Deux Ans de vacances/Chapitre 26

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Hetzel (p. 404-421).

XXVI

Kate et le master. – Le récit d’Evans. – Après l’échouage de la chaloupe. – Walston au port de Bear-rock. – Le cerf-volant. – French-den découvert. – Fuite d’Evans. – La traversée du rio. – Projets. – Proposition de Gordon. – Les terres dans l’est. – L’île Chairman-Hanovre.


Tout d’abord, Gordon, Briant, Doniphan étaient restés immobiles, à cette apparition si inattendue d’Evans. Puis, par un mouvement instinctif, ils s’élancèrent vers le master comme au-devant d’un sauveur.

C’était un homme de vingt-cinq à trente ans, épaules larges, torse vigoureux, œil vif, front découvert, physionomie intelligente et sympathique, démarche ferme et résolue, figure que cachait en partie les broussailles d’une barbe inculte, qui n’avait pu être taillée depuis le naufrage du Severn.

À peine entré, Evans se retourna et vint appuyer son oreille contre la porte qu’il avait refermée vivement. N’entendant rien au dehors, il s’avança au milieu du hall. Là, il regarda à la lueur du fanal suspendu à la voûte ce petit monde qui l’entourait, et murmura ces mots :

« Oui !… des enfants !… Rien que des enfants !… »

Tout à coup, son œil s’anima, sa figure rayonna de joie, ses bras s’ouvrirent…

Kate venait d’aller à lui.

« Kate !… s’écria-t-il. Kate vivante ! »

Et il lui saisit les mains, comme pour bien s’assurer que ce n’étaient pas celles d’une morte.

« Oui ! vivante comme vous, Evans ! répondit Kate. Dieu m’a sauvée comme il vous a sauvé, et c’est lui qui vous envoie au secours de ces enfants ! »

Le master comptait du regard les jeunes garçons, réunis autour de la table du hall.

« Quinze, dit-il, et à peine cinq ou six qui soient en état de se défendre !… N’importe !

— Sommes-nous en danger d’être attaqués, master Evans ? demanda Briant.

— Non, mon garçon, non, – du moins pour l’instant ! » répondit Evans.

Que tous eussent hâte de connaître l’histoire du master, et principalement ce qui avait eu lieu depuis que la chaloupe avait été jetée sur les Severn-shores, cela se comprend. Ni grands ni petits n’auraient pu s’abandonner au sommeil, sans avoir entendu ce récit qui était pour eux de si haute importance. Mais, auparavant, il convenait qu’Evans se débarrassât de ses vêtements mouillés et prît quelque nourriture. Si ses habits ruisselaient, c’est qu’il avait dû traverser le rio Zealand à la nage. S’il était épuisé de fatigue et de faim, c’est qu’il n’avait pas mangé depuis douze heures, c’est que, depuis le matin, il n’avait pu se reposer un instant.

Briant le fit immédiatement passer dans Store-room, où Gordon mit à sa disposition de bons vêtements de matelot. Après quoi, Moko lui servit de la venaison froide, du biscuit, quelques tasses de thé bouillant, un bon verre de brandy.

Un quart d’heure après, Evans, assis devant la table du hall, faisait le récit des événements survenus depuis que les matelots du Severn avaient été jetés sur l’île.

« Quelques instants avant que la chaloupe eût accosté la grève, dit-il, cinq des hommes, – moi compris, – nous avions été lancés sur les premières roches des récifs. Aucun de nous n’avait été grièvement meurtri dans l’échouage. Rien que des contusions, pas de blessures. Mais, ce qui ne laissa pas d’être difficile, ce fut de se dégager du ressac au milieu de l’obscurité et par une mer furieuse, qui descendait contre le vent du large.

