Deux Ans de vacances/Chapitre 23

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Hetzel (p. 359-373).

C’était une belle liqueur blanchâtre. (Page 365.)

XXIII

La situation telle qu’elle est. – Précautions prises. – La vie modifiée. – L’arbre à vache. – Ce qu’il importerait de savoir. – Une proposition de Kate. – Briant obsédé par une idée. – Son projet. – Discussion. – À demain.


La colonie était donc au complet, et même accrue d’un nouveau membre – cette bonne Kate, jetée à la suite d’un effroyable drame de mer sur les grèves de l’île Chairman. De plus, l’accord allait maintenant régner à French-den – accord que rien ne devait désormais troubler. Si Doniphan éprouvait encore quelque regret de ne point être le chef des jeunes colons, du moins leur était-il revenu tout entier. Oui, cette séparation de deux ou trois jours avait porté ses fruits. Plus d’une fois déjà, sans rien dire à ses camarades, sans vouloir avouer ses torts, alors que l’amour-propre parlait chez lui plus haut que l’intérêt, il n’en avait pas moins compris à quelle sottise le menait son entêtement. D’autre part, Wilcox, Cross et Webb n’étaient pas sans éprouver la même impression. Aussi, après le dévouement dont Briant avait fait preuve envers lui, Doniphan s’était-il abandonné à ses bons sentiments, dont il ne devait plus jamais se départir.

D’ailleurs, de très sérieux dangers menaçaient French-den, exposé aux attaques de sept malfaiteurs, vigoureux et armés. Sans doute, l’intérêt de Walston était de chercher à quitter promptement l’île Chairman ; mais, s’il venait à soupçonner l’existence d’une petite colonie, bien pourvue de tout ce qui lui manquait, il ne reculerait pas devant une agression où toutes les chances seraient pour lui. Les jeunes colons durent s’astreindre à prendre de minutieuses précautions, à ne plus s’éloigner du rio Zealand, à ne pas se hasarder aux environs du Family-lake sans nécessité tant que Walston et sa bande n’auraient pas quitté l’île.

Et d’abord, il y eut lieu de savoir si, pendant leur retour des Severn-shores à Bear-rock, Doniphan, Cross, Webb et Wilcox n’avaient rien remarqué qui fût de nature à leur faire soupçonner la présence des matelots du Severn ?

« Rien, répondit Doniphan. À la vérité, pour revenir à l’embouchure de l’East-river, nous n’avons pas suivi le chemin que nous avions pris en remontant vers le nord.

— Il est pourtant certain que Walston s’est éloigné dans la direction de l’est ! fit observer Gordon.

— D’accord, répondit Doniphan ; mais, il a dû longer la côte, tandis que nous revenions directement par Beechs-forest. Prenez la carte, et vous verrez que l’île forme une courbe très prononcée au

WEBB, CROSS et WILCOX
dessus de Deception-bay. Il y a là une vaste contrée où ces malfaiteurs ont pu chercher refuge, sans trop s’écarter de l’endroit où ils avaient laissé leur chaloupe. – Au fait, peut-être Kate saurait-elle nous dire à peu près dans quels parages se trouve située l’île Chairman ? »

Kate, interrogée déjà à ce sujet par Gordon et Briant, n’avait rien pu leur répondre. Après l’incendie du Severn, lorsque le master Evans eut pris la barre de la chaloupe, il avait manœuvré de manière à rallier au plus près le continent américain, dont l’île Chairman ne pouvait être très éloignée. Or, il n’avait jamais prononcé le nom de cette île sur laquelle la tempête l’avait poussé. Toutefois, comme les nombreux archipels de la côte ne devaient être qu’à une distance relativement courte, il y avait des raisons très plausibles pour que Walston voulût tenter de les atteindre, et, en attendant, qu’il eût intérêt à rester sur le littoral de l’est. En effet, dans le cas où il parviendrait à remettre son embarcation en état de naviguer, il n’aurait pas grand’peine à se diriger vers quelque terre du Sud-Amérique.

