Deux Ans de vacances/Chapitre 22

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Hetzel (p. 340-358).

XXII

Une idée de Briant. – Joie des petits. – Construction d’un cerf-volant. – Expérience interrompue. – Kate. – Les survivants du Severn. – Dangers que courent Doniphan et ses camarades. – Dévouement de Briant. – Tous réunis.


On n’a point oublié dans quelles conditions Doniphan, Webb, Cross et Wilcox avaient quitté French-den. Depuis leur départ, la vie des jeunes colons était devenue bien triste. Avec quel profond chagrin tous avaient vu se produire cette séparation, dont les conséquences pouvaient être si fâcheuses dans l’avenir ! Certes, Briant n’avait rien à se reprocher, et, cependant, peut-être était-il plus affecté que les autres, puisque c’était à son sujet que la scission avait eu lieu.

En vain Gordon cherchait-il à le consoler en lui disant :

« Ils reviendront, Briant, et plus tôt qu’ils ne le pensent ! Si entêté que soit Doniphan, les circonstances seront plus fortes que lui ! Avant la mauvaise saison, je parierais qu’ils nous auront rejoints à French-den ! »

Briant, secouant la tête, n’osait rien répondre. Que des circonstances eussent pour résultat de ramener les absents, oui, peut-être ! Mais, alors, c’est que ces circonstances seraient devenues bien graves !

« Avant le retour de la mauvaise saison ! » avait dit Gordon. Les jeunes colons étaient-ils donc condamnés à passer un troisième hiver sur l’île Chairman ? Aucun secours ne leur arriverait-il d’ici là ? Ces parages du Pacifique n’étaient-ils point fréquentés, pendant l’été, par quelques bâtiments de commerce, et le ballon-signal, hissé sur la crête d’Auckland-hill ne serait-il pas enfin aperçu ?

Ce ballon, il est vrai, dressé à deux cents pieds seulement au-dessus du niveau de l’île, ne devait être visible que dans un rayon assez restreint. Aussi, après avoir vainement essayé avec Baxter d’établir le plan d’une embarcation qui eût été capable de tenir la mer, Briant fut-il conduit à chercher le moyen d’élever quelque signal à une plus grande hauteur. Souvent il en parlait, et, un jour, il dit à Baxter qu’il ne croyait pas impossible d’employer un cerf-volant à cet usage.

« Ni la toile ni la corde ne nous manquent, ajouta-t-il, et, en donnant à cet appareil des dimensions suffisantes, il planerait dans une zone élevée – à mille pieds, par exemple !

— Excepté les jours où il n’y aurait pas un souffle de vent ! fit observer Baxter.

— Ces jours-là sont rares, répondit Briant, et, par les temps calmes, nous en serions quittes pour ramener notre machine à terre. Mais, sauf dans ce cas, après avoir été fixée au sol par l’extrémité de sa corde, elle suivrait d’elle-même les changements de brise, et nous n’aurions point à nous inquiéter de sa direction.

— C’est à essayer, dit Baxter.

— De plus, répliqua Briant, si ce cerf-volant était visible pendant le jour à une grande distance – peut-être une soixantaine de milles – il le serait aussi pendant la nuit, si nous attachions un de nos fanaux à sa queue ou à sa carcasse ! »

En somme, l’idée de Briant ne laissait pas d’être pratique. Quant à son exécution, ce n’était pas pour embarrasser de jeunes garçons, qui avaient maintes fois enlevé des cerfs-volants dans les prairies de la Nouvelle-Zélande.

Aussi, lorsque le projet de Briant fut connu, causa-t-il une joie générale. Les petits surtout, Jenkins, Iverson, Dole et Costar, prirent la chose par le côté amusant et s’ébaudirent à la pensée d’un cerf-volant, qui dépasserait tout ce qu’ils avaient vu jusqu’alors. Quel plaisir ce serait de tirer sur la corde bien tendue, tandis qu’il se balancerait dans les airs !

« On lui mettra une longue queue ! disait l’un.

— Et de grandes oreilles ! répétait l’autre.