« Cependant, après de longs efforts, nous arrivâmes sains et saufs, hors de la portée des lames, Walston, Brandt, Rock, Book, Cope et moi. Il en manquait deux, – Forbes et Pike. Avaient-ils été élingués par quelque coup de mer, ou bien s’étaient-ils sauvés, quand la chaloupe avait atteint la grève ? nous ne savions. En ce qui concerne Kate, je croyais qu’elle avait été entraînée par les lames, et je ne pensais plus jamais la revoir. »

Et, en disant cela, Evans ne cherchait point à cacher son émotion, ni la joie qu’il éprouvait d’avoir retrouvé la courageuse femme, échappée avec lui aux massacres du Severn ! Après avoir été tous deux à la merci de ces meurtriers, tous deux étaient maintenant hors de leur pouvoir, sinon hors de leurs atteintes dans l’avenir.

Evans reprit :

« Lorsque nous fûmes arrivés sur la grève, il fallut quelque temps pour chercher la chaloupe. Elle avait dû accoster vers sept heures du soir, et il était près de minuit, lorsque nous l’aperçûmes renversée sur le sable. C’est que nous avions d’abord redescendu le long de la côte de…

— Des Severn-shores, dit Briant. C’est le nom que lui ont donné quelques-uns de nos camarades, qui avaient découvert l’embarcation du Severn, avant même que Kate nous eût raconté son naufrage…

— Avant ?… répondit Evans assez surpris.

— Oui, master Evans, dit Doniphan. Nous étions arrivés en cet endroit dans la soirée même du naufrage, comme vos deux compagnons étaient encore étendus sur le sable !… Mais, le jour venu, lorsque nous sommes allés pour leur rendre les derniers devoirs, ils avaient disparu.

— En effet, reprit Evans, et je vois comment tout cela s’enchaîne ! Forbes et Pike, que nous croyions noyés – et plût au Ciel qu’ils l’eussent été, cela aurait fait deux coquins de moins sur sept ! – avaient été jetés à peu de distance de la chaloupe. C’est là qu’ils furent retrouvés par Walston et les autres, qui les ranimèrent avec quelques gorgées de gin.

« Heureusement pour eux, – si c’est un malheur pour nous, – les coffres de l’embarcation n’avaient été ni brisés pendant l’échouage, ni atteints par l’eau de mer. Les munitions, les armes, cinq fusils de bord, ce qui restait des provisions, embarquées précipitamment pendant l’incendie du Severn, tout cela fut retiré de la chaloupe, car il était à craindre qu’elle fût démolie à la marée prochaine. Cela fait, nous abandonnâmes le lieu du naufrage, en suivant la côte dans la direction de l’est.

« À ce moment, l’un de ces gueux, – Rock, je crois, – fit observer qu’on n’avait pas retrouvé Kate. À quoi Walston répondit : « Elle a été emportée par une lame !… Bon débarras ! » Ce qui me donna à penser que si la bande se félicitait d’être débarrassée de Kate, maintenant qu’on n’avait plus besoin d’elle, il en serait ainsi de master Evans, quand on n’aurait plus besoin de lui. – Mais où étiez-vous donc, Kate ?

— J’étais près de la chaloupe, du côté de la mer, répondit Kate, à l’endroit où j’avais été jetée après l’échouage… On ne pouvait me voir et j’ai entendu tout ce qui s’est dit entre Walston et les autres… Mais, après leur départ, Evans, je me suis relevée, et, pour ne pas retomber entre les mains de Walston, j’ai pris la fuite en me dirigeant du côté opposé. Trente-six heures plus tard, à demi-morte de faim, j’ai été recueillie par ces braves enfants et conduite à French-den.

— French-den ?… répéta Evans.

— C’est le nom que porte notre demeure, répondit Gordon, en souvenir d’un naufragé français, qui l’avait habitée bien des années avant nous !

— French-den ?… Severn-shores ?… dit Evans. Je vois, mes garçons, que vous avez donné des noms aux diverses parties de cette île ! C’est joli, cela !

— Oui, master Evans, de jolis noms, répliqua Service, et il y en a bien d’autres, Family-lake, Downs-lands, South-moors, rio Zealand, Traps-woods…

— Bon !… Bon !… Vous m’apprendrez tout cela… plus tard…

Un homme, ruisselant d’eau… (Page 403.)


demain !… En attendant, je continue mon histoire. — On n’entend rien au-dehors ?…

— Rien, répondit Moko, qui se tenait de garde près de la porte du hall.

