Deux Ans de vacances/Chapitre 24

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Hetzel (p. 374-389).

XXIV

Premier essai. – Agrandissement de l’appareil. – Deuxième essai. – Remise au lendemain. – Proposition de Briant. – Proposition de Jacques. – L’aveu. – L’idée de Briant. – Dans les airs au milieu de la nuit. – Ce qui apparaît. – Le vent fraîchit. – Dénouement.


Dès le matin du 25 novembre, Briant et Baxter se mirent à l’œuvre. Avant de donner à l’appareil des dimensions plus considérables, il parut bon de savoir quel poids il aurait la force d’enlever, tel qu’il était. Cela permettrait d’arriver par tâtonnements, faute de formules scientifiques à lui donner la surface suffisante pour supporter – non compris le sien propre – un poids qui ne devrait pas être inférieur à cent vingt ou cent trente livres.

Il ne fut pas nécessaire d’attendre la nuit pour faire cette première expérience. En ce moment, la brise soufflait du sud-ouest, et Briant se dit qu’il n’y aurait aucun inconvénient à en profiter, à la condition de retenir le cerf-volant à une faible hauteur, de façon qu’il ne pût être aperçu de la rive orientale du lac.

L’opération réussit à souhait ; il fut constaté que l’appareil, sous l’action d’un vent ordinaire, soulevait un sac pesant vingt livres. Un peson, provenant du matériel du Sloughi, avait permis d’obtenir très exactement ce poids.

Le cerf-volant fut alors ramené à terre et couché sur le sol de Sport-terrace.

En premier lieu, Baxter rendit son armature extrêmement solide, au moyen de cordes qui se reliaient à un nœud central, comme les baleines d’un parapluie à l’anneau qui glisse sur le manche. Ensuite, sa surface fut accrue par un supplément d’armature et une adjonction de nouvelles toiles. Pour cet ajustement, Kate se montra très utile. Les aiguilles et le fil ne manquaient point à French-den, et l’adroite ménagère s’entendait aux travaux de couture.

Si Briant ou Baxter eussent été plus « forts » en mécanique, ils auraient considéré, dans la construction de l’appareil, les principaux éléments, qui sont le poids, la surface plane, le centre de gravité, le centre de pression du vent – lequel se confond avec le centre de figure – et enfin le point d’attache de la corde. Puis, ces calculs établis, ils auraient déduit quelle eût été la puissance ascensionnelle du cerf-volant et la hauteur à laquelle il pourrait atteindre. De même, le calcul leur aurait appris quelle force devrait avoir la corde pour résister à la tension – condition des plus importantes, pour assurer la sécurité de l’observateur.

Heureusement, la ligne, fournie par le loch du schooner, et qui mesurait au moins deux mille pieds de longueur, convenait parfaitement. D’ailleurs, même par une brise très fraîche, un cerf-volant ne « tire » que modérément, lorsque le point d’attache du balancier est judicieusement choisi. Il y aurait donc lieu de régler avec soin ce point d’attache, d’où dépend l’inclinaison de l’appareil sur le lit du vent, et d’où résulte sa stabilité.

Avec cette nouvelle destination, le cerf-volant ne devait plus avoir de queue à son appendice inférieur – ce dont Costar et Dole se montrèrent fort dépités. C’était inutile ; le poids enlevé suffirait à l’empêcher de « piquer une tête. »

Après tâtonnements, Briant et Baxter observèrent qu’il conviendrait d’attacher ce poids au tiers de l’armature, en le fixant à l’une des traverses qui tendaient la toile dans le sens de la largeur. Deux

« Ton choix est-il déjà fait, Briant ?… » (Page 373.)


cordes, amarrées à cette traverse, le soutiendraient de façon qu’il se trouvât suspendu à une vingtaine de pieds au-dessous.

Quant à la corde, on en prépara une longueur de douze cents pieds environ, qui, courbe déduite, permettrait de s’élever à sept ou huit cents pieds au-dessus.