— On peindra dessus un magnifique « punch »[1] qui gigotera joliment là-haut !

— Et nous lui enverrons des postillons ! »

C’était une vraie joie ! Et, de fait, là où ces enfants ne voyaient qu’une distraction, il y avait une idée très sérieuse, et il était permis d’espérer qu’elle produirait d’heureux résultats.

Baxter et Briant se mirent donc à l’œuvre, le surlendemain même du jour où Doniphan et ses trois compagnons avaient abandonné French-den.

« Par exemple, s’écria Service, ce seront eux qui ouvriront l’œil, lorsqu’ils apercevront une pareille machine ! Quel malheur que mes Robinsons n’aient jamais eu la pensée de lancer un cerf-volant dans l’espace !

— Est-ce qu’on pourra l’apercevoir de tous les points de notre île ? demanda Garnett.

— Non seulement de notre île, répondit Briant, mais d’une grande distance sur les parages environnants.

— Le verra-t-on d’Auckland ?… s’écria Dole.

— Hélas, non ! répondit Briant en souriant de la réflexion. Après tout, quand Doniphan et les autres le verront, peut-être cela les engagera-t-il à revenir ! »

On le voit, le brave garçon ne songeait qu’aux absents et ne désirait qu’une chose, c’est que cette funeste séparation prît fin au plus vite.

Ce jour-là et les jours suivants furent employés à la construction du cerf-volant, auquel Baxter proposa de donner une forme octogone. L’armature, légère et résistante, fut faite avec une sorte de roseaux très rigides qui poussaient sur les bords du Family-lake. Elle était assez forte pour supporter l’effort d’une brise ordinaire. Sur cette armature, Briant fit tendre une des légères toiles, enduites de caoutchouc, qui servaient à recouvrir les claires-voies du schooner – toiles si imperméables que le vent ne pourrait filtrer à travers leur tissu. Quant à la corde, on emploierait une « ligne » longue d’au moins deux mille pieds, à torons très serrés, dont on faisait usage pour mettre le loch à la traîne et qui était capable de supporter une tension considérable.

Il va sans dire que l’appareil serait orné d’une queue magnifique, destinée à le maintenir en équilibre, lorsqu’il serait incliné sur la couche d’air. Il était si solidement construit qu’il eût pu, sans trop de danger, enlever n’importe lequel des jeunes colons dans les airs ! Mais il n’était point question de cela, et il suffisait qu’il fût assez solide pour résister à de fraîches brises, assez vaste pour atteindre une certaine hauteur, assez grand pour être aperçu dans un rayon de cinquante à soixante milles.

Il va de soi que ce cerf-volant ne devait pas être tenu à la main. Sous la poussée du vent, il aurait entraîné tout le personnel de la colonie, et plus vite qu’il ne l’eût voulu. Aussi la corde devait-elle être enroulée sur l’un des virevaux du schooner. Ce petit treuil horizontal fut donc apporté au milieu de Sport-terrace, et fortement fixé au sol, afin de résister à la traction du « Géant des airs » – nom que les petits admirent d’un commun accord.

Cette besogne ayant été achevée le 15 au soir, Briant remit au lendemain, dans l’après-midi, le lancement auquel assisteraient tous ses camarades.

Or, le lendemain, voilà qu’il fut impossible de procéder à l’expérience. Une tempête s’était déchaînée, et l’appareil eût été immédiatement mis en pièces, s’il avait donné prise au vent.

C’était cette même tempête qui avait assailli Doniphan et ses compagnons dans la partie septentrionale de l’île, en même temps qu’elle drossait la chaloupe et les naufragés américains contre les récifs du nord, auxquels on attribua plus tard le nom de Severn-shores (écueils du Severn).

Le surlendemain – 16 octobre – bien qu’une certaine accalmie

Nous lui enverrons des postillons. (Page 342.)


se fût produite, la brise était trop violente encore pour que Briant voulût lancer son appareil aérien. Mais, comme le temps se modifia dans l’après-midi, grâce à la direction du vent, qui mollit très sensiblement en passant au sud-est, on remit l’expérience au jour suivant.