— À la bonne heure ! dit Evans. Je reprends.

« Une heure après avoir abandonné l’embarcation, nous avions atteint un rideau d’arbres, où notre campement fut établi. Le

Nous parvînmes à hâler la chaloupe. (Page 410.)


lendemain et pendant quelques jours, nous revînmes à la place où s’était échouée la chaloupe, et nous essayâmes de la radouber ; mais, n’ayant pour outils qu’une simple hache, il fut impossible de remplacer son bordage fracassé et de la remettre en état de tenir la mer, même pour une petite traversée. D’ailleurs, l’endroit était très incommode pour un travail de ce genre.

« On partit donc, afin de chercher un autre campement dans une région moins aride, où la chasse pourrait fournir à notre nourriture quotidienne, et, en même temps, près d’un rio où nous trouverions de l’eau douce, car notre provision était entièrement épuisée.

« Après avoir suivi la côte pendant une douzaine de milles, nous atteignîmes une petite rivière…

— L’East-river ! dit Service.

— Va pour l’East-river ! répondit Evans. Là, au fond d’une vaste baie…

— Deception-bay ! répliqua Jenkins.

— Va pour Deception-bay ? dit Evans en souriant. Il y avait au milieu des roches un port…

— Bear-rock ! s’écria Costar à son tour.

— Va pour Bear-rock, mon petit ! répondit Evans, qui approuva d’un signe de tête. Rien n’était plus facile que de s’installer en cet endroit, et, si nous pouvions y conduire la chaloupe, que la première tempête eût achevée de démolir là-bas, peut-être arriverait-on à la radouber.

« On retourna donc la chercher, et, quand on l’eut allégée autant que possible, elle fut remise à flot. Puis, bien qu’elle eût de l’eau jusqu’au plat-bord, nous parvînmes à la haler le long du rivage et à l’amener dans le port où elle est maintenant en sûreté.

— La chaloupe est à Bear-rock ?… dit Briant.

— Oui, mon garçon, et je crois qu’il ne serait pas impossible de la réparer, si on avait les outils nécessaires…

— Mais, ces outils, nous les avons, master Evans ! répondit vivement Doniphan.

— Eh ! c’est bien ce que Walston a supposé, lorsque le hasard lui eut appris que l’île était habitée et par qui elle l’était !

— Comment a-t-il pu l’apprendre ?… demanda Gordon.

— Le voici, répondit Evans. Il y a huit jours, Walston, ses compagnons et moi, – car on ne me laissait jamais seul, – nous étions allés en reconnaissance à travers la forêt. Après trois ou quatre heures de marche, en remontant le cours de l’East-river, nous arrivâmes sur les bords d’un vaste lac, d’où sortait ce cours d’eau. Et là, jugez de notre surprise, lorsque nous trouvâmes un singulier appareil, échoué sur la rive… C’était une sorte de carcasse en roseaux, tendue de toile…

— Notre cerf-volant ! s’écria Doniphan.

— Notre cerf-volant, qui était tombé dans le lac, ajouta Briant, et que le vent avait poussé jusque-là !

— Ah ! c’était un cerf-volant ? répondit Evans. Ma foi, nous ne l’avions pas deviné, et cette machine nous intriguait fort ! En tout cas, elle ne s’était pas faite toute seule !… Elle avait été fabriquée sur l’île !… Pas de doute à cela !… L’île était donc habitée !… Par qui ?… C’est ce qu’il importait à Walston de savoir. Quant à moi, dès ce jour, je pris le parti de m’enfuir. Quels que fussent les habitants de cette île, – même si c’étaient des sauvages, – ils ne pouvaient être pires que les meurtriers du Severn ! Depuis ce moment, d’ailleurs, je fus gardé à vue, nuit et jour !…

— Et comment French-den a-t-il été découvert ? demanda Baxter.