Enfin, pour parer autant que possible aux dangers d’une chute, dans le cas où elle se produirait par une rupture de la corde ou un

« Moi !… » dit vivement Jacques. (Page 382.)


bris de l’armature, il fut convenu que l’ascension se ferait au-dessus du lac. La distance horizontale à laquelle s’effectuerait cette chute ne serait jamais assez considérable, en tout cas, pour qu’un bon nageur ne pût regagner la rive de l’ouest.

Lorsque l’appareil fut terminé, il présentait une surface de soixante-dix mètres carrés, sous la forme d’un octogone, dont le rayon avait près de quinze pieds et chacun des côtés près de quatre. Avec ses armatures solides, sa toile imperméable au vent, il devait facilement enlever un poids de cent à cent vingt livres.

Quant à la nacelle dans laquelle l’observateur prendrait place, ce fut tout simplement une de ces bailles d’osier, qui servent à divers usages à bord des yachts. Elle était assez profonde pour qu’un garçon de taille ordinaire pût y entrer jusqu’aux aisselles, assez large pour qu’il eût la liberté de ses mouvements, assez ouverte pour qu’il lui fût possible de s’en dégager prestement, si besoin était.

Comme on le pense bien, ce travail ne s’était pas fait en un jour, ni même en deux. Commencé le 5 dans la matinée, il ne fut achevé que dans l’après-midi du 7. On remit donc au soir l’expérience préparatoire, qui aiderait à reconnaître la puissance ascensionnelle de l’appareil et son degré de stabilité dans l’air.

Durant ces derniers jours, rien n’était venu modifier la situation. Plusieurs fois, les uns ou les autres étaient restés pendant de longues heures en observation sur la falaise. Ils n’avaient rien vu de suspect ni dans le nord, entre la lisière de Traps-woods et French-den, ni dans le sud, au-delà du rio, ni dans l’ouest, du côté de Sloughi-bay, ni sur le Family-lake, que Walston aurait pu vouloir visiter avant de quitter l’île. Aucune détonation ne s’était fait entendre aux approches d’Auckland-hill. Aucune fumée ne s’était déroulée au-dessus de l’horizon.

Briant et ses camarades étaient-ils donc en droit d’espérer que ces malfaiteurs avaient abandonné définitivement l’île Chairman ? Leur serait-il enfin loisible de reprendre en toute sécurité les habitudes d’autrefois ?

C’est ce que l’expérience projetée allait permettre de constater, sans doute.

Maintenant, une dernière question : comment celui qui prendrait place dans la nacelle parviendrait-il à faire le signal d’être ramené à terre, lorsqu’il le jugerait nécessaire ?

Voici ce qu’exposa Briant, lorsque Doniphan et Gordon l’interrogèrent à ce sujet.

« Un signal lumineux est impossible, répondit Briant, car il risquerait d’être aperçu de Walston. Aussi, Baxter et moi, avons-nous recouru au procédé suivant. Une ficelle, d’une longueur égale à la corde du cerf-volant, après avoir été préalablement enfilée dans une balle de plomb percée à son centre, sera attachée à la nacelle par un bout, tandis que l’autre bout restera à terre entre les mains de l’un de nous. Il suffira de laisser glisser cette balle le long de la ficelle, pour donner le signal de ramener le cerf-volant.

— Bien imaginé ! » répondit Doniphan.

Tout étant ainsi convenu, il n’y eut plus qu’à procéder à un essai préliminaire. La lune ne devait se lever que vers deux heures après minuit, et il faisait une jolie brise qui soufflait du sud-ouest. Les conditions parurent donc particulièrement favorables pour opérer dès le soir même.

À neuf heures, l’obscurité était profonde. Quelques nuages, assez épais, couraient à travers l’espace sur un ciel sans étoiles. À quelque hauteur que s’élevât l’appareil, il ne pourrait être aperçu même des environs de French-den.