« À moins, fit observer Briant, que Walston, arrivé à l’embouchure d’East-river et y retrouvant des traces de ton passage, Doniphan, n’ait l’idée de pousser plus loin ses recherches !

— Quelles traces ? répondit Doniphan. Un amas de cendres éteintes ? Et qu’en pourrait-il conclure ? Serait-ce que l’île est habitée ? Eh bien, dans ce cas, ces misérables ne songeraient qu’à se cacher…

— Sans doute, répliqua Briant, à moins qu’ils ne découvrent que la population de l’île se réduit à une poignée d’enfants ! Ne faisons donc rien qui puisse leur apprendre qui nous sommes ! – Cela m’amène à te demander, Doniphan, si tu as eu l’occasion de tirer quelques coups de feu pendant ton retour à Deception-bay ?

— Non, et par extraordinaire, répondit Doniphan en souriant, car je suis un peu trop brûleur de poudre ! Depuis que nous avons abandonné la côte, nous étions suffisamment pourvus de gibier, et aucune détonation n’a pu révéler notre présence. Hier, dans la nuit, Wilcox a failli tirer sur le jaguar ; mais, par bonheur, tu es arrivé à temps pour l’en empêcher, Briant, et me sauver la vie en risquant la tienne !

— Je te le répète, Doniphan, je n’ai fait que ce que tu aurais fait à ma place ! – Et, à l’avenir, plus un seul coup de fusil ! Cessons même les visites à Traps-woods, et vivons sur nos réserves ! »

Il va sans dire que, dès son arrivée à French-den, Briant avait reçu tous les soins que nécessitait sa blessure, dont la cicatrisation fut bientôt complète. Il ne lui resta plus qu’une certaine gêne dans le bras – gêne qui ne tarda pas à disparaître.

Cependant le mois d’octobre venait de finir, et Walston n’avait pas encore été signalé aux environs du rio Zealand. Était-il donc parti, après avoir réparé sa chaloupe ? Ce n’était pas impossible, car il devait posséder une hache – Kate s’en souvint – et pouvait se servir aussi de ces solides couteaux que les marins ont toujours en poche, le bois ne manquant pas à proximité des Severn-shores.

Toutefois, dans l’ignorance où l’on était à cet égard, la vie ordinaire dut être modifiée. Plus d’excursions au loin, si ce n’est le jour où Baxter et Doniphan allèrent abattre le mât de signaux, qui se dressait à la crête d’Auckland-hill.

De ce point, Doniphan promena sa lunette sur les masses de verdure qui s’arrondissaient au levant. Bien que son regard ne pût atteindre jusqu’au littoral, caché derrière le rideau des Beechs-forest, si quelque fumée se fût élevée dans l’air, il l’aurait certainement aperçue – ce qui eût indiqué que Walston et les siens étaient campés sur cette partie de l’île. Doniphan ne vit rien dans cette direction, ni davantage au large de Sloughi-bay, dont les parages étaient toujours déserts.

Depuis que les excursions étaient interdites, depuis qu’il y avait lieu de laisser les fusils au repos, les chasseurs de la colonie avaient été contraints de renoncer à leur exercice de prédilection. Heureusement les pièges et collets, tendus aux abords de French-den, fournissaient du gibier en quantité suffisante. D’ailleurs, les tinamous et les outardes s’étaient tellement multipliés dans la basse-cour, que Service et Garnett furent obligés d’en sacrifier un bon nombre. Comme on avait fait une très abondante récolte des feuilles de l’arbre à thé, ainsi que de cette sève d’érables, qui se transforme si aisément en sucre, il ne fut pas nécessaire de remonter jusqu’au Dike-creek pour renouveler ces provisions. Et même, si l’hiver arrivait avant que les jeunes colons eussent recouvré leur liberté, ils étaient largement pourvus d’huile pour leurs fanaux, de conserves et de gibier pour leur office. Ils n’auraient à refaire que le stock de combustible, en charriant le bois coupé dans les massifs de Bog-woods, et sans trop s’exposer, en suivant la rive du rio Zealand.

À cette époque, une nouvelle découverte vint même ajouter au bien-être de French-den.