— J’y arrive, répondit Evans. Mais, avant de poursuivre mon récit, dites-moi, mes garçons, à quoi vous a servi cet énorme cerf-volant ? Était-ce un signal ? »

Gordon raconta à Evans ce qui avait été fait, dans quel but on l’avait tenté, comment Briant avait risqué sa vie pour le salut de tous, et de quelle façon il avait pu constater que Walston était encore sur l’île.

« Vous êtes un hardi garçon ! » répondit Evans, qui prit la main de Briant et la secoua de bonne amitié.

Puis, continuant :

« Vous comprenez, reprit-il, que Walston n’eut plus alors qu’une préoccupation : savoir quels étaient les habitants de cette île, qui nous était inconnue. Si c’étaient des indigènes, peut-être pourrait-il s’entendre avec eux ? Si c’étaient des naufragés, peut-être possédaient-ils les outils qui lui manquaient ? Dans ce cas, ils ne lui refuseraient pas leur concours pour mettre la chaloupe en état de reprendre la mer.

« Les recherches commencèrent donc, – très prudemment, je dois le dire. On ne s’avança que peu à peu en explorant les forêts de la rive droite du lac, pour s’approcher de sa pointe sud. Mais pas un être humain ne fut aperçu. Aucune détonation ne se faisait entendre en cette partie de l’île.

— Cela tenait, dit Briant, à ce que personne de nous ne s’éloignait plus de French-den, et que défense était faite de tirer un seul coup de feu !

— Cependant, vous avez été découverts ! reprit Evans. Et comment en aurait-il pu être autrement ? Ce fut dans la nuit du 23 au 24 novembre, que l’un des compagnons de Walston arriva en vue de French-den par la rive méridionale du lac. La mauvaise chance voulut qu’à un certain moment, il entrevît une lueur qui filtrait à travers les parois de la falaise, – sans doute la lueur de votre fanal que la porte, un instant entr’ouverte, avait laissée passer. Le lendemain, Walston lui-même se dirigea de ce côté, et, pendant une partie de la soirée, il resta caché entre les hautes herbes, à quelques pas du rio…

— Nous le savions, dit Briant.

— Vous le saviez ?…

— Oui, car, en cet endroit, Gordon et moi, nous avions trouvé les fragments d’une pipe que Kate a reconnue pour être la pipe de Walston !

— Juste ! reprit Evans. Walston l’avait perdue pendant son excursion, – ce qui, au retour, parut le contrarier vivement. Mais alors l’existence de la petite colonie était connue de lui. En effet, pendant qu’il était blotti dans les herbes, il avait vu la plupart de vous aller et venir sur la rive droite du cours d’eau… Il n’y avait là que de jeunes garçons, dont sept hommes viendraient facilement à bout ! Walston revint faire part à ses compagnons de ce qu’il avait vu. Une conversation, que je surpris entre Brandt et lui, m’apprit ce qui se préparait contre French-den…

— Les monstres ! s’écria Kate. Ils n’auraient pas eu pitié de ces enfants…

— Non, Kate, répondit Evans, pas plus qu’ils n’ont eu pitié du capitaine et des passagers du Severn ! Des monstres ! .. Vous les avez bien nommés, et ils sont commandés par le plus cruel d’entre eux, ce Walston, qui, je l’espère, n’échappera pas au châtiment de ses crimes !

— Enfin, Evans, vous êtes parvenu à vous enfuir, Dieu merci ! dit Kate.

— Oui, Kate. Il y a douze heures environ, j’ai pu profiter d’une absence de Walston et des autres, qui m’avaient laissé sous la surveillance de Forbes et de Rock. Le moment me parut bon pour prendre le large. Quant à dépister ces deux scélérats, ou tout au moins à les distancer, si je parvenais à prendre sur eux quelque avance, cela me regardait !

« Il était environ dix heures du matin, lorsque je me jetai à travers la forêt… Presque aussitôt Forbes et Rock s’en aperçurent et se mirent à ma poursuite. Ils étaient armés de fusils… Moi, je n’avais que mon couteau de marin pour me défendre, et mes jambes pour filer comme un marsouin !