Grands et petits devaient assister à cette expérience, et, puisqu’il ne s’agissait que d’une opération « à blanc » comme on dit, ce serait avec plus de plaisir que d’émotion qu’ils en suivraient les diverses péripéties.

Le virevau du Sloughi avait été installé au centre de Sport-terrace, et solidement fixé au sol, afin de résister à la traction de l’appareil. La longue ligne, lovée avec soin, fut disposée de manière à se dérouler sans effort, en même temps que la ficelle destinée à donner signal. Dans la nacelle, Briant avait placé un sac de terre, qui pesait exactement cent trente livres – poids supérieur à celui du plus lourd de ses camarades.

Doniphan, Baxter, Wilcox, Webb, allèrent se poster près du cerf-volant, étendu à terre, à cent pas du virevau. Au commandement de Briant, ils devaient le redresser peu à peu au moyen de cordes, qui se rattachaient aux traverses de l’armature. Dès que l’appareil aurait donné prise au vent suivant son inclinaison déterminée par la disposition du balancier, Briant, Gordon, Service, Cross, Garnett, préposés à la manœuvre du virevau, lui fileraient de la corde à mesure qu’il s’élèverait dans l’air.

« Attention ! cria Briant.

— Nous sommes prêts ! répondit Doniphan.

— Allez ! »

L’appareil se releva peu à peu, frémit sous la brise et s’inclina sur le lit du vent :

« Filez !… filez ! » cria Wilcox.

Et, aussitôt, le virevau de se dérouler sous la tension de la ligne, tandis que le cerf-volant et la nacelle montaient lentement à travers l’espace.

Bien que ce fût imprudent, des hurrahs éclatèrent, lorsque le « Géant des airs » eut quitté le sol. Mais, presque aussitôt, il disparut dans l’ombre – vif désappointement pour Iverson, Jenkins, Dole et Costar, qui auraient voulu ne point le perdre de vue, pendant qu’il se balançait au-dessus du Family-lake. Ce qui amena Kate à leur dire :

« Ne vous désolez point, mes papooses !… Une autre fois, quand il n’y aura plus de danger, on l’enlèvera en plein jour, votre géant, et on vous permettra de lui envoyer des postillons, si vous avez été sages ! »

Bien qu’on ne le vît plus alors, on sentait que le cerf-volant tirait régulièrement, preuve qu’une brise bien établie soufflait dans les hautes zones, et que la traction était modérée ; preuve aussi que le balancier était disposé comme il convenait.

Briant, voulant que la démonstration fût convaincante, autant que le permettaient les circonstances, laissa la corde se dérouler jusqu’à son extrémité. Il put alors apprécier son degré de tension, qui n’avait rien d’anormal. Le virevau en avait filé douze cents pieds, et, très probablement, l’appareil avait dû s’élever à une hauteur de sept à huit cents. Cette manœuvre n’avait pas demandé plus de dix minutes.

L’expérience étant réalisée, on se relaya aux manivelles, afin de relever la corde. Seulement, cette seconde partie de l’opération fut de beaucoup la plus longue. Il ne fallut pas moins d’une heure pour ramener les douze cents pieds de ligne.

De même que pour un aérostat, l’atterrissement du cerf-volant est toujours la manœuvre la plus délicate, si l’on veut qu’il atterrisse sans choc. Mais, la brise était si constante alors, que cela se fit avec un entier succès. Bientôt, l’octogone de toile eût reparu dans l’ombre, et il vint s’abattre doucement sur le sol, à peu près au point d’où il était parti.

Des hurrahs accueillirent son arrivée comme ils avaient salué son départ.

Il n’y avait donc plus qu’à le maintenir à terre, afin qu’il ne donnât pas prise au vent. Aussi, Baxter et Wilcox offrirent-ils de le veiller jusqu’au lever du jour.

