante avait repris les petits qui se fourraient sous leurs couvertures…

Dès que Briant fut ressorti :

« Il faut qu’il y ait là, dit-il, une cavité dont l’entrée se trouve au pied de la falaise…

— Et dans laquelle il est probable que des animaux se réfugient pendant la nuit ! ajouta Gordon.

— Cela doit être, répondit Doniphan. Aussi, demain, nous irons faire des recherches… »

En ce moment, un aboiement éclata, et, ainsi que les hurlements, il venait de l’intérieur du massif.

« Est-ce que Phann serait là, s’écria Wilcox, et aux prises avec quelque animal ?… »

Briant, qui venait de rentrer dans le boyau, écoutait, l’oreille appuyée contre la paroi du fond… Plus rien !… Mais que Phann fût là ou non, il n’était pas douteux qu’il existait une seconde excavation, laquelle devait communiquer avec l’extérieur, probablement par quelque trou perdu entre les broussailles enchevêtrées à la base de la falaise.

La nuit se passa, sans que ni hurlements ni aboiements se fussent de nouveau fait entendre.

Au jour levant, les fouilles, entreprises aussi bien du côté du rio que du côté du lac, ne donnèrent pas plus de résultat que l’avant-veille sur la crête du massif.

Phann, bien qu’on l’eût cherché et appelé dans les environs de French-den, n’avait point reparu.

Briant et Baxter se remirent tour à tour au travail. La pioche et le pic ne chômèrent pas. Pendant la matinée, le boyau gagna près de deux pieds en profondeur. De temps en temps, on s’arrêtait, on prêtait l’oreille… on n’entendait plus rien.

La besogne, interrompue pour le déjeuner de midi, recommença une heure après. Toutes les précautions avaient été prises pour le cas où un dernier coup de pioche, éventrant la paroi, aurait livré passage à quelque animal. Les petits avaient été emmenés du côté de la berge. Fusils et revolvers à la main, Doniphan, Wilcox et Webb se tenaient prêts à toute éventualité.

Vers deux heures, Briant poussa une exclamation. Son pic venait de traverser le calcaire qui s’était éboulé et laissait voir une assez large ouverture.

Briant rejoignit aussitôt ses camarades, qui ne savaient que penser…

Mais, avant qu’il eût pu ouvrir la bouche, un rapide glissement frôla les parois du boyau, et un animal s’élança d’un bond dans la caverne…

C’était Phann !

Oui ! Phann, qui, tout d’abord, se précipita vers un seau plein d’eau et se mit à boire avidement. Puis, la queue frétillante, sans montrer aucune irritation, il revint sauter autour de Gordon. Il n’y avait donc rien à craindre.

Briant prit alors un fanal et s’introduisit dans le boyau. Gordon, Doniphan, Wilcox, Baxter, Moko, le suivirent. Un instant après, tous ayant franchi l’orifice produit par l’éboulement, se trouvaient au milieu d’une sombre excavation dans laquelle ne pénétrait aucune lumière du dehors.

C’était une seconde caverne, ayant en hauteur et en largeur les mêmes dimensions que French-den, mais beaucoup plus profonde, et dont le sol était recouvert d’un sable fin sur une superficie de cinquante yards carrés.

Comme cette cavité ne semblait avoir aucune communication avec l’extérieur, on aurait pu craindre que l’air fût impropre à la respiration. Mais, puisque la lampe du fanal brûlait à pleine flamme, c’est que l’air s’y introduisait par une ouverture quelconque. Sans cela, d’ailleurs, comment Phann aurait-il pu y entrer ?

En ce moment, Wilcox heurta du pied un corps inerte et froid – ce qu’il reconnut en y portant la main.

Briant approcha le fanal.

« C’est le corps d’un chacal ! s’écria Baxter.

— Oui !… Un chacal que notre brave Phann aura étranglé ! répondit Briant.

— Voilà donc l’explication de ce que nous ne pouvions expliquer ! » ajouta Gordon.

Mais, si un ou plusieurs chacals avaient fait de cette caverne leur gîte habituel, par quelle issue y pénétraient-ils ? c’est là ce qu’il fallait absolument découvrir.