« La poursuite dura toute la journée. En coupant obliquement sous bois, j’étais arrivé à la rive gauche du lac. Il fallait encore en tourner la pointe, car, d’après la conversation que j’avais entendue, je savais que vous étiez établis sur les bords d’un rio qui coulait vers l’ouest.

« Vraiment, je n’ai jamais si bien détalé de ma vie, ni si longtemps ! près de quinze milles, franchis dans cette journée ! Mille diables ? Les gueux couraient aussi vite que moi, et leurs balles volaient plus vite encore. À plusieurs reprises, elles sifflèrent à mes oreilles. Songez donc ! Je savais leur secret ! Si je leur échappais, je pourrais les dénoncer ! Il fallait me reprendre à tout prix ! Vrai ! s’ils n’avaient pas eu d’armes à feu, je les aurais attendus de pied ferme, mon couteau à la main ! Je les aurais tués ou ils m’auraient tué !… Oui, Kate ! j’eusse préféré mourir que de revenir au campement avec ces bandits !

« Cependant j’espérais que cette damnée poursuite cesserait avec la nuit !… Il n’en fut rien. Déjà, j’avais dépassé la pointe du lac, je remontais de l’autre côté, mais je sentais toujours Forbes et Rock sur mes talons. L’orage, qui menaçait depuis quelques heures, éclata alors. Il rendit ma fuite plus difficile, car, à la lueur des éclairs, ces coquins pouvaient m’apercevoir entre les roseaux de la berge. Enfin, j’étais arrivé à une centaine de pas du rio… Si je parvenais à le mettre entre moi et ces gredins, je me regardais comme sauvé ! Jamais ils ne se hasarderaient à le franchir, sachant bien qu’ils étaient dans le voisinage de French-den.

« Je courus donc, et j’allais atteindre la rive gauche du cours d’eau, lorsqu’un dernier éclair vint illuminer l’espace. Aussitôt une détonation retentit…

— Celle que nous avons entendue ?… dit Doniphan.

— Évidemment ! reprit Evans. Une balle m’effleura l’épaule… Je bondis et me précipitai dans le rio… En quelques brasses, je fus sur l’autre bord, caché entre les herbes, tandis que Rock et Forbes, arrivés sur la rive opposée, disaient : « Crois-tu l’avoir touché ? — J’en réponds ! — Alors, il est par le fond ? — Pour sûr, et, à cette heure, mort et bien mort ! — Bon débarras ! » Et ils déguerpirent.

« Oui ! bon débarras… pour moi comme pour Kate ! Ah ! gueux ! Vous verrez si je suis mort !… Quelques instants après, je me dégageai des herbes, et me dirigeai vers l’angle de la falaise… Des aboiements arrivèrent jusqu’à moi… J’appelai… La porte de French-den s’ouvrit… Et maintenant, ajouta Evans, en tendant la main dans la direction du lac, à nous, mes garçons, d’en finir avec ces misérables et d’en débarrasser votre île ! »

Et il prononça ces paroles avec une telle énergie que tous s’étaient levés, prêts à le suivre.

Il fallut alors faire à Evans le récit de ce qui s’était passé depuis vingt mois, lui raconter dans quelles conditions le Sloughi avait quitté la Nouvelle-Zélande, sa longue traversée du Pacifique jusqu’à l’île, la découverte des restes du naufragé français, l’installation de la petite colonie à French-den, les excursions pendant la saison chaude, les travaux pendant l’hiver, comment enfin la vie avait été relativement assurée et exempte de périls, avant l’arrivée de Walston et de ses complices.

« Et, depuis vingt mois, pas un bâtiment ne s’est montré en vue de l’île ? demanda Evans.

— Du moins nous n’en avons pas aperçu un seul au large, répondit Briant.

— Aviez-vous établi des signaux ?…

— Oui ! un mât élevé sur le plus haut sommet de la falaise.

— Et il n’a pas été reconnu ?…

— Non, master Evans, répondit Doniphan. Mais il faut dire que, depuis six semaines, nous l’avons abattu, afin de ne point attirer l’attention de Walston.