Le lendemain, 8 novembre, à la même heure se ferait l’opération définitive.

Et, maintenant, on n’attendait plus que les ordres de Briant pour rentrer à French-den.

Briant ne disait rien et semblait profondément absorbé dans ses réflexions.

À quoi songeait-il ? Était-ce aux périls que présentait une ascension tentée dans des conditions si exceptionnelles ? Pensait-il à la responsabilité qu’il assumait, en laissant un de ses camarades se hasarder dans cette nacelle ?

« Rentrons, dit Gordon. Il est tard…

— Un instant, répondit Briant. Gordon, Doniphan, attendez !… J’ai une proposition à faire !

— Parle, répliqua Doniphan.

— Nous venons d’essayer notre cerf-volant, reprit Briant, et cet essai a réussi, parce que les circonstances étaient favorables, le vent étant régulier, ni trop faible ni trop fort. Or, savons-nous quel temps il fera demain, et si le vent permettra de maintenir l’appareil au-dessus du lac ? Aussi me paraîtrait-il sage de ne point remettre l’opération ! »

Rien de plus raisonnable, en effet, du moment qu’on était résolu à la tenter.

Cependant, à cette proposition personne n’avait répondu. Au moment de courir de tels risques, l’hésitation était naturelle, – même de la part des plus intrépides.

Et pourtant, lorsque Briant eut ajouté :

« Qui veut monter !…

— Moi !… » dit vivement Jacques.

Et, presque aussitôt :

« Moi ! » s’écrièrent à la fois Doniphan, Baxter, Wilcox, Cross et Service.

Puis, un silence se fit, que Briant ne se pressait pas d’interrompre.

Ce fut Jacques qui dit le premier :

« Frère, c’est à moi de me dévouer !… Oui !… à moi ! Je t’en prie !… Laisse-moi partir !…

— Et pourquoi toi plutôt que moi… plutôt qu’un autre ? répondit Doniphan.

— Oui !… Pourquoi ?… demanda Baxter.

— Parce que je le dois ! répondit Jacques.

— Tu le dois ?… dit Gordon.

— Oui ! »

Gordon avait saisi la main de Briant, comme pour lui demander ce que Jacques voulait dire, et il la sentit trembler dans la sienne. Et, même, si la nuit n’eût été si obscure, il aurait vu pâlir les joues de son camarade, il aurait vu ses paupières s’abaisser sur ses yeux humides.

« Eh bien, frère !… reprit Jacques d’un ton résolu, et qui surprenait chez un enfant de cet âge.

— Réponds, Briant ! dit Doniphan. Jacques dit qu’il a le droit de se dévouer !… Mais, ce droit, ne l’avons-nous pas comme lui ?… Qu’a-t-il donc fait pour le réclamer ?…

— Ce que j’ai fait, répondit Jacques, ce que j’ai fait… je vais vous le dire !

— Jacques ! s’écria Briant, qui voulait empêcher son frère de parler.

— Non, reprit Jacques d’une voix entrecoupée par l’émotion. Laisse-moi avouer !… Cela me pèse trop !… Gordon, Doniphan, si vous êtes ici… tous… loin de vos parents… sur cette île… c’est moi… moi seul qui en suis la cause !… Si le Sloughi a été emporté en pleine mer, c’est que, par imprudence… non !… une plaisanterie… une farce… j’ai détaché l’amarre qui le retenait au quai d’Auckland !… Oui ! une farce !… Et puis, lorsque j’ai vu le yacht dériver, j’ai perdu la tête !… Je n’ai pas appelé, lorsqu’il était temps encore !… Et, une heure après… au milieu de la nuit… en pleine mer !… Ah ! pardon, mes camarades, pardon !… »

Et le pauvre garçon sanglotait, malgré Kate, qui essayait en vain de le consoler.