Aussi, après être ressorti de French-den, Briant vint-il longer la falaise du côté du lac. En même temps, il poussait des cris, auxquels répondirent enfin d’autres cris à l’intérieur. C’est de cette façon qu’il découvrit une étroite ouverture, entre les broussailles, au ras du sol, par laquelle se glissaient les chacals. Mais, depuis que Phann les y avait suivis, il s’était produit un éboulement partiel qui avait fermé cette ouverture, ainsi qu’on ne tarda pas à le reconnaître.

Donc, tout s’expliquait, les hurlements des chacals, les aboiements du chien qui, pendant vingt-quatre heures, s’était trouvé dans l’impossibilité de revenir au-dehors.

Quelle satisfaction ce fut ! Non seulement Phann était rendu à ses jeunes maîtres, mais aussi que de travail épargné ! Il y avait là « toute faite » comme dit Dole, une vaste cavité dont le naufragé Baudoin n’avait jamais soupçonné l’existence. En agrandissant l’orifice, ce serait une seconde porte ouverte du côté du lac. De là, grande facilité pour satisfaire à toutes les exigences du service intérieur. Aussi ces jeunes garçons, réunis dans la nouvelle caverne, poussèrent-ils des hurrahs, auxquels Phann mêla ses joyeux aboiements.

Avec quelle ardeur on se remit à l’ouvrage pour transformer le boyau en un couloir praticable ! La seconde excavation, à laquelle fut donné le nom de « hall », le justifiait par ses dimensions. En attendant que des caves eussent été ménagées latéralement au couloir, tout le matériel fut transporté dans ce hall. Il servirait aussi de dortoir et de salle de travail, tandis que la première chambre serait réservée pour la cuisine, l’office, le réfectoire. Mais, comme on en comptait faire le magasin général, Gordon proposa de l’appeler Store-room – ce qui fut adopté.

En premier lieu, on s’occupa de déménager les couchettes qui furent rangées symétriquement sur le sable du hall, où la place ne manquait point. Puis, on y disposa le mobilier du Sloughi, les divans, les fauteuils, les tables, les armoires, etc., et – ce qui était important – les poêles de la chambre et du salon du yacht dont l’installation fut faite de manière à chauffer cette vaste pièce. En même temps, on évida l’entrée du côté du lac, afin d’y adapter une des portes du schooner – travail dont Baxter ne se tira pas sans quelque peine. En outre, deux nouvelles embrasures ayant été percées de chaque côté de ladite porte, la lumière fut suffisamment donnée au hall, qui, le soir venu, s’éclairait d’un fanal suspendu à sa voûte.

Ces arrangements prirent une quinzaine de jours. Il était temps qu’ils fussent achevés, car, après s’être tenu au calme, le temps venait de se modifier. S’il ne fit pas encore extrêmement froid, les rafales devinrent si violentes que toute excursion au-dehors dut être interdite.

En effet, telle était la force du vent que, malgré l’abri de la falaise, il soulevait comme une mer les eaux du lac. Les lames déferlaient avec fracas, et, très certainement, une embarcation, chaloupe de pêche ou pirogue de sauvage, s’y fût trouvée en perdition. Il avait fallu retirer la yole à terre, sans quoi elle eût risqué d’être emportée. Par moments, les eaux du rio, refoulées inversement à son cours, recouvraient la berge et menaçaient de s’étendre jusqu’au contrefort. Heureusement, ni Store-room ni le hall n’étaient directement exposés aux coups de la bourrasque, puisque le vent soufflait de l’ouest. Aussi, les poêles et le fourneau de la cuisine, alimentés de bois sec dont on avait fait ample provision, fonctionnèrent-ils convenablement.

Comme il était à propos que tout ce qui avait été sauvé du Sloughi eût trouvé un abri sûr ! Les provisions n’avaient plus rien à redouter de l’inclémence du temps. Gordon et ses camarades, maintenant emprisonnés par la mauvaise saison, eurent le loisir de s’aménager plus confortablement. Ils avaient élargi le couloir et creusé deux profonds réduits, dont l’un, fermé par une porte, fut réservé aux munitions, de manière à prévenir tout danger d’explosion. Enfin, bien que les chasseurs ne pussent s’aventurer aux environs de French-den, rien qu’avec les oiseaux aquatiques, dont Moko n’arrivait pas toujours à faire disparaître le goût marécageux – ce qui provoquait des protestations et des grimaces – l’ordinaire était assuré. Il va sans dire, d’ailleurs, qu’une place avait été réservée au nandû dans un coin de Store-room, en attendant qu’on lui eût construit un enclos au-dehors.