— Et vous avez bien fait, mes garçons ! Maintenant, il est vrai, ce coquin sait à quoi s’en tenir ! Aussi, nuit et jour, nous serons sur nos gardes !

— Pourquoi, fit alors observer Gordon, pourquoi faut-il que nous ayons affaire à de pareils misérables au lieu d’honnêtes gens, auxquels nous aurions été si heureux de venir en aide ! Notre petite colonie n’en eût été que plus forte ! Désormais, c’est la lutte qui nous attend, c’est notre vie à défendre, c’est un combat, et savons-nous quelle en sera l’issue !

— Dieu qui vous a protégés jusqu’ici, mes enfants, répondit Kate, Dieu ne vous abandonnera pas ! Il vous a envoyé ce brave Evans, et avec lui…

— Evans !… hurrah pour Evans !… s’écrièrent d’une seule voix tous les jeunes colons.

— Comptez sur moi, mes garçons, répondit le master, et, comme je compte aussi sur vous, je vous promets que nous nous défendrons bien !

Walston avait vu la plupart de vous. (Page 412.)


— Et pourtant, reprit Gordon, s’il était possible d’éviter cette lutte, si Walston consentait à quitter l’île ?…

— Que veux-tu dire, Gordon ?… demanda Briant.

— Je veux dire que ses compagnons et lui seraient déjà partis, s’ils avaient pu se servir de la chaloupe ! — N’est-ce pas vrai, master Evans ?

— Assurément.

« Une balle m’effleura l’épaule. » (Page 414.)


— Eh bien ! si l’on entrait en pourparlers avec eux, si on leur fournissait les outils dont ils ont besoin, peut-être accepteraient-ils ?… Je sais bien que d’établir des relations avec les meurtriers du Severn, cela doit répugner ! Mais, pour nous débarrasser d’eux, pour empêcher une attaque qui coûtera bien du sang, peut-être !… Enfin, qu’en pense master Evans ? »

Evans avait attentivement écouté Gordon. Sa proposition dénotait un esprit pratique, qui ne se laissait point aller à des entraînements inconsidérés, et un caractère qui le portait à envisager toute situation avec calme. Il pensa, – il ne se trompait pas, – que ce devait être le plus sérieux de tous, et son observation lui parut digne d’être discutée.

« En effet, monsieur Gordon, répondit-il, n’importe quel moyen serait bon pour se délivrer de la présence de ces malfaiteurs. C’est pourquoi, après avoir été mis à même de réparer leur chaloupe, s’ils consentaient à partir, cela vaudrait mieux que d’engager une lutte dont le résultat peut être douteux. Mais, se fier à Walston, est-ce possible ? Lorsque vous serez en relation avec lui, n’en profitera-t-il pas pour tenter de surprendre French-den, pour s’emparer de ce qui vous appartient ? Ne peut-il s’imaginer que vous avez dû sauver quelque argent du naufrage ? Croyez-moi, ces coquins ne chercheront qu’à vous faire du mal en échange de vos services ! Dans ces âmes-là, il n’y a pas place pour la reconnaissance ! S’entendre avec eux, c’est se livrer…

— Non !… Non !… s’écrièrent Baxter et Doniphan, à qui leurs camarades se joignirent avec une énergie qui fit plaisir au master.

— Non !… ajouta Briant. N’ayons rien de commun avec Walston et sa bande !

— Et puis, reprit Evans, ce ne sont pas seulement des outils dont ils ont besoin, ce sont des munitions ! Qu’ils en aient encore assez pour tenter une attaque, cela n’est que trop certain !… Mais, quand il s’agira de courir d’autres parages à main armée, ce qui leur reste de poudre et de plomb ne suffira pas !… Ils vous en demanderont !… Ils en exigeront !… Leur en donnerez-vous ?…

— Non, certes ! répondit Gordon.

— Eh bien, ils essaieront de s’en procurer par la force ! Vous n’aurez fait que reculer le combat, et il se fera dans des conditions moins bonnes pour vous !…

— Vous avez raison, master Evans ! répondit Gordon. Tenons-nous sur la défensive et attendons !