Cette découverte ne fut point due à Gordon, bien qu’il fût très entendu aux choses de la botanique. Non ! C’est à Kate qu’en revint tout le mérite.

Il y avait, sur la limite des Bog-woods, un certain nombre d’arbres, qui mesuraient cinquante à soixante pieds de hauteur. Si la hache les avait épargnés jusqu’alors, c’est que leur bois, très filandreux, eût médiocrement alimenté les foyers du hall et de l’enclos. Ils portaient des feuilles de forme oblongue, qui s’alternaient aux nœuds de leurs branches, et dont l’extrémité était armée d’une pointe acérée.

Dès la première fois – le 25 octobre – que Kate aperçut un de ces arbres, elle s’écria :

« Eh !… Voici l’arbre à vache ! »

Dole et Costar, qui l’accompagnaient, partirent d’un franc éclat de rire.

« Comment, l’arbre à vache ? dit l’un.

— Est-ce que les vaches le mangent ? dit l’autre.

— Non, mes papooses, non, répondit Kate. Si on l’appelle ainsi, c’est qu’il donne du lait, et du lait meilleur que celui de vos vigognes ! »

En rentrant à French-den, Kate fit part à Gordon de sa découverte. Gordon appela aussitôt Service, et tous deux retournèrent avec Kate à la lisière des Bog-woods. Après avoir examiné l’arbre en question, Gordon pensa que ce devait être un de ces « galactendrons » qui poussent en assez grand nombre dans les forêts du nord de l’Amérique, et il ne se trompait pas.

Précieuse découverte ! En effet, il suffit de faire une incision dans l’écorce de ces galactendrons pour qu’il s’en échappe un suc d’une apparence laiteuse, ayant le goût et les propriétés nutritives du lait de vache. En outre, quand on laisse ce lait se coaguler, il forme une sorte de fromage excellent, en même temps qu’il produit une cire très pure, comparable à la cire des abeilles, et dont on peut faire des bougies de bonne qualité.

« Eh bien, s’écria Service, si c’est un arbre à vache, ou plutôt un arbre-vache, il faut le traire ! »

Et, sans s’en douter, le joyeux garçon venait d’employer l’expression dont se servent les Indiens, puisqu’ils disent couramment : « Allons traire l’arbre. »

Gordon fit une incision dans l’écorce du galactendron, et il en sortit un suc, dont Kate recueillit deux bonnes pintes dans un vase qu’elle avait apporté.

C’était une belle liqueur blanchâtre, d’un aspect très appétissant, et qui renferme les mêmes éléments que le lait de vache. Elle est même plus nourrissante, plus consistante, et aussi d’une saveur plus agréable. Le vase fut vidé en un instant à French-den, et Costar s’en barbouilla la bouche comme un jeune chat. À la pensée de tout ce qu’il ferait de cette nouvelle substance, Moko ne cacha point sa satisfaction. D’ailleurs, il n’aurait point à la ménager. Il n’était pas loin, le « troupeau » de galactendrons, qui lui fournirait abondamment ce lait végétal !

En vérité, – on ne saurait trop le répéter, – l’île Chairman eût pu suffire aux besoins d’une nombreuse colonie. L’existence des jeunes garçons y était assurée, même pour un long temps. En outre, l’arrivée de Kate parmi eux, les soins qu’ils pouvaient attendre de cette femme dévouée, à laquelle ils inspiraient une affection maternelle, tout se réunissait pour leur rendre la vie plus facile !

Pourquoi fallait-il que la sécurité d’autrefois fût maintenant troublée sur l’île Chairman ! Que de découvertes, sans doute, Briant et ses camarades eussent faites en organisant des explorations sur les parties inconnues de l’est, et auxquelles il fallait renoncer à présent ! Leur serait-il jamais donné de reprendre leurs excursions, n’ayant à redouter que la rencontre de quelques fauves – moins dangereux, à coup sûr, que ces fauves à figure humaine, contre lesquels ils devaient se garder nuit et jour !