C’était le 17 octobre – date qui allait prendre une place importante dans les annales de l’île Chairman.

La femme fit un mouvement. (Page 347.)


Bien que ce jour-là fût un vendredi, Briant ne crut pas devoir – par superstition – attendre vingt-quatre heures. D’ailleurs, le temps était devenu propice, avec une jolie brise, constante et régulière, de nature à bien soutenir le cerf-volant. Grâce à l’inclinaison que lui assurait son balancier sur le lit du vent, il s’élèverait à une grande hauteur, et, le soir venu, on le ramènerait pour y attacher un fanal, dont la lueur resterait visible toute la nuit.

La matinée fut consacrée aux derniers préparatifs, qui durèrent plus d’une heure après le déjeuner. Puis, tous se rendirent sur Sport-terrace.

« Quelle bonne idée Briant avait eue de construire cette machine ! » répétaient Iverson et les autres en battant des mains.

Il était une heure et demie. L’appareil, étendu sur le sol, sa longue queue déployée, allait être livré à l’action de la brise, et on n’attendait plus que le signal de Briant, lorsque celui-ci suspendit la manœuvre.

À ce moment, en effet, son attention venait d’être détournée par Phann, qui s’élançait précipitamment du côté de la forêt, en faisant entendre des aboiements si plaintifs, si étranges, qu’il y avait lieu d’en être surpris.

« Qu’a donc Phann ? demanda Briant.

— Est-ce qu’il a senti quelque animal sous les arbres ? répondit Gordon.

— Non !… Il aboierait autrement !

— Allons voir !… s’écria Service.

— Pas sans être armés ! » ajouta Briant.

Service et Jacques coururent à French-den, d’où ils revinrent chacun avec un fusil chargé.

« Venez, » dit Briant.

Et tous trois, accompagnés de Gordon, se dirigèrent vers la lisière de Traps-woods. Phann l’avait franchie déjà, et, si on ne le voyait plus, on l’entendait toujours.

Briant et ses camarades avaient fait cinquante pas à peine, lorsqu’ils aperçurent le chien arrêté devant un arbre, au pied duquel gisait une forme humaine.

Une femme était étendue là, immobile comme une morte, une femme dont les vêtements – jupe de grosse étoffe, corsage pareil, châle de laine brune, noué à sa ceinture – paraissaient encore en assez bon état. Sa figure portait des traces d’excessives souffrances, bien qu’elle fût de constitution robuste, n’étant d’ailleurs âgée que de quarante à quarante-cinq ans. Épuisée de fatigues, de faim peut-être, elle avait perdu connaissance, mais un léger souffle s’exhalait de ses lèvres.

Que l’on juge de l’émotion des jeunes colons en présence de la première créature humaine qu’ils eussent rencontrée depuis leur arrivée sur l’île Chairman !

« Elle respire !… Elle respire ! s’écria Gordon. Sans doute, la faim, la soif… »

Aussitôt Jacques courut vers French-den, d’où il rapporta un peu de biscuit avec une gourde de brandy.

Alors, Briant, penché sur cette femme, entr’ouvrit ses lèvres, étroitement serrées, et parvint à y introduire quelques gouttes de la réconfortante liqueur.

La femme fit un mouvement, releva ses paupières. Tout d’abord, son regard s’anima à la vue de ces enfants, réunis autour d’elle… Puis, ce morceau de biscuit que lui présentait Jacques, elle le porta avidement à sa bouche.

On le voyait, cette malheureuse se mourait de besoin plus que de fatigue.

Mais quelle était cette femme ? Serait-il possible d’échanger quelques paroles avec elle et de la comprendre ?…

Briant fut aussitôt fixé à cet égard.

L’inconnue s’était redressée, et elle venait de prononcer ces mots en anglais :

« Merci… mes enfants… merci ! »

Une demi-heure plus tard, Briant et Baxter l’avaient déposée dans le hall. Là, aidés de Gordon et de Doniphan, ils lui donnaient tous les soins que réclamait son état.