« Bien, Jacques ! dit alors Briant. Tu as avoué ta faute, et, maintenant, tu veux risquer ta vie pour la réparer… ou au moins pour racheter en partie le mal que tu as fait ?…

— Et ne l’a-t-il pas racheté déjà ? s’écria Doniphan, qui se laissait aller à sa générosité naturelle. Est-ce qu’il ne s’est pas exposé vingt fois pour nous rendre service !… Ah ! Briant, je comprends maintenant pourquoi tu mettais ton frère en avant, lorsqu’il y avait quelque danger à courir, et pourquoi il était toujours prêt à se dévouer !… Voilà pourquoi il s’est lancé à la recherche de Cross et de moi au milieu du brouillard… au péril de sa vie !… Oui ! mon ami Jacques, nous te pardonnons bien volontiers, et tu n’as plus besoin de racheter ta faute ! »

Tous entouraient Jacques ; ils lui prenaient ses mains, et, cependant les sanglots ne cessaient de gonfler sa poitrine. On savait, à présent, pourquoi cet enfant, le plus gai de tout le pensionnat Chairman, l’un des plus espiègles aussi, était devenu si triste, pourquoi il ne cherchait qu’à se tenir à l’écart !… Puis, par ordre de son frère, par sa volonté surtout, on l’avait vu payer de sa personne toutes les fois qu’une périlleuse occasion s’était offerte !… Et il ne croyait pas avoir fait assez !… Il demandait encore à se dévouer pour les autres !… Et, dès qu’il put parler, ce fut pour dire :

« Vous le voyez, c’est à moi… à moi seul de partir !… N’est-ce pas, frère ?…

— Bien, Jacques, bien ! » répéta Briant, qui attira son frère dans ses bras.

Devant l’aveu que Jacques venait de faire, devant ce droit qu’il réclamait, ce fut en vain que Doniphan et les autres essayèrent d’intervenir. Il n’y avait qu’à le laisser se livrer à la brise, qui manifestait une certaine tendance à fraîchir.

Jacques serra la main de ses camarades. Puis, prêt à prendre place dans la nacelle, qui venait d’être débarrassée du sac de terre, il se retourna vers Briant. Celui-ci était immobile à quelques pas en arrière du virevau.

« Que je t’embrasse, frère ! dit Jacques.

— Oui !… Embrasse-moi ! répondit Briant en maîtrisant son émotion. Ou plutôt… c’est moi qui t’embrasserai… car c’est moi qui vais partir !…

— Toi ?… s’écria Jacques.

— Toi… toi ?… répétèrent Doniphan et Service.

— Oui… moi. Que la faute de Jacques soit rachetée par son frère ou par lui, peu importe ! D’ailleurs, lorsque j’ai eu l’idée de cette tentative, avez-vous jamais pu croire que mon intention était de la laisser faire à un autre ? ..

— Frère, s’écria Jacques, je t’en prie !…

— Non, Jacques !

— Alors, dit Doniphan, je réclame à mon tour.

— Non, Doniphan ! répondit Briant d’un ton qui n’admettait pas de réplique. C’est moi qui partirai !… Je le veux !

— Je t’avais deviné, Briant ! » dit Gordon, en serrant la main de son camarade.

Sur ces mots, Briant s’était introduit dans la nacelle, et, dès qu’il y fut convenablement installé, il donna l’ordre de redresser le cerf-volant.

L’appareil, incliné sur la brise, monta doucement d’abord ; puis, Baxter, Wilcox, Cross et Service, postés au virevau, lui filèrent de la corde, en même temps que Garnett, qui tenait la ficelle-signal, la faisait glisser entre ses doigts.

En dix secondes, le « géant des airs » eut disparu dans l’ombre, non plus au milieu des hurrahs qui avaient accompagné son départ d’essai, mais au milieu d’un profond silence.

L’intrépide chef de ce petit monde, le généreux Briant, avait disparu avec lui.