C’est alors que Gordon eut la pensée de rédiger un programme, auquel chacun serait tenu de se soumettre, lorsqu’il aurait été approuvé de tous. Après la vie matérielle, il y avait encore lieu de songer à la vie morale. Savait-on ce que durerait le séjour sur cette île ? Si l’on parvenait à la quitter, quelle satisfaction ce serait d’avoir mis le temps à profit ! Avec les quelques livres fournis par la bibliothèque du schooner, les grands ne pouvaient-ils accroître la somme de leurs connaissances, tout en se consacrant à l’instruction des plus jeunes ? Excellente besogne, qui occuperait utilement et agréablement les longues heures de l’hiver !

Cependant, avant que ce programme eût été rédigé, une autre mesure fut prise dans les circonstances que voici.

Le soir du 10 juin, après le souper, tous étant réunis dans le hall autour des poêles qui ronflaient, la conversation vint à porter sur l’opportunité qu’il y aurait à donner des noms aux principales dispositions géographiques de l’île.

« Ce serait très utile et très pratique, dit Briant.

— Oui, des noms… s’écria Iverson, et, surtout, choisissons des noms bien jolis !

— Ainsi qu’ont toujours fait les Robinsons réels ou imaginaires ! répliqua Webb.

— Et, en réalité, mes camarades, dit Gordon, nous ne sommes pas autre chose…

— Un pensionnat de Robinsons ! s’écria Service.

— D’ailleurs, reprit Gordon, avec des noms donnés à la baie, aux rios, aux forêts, au lac, à la falaise, aux marais, aux promontoires, nous aurons plus de facilité pour nous y reconnaître ! »

On le pense bien, cette motion fut adoptée, et il n’y eut plus qu’à se mettre en frais d’imagination pour trouver des dénominations convenables.

« Nous avons déjà Sloughi-bay, sur laquelle notre yacht est venu s’échouer, dit Doniphan, et je pense qu’il convient de lui conserver ce nom auquel nous sommes habitués !

— Assurément ! répondit Cross.

— De même que nous conserverons le nom de French-den à notre demeure, ajouta Briant, en mémoire du naufragé dont nous avons pris la place ! »

Il n’y eut aucune contestation à ce sujet, même de la part de Doniphan, bien que l’observation vînt de Briant.

« Et maintenant, dit Wilcox, comment appellerons-nous le rio qui se jette dans Sloughi-bay ?

— Le rio Zealand, proposa Baxter. Ce nom nous rappellera celui de notre pays !

— Adopté !… Adopté ! »

Là-dessus, il n’y eut qu’une voix.

« Et le lac ?… demanda Garnett.

— Puisque le rio a reçu le nom de notre Zélande, dit Doniphan, donnons au lac un nom qui rappelle nos familles, et appelons-le Family-lake (Lac de la Famille) ! »

Ce qui fut admis par acclamation.

Avec quelle ardeur on se remit à l’ouvrage. (Page 180.)

On le voit, l’accord était complet, et c’est sous l’empire de ces mêmes sentiments que le nom d’Auckland-hill (colline d’Auckland) fut attribué à la falaise. Pour le cap qui la terminait – ce cap du haut duquel Briant avait cru découvrir une mer dans l’est – on l’appela, sur sa proposition, False-Sea-point (Pointe de la fausse mer.)

Quant aux autres dénominations qui furent successivement adoptées, les voici.

« Oui !… oui !… Hurrah pour Gordon ! » (Page 187.)