Cependant, jusqu’aux premiers jours de novembre, aucune trace suspecte n’avait été relevée aux environs de French-den. Briant se demandait même si les matelots du Severn étaient encore sur l’île. Et pourtant, Doniphan n’avait-il pas constaté de ses propres yeux en quel mauvais état se trouvait la chaloupe, avec son mât rompu, sa voilure en lambeaux, son bordage défoncé par les pointes du récif ? Il est vrai – et le master Evans ne devait pas l’ignorer – que si l’île Chairman était voisine d’un continent ou d’un archipel, peut-être la chaloupe, radoubée tant bien que mal, avait-elle été mise en état de faire une traversée relativement courte ? Il était donc admissible que Walston eût pris le parti de quitter l’île !… Oui, et c’est là ce qu’il convenait de reconnaître, avant de reprendre le train de vie habituel.

Plusieurs fois, Briant avait eu l’idée d’aller à la découverte à travers la région située à l’est du Family-lake. Doniphan, Baxter, Wilcox, ne demandaient qu’à l’accompagner. Mais, courir le risque de tomber au pouvoir de Walston, et, par suite, lui apprendre à quels adversaires peu redoutables il aurait affaire, cela eût entraîné les conséquences les plus fâcheuses. Aussi, Gordon, dont les conseils étaient toujours écoutés, détourna-t-il Briant de s’aventurer dans les profondeurs de Beechs-forest.

C’est alors que Kate fit une proposition, qui ne présentait aucun de ces dangers.

« Monsieur Briant, dit-elle un soir, alors que tous les jeunes colons étaient réunis dans le hall, voulez-vous me permettre de vous quitter demain, au lever du jour ?

— Nous quitter, Kate ?… répondit Briant.

— Oui ! Vous ne pouvez rester plus longtemps dans l’incertitude, et pour savoir si Walston est encore sur l’île, j’offre de me rendre à l’endroit où nous avons été jetés par la tempête. Si la chaloupe est encore là, c’est que Walston n’a pu partir… Si elle n’y est pas, c’est que vous n’avez plus rien à craindre de lui.

— Ce que vous voulez faire là, Kate, répondit Doniphan, c’est absolument ce que Briant, Baxter, Wilcox et moi, nous avions proposé de faire nous-mêmes !

— Sans doute, monsieur Doniphan, répondit Kate. Mais ce qui est dangereux avec vous, ne peut l’être avec moi.

— Cependant, Kate, dit Gordon, si vous retombez entre les mains de Walston ?…

— Eh bien, répondit Kate, je me retrouverai dans la situation où j’étais avant de m’enfuir, voilà tout !

— Et si ce misérable se défait de vous, ce qui n’est que trop probable ?… dit Briant.

— Puisque je me suis échappée une première fois, répondit Kate, pourquoi ne m’échapperais-je pas une seconde, surtout maintenant que je connais le chemin de French-den ? Et même, si je parvenais à fuir en compagnie d’Evans, – à qui j’aurais appris tout ce qui vous concerne – de quelle utilité, de quel secours, le brave master ne serait-il pas pour vous !…

— Si Evans avait eu la possibilité de s’échapper, répondit Doniphan, ne l’aurait-il pas déjà fait ?… N’a-t-il pas tout intérêt à se sauver ?…

Briant, Doniphan et Moko parcoururent le Family-lake. (Page 369.)


— Doniphan a raison, dit Gordon. Evans connaît le secret de Walston et de ses complices, qui n’hésiteront pas à le tuer, lorsqu’ils n’auront plus besoin de lui pour diriger la chaloupe vers le continent américain ! Donc, s’il ne leur a pas faussé compagnie, c’est qu’il est gardé à vue…

— Ou qu’il a déjà payé de sa vie une tentative d’évasion ! répondit Doniphan. Aussi, Kate, au cas où vous seriez reprise…

— Croyez, répondit Kate, que je ferai tout pour ne point me laisser reprendre !

— Sans doute, répondit Briant, mais jamais nous ne vous permettrons de courir cette chance ! Non ! Mieux vaut chercher un moyen moins dangereux pour savoir si Walston est encore sur l’île Chairman ! »

La proposition de Kate ayant été repoussée, il n’y avait plus qu’à se garder sans commettre aucune imprudence. Évidemment, si Walston se trouvait en mesure de quitter l’île, il partirait avant la mauvaise saison, afin de gagner quelque terre où les siens et lui seraient accueillis comme on accueille toujours des naufragés, d’où qu’ils viennent.