Dès qu’elle se sentit un peu remise, elle s’empressa de raconter son histoire.

Voici ce qu’elle dit, et l’on verra combien le récit de ses aventures devait intéresser les jeunes colons.

Elle était d’origine américaine, avait longtemps vécu sur les territoires du Far-West aux États-Unis. Elle se nommait Catherine Ready, ou plus simplement Kate. Depuis plus de vingt ans, elle remplissait les fonctions de femme de confiance, au service de la famille William R. Penfield, qui habitait Albany, capitale de l’État de New York.

Il y avait un mois, Mr. et Mrs. Penfield, voulant se rendre au Chili, où demeurait un de leurs parents, étaient venus à San Francisco, le principal port de la Californie, pour s’embarquer sur le navire de commerce, le Severn, commandé par le capitaine John F. Turner. Ce navire était à destination de Valparaiso, Mr. et Mrs Penfield y prirent passage avec Kate, qui faisait pour ainsi dire partie de leur famille.

Le Severn était un bon navire, et il eût fait, sans doute, une excellente traversée, si les huit hommes de son équipage, nouvellement recrutés, n’eussent été des misérables de la pire espèce. Neuf jours après le départ, l’un d’eux, Walston, aidé de ses compagnons, Brandt, Rock, Henley, Cook, Forbes, Cope et Pike, provoqua une révolte dans laquelle le capitaine Turner et son second furent tués, en même temps que Mr. et Mrs. Penfield.

Le but des meurtriers, après s’être emparés du navire, était de l’employer à la traite, qui s’opérait encore avec quelques provinces du Sud-Amérique.

Deux personnes à bord avaient été seules épargnées : Kate, en faveur de laquelle avait réclamé le matelot Forbes – moins cruel que ses complices, – puis le master du Severn, un homme d’une trentaine d’années, nommé Evans, auquel il était nécessaire de s’en remettre pour diriger le bâtiment.

Ces horribles scènes avaient eu lieu dans la nuit du 7 au 8 octobre, alors que le Severn se trouvait à deux cents milles environ de la côte chilienne.

Sous peine de mort, Evans fut contraint à manœuvrer, de manière à doubler le cap Horn, afin d’atteindre les parages à l’ouest de l’Afrique.

Mais, quelques jours après – on ne sut jamais à quelle cause l’attribuer – un incendie se déclara à bord. En peu d’instants, sa violence fut telle que Walston et ses compagnons essayèrent vainement de sauver le Severn d’une destruction complète. L’un d’entre eux, Henley, périt même en se précipitant à la mer pour échapper au feu. Il fallut abandonner le navire, jeter à la hâte dans la chaloupe quelques provisions, quelques munitions, quelques armes, et s’éloigner au moment où le Severn sombrait au milieu des flammes.

La situation des naufragés était extrêmement critique, puisque deux cents milles les séparaient des terres les plus rapprochées. Ce n’aurait été que justice, en vérité, que la chaloupe eût péri avec les scélérats qu’elle portait, si Kate et le master Evans n’avaient été à bord.

Le surlendemain, une violente tempête s’éleva – ce qui rendit la situation plus terrible. Mais, comme le vent soufflait du large, l’embarcation, son mât brisé, sa voile en lambeaux, fut poussée vers l’île Chairman. On sait comment, dans la nuit du 15 au 16, après avoir été roulée à la surface des brisants, elle vint s’échouer sur la grève, ayant sa membrure en partie fracassée et son bordage entr’ouvert.

Walston et ses compagnons, épuisés par une longue lutte contre la tempête, leurs provisions en partie consommées, n’en pouvaient plus de froid et de fatigue. Aussi étaient-ils à peu près inanimés, lorsque la chaloupe aborda les récifs. Un coup de mer enleva alors cinq d’entre eux, un peu avant l’échouage, et, quelques instants après, les deux autres furent projetés sur le sable, tandis que Kate tombait du côté opposé de l’embarcation.