On nomma Traps-woods (bois des trappes), la partie de la forêt où les trappes avaient été découvertes, – Bog-woods (bois de la fondrière), l’autre partie, située entre Sloughi-bay et la falaise, – South-moors (marais du sud), le marécage qui couvrait toute la partie méridionale de l’île, – Dike-creek (ruisseau de la chaussée), le ruisseau barré par la petite chaussée de pierre, – Wreck-coast (côte de la tempête), la côte de l’île sur laquelle s’était échoué le yacht, – enfin Sport-terrace (terrasse du sport), l’emplacement limité par les rives du rio et du lac, formant devant le hall une sorte de pelouse qui serait destinée aux exercices indiqués dans le programme.

En ce qui concernait les autres points de l’île, on les dénommerait à mesure qu’ils seraient reconnus, et d’après les incidents dont ils auraient été le théâtre.

Cependant, il parut bon d’attribuer encore un nom aux principaux promontoires marqués sur la carte de François Baudoin. On eut ainsi, au nord de l’île, North-cape, à sa pointe sud, South-cape. Enfin, l’entente fut générale pour donner aux trois pointes qui se projetaient à l’ouest, sur le Pacifique, les dénominations de French-cape, British-cape et American-cape, en l’honneur des trois nations française, anglaise et américaine, représentées dans la petite colonie.

Colonie ! Oui ! Ce mot fut alors proposé pour rappeler que l’installation n’avait plus un caractère provisoire. Et, naturellement, il fut dû à l’initiative de Gordon, toujours plus préoccupé d’organiser la vie sur ce nouveau domaine que de chercher à en sortir. Ces jeunes garçons, ce n’étaient plus les naufragés du Sloughi, c’étaient les colons de l’île…

Mais de quelle île ?… Il restait à la baptiser à son tour.

« Tiens !… tiens !… Je sais bien comment on devrait l’appeler ! s’écria Costar !

— Tu sais cela… toi ? répondit Doniphan.

— Il va bien, le petit Costar ! s’écria Garnett.

— Pas de doute, il va l’appeler l’île Baby ! riposta Service.

— Allons ! Ne plaisantez pas Costar, dit Briant, et voyons son idée ! »

L’enfant, tout interloqué, se taisait.

« Parle, Costar, reprit Briant en l’encourageant du geste. Je suis sûr que ton idée est bonne !…

— Eh bien, dit Costar, puisque nous sommes des élèves de la pension Chairman, appelons-la l’île Chairman ! »

Et, en effet, on ne pouvait trouver mieux. Aussi ce nom fut-il admis aux applaudissements de tous – ce dont le Costar se montra très fier.

L’île Chairman ! Vraiment, ce nom avait une certaine tournure géographique, et il pourrait figurer très convenablement dans les atlas de l’avenir.

La cérémonie enfin terminée – à la satisfaction générale – le moment était venu d’aller prendre du repos, lorsque Briant demanda la parole.

« Mes camarades, dit-il, maintenant que nous avons donné un nom à notre île, ne serait-il pas convenable de choisir un chef pour la gouverner ?

— Un chef ?… répondit vivement Doniphan.

— Oui, il me semble que tout irait mieux, reprit Briant, si l’un de nous avait autorité sur les autres ! Ce qui se fait pour tout pays, n’est-il pas convenable de le faire pour l’île Chairman ?

— Oui !… Un chef… Nommons un chef ! s’écrièrent à la fois grands et petits.

— Nommons un chef, dit alors Doniphan, mais à la condition que ce ne soit que pour un temps déterminé… un an, par exemple !…

— Et qu’il pourra être réélu, ajouta Briant.

— D’accord !… Qui nommerons-nous ? » demanda Doniphan d’un ton assez anxieux.

Et il semblait que le jaloux garçon n’eût qu’une crainte : c’est qu’à défaut de lui, le choix de ses camarades se portât sur Briant ! .. Il fut vite détrompé à cet égard.

« Qui nommer ?… avait répondu Briant, mais le plus sage de tous… notre camarade Gordon !

— Oui !… Oui !… Hurrah pour Gordon ! »

Gordon voulait d’abord refuser l’honneur qu’on lui décernait, tenant plus à organiser qu’à commander. Toutefois, en songeant au trouble que les passions, presque aussi ardentes chez ces jeunes garçons que s’ils eussent été des hommes, pouvaient faire naître dans l’avenir, il se dit que son autorité ne serait pas inutile !

Et voilà comment Gordon fut proclamé chef de la petite colonie de l’île Chairman.