Cependant, l’appareil s’élevait avec une régulière lenteur. La constance de la brise lui assurait une stabilité parfaite. À peine se balançait-il d’un côté sur l’autre. Briant ne ressentait aucune de ces oscillations qui eussent rendu sa situation plus périlleuse. Aussi, se tenait-il immobile, les deux mains fixées aux cordes de suspension de la nacelle, que berçait à peine un léger mouvement d’escarpolette.

Quelle étrange impression Briant éprouva tout d’abord, quand il se sentit suspendu dans l’espace, à ce large plan incliné, qui frémissait sous la poussée du courant aérien ! Il lui semblait qu’il était enlevé par quelque fantastique oiseau de proie, ou plutôt accroché aux ailes d’une énorme chauve-souris noire. Mais, grâce à l’énergie de son caractère, il put conserver le sang-froid qu’exigeait son expérience.

Dix minutes après que le cerf-volant eût quitté le sol de Sport-terrace, une petite secousse indiqua que son mouvement ascensionnel venait de prendre fin. Arrivé à l’extrémité de sa corde, il se releva encore, non sans quelques secousses, cette fois. L’altitude atteinte verticalement devait être comprise entre six cents et sept cents pieds.

Briant, très maître de lui, tendit d’abord la ficelle enfilée dans la balle ; puis, il se mit à observer l’espace. Retenu d’une main à l’une des cordes de suspension, il tenait sa lunette de l’autre.

Au-dessous de lui, obscurité profonde. Le lac, les forêts, la falaise, formaient une masse confuse dont il ne pouvait distinguer aucun détail.

Quant à la périphérie de l’île, elle tranchait sur la mer qui la circonscrivait, et, du point occupé par lui, Briant était à même d’embrasser tout son ensemble.

Et vraiment, s’il eût fait cette ascension en plein jour et dirigé ses regards sur un horizon baigné de lumière, peut-être aurait-il aperçu soit d’autres îles, soit même un continent, s’il en existait dans un rayon de quarante à cinquante milles – portée à laquelle sa vue devait certainement atteindre ?

Si, vers l’ouest, le nord et le sud, le ciel était alors trop embrumé pour qu’il pût rien apercevoir, il n’en fut pas ainsi dans la direction de l’est, où un petit coin du firmament, momentanément dégagé de nuages, laissait briller quelques étoiles.

Et, précisément de ce côté, une lueur assez intense, qui se réfléchissait jusque dans les basses volutes des vapeurs, attira l’attention de Briant.

« C’est la lueur d’un feu ! se dit-il. Est-ce que Walston aurait établi son campement en cet endroit ?… Non !… Ce feu est beaucoup trop éloigné, et il se trouve très certainement bien au delà de l’île !… Serait-ce donc un volcan en éruption, et y aurait-il une terre dans les parages de l’est ?

Il revint à la pensée de Briant que, pendant sa première expédition à Deception-bay, une tache blanchâtre avait apparu dans le champ de sa lunette.

« Oui, se dit-il, c’était bien de ce côté… Et cette tache, serait-ce la réverbération d’un glacier ?… Il doit y avoir, dans l’est, une terre assez rapprochée de l’île Chairman ! »

Briant avait braqué sa lunette sur cette lueur que l’obscurité contribuait à rendre plus apparente encore. Nul doute qu’il n’y eût là quelque montagne ignivome, voisine du glacier entrevu, et qui appartenait, soit à un continent, soit à un archipel, dont la distance ne mesurait pas plus d’une trentaine de milles.

En ce moment, Briant ressentit une nouvelle impression lumineuse. Beaucoup plus près de lui, à cinq ou six milles environ, et par conséquent à la surface de l’île, une autre lueur brillait entre les arbres, à l’est du Family-lake.

« C’est dans la forêt, cette fois, se dit-il, et à sa lisière même, du côté du littoral ! »

Mais il semblait que cette lueur n’avait fait que paraître et disparaître, car, malgré une observation attentive, Briant ne parvint pas à la revoir.