Ces deux hommes restèrent assez longtemps évanouis, comme Kate l’était elle-même. Ayant bientôt repris connaissance, Kate eut soin de rester immobile, bien qu’elle dût penser que Walston et les autres eussent péri. Elle attendait le jour pour aller chercher assistance sur cette terre inconnue, quand, vers trois heures du matin, des pas firent craquer le sable près de la chaloupe.

C’étaient Walston, Brandt et Rock, qui, non sans peine, avaient pu se sauver du coup de mer, avant l’échouage de l’embarcation. Ayant traversé le banc des récifs et atteint l’endroit où gisaient leurs compagnons, Forbes et Pike, ils s’empressèrent de les ramener à la vie ; puis ils délibérèrent pendant que le master Evans les attendait à quelques centaines de pas de là, sous la garde de Cope et de Rock.

Et voici les propos qui furent échangés – propos que Kate entendit très distinctement :

« Où sommes-nous ? demanda Rock.

— Je ne sais ! répondit Walston. Peu importe ! Ne restons pas ici et descendons vers l’est ! Nous verrons à nous débrouiller, quand le jour sera venu !

— Et nos armes ?… dit Forbes.

— Les voici, avec nos munitions qui sont intactes ! » répondit Walston.

Et il sortit du coffre de la chaloupe cinq fusils et plusieurs paquets de cartouches.

« C’est peu, ajouta Rock, pour se tirer d’affaire dans ces pays de sauvages !

— Où est Evans ?… demanda Brandt.

— Evans est là, répondit Walston, surveillé par Cope et Rock. Il faudra bien qu’il nous accompagne, bon gré mal gré, et, s’il résiste, je me charge de le mettre à la raison !

— Qu’est devenue Kate !… dit Rock. Est-ce qu’elle serait parvenue à se sauver ?…

— Kate ?… répondit Walston. Plus rien à craindre d’elle ! Je l’ai vue passer par-dessus le bord, avant que la chaloupe se soit mise au plein, et elle est par le fond !

— Bon débarras, après tout !… répondit Rock. Elle en savait un peu trop long sur notre compte.

— Elle ne l’aurait pas su longtemps ! » ajouta Walston, sur les intentions duquel il n’y avait point à se tromper.

Kate, qui avait tout entendu, était bien résolue à s’enfuir, après le départ des matelots du Severn.

Quelques instants à peine écoulés, Walston et ses compagnons, soutenant Forbes et Pike, dont les jambes n’étaient guère solides, emportaient leurs armes, leurs munitions, ce qui restait de provisions dans les coffres de la chaloupe – c’est-à-dire cinq à six livres de viande salée, un peu de tabac et deux ou trois gourdes de gin. Ils s’éloignaient, au moment où la bourrasque était dans toute sa violence.

Dès qu’ils furent à bonne distance, Kate se releva. Il était temps, car la marée montante atteignait déjà la grève, et, bientôt elle eût été entraînée par le flot.

On comprend maintenant pourquoi Doniphan, Wilcox, Webb et Cross, lorsqu’ils revinrent, pour rendre les derniers devoirs aux naufragés, trouvèrent la place vide. Déjà Walston et sa bande avaient descendu dans la direction de l’est, tandis que Kate, prenant à l’opposé, se dirigeait, sans le savoir, vers la pointe septentrionale du Family-lake.

Ce fut là qu’elle arriva dans l’après-midi du 16, épuisée de fatigue et de faim. Quelques fruits sauvages, c’était tout ce qu’elle avait eu pour se réconforter. Elle suivit alors la rive gauche, marcha toute la nuit, toute la matinée du 17, et vint tomber à l’endroit où Briant l’avait relevée à demi-morte.