Du reste, en admettant que Walston fût encore là, il ne semblait pas qu’il eût l’intention d’explorer l’intérieur. À plusieurs reprises, par des nuits sombres, Briant, Doniphan et Moko parcoururent le Family-lake avec la yole, et jamais ils ne surprirent la lueur d’un feu suspect, ni sur la rive opposée, ni sous les arbres qui se groupaient près de l’East-river.

Néanmoins, il était très pénible de vivre dans ces conditions, sans sortir de l’espace compris entre le rio Zealand, le lac, la forêt et la falaise. Aussi, Briant songeait-il sans cesse au moyen de s’assurer de la présence de Walston, et à découvrir, en même temps, en quel endroit il avait établi le feu de son campement. Pour le reconnaître, peut-être suffirait-il de s’élever à une certaine hauteur pendant la nuit.

C’est à cela que pensait Briant, et cette pensée était arrivée chez lui à l’état d’obsession. Par malheur, sauf la falaise, dont la plus haute crête ne dépassait pas deux cents pieds d’altitude, l’île Chairman ne renfermait aucune autre colline de quelque importance. Maintes fois, Doniphan et deux ou trois autres s’étaient portés sur le sommet d’Auckland-hill ; mais, de ce point, ils n’apercevaient même pas l’autre rive du Family-lake. Donc, aucune fumée, aucune lueur n’auraient pu se montrer dans l’est au-dessus de l’horizon. Il eût été nécessaire de s’élever de quelques centaines de pieds plus haut, pour que le rayon de vue pût s’étendre jusqu’aux premières roches de Deception-bay.

C’est alors qu’il vint à l’esprit de Briant une idée tellement hasardeuse – on pourrait dire insensée – qu’il la repoussa tout d’abord. Mais elle le hanta avec une telle obstination qu’elle finit par s’incruster dans son cerveau.

On ne l’a pas oublié, l’opération du cerf-volant avait été suspendue. Après l’arrivée de Kate, apportant la nouvelle que les naufragés du Severn erraient sur la côte orientale, on avait dû renoncer au projet d’enlever dans les airs un appareil qui eût été aperçu de tous les points de l’île.

Mais, puisque le cerf-volant ne pouvait plus être employé comme signal, n’était-il pas possible de l’utiliser pour opérer cette reconnaissance, si nécessaire à la sécurité de la colonie ?

Oui ! voilà à quoi s’obstinait l’imagination de Briant. Il se rappelait avoir lu dans un journal anglais que, vers la fin du siècle dernier, une femme avait eu l’audace de s’élever dans les airs, suspendue à un cerf-volant, spécialement fabriqué pour cette périlleuse ascension.[1]

Eh bien ! ce qu’une femme avait fait, un jeune garçon n’oserait-il l’entreprendre ? Que sa tentative offrît certains dangers, peu importait. Les risques n’étaient rien auprès des résultats qui seraient sans doute obtenus ! En prenant toutes les précautions que commandait la prudence, n’y avait-il pas bien des chances pour que l’opération réussît ? C’est pourquoi Briant, bien qu’il ne fût pas en état de calculer mathématiquement la force ascensionnelle que nécessiterait un appareil de ce genre, se répétait-il que cet appareil existait, qu’il suffirait de lui donner des dimensions plus grandes et de le rendre plus solide. Et alors, au milieu de la nuit, en s’élevant à quelques centaines de pieds dans les airs, peut-être parviendrait-on à découvrir la lueur d’un feu sur la partie de l’île comprise entre le lac et Deception-bay.

Qu’on ne hausse pas les épaules devant l’idée de ce brave et audacieux garçon ! Sous l’empire de cette obsession, il en était arrivé à croire son projet, non seulement praticable – il l’était, pas de doute à cet égard, – mais moins dangereux qu’il semblait être de prime abord.