Oh ! le cœur lui battait violemment, et sa main tremblait au point qu’il lui était impossible de braquer sa lunette avec une précision suffisante !

Cependant, il y avait là un feu de campement, non loin de l’embouchure de l’East-river. Briant l’avait vu, et bientôt il reconnut que sa lueur se réverbérait encore sur le massif des arbres.

Ainsi Walston et sa bande étaient campés en cet endroit, à proximité du petit port de Bear-rock ! Les meurtriers du Severn n’avaient point abandonné l’île Chairman ! Les jeunes colons étaient toujours exposés à leurs agressions, et il n’y avait plus aucune sécurité pour French-den !

Quelle déception éprouva Briant ! Évidemment, dans l’impossibilité de radouber sa chaloupe, Walston avait dû renoncer à reprendre la mer pour se diriger vers l’une des terres voisines ! Et pourtant il s’en trouvait dans ces parages ! Il n’y avait plus aucun doute à cet égard !

Briant, ayant terminé ses observations, jugea inutile de prolonger cette exploration aérienne. Il se prépara donc à redescendre. Le vent fraîchissait sensiblement. Déjà les oscillations, devenues plus fortes, imprimaient à la nacelle un balancement qui allait rendre l’atterrissement difficile.

Après s’être assuré que la ficelle-signal était convenablement tendue, Briant laissa glisser la balle, qui arriva en quelques secondes à la main de Garnett.

Aussitôt, la corde du virevau commença à ramener l’appareil vers le sol.

Mais, en même temps que le cerf-volant s’abaissait, Briant regardait encore dans la direction des lueurs relevées par lui. Il revoyait celle de l’éruption, puis, plus près, sur le littoral, le feu du campement.

On le pense bien, c’était avec une extrême impatience que Gordon et les autres avaient attendu le signal de descente. Qu’elles leur avaient paru longues, les vingt minutes que Briant venait de passer dans l’espace !

Cependant Doniphan, Baxter, Wilcox, Service et Webb manœuvraient vigoureusement les manivelles du virevau. Eux aussi avaient observé que le vent prenait de la force et soufflait avec moins de régularité. Ils le sentaient aux secousses que subissait la corde et ils ne songeaient pas, sans une vive angoisse, à Briant qui devait en éprouver le contre-coup.

Le virevau fonctionna donc rapidement pour ramener les douze cents pieds de ligne qui avaient été déroulés. Le vent fraîchissait toujours, et, trois quarts d’heure après le signal donné par Briant, il soufflait en grande brise.

En ce moment, l’appareil devait être encore à plus de cent pieds au-dessus du lac.

Soudain une violente secousse se produisit. Wilcox, Doniphan, Service, Webb, Baxter, auxquels le point d’appui avait manqué faillirent être précipités sur le sol. La corde du cerf-volant venait de se rompre.

Et, au milieu des cris de terreur, ce nom fut vingt fois répété :

« Briant !… Briant !… »

Quelques minutes après, Briant sautait sur la grève et appelait d’une voix forte.

« Frère !… Frère !… s’écria Jacques, qui fut le premier à le presser dans ses bras.

— Walston est toujours là ! »

C’est là ce que Briant dit tout d’abord, dès que ses camarades l’eurent rejoint.

Au moment où la corde avait cassé, Briant s’était senti emporté, non dans une chute verticale, mais oblique et relativement lente, parce que le cerf-volant faisait en quelque sorte parachute au-dessus de lui. Se dégager de la nacelle, avant qu’elle eût atteint la surface du lac, c’est ce qu’il importait de faire. Au moment où elle allait s’immerger, Briant piqua une tête, et, bon nageur comme il était, il n’eut pas de peine à gagner la rive, distante de quatre à cinq cents pieds au plus.

Pendant ce temps, le cerf-volant, délesté de son poids, avait disparu dans le nord-est, entraîné par la brise comme une gigantesque épave de l’air.