Tels étaient les événements dont Kate fit le récit – événements d’une extrême gravité. En effet, sur l’île Chairman, où les jeunes colons avaient vécu en complète sécurité jusqu’alors, sept hommes, capables de tous les crimes, avaient pris terre. S’ils découvraient French-den, hésiteraient-ils à l’attaquer ? Non ! Ils avaient un intérêt trop réel à s’emparer de son matériel, à enlever ses provisions, ses armes, ses outils surtout, sans lesquels il leur serait impossible de mettre la chaloupe du Severn en état de reprendre la mer. Et, dans ce cas, quelle résistance pourraient opposer Briant et ses camarades, dont les plus grands comptaient alors une quinzaine d’années au plus et les plus petits dix ans à peine ! N’étaient-ce pas là d’effrayantes éventualités ? Si Walston demeurait sur l’île, nul doute qu’il ne fallût s’attendre à quelque agression de sa part !

Avec quelle émotion tous écoutèrent le récit de Kate, il n’est que trop facile de l’imaginer.

Et, en l’entendant, Briant ne songeait qu’à ceci : c’est que, si l’avenir offrait de tels dangers, Doniphan, Wilcox, Webb et Cross étaient les premiers menacés. En effet, comment se tiendraient-ils sur leurs gardes, s’ils ignoraient la présence des naufragés du Severn sur l’île Chairman, et précisément sur cette partie du littoral qu’ils exploraient en ce moment ? Ne suffirait-il pas d’un coup de fusil, tiré par l’un d’eux, pour que leur situation fût révélée à Walston ? Et alors, tous quatre tomberaient entre les mains de scélérats, dont ils n’auraient aucune pitié à attendre !

« Il faut aller à leur secours, dit Briant, et qu’ils aient été prévenus avant demain…

— Et ramenés à French-den ! ajouta Gordon. Plus que jamais, il importe que nous soyons réunis, afin de prendre des mesures contre une attaque de ces malfaiteurs !

— Oui ! reprit Briant, et puisqu’il est nécessaire que nos camarades reviennent, ils reviendront !… J’irai les chercher !

— Toi, Briant ?

— Moi, Gordon !

— Et comment ?…

— Je m’embarquerai dans la yole avec Moko. En quelques heures, nous aurons traversé le lac et descendu l’East-river, comme nous l’avons fait déjà. Toutes les chances sont pour que nous rencontrions Doniphan à l’embouchure…

— Quand comptes-tu partir ?…

— Dès ce soir, répondit Briant, lorsque l’obscurité nous permettra de traverser le lac sans être aperçus.

— Irai-je avec toi, frère ?… demanda Jacques.

— Non, répliqua Briant. Il est indispensable que nous puissions

Walston et ses compagnons, soutenant Forbes et Pike. (Page 351.)


tous revenir dans la yole, et nous aurons bien de la peine à y trouver place pour six !

— Ainsi, c’est décidé ?… demanda Gordon.

— Décidé ! » lui dit Briant.

En réalité, c’était le meilleur parti à prendre – non seulement dans l’intérêt de Doniphan, de Wilcox, de Cross et de Webb, mais aussi dans l’intérêt de la petite colonie. Quatre garçons de plus, et non des moins vigoureux, ce secours ne serait pas à dédaigner en cas d’agression. D’autre part, il n’y avait pas une heure à perdre, si l’on voulait que tous fussent réunis à French-den avant vingt-quatre heures.

Comme on le pense, il ne pouvait plus être question d’enlever le cerf-volant dans les airs. C’eût été de la dernière imprudence. Ce n’est pas à des navires – s’il en passait au large de l’île – qu’il eût signalé la présence des jeunes colons, c’est à Walston, à ses complices. À ce propos même, Briant jugea convenable de faire abattre le mât de signaux, élevé sur la crête d’Auckland-hill.

Jusqu’au soir, tous restèrent enfermés dans le hall. Kate avait entendu le récit de leurs aventures. L’excellente femme ne pensait plus à elle pour ne penser qu’à eux. S’ils devaient rester ensemble sur l’île Chairman, elle serait leur servante dévouée, elle les soignerait, elle les aimerait comme une mère. Et déjà, aux petits, à Dole, à Costar, elle donnait ce nom caressant de « papooses », par lequel on désigne les babys anglais dans les territoires du Far-West.