— Oui, c’est le bon parti !… Attendons, monsieur Gordon. D’ailleurs, pour attendre, il y a une raison qui me touche plus encore que toute autre.

— Laquelle ?

— Écoutez-moi bien ! Walston, vous le savez, ne peut quitter l’île qu’avec la chaloupe du Severn ?

— C’est évident ! répondit Briant.

— Or, cette chaloupe est parfaitement réparable, je l’affirme, et si Walston a renoncé à la mettre en état de naviguer, c’est faute d’outils…

— Sans cela, dit Baxter, il serait loin déjà !

— Comme vous dites, mon garçon. Donc, si vous fournissez à Walston les moyens de radouber l’embarcation, – j’admets qu’il abandonne l’idée de piller French-den, – il se hâtera de partir sans s’inquiéter de vous.

— Eh ! que ne l’a-t-il fait ! s’écria Service.

— Mille diables ! s’il l’avait fait, répondit Evans, comment serions-nous à même de le faire, puisque la chaloupe du Severn ne serait plus là ?

— Quoi, master Evans, demanda Gordon, vous comptez sur cette embarcation pour quitter l’île ?…

— Absolument, monsieur Gordon !

— Pour regagner la Nouvelle-Zélande, pour traverser le Pacifique ? ajouta Doniphan.

— Le Pacifique ?… Non, mes garçons, répondit Evans, mais pour gagner une station peu éloignée, où nous attendrions l’occasion de revenir à Auckland !

— Dites-vous vrai, monsieur Evans ? s’écria Briant.

Et en même temps, deux ou trois de ses camarades voulurent presser le master de questions.

« Comment cette chaloupe pourrait-elle suffire à une traversée de plusieurs centaines de milles ? fit observer Baxter.

— Plusieurs centaines de milles ? répondit Evans. Non point ! Une trentaine seulement !

— N’est-ce donc pas la mer qui s’étend autour de l’île ! demanda Doniphan.

— À l’ouest, oui ! répondit Evans. Mais au sud, au nord, à l’est, ce ne sont que des canaux que l’on peut aisément traverser en soixante heures !

— Ainsi nous ne nous trompions pas en pensant qu’il existait des terres dans le voisinage ? dit Gordon.

— Nullement, répondit Evans, et même, ce sont de larges terres qui s’étendent à l’est.

— Oui… à l’est ! s’écria Briant. Cette tache blanchâtre, puis cette lueur que j’ai aperçues dans cette direction…

— Une tache blanchâtre, dites-vous ? répliqua Evans. C’est évidemment quelque glacier, et cette lueur, c’est la flamme d’un volcan dont la situation doit être portée sur les cartes ! – Ah ! ça, mes garçons, où croyez-vous donc être, s’il vous plaît ?

— Dans l’une des îles isolées de l’Océan Pacifique ! répondit Gordon.

— Une île ?… oui !… Isolée, non ! Tenez pour certain qu’elle appartient à l’un de ces nombreux archipels, qui couvrent la côte du Sud-Amérique ! — Et, au fait, si vous avez donné des noms aux caps, aux baies, aux cours d’eau de votre île, vous ne m’avez pas dit comment vous l’appelez ?…

— L’île Chairman, du nom de notre pensionnat, répondit Doniphan.

— L’île Chairman !… répliqua Evans. Eh bien, ça lui fera deux noms, puisqu’elle s’appelle déjà l’île Hanovre ! »

Là-dessus, après avoir procédé aux mesures de surveillance habituelles, tous allèrent prendre du repos, après qu’une couchette eut été disposée dans le hall pour le master. Les jeunes colons se trouvaient alors sous une double impression, bien faite pour troubler leur sommeil : d’un côté, la perspective d’une lutte sanglante, de l’autre, la possibilité de se rapatrier…

Le master Evans avait remis au lendemain de compléter ses explications en indiquant sur l’atlas quelle était la position exacte de l’île Hanovre, et, tandis que Moko et Gordon veillaient, la nuit s’écoula tranquillement à French-den.