Il ne s’agissait donc plus que de le faire adopter par ses camarades. Et, dans la soirée du 4, après avoir prié Gordon, Doniphan, Wilcox, Webb et Baxter de venir conférer avec lui, il leur fit connaître sa proposition d’utiliser le cerf-volant.

« L’utiliser ?… répondit Wilcox. Et comment l’entends-tu ?… Est-ce en le lançant dans l’air ?

— Évidemment, répondit Briant, puisqu’il est fait pour être lancé.

— Pendant le jour ? demanda Baxter…

— Non, Baxter, car il n’échapperait point aux regards de Walston, tandis que pendant la nuit…

— Mais si tu y suspends un fanal, répondit Doniphan, il attirera aussi bien son attention !

— Aussi n’y mettrai-je point de fanal.

— Alors à quoi servira-t-il ?… demanda Gordon.

— À permettre de voir si les gens du Severn sont encore sur l’île ! »

Et Briant, non sans quelque inquiétude que son projet ne fût accueilli par des hochements de tête peu encourageants, l’exposa en quelques mots.

Ses camarades ne songèrent point à rire. Ils n’en avaient aucune envie, et, sauf Gordon peut-être, qui se demandait si Briant parlait sérieusement, les autres parurent très disposés à lui donner leur approbation. En effet ! ces jeunes garçons avaient maintenant une telle habitude du danger, qu’une ascension nocturne, tentée dans ces conditions, leur sembla très exécutable. D’ailleurs, tout ce qui serait de nature à leur rendre leur sécurité première, ils étaient bien résolus à l’entreprendre.

« Cependant, fit observer Doniphan, pour le cerf-volant que nous avons construit le poids de l’un de nous ne sera-t-il pas trop lourd !…

— Évidemment, répondit Briant. Aussi faudra-t-il à la fois agrandir et consolider notre machine.

— Reste à savoir, dit Wilcox, si un cerf-volant pourra jamais résister…

— Ce n’est pas douteux ! affirma Baxter.

— D’ailleurs, cela a été fait, » ajouta Briant.

Et il cita le cas de cette femme qui, quelque cent ans auparavant, en avait fait l’expérience, non sans succès.

Puis :

« Tout dépend, ajouta-t-il, des dimensions de l’appareil et de la force du vent au moment du départ.

— Briant, demanda Baxter, quelle hauteur penses-tu qu’il conviendrait d’atteindre ?…

— J’imagine qu’en montant à six ou sept cents pieds, répondit Briant, on apercevrait un feu qui aurait été allumé en n’importe quelle partie de l’île.

— Eh bien ! cela est à faire, s’écria Service, et sans attendre davantage ! Je finis par en avoir assez, moi, d’être privé d’aller et de venir à ma fantaisie !

— Et nous, de ne plus pouvoir rendre visite à nos trappes ! ajouta Wilcox.

— Et moi, de ne plus oser tirer un seul coup de fusil ! répliqua Doniphan.

— À demain, donc ! » dit Briant.

Puis, lorsqu’il se trouva seul avec Gordon :

« Est-ce sérieusement, lui demanda celui-ci, que tu songes à cette équipée ?…

— Je veux du moins essayer, Gordon !

— C’est une opération dangereuse !

— Peut-être moins qu’on ne le croit !

— Et quel est celui de nous qui consentira à risquer sa vie dans cette tentative ?…

— Toi, tout le premier, Gordon, répondit Briant, oui ! toi-même, si le sort te désigne !

— C’est donc au sort que tu t’en rapporteras, Briant ?…

— Non, Gordon ! Il faut que celui de nous qui se dévouera le fasse de son plein gré !

— Ton choix est-il déjà fait, Briant ?…

— Peut-être ! »

Et Briant serra la main de Gordon.





  1. Ce que méditait Briant allait être fait en France. Quelques années plus tard, un cerf-volant, mesurant vingt-quatre pieds de large sur vingt-sept de long, de forme octogonale, pesant soixante-huit kilogrammes de charpente, quarante-cinq kilogrammes de toile et de corde, – en tout cent treize kilogrammes, – avait facilement enlevé un sac de terre pesant près de soixante-dix kilos.