Déjà aussi, en souvenir de ses romans de prédilection, Service avait proposé de l’appeler Vendredine – ainsi que Crusoé avait fait de son compagnon, d’impérissable mémoire – puisque c’était précisément un vendredi que Kate était arrivée à French-den.

Et il ajouta :

« Ces malfaiteurs, c’est comme qui dirait les sauvages de Robinson ! Il y a toujours un moment où les sauvages arrivent, et, toujours un moment où l’on en vient à bout ! »

À huit heures, les préparatifs de départ étaient achevés. Moko, dont le dévouement ne reculait devant aucun danger, se réjouissait d’accompagner Briant dans cette expédition.

Tous deux s’embarquèrent, munis de quelques provisions et armés chacun d’un revolver et d’un coutelas. Après avoir dit adieu à leurs camarades, qui ne les virent pas s’éloigner sans un serrement de cœur, ils eurent bientôt disparu au milieu des ombres du Family-lake. Au coucher du soleil, une petite brise s’était levée, qui soufflait du nord, et, si elle se maintenait, elle servirait la yole à l’aller comme au retour.

En tout cas, cette brise resta favorable pour la traversée de l’ouest à l’est. La nuit était très obscure – circonstance heureuse pour Briant qui voulait passer inaperçu. En se dirigeant au moyen de la boussole, il avait la certitude d’atteindre la rive opposée qu’il suffirait de remonter ou de descendre, suivant que la légère embarcation l’accosterait en dessus ou en dessous du cours d’eau. Toute l’attention de Briant et de Moko se portait dans cette direction, où ils craignaient d’apercevoir quelque feu – ce qui eût très probablement indiqué la présence de Walston et de ses compagnons, car Doniphan devait plutôt être campé sur le littoral, à l’embouchure de l’East-river.

Six milles furent enlevés en deux heures. La yole n’avait pas trop souffert de la brise, bien que celle-ci eût quelque peu fraîchi. L’embarcation accosta près de l’endroit où elle avait atterri la première fois, et dut longer la rive pendant un demi-mille, afin de gagner l’étroite crique par laquelle les eaux du lac s’écoulaient dans le rio. Cela prit un certain temps. Le vent étant debout alors, il fut nécessaire de marcher à l’aviron. Tout paraissait tranquille sous le couvert des arbres, penchés au-dessus des eaux. Pas un glapissement ni un hurlement dans les profondeurs de la forêt, pas un feu suspect sous les noirs massifs de verdure.

Pourtant, vers dix heures et demie, Briant, qui était assis à l’arrière de la yole, arrêta le bras de Moko. À quelques centaines de pieds de l’East-river, sur la rive droite, un foyer à demi éteint jetait sa lueur mourante à travers l’ombre. Qui était campé là ?… Walston ou Doniphan ?… Il importait de le reconnaître, avant de s’engager dans le courant du rio.

« Débarque-moi, Moko, dit Briant.

— Vous ne voulez pas que je vous accompagne, monsieur Briant ? répondit le mousse à voix basse.

— Non ! Mieux vaut que je sois seul ! Je risquerai moins d’être vu en approchant ! »

La yole rangea la berge et Briant sauta à terre, après avoir recommandé à Moko de l’attendre. Il avait à la main son coutelas, à la ceinture son revolver dont il était bien décidé à ne se servir qu’à la dernière extrémité, afin d’agir sans bruit.

Après avoir gravi la berge, le courageux garçon se glissa sous les arbres.

Tout à coup, il s’arrêta. À une vingtaine de pas, dans la demi-clarté que le foyer répandait encore, il lui semblait entrevoir une ombre, qui rampait entre les herbes comme il l’avait fait lui-même.

En ce moment, éclata un rugissement formidable. Puis, une masse bondit en avant.

C’était un jaguar de grande taille. Aussitôt ces cris de se faire entendre :

« À moi !… À moi ! »

Briant reconnut la voix de Doniphan. C’était lui, en effet. Ses compagnons étaient restés à leur campement établi près de la rive du rio.

Doniphan, renversé par le jaguar, se débattait, sans pouvoir faire usage de ses armes.

Wilcox, réveillé par ses cris, accourut, son fusil épaulé, prêt à faire feu…

« Ne tire pas !… Ne tire pas !… » cria Briant.

Et, avant que Wilcox eût pu l’apercevoir, Briant se précipita sur le fauve, qui se retourna contre lui, tandis que Doniphan se relevait lestement.

Par bonheur, Briant put se jeter de côté, après avoir frappé le jaguar de son coutelas. Cela fut fait si rapidement que ni Doniphan ni Wilcox n’eurent le temps d’intervenir. L’animal, atteint mortellement était tombé, à l’instant où Webb et Cross s’élançaient au secours de Doniphan.

Mais la victoire avait failli coûter cher à Briant, dont l’épaule saignait, déchirée d’un coup de griffe.

« Comment es-tu ici ? s’écria Wilcox..

— Vous le saurez plus tard ! répondit Briant. Venez !… venez !

— Pas avant que je ne t’aie remercié. Briant ! dit Doniphan. Tu m’as sauvé la vie…

— J’ai fait ce que tu aurais fait à ma place ! répondit Briant. Ne parlons plus de cela, et suivez-moi !… »

Cependant, bien que la blessure de Briant ne fût pas grave, il fallut la bander fortement avec un mouchoir, et, tandis que Wilcox le pansait, le brave garçon put mettre ses camarades au courant de la situation.

Ainsi, ces hommes que Doniphan croyait avoir été emportés, à l’état de cadavres, par la marée montante, étaient vivants ! Ils erraient à travers l’île ! C’étaient des malfaiteurs, souillés de sang ! Une femme avait fait naufrage avec eux dans la chaloupe du Severn, et cette femme était à French-den ?… À présent, plus de sécurité sur l’île Chairman !… Voilà pourquoi Briant avait crié à Wilcox de ne pas faire feu sur le jaguar, de peur que la détonation fût entendue, pourquoi Briant n’avait voulu se servir que de son coutelas pour frapper le fauve !

« Ah ! Briant, tu vaux mieux que moi ! s’écria Doniphan avec une vive émotion et dans un élan de reconnaissance qui l’emportait sur son caractère si hautain.

— Non, Doniphan, non, mon camarade, répondit Briant, et, puisque je tiens ta main, je ne la lâcherai que lorsque tu auras consenti à revenir là-bas…

— Oui, Briant, il le faut ! répondit Doniphan. Compte sur moi ! Désormais, je serai le premier à t’obéir ! Demain… au point du jour… nous partirons…

— Non, tout de suite, répondit Briant, afin d’arriver, sans risquer d’être vus !

— Et comment ?… demanda Cross.

— Moko est là ! Il nous attend avec la yole ! Nous allions nous engager dans l’East-river, lorsque j’ai aperçu la lueur d’un feu, qui était le vôtre.

— Et tu es arrivé à temps pour me sauver !… répéta Doniphan.

— Et aussi pour te ramener à French-den ! »

Maintenant, pourquoi Doniphan, Wilcox, Webb et Cross étaient-ils campés en cet endroit et non à l’embouchure de l’East-river ? L’explication en fut donnée en quelques mots.

Après avoir quitté la côte des Severn-shores, tous quatre étaient revenus au port de Bear-rock dans la soirée du 16. Dès le lendemain matin, comme il était convenu, ils avaient remonté la rive gauche de l’East-river jusqu’au lac, où ils s’étaient établis en attendant le jour pour regagner French-den.

Dès l’aube, Briant et ses camarades avaient pris place dans la yole, et, comme elle était bien étroite pour six, il fallut manœuvrer avec précaution.

Mais la brise était favorable, et Moko dirigea si adroitement son embarcation que la traversée se fit sans accidents.

Avec quelle joie Gordon et les autres accueillirent les absents, quand, vers quatre heures du matin, ils débarquèrent à la digue du rio Zealand ! Si de grands dangers les menaçaient, du moins, ils étaient tous à French-den !




  1. Polichinelle.